Le Tarif des douanes
La plupart des pays s’occupent en ce moment de réviser leur législation douanière. Les tarifs sont partout à l’ordre du jour. C’est un sujet peu divertissant; mais comment y échapper? Si arides que soient les débats en cette matière, il faut bien reconnaître que le régime douanier figure au premier rang dans la législation économique et financière des nations, qu’il exerce une influence considérable sur les conditions du travail et qu’il intéresse au plus haut degré la prospérité générale et les fortunes privées. Il convient, par conséquent, d’apporter la plus sérieuse attention à l’étude des tarifs, soit en France, soit à l’étranger, de rechercher l’esprit, de marquer le caractère et de prévoir, autant que possible, les conséquences des réformes accomplies ou projetées.
La prohibition, les droits excessifs, les mesures vexatoires qui rendaient si difficiles et si restreintes les relations d’échange entre les peuples ont à peu près disparu vers le milieu de ce siècle. Non-seulement les tarifs des principales nations ont été abaissés de manière à ouvrir un accès plus ou moins large aux produits étrangers, mais encore, par des traités de navigation et de commerce, les gouvernemens et les peuples se sont rapprochés pour unir leurs intérêts économiques en se concédant réciproquement des réductions de tarifs au profit des marchandises dont il était le plus avantageux de favoriser l’échange. Cette évolution libérale a-t-elle réussi? La statistique fournit une réponse décisive. C’est par milliards que le progrès s’est chiffré dans les échanges, comme dans la production de tous les peuples européens, et il serait facile de démontrer que ce progrès a été le plus marqué chez les peuples qui sont entrés les premiers et le plus résolument dans les voies tracées par des tarifs modérés et par les traités. Il semble donc que, s’il y a une réforme à introduire dans les régimes douaniers, cette réforme doit s’inspirer de la politique libérale qui a développé la production et les échanges et qu’elle doit se traduire par des réductions de taxes.
Les chemins de fer et la navigation à vapeur ont évidemment contribué pour une très grande part au progrès de la production intérieure et du trafic international. On prétend même que l’honneur de ce progrès revient exclusivement à la locomotive et au paquebot, et que les tarifs n’y sont pour rien, c’est-à-dire que, si les tarifs n’avaient pas été abaissés, l’activité industrielle et commerciale n’eût pas été moindre. Quoi qu’il en soit, les nations couvrent leur territoire de voies ferrées aboutissant à toutes les frontières; elles dépensent des sommes énormes, elles s’endettent, pour plusieurs générations, à ce travail cyclopéen ; celles qui ont la mer agrandissent et creusent, à grands frais, les ports, subventionnent des lignes de paquebots, prodiguent les primes. A quoi bon, si ce n’est pour étendre leurs mouvemens d’échange non-seulement à l’intérieur, mais aussi à l’étranger? La logique ne demande-t-elle pas que, plus on multiplie les voies de communication, plus on continue d’abaisser les barrières de douanes qui ralentissent la circulation des marchandises? Ouvrir les routes et fermer les portes, quelle contradiction!
Telle est, cependant, la réforme qui se prépare. Nous assistons à un mouvement rétrograde qui ramène les tarifs, sinon à l’antique prohibition, du moins à un système de taxes et de restrictions dont le commerce international pouvait se croire définitivement affranchi. Et cette évolution ne s’observe pas seulement en France ; elle se produit presque partout en Europe, dans les états monarchiques comme dans les états républicains, en Russie, en Allemagne, en Espagne, en Suisse. C’est un entraînement universel. Il y a quelques années, la conclusion d’un traité de commerce était considérée comme un succès politique, comme un profit économique; aujourd’hui, les traités sont mis à l’écart et presque conspués : on attend impatiemment leur échéance, on saisit en toute hâte le moment de les dénoncer ; chacun veut être rendu libre pour refaire son tarif à sa guise, c’est-à-dire pour relever les droits de douane et pour organiser, par ce moyen, la protection du travail national.
Il est permis d’éprouver quelque surprise en observant ce revirement si complet dans la direction de la législation économique et de déplorer la contradiction vraiment choquante qui éclate entre les tendances libérales de notre temps et la restauration des tarifs de douane. Mais il ne faut plus s’étonner de rien. Les hommes d’état et les législateurs de cette fin de siècle semblent être parfaitement résolus. Ce serait peine perdue que de réveiller la vieille querelle, d’opposer le libre échange à la protection, de remettre en lumière les principes et les doctrines qui, sous la génération précédente, ont eu leur période, trop courte, de popularité et d’influence. Les économistes de la vieille école sont aujourd’hui représentés comme d’ennuyeux docteurs qui prêchent dans le désert. Et les libres-échangistes ! Il faudrait être bardé d’un triple airain pour oser prétendre que la liberté du commerce est préférable aux restrictions, qu’elle réalise, autant et même mieux que tout autre procédé, la protection du travail, et qu’elle est, en définitive, le mode le plus simple, le plus juste et le plus efficace pour répartir le bien-être entre les individus et la prospérité entre les nations. Non, les circonstances ne sont point favorables pour la thèse du libre échange; mais, s’il est difficile de refouler le courant du protectionnisme, on peut du moins signaler les écueils qu’il recouvre et tenter de contenir le flot qui déborde. Ainsi seulement, la discussion peut être utile. Toute réserve étant faite sur les questions doctrinales, il s’agit d’examiner s’il y a intérêt et profit pour la France à modifier, comme on le propose, les conditions de ses rapports commerciaux avec les autres nations, quelles peuvent être les conséquences de ces changemens, leurs inconvéniens et leurs dangers.
Si l’on observe, dans le passé comme dans le présent, les évolutions de notre législation douanière, on est amené à reconnaître que le plus souvent les décisions prises en matière de tarifs ont été dictées par des considérations d’ordre politique ou imposées par des coalitions d’intérêts individuels ou corporatifs, qu’il ne faut pas confondre, bien que ceux-ci le prétendent, avec les intérêts généraux de la nation.
Le premier tarif de la restauration, succédant au régime du blocus continental, était relativement très modéré. Mais, peu d’années après, de 1822 à 1826, toutes les taxes, s’appliquant aux denrées agricoles et aux principaux produits industriels, furent surélevées outre mesure. Ce mouvement si brusque procédait, avant tout, d’une conception politique. Il s’agissait de reconstituer la grande propriété et de créer la grande industrie. La monarchie de 1815 ne prétendait certainement pas restaurer les privilèges de la noblesse, tels qu’ils existaient avant la révolution ; mais il lui importait de rallier autour d’elle les influences fondées sur la propriété du sol et sur la richesse industrielle. Le roi Louis XVIII, sincère admirateur de la constitution anglaise, tentait d’établir en France, contre le retour offensif de la révolution, un rempart formé par l’ancienne aristocratie et par une bourgeoisie d’élite, analogue à celle qui commençait à se faire une grande place dans le parlement d’Angleterre. Le tarif des douanes servit d’instrument. Toutefois, le gouvernement ne voulait pas pousser à l’excès la protection qu’il avait résolu d’accorder aux propriétaires du sol, aux maîtres de forges et aux manufacturiers; ce fut la chambre des députés, élue par les censitaires de 500 francs, dans des conditions qui assuraient la majorité aux favorisés de la naissance et de la fortune, ce fut la chambre qui, avec ses ultras, plus royalistes que le roi, exigea le maintien des prohibitions et l’établissement de taxes exorbitantes sur la plupart des produits importés de l’étranger, a l’administration, disait en 1834 M. Thiers, voulait se borner à protéger, par des tarifs gradués, notre industrie, fille de Colbert et de Napoléon; mais, emportée par des passions qui n’étaient pas les siennes, elle était contrainte d’établir des droits exagérés. Elle proposait, par exemple, un droit de 3 francs sur les bestiaux ; une chambre véhémente portait ce droit à 30, puis à 50 francs, pour protéger les intérêts de la grande propriété. On créait, dans le même but, et par amendement, un droit de 33 pour 100 sur les laines, qui portait un coup sensible à l’industrie de nos draps[1]. » Les tarifs de la restauration furent donc, avant tout, des tarifs politiques.
