Le Talisman du pharaon/Texte entier

Librairie Beauchemin, Limitée (p. 7-163).


…PRÉFACE…



Entre Madame Michelle de Vaubert et moi il y a beaucoup de liens, tous légitimes. Française de naissance, femme d’un Canadien ayant servi dans la dernière guerre, mère de petites Canadiennes, elle aime son pays d’adoption comme si elle y avait toujours vécu. Attachée à la rédaction d’un grand journal, membre par conséquent de la plus illustre corporation qui soit, et de la plus noble, elle se sert de sa plume pour répandre parmi ses innombrables lectrices de tout âge et de toute condition les sentiments, les idées, qui doivent être l’aliment de toute société chrétienne. Elle n’aime pas les Boches (car il y en a encore, et peut-être pas tous allemands). Elle aime la Merci, qu’elle visite fréquemment et qu’elle a puissamment contribué à faire connaître. Enfin, elle écrit sa langue proprement. Autant de raisons qui suffiraient à me la rendre chère si elle n’était d’ailleurs la personne la plus charmante du monde, et qui font que je me considère très honoré de pouvoir préfacer son premier roman.

Pour juger cette œuvre de début, je me suis efforcé d’épouser le point de vue de ceux à qui elle est destinée. Ceux-là goûtent médiocrement les études psychologiques compliquées, l’art pour l’art, les proses décadentes, les compositions anarchiques. Ils seront pleinement satisfaits si l’auteur sait, au cours d’un récit clair et bien ordonné, mener rondement des personnages tout d’une pièce vers le châtiment dû à leurs crimes ou la récompense due à leurs vertus. Le roman de Madame Michelle de Vaubert nous fait assister au triomphe d’un amour peu banal : celui d’un jeune pacha égyptien pour une jeune Française chrétienne qu’il épousera après avoir de son propre mouvement embrassé sa foi. Parallèlement s’y déroule la lutte sournoise, déloyale, criminelle, d’un égyptologue allemand, contre un rival français, père de la jeune fille, — lutte qui, on le devine, se terminera par la défaite de ce misérable. L’action est rapide, nullement invraisemblable ou pas plus que celle de la moyenne des romans — si tant est qu’on en puisse juger sans être versé dans l’égyptologie ancienne et moderne. La jeune fille, le père de la jeune fille, le jeune pacha, sont sympathiques à l’extrême, le savant allemand odieux à souhait. Si j’avais à écrire pour le même public, c’est ainsi que je représenterais mes personnages. Il ne me déplaît pas qu’on prête des instincts et une cautèle de bête venimeuse à un soi-disant civilisé qui fabriquait sans doute durant la guerre des gaz asphyxiants à l’intention des femmes et des enfants. Il ne me déplaît pas davantage qu’on rappelle à nos compatriotes en quelles brutes meurtrières la concurrence vitale peut transformer les sujets, même « supérieurs », des races soi-disant « supérieures ». Notre savant français est du reste, comme beaucoup de ses compatriotes, suffisamment « poire » pour se faire pardonner de n’avoir pas d’autres défauts : s’il en était besoin, cela rétablirait un peu l’équilibre.

J’ai dit que la langue du roman était claire et correcte. C’est à mon sens un grand éloge. Il y a en effet deux épitaphes entre lesquelles j’hésite quand je songe à celle que je voudrais qu’on inscrivît sur ma tombe. L’une se lirait :


Au diable, en rigolant, il joua plus d’un tour.


Celle-là n’a aucun rapport avec les romans, du moins en apparence.

Et l’autre, applicable à notre cas :


Il aima le français jusqu’au crime exclusivement.


Le roman de Madame Michelle de Vaubert ne parviendra pas à la postérité (ni ma préface d’ailleurs, ni aucun de mes écrits) (ni aucun des vôtres, probablement). Il n’en aura pas moins un franc succès, et mérité. Gentil auteur, pour l’amour du français, souffrez qu’on vous embrasse.


Olivar ASSELIN.
23 mars 1929,
en l’an 4 de la Merci,
un an et trois cent quarante-deux jours après l’arrivée des Frères hospitaliers de Saint Jean de Dieu au Canada.


I

L’OASIS DU DÉSERT


L’ardent soleil, poursuivant sa course vers le zénith inondait de lumière l’immensité rousse du désert de Libye.

Pour la seconde fois de la journée, les méharistes avaient fait halte et pour la seconde fois ils avaient dit, tournés vers l’Orient :

— Allah seul est Dieu, et Mahomet est son Prophète !…

Puis ils avaient repris leur marche, l’âme remplie de sérénité.

Au milieu des dunes de sable roux défilait lentement une longue suite de chameaux chargés, conduits par des indigènes et escortés de quelques cavaliers blancs.

C’était la caravane de M. de Kervaleck, l’explorateur français qui voyageait en Égypte à la recherche d’antiquités, car il était collectionneur passionné.

Le savant Breton était accompagné de sa fillette Yvaine, jolie petite fille de six ans, qui avait suivi son père dans tous ses voyages depuis la mort de sa mère, survenue trois années auparavant.

L’explorateur consulta soudain une carte qu’il portait au côté et fit signe aux méharistes d’arrêter leurs montures.

— Ali Hassan ! appela-t-il…

Un Arabe bronzé, du plus pur type Kabyle s’avança à l’ordre de son maître et fixa sur lui ses intelligents yeux noirs.

— Sommes-nous bien loin de l’oasis ? demanda M. de Kervaleck, quand l’atteindrons-nous ?

L’Arabe ainsi interrogé, regarda la position du soleil, étendit le bras vers le nord où se dressait une haute colline de sable et répondit :

— Cette dune nous empêche seule d’apercevoir l’oasis ; mais les chevaux et les chameaux la sentent bien… Dans une heure au plus nous l’aurons atteinte…

— C’est bien, dit l’explorateur, congédiant du geste le chef des méharistes.

Ali-Hassan ne s’était pas trompé… Quand la caravane eut contourné la dune, la verte oasis apparut aux regards. Les chevaux hennirent doucement, et les chameaux tendirent leur long col vers l’eau prochaine.

De hauts palmiers, des figuiers touffus, des orangers, entouraient la large nappe d’eau claire, qui donnait la vie aux plantes et le breuvage aux animaux.

La caravane s’arrêta, et le camp fut bien vite établi. S’agenouillant au bord de l’eau, les chameaux burent à longs traits. Les chevaux furent soignés et entravés. Le chef de l’expédition songea alors à prendre du repos.

Pris du désir de