Le gouvernement de juillet devait avoir d’autres visées, et il déclara, dès 1834, par l’organe de M. Thiers, alors ministre du commerce, dont nous venons de relire les paroles, que, s’il maintenait le principe de la protection douanière, il entendait l’appliquer dans un sens plus modéré. Il proposa des projets de loi portant des réductions de tarifs ; il conclut de nombreux traités de commerce, non-seulement dans l’intérêt de sa politique extérieure, mais encore pour obtenir indirectement, par l’approbation parlementaire de ces traités, des modérations de droits, qu’il craignait de ne pouvoir faire accueillir directement au moyen de la procédure ordinaire. Il estimait que l’état de prospérité dont jouissait le pays permettait d’opérer sans inconvénient des modifications sérieuses dans la loi économique, dont les rigueurs faisaient tache sur une politique libérale. Enfin, comment n’aurait-il pas observé, avec un légitime sentiment d’envie, les réformes accomplies par Peel en Angleterre, de 1842 à 1845, réformes qu’il n’était pas alors possible d’appliquer immédiatement en France, mais dont le caractère populaire et la haute portée sociale étaient de nature à frapper tous les esprits? — Eh bien, les prohibitions et les droits prohibitifs, que le ministre du commerce proposait de supprimer en 1834, et dont le ministère de M. Guizot demandait de nouveau la révision en 1846, étaient encore debout, et intacts, lorsque sombra, en 1848, la monarchie de juillet. Depuis le commencement jusqu’à la fin du règne, la réforme, étudiée et désirée par l’administration, sollicitée par les principales chambres de commerce, appuyée, au nom de la science, par les académies et dans les chaires d’économie politique, la réforme, même réduite aux proportions les plus modestes, fut constamment enrayée par l’association des maîtres de forges et des grands manufacturiers. Il était naturel que ceux-ci, soit pour leur profit privé, soit dans l’intérêt de leurs nombreux ouvriers, ou pour ces deux causes ensemble, fissent opposition à tout changement dans leurs conditions de travail et de vente. Pour eux, la prohibition, c’est-à-dire la possession exclusive du marché intérieur, était l’unique garantie de sécurité et de fortune. Mieux valait tenir ferme cette garantie que de courir les chances d’une incertaine extension d’affaires et d’un accroissement douteux de profits, sous le régime d’une concurrence dont ils exagéraient les périls. Cette opposition industrielle, aussi ardente que partiale, fut assez puissante pour avoir raison des ministères successifs et des organes les plus éclairés de l’opinion publique. Ses membres appartenaient à la bourgeoisie opulente qui, dans les élections, dirigeait les votes des classes moyennes; ils formaient un groupe nombreux dans la chambre des députés ; en politique, ils étaient conservateurs, très dévoués à la monarchie de 1830; le roi Louis-Philippe avait intérêt à les ménager, et les ministres avaient besoin d’eux pour s’assurer la majorité. Ces grands industriels ne se bornaient pas à filer, à tisser, à forger ; ils faisaient et pouvaient de faire des ministères ; ils surent, jusqu’à la fin du règne, rejeter ou ajourner les plus inoffensives réformes et défendre contre tout amendement la législation qui les protégeait.
Les prohibitions ne furent abolies et les tarifs ne furent sérieusement abaissés qu’en 1860, à la suite du traité conclu avec l’Angleterre. Jusqu’alors, le gouvernement de l’empire avait évité de soulever les grosses questions douanières; il savait que, dans le corps législatif comme au sénat, la révision des tarifs rencontrerait les difficultés contre lesquelles s’étaient heurtés les gouvernemens qui l’avaient précédé. L’industrie, après tout, était dans une situation prospère ; les grands manufacturiers s’étaient facilement ralliés à l’empire ; l’intérêt politique ne semblait donc pas conseiller un changement qui, en jetant le trouble ou tout au moins l’inquiétude dans les intérêts matériels, pouvait réveiller une opposition redoutable. L’acte de 1860 fut, comme on l’a dit, un véritable coup d’état économique. L’empereur Napoléon III voulut-il, dans une période critique des affaires extérieures, acheter par un traité de commerce l’alliance très ébranlée de l’Angleterre? Fut-il soudain touché de la grâce du libre échange et converti par Richard Cobden? Ou plutôt, désireux d’en finir avec une législation empreinte d’ancien régime et de donner, en quelque sorte, à son règne le luxe d’une liberté, saisit-il avec empressement l’occasion d’accomplir une réforme qu’il jugeait populaire, et de réaliser, dans sa puissance souveraine, ce que deux monarchies avaient tenté vainement? Par la soudaineté et par l’imprévu, le traité de 1860 devait produire un effet considérable: il éclata comme une bombe dans le camp des protectionnistes; il fit entonner un Te Deum aux partisans du libre échange; il atterra les graves sénateurs et jusqu’aux députés les plus officiels, mécontens d’en être réduits à se voir notifier des décisions aussi importantes, prises sans eux, et comme en défiance de leur dévoûment et de leurs lumières. Et cependant, à le considérer de près, le traité de 1860 ne méritait ni les appréhensions des uns ni l’enthousiasme des autres. Remplacer les prohibitions par des droits qui pouvaient s’élever jusqu’à 30 pour 100 de la valeur des produits importés, réduire les anciens droits à un taux qui n’était pas inférieur à 10 pour 100 et qui, pour la plupart, atteignait 20 pour 100, ce n’était point détrôner la protection ni sacrer le libre échange. Presque toutes ces propositions sommeillaient depuis plus de trente ans dans les archives du ministère du commerce ; l’acte de 1860 les fit sortir, d’un seul coup, des cartons administratifs.
Le traité de commerce conclu avec l’Angleterre fut suivi de négociations engagées avec les différens pays de l’Europe qui avaient à obtenir de la France le même traitement, moyennant des concessions équivalentes. Dès la première période des conventions, les protectionnistes, qui leur étaient naturellement très hostiles, prétendirent que l’industrie nationale, exposée à une concurrence trop vive, ne pourrait pas soutenir la lutte, que des usines allaient se fermer, de hauts-fourneaux s’éteindre, et le travail se ralentir dans les grands centres manufacturiers. Aujourd’hui encore, sans doute pour les besoins de la cause, on affirme sérieusement que le traité de 1860 a été un acte néfaste. — Qu’il n’y ait eu quelques erreurs dans les calculs à l’aide desquels ont été réglés les tarifs conventionnels, que ces erreurs aient causé des dommages particuliers, cela est admissible; mais que l’on attribue à ces tarifs la ruine de l’industrie nationale, ou seulement même une diminution de prospérité, c’est une allégation vraiment audacieuse. Ceux qui aiment la statistique peuvent se reporter aux tableaux de douane et constater le développement très sensible de nos relations commerciales pendant les années qui ont suivi 1860 ; mais que sont les chiffres auprès du témoignage universel de la génération qui a vu la France avant et après cette date ! Est-il besoin de lire les colonnes de l’importation, de l’exportation et du transit, de compter les tonnes de houille, de fer et d’acier, de faire l’inventaire des magasins et des usines, pour se convaincre des progrès accomplis au profit du travail national? Cette discussion sur les conséquences immédiates d’un acte qui remonte à plus de trente ans n’offre plus aujourd’hui qu’un médiocre intérêt. Si les protectionnistes la reprennent, c’est qu’ils espèrent amener plus facilement les esprits au relèvement des droits de douane, en arguant, même contre toute évidence, des prétendus désastres que la réforme de 1860 aurait infligés au pays.
L’historique de la législation douanière depuis 1870 peut se résumer en ces quelques mots : réaction contre l’acte de 1860 et contre la politique économique de l’empire. La présence de M. Thiers à la tête des affaires ne pouvait que favoriser la revanche des protectionnistes. L’illustre homme d’état qui, ministre du gouvernement de juillet en 1834, traitait si durement les tarifs de la restauration, était devenu, dès 1849, l’organe le plus ardent et le plus habile du parti. Son sentiment personnel, en même temps que sa passion politique, le portait à de faire tout ce qui portait la marque du second empire. Sur ce point, la majorité de l’assemblée nationale était avec lui. L’association pour la protection du travail national se reconstituait avec son ancien programme, avec l’appui qu’elle obtenait des personnages les plus influens au ministère et dans le parlement, avec le concours que lui apportait une crise industrielle qui, sévissant par toute l’Europe, ne devait pas épargner la France. La république s’abstint de conclure de nouveaux traités de commerce ; elle laissa tomber quelques-uns de ceux qui arrivaient à leur terme d’expiration ; elle ne prorogea les autres que sous le coup de nécessités politiques ou commerciales, et seulement pour de courtes périodes. Elle voulut enfin avoir son tarif, qui fut le tarif de 1881, voté après une longue discussion, au cours de laquelle on vit, comme sous les régimes précédens, le gouvernement et l’administration aux prises avec les exigences impérieuses du parti protectionniste. Au fond, le nouveau tarif ne différait pas sensiblement du tarif conventionnel, et, si la réforme de 1860 était atteinte sur quelques points, les droits, définitivement adoptés, n’étaient pas prohibitifs. Même avec un surcroît de protection, l’échange international demeurait possible.
L’ancienne association pour la protection du travail national, réorganisée en 1878 sous le nom d’association de l’industrie française, se composait à peu près exclusivement de manufacturiers. Elle n’excluait pas les agriculteurs, mais ceux-ci ne s’étaient point rapprochés d’elle, non-seulement parce qu’ils avaient leur représentation spéciale dans la Société des agriculteurs de France, mais encore parce que, depuis de longues années, les industriels et les agriculteurs étaient loin de s’entendre. L’agriculture, dont les produits étaient moins protégés par le tarif que ceux de l’industrie, se montrait jalouse de cette inégalité de traitement et réclamait contre les droits, excessifs à son avis, qui renchérissaient le fer, les machines, les tissus, etc. Les régions vinicoles se plaignaient également d’être sacrifiées à l’intérêt industriel; elles pensaient que, si le tarif français était moins restrictif, le gouvernement pourrait obtenir à l’étranger de plus fortes réductions de droits en faveur des vins et des spiritueux. Mais, lorsque survint la crise agricole, s’ajoutant aux ravages causés par le phylloxéra, lorsque les mauvaises récoltes en céréales et l’insuffisante production du vin amenèrent une importation considérable des blés et des vins étrangers, lorsque, par suite, baissa le taux des fermages, la Société des agriculteurs s’émut, et elle invoqua, elle aussi, la protection du tarif. Dès ce moment, l’union fut aisément établie entre les deux intérêts, naguère opposés, désormais tendant au même but. L’association de l’industrie française et la Société des agriculteurs de France conclurent le pacte d’union, et formèrent une ligue qui engagea vigoureusement la campagne et obtint, du premier coup, des droits élevés sur les céréales, sur les raisins secs, sur les principales denrées alimentaires, en attendant que l’expiration des traités en 1892, mettant fin aux tarifs conventionnels pour les produits manufacturés, donnât toute liberté pour accorder à l’industrie une égale protection, au moyen d’un nouveau tarif général, que le gouvernement était chargé de proposer à bref délai. Le projet de tarif a été, en effet, présenté à la chambre des députés en octobre 1890 : la discussion est ouverte.
L’exposé des motifs, qui précède le projet de tarif, est plutôt une œuvre de résignation qu’un acte de conviction. Pressé par les exigences électorales et par les influences parlementaires, le gouvernement se résigne à recommencer le fastidieux travail de 1881 et à forcer, dans cette nouvelle édition, la note protectionniste; mais il ne paraît pas convaincu par les lamentations ni par les réclamations de l’agriculture et de l’industrie. S’il admet la convenance de certaines augmentations de droits, il s’en excuse par l’exemple des autres pays qui ont élevé leurs tarifs. Il ne s’associe pas aux griefs exprimés contre le régime des traités de commerce. Il demande qu’il soit tenu grand compte des industries d’exportation, dont la prospérité est si intimement liée à celle de la France. Autant que l’on peut en juger par la lecture de ce document, qui est habilement rédigé, le gouvernement aurait préféré le maintien de l’état de choses actuel. Il sent qu’il marche sur des œufs, qu’il n’aura l’heur de contenter personne, et qu’il devra, au parlement, soutenir de rudes combats. Aussi, comme procédé de conciliation, a-t-il imaginé, pour notre nouvelle loi douanière, un système tout à fait inédit, qui consiste à établir deux tarifs, l’un général, l’autre minimum, ce dernier «représentant la limite extrême des concessions que peut faire chaque industrie, non pour être à l’abri de la concurrence étrangère, mais pour lutter sans désavantage avec elle. » Nous avons eu jusqu’ici, à côté du tarif général, un tarif conventionnel, résultant des traités conclus avec les pays étrangers, tarif variable comportant des abaissemens par la voie diplomatique, sous réserve de l’approbation des chambres. Le tarif minimum est tout différent : c’est une barre fixe et inflexible au-dessous de laquelle notre diplomatie n’osera point consentir à une réduction de tarif, quel que doive être l’avantage politique ou autre d’une concession plus large. Dans de telles conditions, la négociation des traités de commerce deviendra bien difficile, et il y aurait à examiner si l’institution du tarif minimum, ainsi défini, n’a point pour conséquence de faire échec au droit constitutionnel, en limitant ou en gênant singulièrement les pouvoirs du président de la république et l’action du gouvernement en matière de traités.
Le caractère général de ce double tarif, qui comprend 654 articles avec de nombreuses subdivisions, c’est, comme on devait s’y attendre, une élévation plus ou moins sensible des droits comparés avec ceux du tarif de 1881. Pour s’excuser de n’avoir point osé davantage, le ministre du commerce a déclaré, dans l’exposé des motifs, qu’il ne paraissait pas prudent de passer brusquement d’un pôle à l’autre. La commission des douanes, à la chambre des députés, ne s’est point rendue à ce conseil de sagesse; elle a, pour maints articles, augmenté les chiffres proposés par le gouvernement, et elle s’est orientée d’un pas très résolu vers le pôle de la prohibition. Est-ce là ce que réclame l’intérêt public? Il ne s’agit pas d’examiner en détail les chiffres du tarif, de discuter sur des tant pour cent, d’opposer la statistique libre-échangiste à la statistique protectionniste, de compulser les innombrables documens, officiels et autres, dont les affirmations contradictoires ne font qu’obscurcir cette grande question. L’intérêt public peut se démontrer par des argumens moins arides et par des preuves plus éclatantes. Il suffit d’observer quelques faits décisifs et de conclure avec sincérité.
Voici d’abord le tarif des denrées alimentaires. Le droit sur le blé, qui a récemment remplacé la franchise complète, est maintenu à son taux très élevé. On avait, en 1885, oublié le pain. Le pain est inscrit et taxé dans le nouveau tarif. Les droits sur les bestiaux et sur les viandes fraîches sont augmentés ; de même les droits sur les vins. Bref, tout ce qui se mange et se boit est taxé et surtaxé. Ainsi le veut, nous dit-on, l’intérêt de l’agriculture nationale.
La France ne produit pas, année moyenne, une quantité de blé suffisante pour la consommation et pour les semences. Elle doit acheter au dehors le supplément qui lui est indispensable. Ce n’est pas un signe d’infériorité. L’Angleterre et d’autres pays riches et prospères sont dans le même cas. Avec le commerce libre, l’achat du supplément de blé sur les marchés étrangers est une opération généralement fructueuse, à moins que la coïncidence de mauvaises récoltes dans les principaux pays producteurs de céréales n’élève les cours à un taux exorbitant. Cette opération est fructueuse, parce qu’elle implique une contre-partie, c’est-à-dire la vente des produits français en échange des blés importés. Mais, par-dessus tout, elle est nécessaire, et il est à la fois imprudent et inhumain de la rendre plus difficile et plus coûteuse par un droit de douane. Le pain est pour le Français l’aliment fondamental, comme la pomme de terre pour l’Irlandais. Le taxer est une hérésie. Il y a des régions en France, et, dans chaque région, il y a des familles en grand nombre qui n’ont pas encore le pain à leur suffisance. Au lieu de repousser de nos frontières et de nos ports les étrangers qui nous apportent le blé qui nous est nécessaire, nous devons les accueillir, car ils nous rendent service. L’insuffisance de blé est un fléau : l’abondance, de quelque part qu’elle vienne, est un bienfait.
La production des bestiaux, comme celle du blé, est inférieure aux besoins de la consommation. Nos races se sont améliorées; l’effectif du gros bétail s’est accru; les progrès de l’élevage sont manifestes, et pourtant la viande fait défaut. La viande de boucherie était autrefois, dans les campagnes et parmi les populations ouvrières des villes, un mets de luxe; l’augmentation du bien-être, par suite de la hausse des salaires, en a partout répandu le goût et l’habitude. La nouvelle loi sur l’armée, en faisant passer tous les jeunes hommes par nos régimens, où la viande figure dans la ration quotidienne, contribue à propager cette consommation jusque dans les classes nécessiteuses. Aussi, par l’effet de la loi économique de l’offre et de la demande, les bestiaux amenés sur les marchés étant loin de suffire aux besoins des consommateurs, le prix de la viande a atteint des cours de plus en plus élevés, au point d’imposer de lourds sacrifices et de causer de véritables souffrances à la masse de la nation. Il n’y a qu’un cri parmi les ménagères, même dans les familles aisées, contre la cherté croissante, et ce témoignage vaut bien, comme expression de l’intérêt public, l’opinion des groupes agricoles dans le parlement ou de la Société des agriculteurs, dont les membres, mangeant du pain de luxe et assurés de leur pot-au-feu, n’ont pas à compter avec ces difficultés de la vie. Et l’on propose que les bestiaux soient taxés plus fort qu’ils ne l’ont jamais été ! Bien plus, la science a imaginé des procédés à l’aide desquels la viande peut être conservée fraîche et nous être apportée des pays lointains. on a vu, à la dernière Exposition universelle, des spécimens curieux et alléchans de ces nouveaux produits de la Plata. Le jury, honorant la science appliquée à la nourriture de l’homme, n’a pas manqué de décerner les plus hautes récompenses aux exposans qui ont su livrer au commerce cette belle découverte. Quelle imprudence! Cette viande de conserve sera taxée comme seront taxés les bestiaux. Le mort suivra le vif. N’est-ce pas juste, puisque l’on veut taxer le pain après le blé ?
Du pain et de la viande, passons au vin : le festin sera complet. La France a longtemps produit beaucoup plus de vin qu’elle ne pouvait en consommer; par conséquent, l’importation de l’étranger (sauf pour quelques vins de liqueur) était nulle; l’exportation, au contraire, tendait chaque année à s’accroître, et elle ne trouvait d’obstacles que dans les tarifs élevés de l’étranger. Aussi les agriculteurs du côté de la vigne étaient-ils tout à fait partisans du libre échange, ils saluaient Bastiat. Ils déclaraient, par leurs chambres de commerce et par tous leurs organes, que la prospérité nationale était compromise par cette maudite protection, qui, pour enrichir les industriels, édictait des tarifs exorbitans et provoquait à l’étranger des représailles dont leurs produits payaient les frais. Dans tous les traités de commerce, les efforts de nos négociateurs s’appliquaient à obtenir des modérations de droits pour nos vins ; c’était la grande affaire : écouler au dehors le vin qui, en France, coulait à flots. Survint le phylloxéra. Les vignerons des départemens du midi ont raison de dire que leurs concitoyens des autres régions ne se sont jamais rendu compte de l’étendue ni de la gravité du désastre. Ce fut, pour de nombreuses familles, une ruine complète. Sous l’atteinte du fatal insecte, les revenus et les fortunes s’écroulèrent d’un seul coup, au point qu’il restait à peine aux moins misérables de quoi payer l’impôt foncier sur des terres qui, pendant tant d’années, et surtout depuis la construction des chemins de fer, leur avaient donné de larges profits. Le phylloxéra étendant ses ravages, la production du vin baissa très rapidement en France, ce qui amena nécessairement la hausse des prix. Les consommateurs durent alors s’estimer très heureux de trouver dans les importations de l’Italie, de l’Espagne, de l’Algérie, etc., le moyen de combler le déficit du vignoble français. Cependant, à force d’énergie et d’habileté, par une intelligente sélection des plants américains, les régions dévastées sont parvenues à reconstituer en partie leurs vignes, et comme elles espèrent qu’en écartant l’importation étrangère elles maintiendront plus longtemps la hausse des prix, les voici de libres-échangistes devenues protectionnistes. Elles veulent, elles aussi, des droits de douane, et le projet de tarif leur donne ample satisfaction. Le vin sera donc surtaxé. La cherté du vin est, pour la population française, un dommage très sérieux. Il s’agit d’une consommation vraiment nationale. L’hygiène publique souffre gravement de la rareté du vin, des sophistications et des fraudes de toute nature que la cherté encourage. Les progrès de l’alcoolisme observés pendant ces dernières années sont attribués, en grande partie, à ce que le vin manque. Le déficit est ressenti à ce point que l’on a recours aux raisins secs, apportés principalement de Grèce et de Turquie, pour en extraire une boisson qui a l’avantage d’être naturelle et saine, qui a l’apparence du vin et qui en procure l’illusion. Cela ne peut durer ainsi ; les raisins secs, inoffensifs quand ils sont employés à la confection des plum-puddings, deviennent coupables dès qu’ils s’avisent de faire concurrence au vin. Peu importe l’intérêt de nos relations avec les pays d’Orient, l’intérêt du port de Marseille, l’intérêt de ces consommateurs pauvres qui se résignent à cette boisson faute de mieux, les raisins secs seront surtaxés.
Ainsi le nouveau tarif atteint tout à la fois le pain, la viande, le vin, c’est-à-dire les trois alimens nécessaires de la nation. Nous sommes en pleine démocratie; nos lois, d’accord avec nos mœurs, s’attachent à rechercher tout ce qui peut faire le bien du plus grand nombre : les moralistes gémissent sur le chiffre stationnaire de la population française, les politiques s’en inquiètent pour l’avenir du pays. Et la réforme douanière de 1891 consiste à ressusciter les lois aristocratiques de la restauration, à reculer de soixante-dix ans, à diminuer les subsistances du peuple eu taxant tout ce qui donne le sang, la force et la fécondité ! Il a été depuis longtemps reconnu que l’importation des matières premières qui servent aux grandes fabrications doit être facilitée autant que possible. C’est un axiome de la législation commerciale, et il semble qu’il n’y ait plus à discuter au sujet de la franchise complète pour le coton, la laine, la soie, le lin, le chanvre, les graines oléagineuses, non plus que pour la houille. Le gouvernement n’a pas cru devoir toucher au tarif de la houille, bien que notre production soit encore inférieure de près d’un tiers aux besoins de l’industrie et du chauffage; il a maintenu la franchise pour les matières qui viennent d’être énumérées, sauf pour les graines oléagineuses, contre lesquelles le colza garde une vieille haine. On va donc recommencer les débats sur la question des graines oléagineuses, question qui, dans les dernières années du règne de Louis-Philippe, était aussi fameuse que l’est aujourd’hui la question des sucres. Au moins, en ce temps-là, les habitués des séances parlementaires avaient-ils l’agrément d’entendre Berryer plaidant pour Marseille. Les députés des Bouches-du-Rhône répéteront de leur mieux les discours de Berryer, le Nord répondra, et ce sera long. Il est difficile d’apercevoir pourquoi l’on s’avise de revenir sur l’exemption des droits, qui a été maintenue dans le tarif de 1881, alors surtout que les tourteaux provenant des huileries de graines fournissent à l’agriculture un excellent engrais. L’intérêt agricole, considéré dans son ensemble, et non plus à l’unique point de vue du colza, ne paraît pas motiver, pour les graines, une exception au principe qui affranchit les matières premières. Mais nous oublions que, dans la nouvelle école protectionniste, ce principe est complètement abandonné. La commission de la chambre est toute disposée à y déroger, et la Société des agriculteurs a décidé, dans une récente délibération, que les laines, les peaux, les soies, etc., sont improprement dénommées matières premières, parce que leur production exige, comme toute autre, des capitaux, du travail et de l’intelligence, et que, par conséquent, elles doivent être inscrites au tarif dans la colonne des droits protecteurs. Il serait peut-être plus exact de dire que tout produit est la matière première et en quelque sorte le générateur d’un autre produit, par exemple que le mouton fait la laine, que la laine fait le fil, que le fil fait le tissu et que le tissu fait l’habit. À ce compte, on voit combien il importe d’obtenir au plus bas prix le produit originel, dont le coût influe sur toutes les œuvres successives, et pourquoi l’opinion générale applique à ce produit le nom de « matière première. » Au surplus, la dénomination ne fait rien à l’affaire : la Société des agriculteurs demande que la laine, les peaux, les lins, etc., de quelque nom qu’on les baptise, soient dûment protégés par des droits de douane. Rendons-lui cette justice qu’elle ne réclame pas un droit sur le coton. D’autres se chargent de réparer cette omission, qui ferait tort au fin et au chanvre. Une proposition de loi a été présentée à la chambre par un député du Nord à l’effet de taxer le coton, un exotique, dont les produits prennent dans la consommation une place qui serait plus avantageusement occupée par ceux du lin, de culture française.
Ainsi, les protectionnistes ne se bornent plus à solliciter des droits sur les produits similaires, qui feraient une concurrence directe ; ils prétendent taxer même les produits que la France ne cultive ni ne fabrique, uniquement pour nous obliger à consommer plus chèrement, contre notre intérêt ou notre gré, des produits français. On vient de taxer le maïs au profit de l’avoine; on frappe de droits excessifs le pétrole au profit de l’huile de colza ; on veut mettre des droits sur le coton au profit du lin. C’est la logique du système. En 1826, un député dont le nom a marqué dans les fastes du protectionnisme, M. de Saint-Chamans, proposait de quintupler les droits sur le coton pour augmenter la fabrication de la laine, du lin, de la soie, et le ministre du commerce, M. de Saint-Cricq, un protectionniste non moins qualifié, lui répondait excellemment : « Pense-t-on que l’on dirige à son gré la mode, les goûts, les besoins de trente millions de consommateurs? La mode veut des cotonnades, et la mode n’est pas ici un pur caprice, elle est aussi un calcul. Quel tissu est susceptible de procurer au même prix des jouissances si diverses, aussi fréquemment renouvelées? Chargez le coton d’un fort droit, vous diminuerez sans doute la consommation des cotonnades, mais vous diminuerez en même temps le travail et les jouissances publiques, etc. » Et le ministre ajoutait : « Sans doute, le coton est un produit exotique, mais ce produit est un immense élément de travail, et il n’est pas seulement le travail auquel il s’applique, il crée de plus le travail par lequel nous en payons le prix. Ce prix, nous l’acquittons en vins, en eaux-de-vie, en soieries, en draperies, en cotonnades même... » Tel est en effet le bienfait des matières premières abondamment procurées à un pays qui, comme le nôtre, sait les mettre en œuvre et les transformer en produits plus riches par le travail d’une industrie perfectionnée. Les législateurs de 1891 se montreront-ils moins soucieux du travail et des « jouissances publiques » que ne l’était, en 1826, M. de Saint-Cricq? Il faut espérer que le gouvernement tiendra bon contre les propositions vraiment archaïques qui visent le coton, ainsi que les autres matières premières, et que la majorité de la chambre ne se laissera pas entraîner à ces étranges abus de la protection.
Comment des prétentions aussi excessives ont-elles pu se manifester au grand jour, avec tant de résolution, avec une audace qui semble assurée du succès? Les taxes sur les denrées alimentaires, les taxes sur les matières premières vont évidemment à l’encontre des intérêts de l’industrie en rendant la main-d’œuvre plus coûteuse et en élevant les prix de fabrication. D’où vient que le groupe industriel se montre d’aussi bonne composition devant les revendications du groupe agricole? C’est l’éternelle histoire de la rhubarbe et du séné. Le groupe industriel passe à l’agricole toutes ses exigences, parce qu’il a besoin lui-même que l’agricole l’aide à relever le tarif des produits fabriqués. L’alliance a été conclue publiquement : la coalition s’est formée dans des conférences communes et dans des banquets, le verre en main. Longtemps sacrifiés et quelque peu défians, les agriculteurs ont tenu à être servis les premiers : ils ont eu, dès 1885, les taxes sur le blé et sur les bestiaux. Aux industriels, maintenant, d’obtenir leur part de taxes dans le tarif qui portera la date de 1891. Cette part qu’ils réclament leur est attribuée dans le projet du gouvernement, et les amendemens adoptés par la commission la feront plus large encore. Il est superflu d’énumérer les articles et de discuter sur les nouveaux droits que l’on propose d’établir. Il suffit de dire que tout ce qui a un nom parmi les choses dont nous nous servons, riches ou pauvres, tout ce qui doit satisfaire à nos besoins ou à nos jouissances, serait frappé de droits excédant plus ou moins les chiffres du tarif conventionnel, et même ceux qui ont été inscrits dans le tarif général de 1881. C’est vraiment trop. Les industriels peuvent soutenir, non sans raison, que si l’on renchérit de par la loi les subsistances et les approvisionnemens, il leur est dû, sous la même forme, une protection équivalente. Mais la mesure est évidemment dépassée ; et, dans ce renchérissement général infligé à toute la nation, que devient, encore une fois, l’intérêt public?
Les grandes associations d’agriculteurs et d’industriels, qui se sont coalisées pour obtenir le relèvement des tarifs, sont convaincues, elles aussi, qu’elles défendent l’intérêt public. Ce serait faire injure aux personnages considérables et si honorables, qui composent leurs Conseils, que de leur attribuer l’exclusif souci des intérêts privés. Il serait même facile de signaler, dans la liste des membres, bon nombre d’industriels qui, pour leur propre compte, n’ont nullement besoin de la protection douanière et dont les produits, renommés en France et dans le monde entier, défient toute concurrence. Ils plaident, non pour eux, mais pour la corporation qu’ils représentent : ils sont, d’ailleurs, sincèrement protectionnistes, ils estiment que les droits de douane sont nécessaires ou utiles : nécessaires, pour empêcher la ruine de telle industrie que menace de trop près la concurrence étrangère; utiles, pour développer la prospérité des industries qui sont à la veille de lutter avec succès contre cette concurrence ; le tout, dans l’intérêt du travail national. En outre, pour la discussion actuelle, ils croient puiser une grande force dans les manifestations officielles de l’opinion. Il est incontestable que les élections législatives et sénatoriales ont donné la majorité à la protection. La question a été posée de telle sorte qu’il ne pouvait en être autrement. — Voulez-vous être protégés? — Toutes les mains se sont levées naturellement : propriétaires du sol, fermiers, chefs d’industries, ouvriers, paysans, tous ont dit : oui. Par une direction très habile, les protectionnistes ont obtenu une majorité de plébiscite. Au parlement, ils ont organisé des groupes qui continuent, en l’exagérant, la poussée électorale, ils ont donc l’opinion pour eux. Qui oserait leur contester d’être les représentans de l’intérêt public ?
S’il s’agissait, comme autrefois, de se prononcer entre deux principes, entre la protection et le libre échange, et de décider quel est celui de ces deux principes dont l’application sert le mieux l’agriculture et l’industrie, les partisans de la liberté des échanges pourraient, sans désespérer de l’avenir, reconnaître que l’opinion publique leur est aujourd’hui contraire. Mais là n’est point la question. Il s’agit de savoir, en restant sur le terrain de la protection, si le tarif conventionnel, qui est un tarif protecteur, doit être remplacé par des taxes plus élevées. Or la manifestation électorale laisse intacte l’étude du problème. Chacun veut être protégé, c’est entendu ; mais cela ne veut pas dire que chacun veuille la protection pour les autres. Nous voyons, dans les conseils supérieurs de la protection, les filateurs faire cause commune avec les éleveurs, les fabricans de fromages s’allier avec les maîtres de forges, les industries les plus diverses former une sorte de macédoine pour un pétitionnement commun. C’est de la tactique : l’union fait la force. Cela signifie-t-il que les industriels désirent voir taxer les produits agricoles et que les agriculteurs se réjouissent des taxes proposées pour les produits manufacturés? C’est le contraire qui est vrai. Déjà se révèlent les dissentimens et les protestations : les fabricans de peaux ouvrées ne veulent pas du tarif des peaux brutes ; les tisseurs de soie et leurs ouvriers repoussent tout droit sur les soies grèges, etc. Les dernières élections n’ont exprimé que des opinions régionales ou simplement professionnelles. L’Association des industriels, non plus que la Société des agriculteurs, ne saurait les invoquer comme un signe de l’intérêt public. Pour discerner où est l’intérêt public, il faut précisément s’élever au-dessus des opinions régionales et dominer sur l’ensemble du pays. C’est le rôle du gouvernement et des chambres.
Quelles sont donc les principales raisons qui justifieraient le nouveau tarif des protectionnistes ? L’agriculture allègue la dernière crise agricole, l’augmentation des impôts généraux et des charges communales, la rareté et le renchérissement de la main-d’œuvre, l’insuffisance des prix de vente par rapport aux prix de revient, la concurrence de l’étranger, et, comme conséquence, la baisse des fermages ainsi que l’avilissement de la propriété foncière. L’industrie produit à peu près les mêmes griefs, quant à l’aggravation de ses charges, à l’augmentation des prix de revient et à la concurrence étrangère ; elle y ajoute les menaces de grèves d’ouvriers.
La crise agricole et la crise industrielle ont atteint, durant ces dernières années, presque tous les pays européens et les États-Unis. Ici l’excès de production, là des krachs financiers, ailleurs des difficultés politiques, des conflits plus aigus entre patrons et ouvriers, presque partout un certain malaise social, ces différentes causes ont déterminé et prolongé des crises plus ou moins profondes dont le premier symptôme a été le ralentissement de l’activité commerciale. La France n’a pas été plus touchée que l’Allemagne, l’Italie, la Belgique ou l’Angleterre elle-même. Ces crises, d’ailleurs, ne sont que des accidens, auxquels un tarif, fut-il prohibitif, n’apporterait aucun remède et qui ne valent certainement pas qu’un grand pays bouleverse ses lois économiques. Quant à l’augmentation des impôts, elle n’est que trop réelle. Non-seulement les dépenses jugées nécessaires pour la défense nationale et pour les chemins de fer, mais encore des prodigalités que le gouvernement républicain aurait pu épargner à la génération présente, surchargent les fortunes privées et le travail en même temps que le budget. Est-ce que cette situation embarrassée se rencontre particulièrement en France ? Voyez les autres pays. La plupart et les plus grands, ceux qui sont nos concurrens pour la production agricole et manufacturière, sont également écrasés par les impôts, et peut-être en souffrent-ils plus que nous, parce que, en pareille matière, ce n’est point le poids du fardeau que l’on considère, c’est la force de celui qui est condamné à le porter. Il vaut mieux exiger du gouvernement et des législateurs qu’ils se montrent plus économes, ne pas leur laisser croire qu’ils pourront, en concédant des augmentations de tarifs, à titre de compensation des impôts, obtenir le pardon de leurs prodigalités.
Si le prix de la main-d’œuvre a haussé pour l’agriculture, cela tient à l’émigration des campagnards vers les villes, où ils sont attirés par la perspective d’un travail plus abondant et mieux rémunéré. La diminution du nombre des bras doit être en partie compensée, dans les grandes exploitations, par l’emploi des machines, dont le maniement exige un personnel plus habile, qui, naturellement, se fait payer plus cher. Il est donc exact que, dans les Irais de culture d’un hectare, la main-d’œuvre figure pour une proportion plus considérable depuis vingt ans. Avant de recourir à l’assistance d’un tarif, ne conviendrait-il pas d’examiner si cette émigration des campagnes vers les centres industriels ne devrait pas être attribuée pour une certaine part au régime même de la protection et s’il n’y aurait pas également quelque reproche à adresser aux municipalités des grandes villes? — La protection, en surexcitant la production dans les périodes de prospérité, attire les ouvriers vers les villes, les réunit en grand nombre, expose les patrons à leurs exigences quant au salaire et facilite des grèves. La répartition naturelle de la population est ainsi désorganisée au préjudice de tous les intérêts, y compris l’intérêt social. D’un autre côté, dès que le chômage ou un sérieux ralentissement se produit dans une ville populeuse, à Paris, à Lyon, etc., le conseil municipal crée des travaux avec un budget extraordinaire, alimenté par l’emprunt. Il entreprend des travaux prématurés et souvent inutiles, à seule fin de donner de l’ouvrage et de distribuer des salaires. Mieux encore, le conseil municipal de Paris croit devoir fixer un minimum du prix de la journée. Cette philanthropie électorale a pour effet d’attirer un trop grand nombre d’ouvriers, de les retenir quand le travail manque, de fausser le taux normal des salaires, de faire le vide dans les champs et de rendre très difficiles, à certains momens, les conditions de l’industrie. Voilà les inconvéniens auxquels il faut parer, et il ’y a de remède que dans une bonne administration et dans une meilleure entente des lois économiques. Le tarif des douanes n’y peut rien. Il amènerait, au contraire, s’il est surélevé, une augmentation dans la dépense de la main-d’œuvre, au grand dommage des patrons et sans profit pour les ouvriers.
Quelle est, en effet, la conséquence nécessaire de toute mesure qui augmente le prix des subsistances et des autres consommations? C’est la hausse des salaires. A côté et même au-dessus de la loi économique de l’offre et de la demande se pose la question du coût de la vie. Quoi qu’il arrive de l’offre ou de la demande du travail, le salaire de l’ouvrier qui loue le service de ses bras ne peut pas descendre, théoriquement ni en fait, au-dessous du taux indispensable pour qu’il vive. Dès lors, une augmentation de tarifs sur les denrées alimentaires et sur les produits de consommation courante aboutit infailliblement, comme toute autre charge, comme un impôt, à l’élévation du prix de la main-d’œuvre, dans les campagnes aussi bien que dans les villes. Elle causerait un grave préjudice aux patrons, elle ne profiterait pas aux ouvriers, qui, tout en recevant un plus fort salaire, auraient à payer plus cher ce qu’ils consomment. Ce n’est pas ainsi que la France sera en mesure de lutter plus avantageusement contre la concurrence. En outre, il ne faut pas croire que la hausse des salaires, résultant du renchérissement de toutes choses, devra s’opérer mathématiquement en proportion rigoureuse avec ce renchérissement. Les réclamations des salariés iront bien au-delà. Ils diront, ou ceux qui les mènent diront en leur nom : «Le tarif a été révisé pour la protection du travail national : le travail national, c’est nous, ouvriers, autant et plus que vous, patrons. A nous notre part. Il n’est pas juste que vous obteniez une augmentation de profits pour le capital, sans que nous obtenions, nous aussi, une augmentation de salaire. » Certes, ce raisonnement, qui paraît en équilibre, n’est point décisif; il y sera fait plus d’une réponse. Mais la discussion ne s’en- gagera pas moins sur le droit des ouvriers à leur part de protection, puis sur la quotité de cette part. On peut juger de l’effet que produirait un tel brandon porté au milieu des agglomérations d’ouvriers. Si le tarif éteint la concurrence de l’étranger, il risque de devenir, à l’intérieur, une machine de guerre et de grèves.
Il est incontestable que depuis vingt ans les fermages agricoles et les profits industriels sont moindres que pendant les années prospères de l’empire. A une période de hausse dont la propriété foncière et les capitaux industriels ont largement profité, a succédé une dépression, à laquelle les propriétaires, avec leurs revenus rognés, et les patrons, avec leurs profits réduits, sont excusables de ne pas se résigner facilement. La république n’est, en aucune façon, responsable de cet état de choses, non plus que le tarif des douanes. La baisse provient, en grande partie, d’une évolution économique observée dans la plupart des pays. Entre les trois élémens qui concourent à la production, — capital, intelligence, travail manuel, — le capital voit sans cesse diminuer son revenu ou sa part des profits, tandis que s’accroissent la rémunération de l’intelligence active et le salaire du travail. Ce changement dans la part faite à chacun des élémens de la production se manifeste avec le plus d’énergie dans les pays régis par des institutions démocratiques ou très libérales. C’est un fait contre lequel ne prévaudra ni loi ni tarif et qui se traduit par la réduction du taux de l’intérêt et par la diminution des prix des fermages. Si les propriétaires fonciers se plaignent de ne pouvoir renouveler les baux moyennant les anciens prix, est-ce que toutes les personnes en quête de placement ne se plaignent pas, de leur côté, du minime intérêt que leur offrent la rente et les bonnes valeurs de bourse ? Le propriétaire qui ne cultive pas et le capitaliste qui ne travaille pas verront, au cours de cette évolution, diminuer leurs revenus au profit de ceux qui donnent à loyer leur intelligence et leurs bras. L’élévation du tarif des douanes ne modifierait en rien cette répartition nouvelle, et, produisant le renchérissement général, elle pèserait de tout son poids sur de nombreuses catégories de citoyens, petits rentiers, retraités, employés à traitement fixe, etc., dont la situation modeste mérite bien aussi d’être protégée.
Il n’en est pas moins vrai, diront les protectionnistes, que la hausse des prix de revient ne laisse plus une marge suffisante pour qu’il reste un profit dans les prix de vente comprimés par l’excès de la concurrence étrangère, et c’est pour modérer cette concurrence, pour garantir la prospérité, l’existence même du travail national, qu’il convient de réviser le tarif. — Il semble pourtant que les progrès scientifiques et techniques, l’emploi des machines, les facilités de transport, la production par grandes masses, etc., ont du procurer, en France comme ailleurs, l’abaissement des prix de revient. Si pourtant il n’en est pas ainsi, quelle est la cause? C’est que l’un des élémens de la production française, comparée avec la production étrangère, tend à prendre des proportions qui ne s’accordent plus avec le cours naturel des choses, à savoir l’élément qui se compose des profits, des rémunérations de toute sorte et des salaires. Dans l’agriculture, dans l’industrie, dans le commerce, chacun prétend aujourd’hui s’enrichir vite ou être largement payé de son labeur. A une époque qui n’est pas encore bien éloignée, les profits étaient modestes, acquis par de longues années de travail, et les salaires étaient peu élevés. Il ne faut pas regretter ce temps. Le progrès général, la diffusion de l’instruction et la plus grande productivité du travail, ont déterminé une hausse normale et légitime dans le taux des rémunérations et des salaires ; de là, des habitudes et des besoins de bien-être, et, au point de vue matériel, une amélioration évidente. Mais si chacun, voulant se faire sa part, exagère les prétentions; si les uns, au risque de chuter à la première étape, courent trop vite à la fortune ; si les autres, profitant de la faiblesse ou même de la complicité intéressée des pouvoirs publics, réclament des salaires excessifs et le vote de lois prétendues démocratiques, qui aggravent les charges de l’industrie, alors il n’y a plus de limite au prix de revient, tous les calculs de la production sont faussés, et toute comparaison avec les conditions du travail à l’étranger devient impossible. N’est-ce pas ce que nous voyons aujourd’hui? Sans être tout à fait exemptes de ces difficultés, les autres nations se trouvent, sous le rapport du travail, dans une situation moins agitée, plus saine. Il n’est donc pas surprenant qu’elles puissent produire et vendre certains articles à meilleur marché que nous. Irons-nous encourager et sanctionner, en quelque sorte, par des élévations de tarifs, les exagérations dont le consommateur français est la première victime? Le problème ne sera pas résolu par le procédé trop commode d’un droit de douane.
Le mal est dans les mœurs, et non ailleurs. Si les pouvoirs publics opposent quelque fermeté aux supplications des puissans et aux injonctions des faibles, il n’est pas irrémédiable, car, après tout, la situation économique de notre pays, malgré les crises, malgré les difficultés de toute nature, peut se comparer avantageusement avec celle des autres nations. On dirait vraiment, à en- tendre les organes du protectionnisme, que nous sommes un peuple incapable, décadent, ruiné ; que nous allons déposer notre bilan ; que, si l’on n’y met pas bon ordre et sur l’heure, la France sera envahie, inondée, submergée par l’afflux des produits étrangers, réduite à l’état de jachère et de chômage. Il n’en est rien, fort heureusement. Depuis un demi-siècle, l’agriculture a réalisé de grands progrès, constatés par toutes les enquêtes et récompensés dans toutes les expositions. On a dû créer pour elle une décoration spéciale; la croix du Mérite agricole est sollicitée par nombre de candidats qui montrent les fermes bien tenues, les rendemens améliorés, l’élevage perfectionné. Quant à l’industrie, elle a brillé de tout son éclat lors de l’exposition universelle de 1889, en face des industries étrangères. Et l’on voudrait soutenir que, pour la lutte, la France n’est point suffisamment armée, qu’il lui faut un supplément de tarifs protecteurs, que le travail national est en péril ! Ce sont des exagérations, bonnes pour une plaidoirie, inacceptables dans un arrêt.
Que devient, dans cette discussion, l’intérêt du commerce extérieur? Le régime de la protection à outrance ne peut avoir pour effet que de le restreindre. Si l’on augmente les taxes à la frontière, c’est évidemment pour empêcher, ou tout au moins pour diminuer l’introduction des produits étrangers. La France a pourtant un besoin absolu d’un certain nombre de produits exotiques. Elle a besoin, sous peine de disette, d’un complément de denrées alimentaires. D’un autre côté, ses manufactures, après avoir approvisionné la consommation intérieure, ont un excédent de marchandises à vendre au dehors. Le commerce extérieur, beaucoup moins considérable que le commerce intérieur, n’en représente pas moins un intérêt de premier ordre et d’incontestable nécessité. Il s’agit d’un échange annuel de plusieurs milliards. Gêner l’entrée de ce qui nous manque, c’est en même temps gêner la sortie de ce que nous produisons en excès : double préjudice. Opposer des obstacles à ceux des articles manufacturés que les étrangers fabriquent mieux ou à meilleur marché que nous, c’est courir le risque de provoquer des représailles contre ceux des articles (et ils sont les plus nombreux) pour lesquels nous sommes en possession d’une supériorité incontestée. Avec le commerce extérieur se confond l’intérêt de la marine, qui opère une partie des transports. Enfin, les relations internationales, ainsi établies par un échange réciproquement avantageux de marchandises et de services, sont généralement considérées, malgré de rudes déceptions, comme un gage de paix ; elles aident au progrès et à la civilisation ; elles procurent l’influence morale et politique à ceux des peuples qui savent les pratiquer avec le plus de succès. La France, à côté de l’Angleterre, y tient une grande place. C’est pour cela que tous nos gouvernemens se sont appliqués jusqu’ici à conclure ou à renouveler les traités de commerce.
Les protectionnistes n’ont garde de contester les avantages évidens du commerce extérieur, et un certain nombre d’entre eux désirent que l’on persiste, autant que possible, dans le système des traités, qui leur profite. Mais voyez ! disent-ils, presque tous les peuples rehaussent leurs tarifs de douane : l’Allemagne, l’Italie, l’Autriche, la Russie, la Suisse, les États-Unis nous repoussent à coups de surtaxes. Devons-nous rester inertes devant ce déchaînement ? Défendons-nous. La France jouerait un rôle de dupe si elle continuait à s’ouvrir libéralement à ceux qui lui ferment leurs portes. — Cet argument, extrait de la réciprocité, n’est que la réédition de la loi barbare : œil pour œil, dent pour dent. Ce n’est pas une recommandation. Avant de prendre un parti, les gens sérieux étudient non pas seulement ce que font les autres, mais surtout ce qui convient le mieux à leur intérêt. Qui sait si les nations dont on invoque l’exemple ne commettent pas une faute grave et ne se font pas tort à elles-mêmes ? Qui sait si leurs gouvernemens ne cèdent pas à des raisons politiques qui imposent momentanément à leur législation commerciale une orientation différente ? Ce que font les autres peut évidemment nuire à l’exportation française ; mais est-ce une raison pour aggraver ce préjudice en prenant des mesures que notre situation particulière n’exige pas, en augmentant, par notre propre tarif, le prix des subsistances et de tous les produits, et cela au moment même où les tarifs étrangers augmentent, par leurs surtaxes, le prix de revient de nos produits sur leurs marchés ? Quant aux traités de commerce, le dernier mot d’ordre est qu’il n’en faut plus. Nous disons le dernier mot d’ordre, parce que l’opinion sur ce point a varié, tant parmi les libres-échangistes que parmi les protectionnistes. Les premiers, n’admettant dans les tarifs que les droits fiscaux et repoussant, en principe, toute taxe de protection, considèrent naturellement les conventions comme inutiles. Mais, voyant bien que leur doctrine a peu de chances d’être acceptée de plano, ils en sont venus à recommander le traité de commerce comme un moyen indirect d’aboutir à l’abaissement des barrières de douanes. Ce sentiment n’est plus unanime. Certains libres-échangistes, et des plus marquans, se sont prononcés récemment contre le procédé des tarifs diplomatiques. Quant aux protectionnistes, la grande majorité, — Tout en estimant que nos négociateurs ne leur réservaient pas une protection suffisante, — approuvait le régime des traités à longue échéance, parce que ce régime procurait plus de sécurité par la fixité des tarifs étrangers. Présentement, l’opinion des comités et des groupes dirigeans est contraire aux traités; on aime mieux décidément, après s’être assuré d’un bon tarif, ne pas s’exposer à voir celui-ci modifié par les diplomates. Ici intervient habilement le spectre du traité de Francfort, et le patriotisme prend la parole.
Le traité de Francfort! Il a fourni des alinéas pathétiques à maintes circulaires électorales. Combien de députés se sont engagés dans leurs affiches contre ce fameux article 11, que probablement ils n’ont jamais lu! — L’état de guerre ayant rompu tous les traités antérieurement conclus par la France tant avec la Prusse qu’avec les divers états de l’Allemagne, il fallut bien, après la cessation des hostilités, aviser au rétablissement des relations commerciales entre le nouvel empire allemand et la France. Conclure un traité complet en due forme, avec tarifs y annexés, on n’en avait pas le temps. Les négociateurs français, MM. Jules Favre, Pouyer-Quertier et de Goulard, jugèrent qu’il suffisait de stipuler, en termes généraux, que « le gouvernement français et le gouvernement allemand prendraient pour base de leurs relations commerciales le régime du traitement réciproque sur le pied de la nation la plus favorisée. » De même, le traité de Francfort remettait purement et simplement en vigueur les conventions sur la propriété littéraire et artistique, sur le service international des chemins de fer, etc. Pouvait-on agir autrement, et l’intérêt de la France n’était-il pas sauvegardé autant que celui de l’Allemagne? C’était un modus vivendi qui ne comportait ni restrictions ni concessions nouvelles. Si le traité de Francfort lie les deux états, le lien n’est pas plus serré pour l’un que pour l’autre. Nous n’avons qu’à ne pas avoir de traités avec l’Angleterre, les Pays-Bas, la Belgique, la Suisse, l’Italie et la Russie, pour que l’Allemagne soit soumise, sans faveur d’aucune sorte, à notre tarif général, et, si nous traitons avec ces pays, il nous est loisible de ne point inscrire dans les conventions des droits trop faibles sur les articles pour lesquels la concurrence allemande nous serait trop redoutable. Voilà en quoi consiste le traité de Francfort, pour ce qui concerne le commerce, et il faut avouer que le patriotisme électoral s’est singulièrement fourvoyé dans ses imprécations. Peut-être aujourd’hui, par un juste retour des choses de la politique, gêne-t-il l’Allemagne ; il ne gêne pas la France, et il ne saurait fournir un argument sérieux aux adversaires du régime des traités.
Ainsi que nous l’avons précédemment indiqué, le ministre du commerce déclare, dans l’exposé des motifs du projet de loi, que le gouvernement ne saurait renoncer absolument à la faculté de conclure des traités de commerce, le tarif minimum devant servir de base aux négociations et ce tarif étant combiné de manière à ne point compromettre ni même inquiéter l’industrie nationale. Quant à l’agriculture, elle peut être dès à présent rassurée. Confirmant les promesses laites antérieurement devant les chambres, le ministre répète que les principaux produits agricoles demeureront en dehors des traités, c’est-à-dire que la diplomatie ne pourra, en aucun cas, toucher à leur tarif. Pourquoi cette exception? Comment justifier ce privilège? On veut, par exemple, relever démesurément les droits sur les bestiaux et sur les viandes fraîches, et si la France avait un grand intérêt politique, commercial ou autre, à traiter avec l’Italie ou avec la République Argentine, le gouvernement aurait les mains liées ; il lui serait absolument interdit d’accorder à ces deux pays une réduction quelconque des droits excessifs du tarif général sur ces deux articles ! Non : le droit constitutionnel, la responsabilité et la dignité du gouvernement ne s’accordent pas avec une telle interdiction. Il peut arriver qu’une alliance nécessaire exige quelques sacrifices. Tous les patriotes sont prêts à en supporter leur part ; seule, l’agriculture en serait exempte! c’est bien mal défendre l’agriculture que de lui faire une situation pareille. Elle voudrait assurément, comme l’industrie, si les circonstances le commandaient, contribuer au succès de négociations utiles au pays. A quoi bon, dès lors, s’engager à l’avance et créer une inégalité de plus dans la protection?
La fin de ces combinaisons savantes, — Tarif général, tarif minimum, interdiction de toucher aux tarifs agricoles, menaces de représailles insérées dans l’article 4 du projet de loi, — c’est l’isolement commercial de la France et peut-être la guerre des tarifs. Le patriotisme des protectionnistes se défend de prévoir ces éventualités, dont la menace ne lui apparaît pas. Le gouvernement fera tout ce qui sera en son pouvoir pour défendre nos intérêts au dehors, et sa diplomatie, en montrant que l’initiative des restrictions ne vient pas de la France, réussira peut-être à calmer les ressentimens trop vifs qui se traduiraient par des représailles. Dans l’hypothèse la plus favorable, le commerce extérieur n’en subira pas moins un grave dommage par l’effet de cette prétendue réforme et des difficultés que rencontrera désormais la négociation des traités.
Par une étrange contradiction, notre république qui prétend rompre avec les lois de la monarchie et surtout avec les traditions de l’ancien régime, notre république démocratique se laisse facilement ramener, en matière administrative et fiscale, aux règlemens, us et coutumes d’autrefois. Ce tarif des douanes est une résurrection. La prohibition, que l’on croyait bien morte, réapparaît. Le pacte colonial, ce contemporain de l’esclavage, renaît de ses cendres ; car les protectionnistes veulent également s’approprier les tarifs dans nos colonies. En toutes choses, à la place des franchises intérieures et des facilités internationales si laborieusement conquises, la république accepte la réglementation méthodique, les restrictions calculées, l’universelle contrainte. Ici, ce sont les chefs d’industrie, les patrons qui se liguent pour qu’il leur soit accordé des privilèges, des monopoles, sous la forme de surtaxes, dût-il en résulter le renchérissement général ; là, ce sont les ouvriers qui se coalisent pour obtenir de la loi une organisation du travail comportant également des privilèges et des faveurs de toute sorte. Les premiers veulent exclure les marchandises étrangères, les seconds demandent qu’on expulse les ouvriers étrangers. Les uns et les autres entendent être protégés ; aucun ne songe à être libre. La corporation, c’est-à-dire la tyrannie exercée par les intérêts privés, se reconstitue : le socialisme d’état, c’est-à-dire la servitude pour tous, s’installe dans la législation et dans les mœurs. Il semble que le XIXe siècle, à la veille de s’éteindre, éprouve le repentir des progrès accomplis au cours de sa plus brillante période, et qu’il veuille faire pénitence de la liberté économique, complétant la liberté politique que le XVIIIe siècle nous a léguée.
Le tarif de 1881 était une œuvre de réaction. Le projet de tarif de 1891 nous rejette plus loin encore vers le passé. Une sorte d’aristocratie foncière et industrielle s’est reconstituée, très unie, formant ligue et coalition, pourvue de toutes les ressources et possédant une grande influence, due au caractère de ceux qui le représentent, à leur situation considérable dans les régions qu’ils habitent et au titre même qu’ils se donnent, de protecteurs du travail national. Dans les élections, cette aristocratie est assez forte pour avoir ses candidats officiels : au parlement, elle siège en nombre sur tous les bancs, car elle a l’extrême habileté de prohiber, à l’entrée de ses conseils, les distinctions politiques : elle manœuvre de manière à tenir la majorité dans les commissions importantes ; enfin, elle a des groupes, parlemens au petit pied, qui délibèrent et signifient leurs décisions au gouvernement. Tout cela est légal. Nous avons plus de respect pour la liberté des opinions que les protectionnistes n’en montrent pour la liberté du travail. Mais il est permis de faire observer que cette aristocratie réorganisée ne sert effectivement que les intérêts d’un petit nombre, de lui opposer ce que nous croyons être l’intérêt du grand nombre, non pas ce que d’autres appelleraient peut-être l’intérêt démocratique, non, disons simplement, nous aussi, l’intérêt national. Comment les ministres qui ont la vue plus nette de toutes ces questions n’ont-ils pas résisté avec plus de fermeté aux sommations parlementaires, comme l’ont fait ou du moins essayé, devant des exigences semblables, les ministres de la restauration, de la monarchie de juillet et de l’empire, comme l’a fait en 1881, à son grand honneur, le ministre du commerce M. Tirard ? Qui donc, sinon le gouvernement, assisté d’une administration éclairée et impartiale, aura l’autorité suffisante pour faire justice de ces exagérations manifestes, de ces restrictions multipliées, de cette atteinte portée, dans l’intérêt de quelques-uns, à la subsistance et au bien-être de tous ? Si le gouvernement ne l’ose, la cause est assez belle pour inspirer de vigoureuses protestations. C’est la cause du peuple, de la liberté, du progrès ; c’est la cause de notre siècle émancipé par le travail et par la science ; c’est l’honneur même de notre pays, qui n’est plus à tenir en serre chaude et qui est assez fort, assez brave pour supporter l’air fibre de la concurrence. Et, dans cette discussion, preuves de la statistique, considérations morales, intérêts matériels, ordre intérieur, politique étrangère, tous les argumens se pressent et abondent ! Au moment de voter sur chaque article de ce tarif introuvable, les membres du parlement se souviendront qu’ils ne sont pas les délégués d’une société d’agriculteurs ou d’une association d’industriels, et qu’ils ont une mission plus haute, celle de mandataires du pays. La cause de la liberté du travail n’est donc pas encore perdue.
C. LAVOLLEE.
- ↑ Exposé des motifs du projet de loi sur les douanes, présenté à la chambre par M. Thiers, ministre du commerce et des travaux publics, en février 1834.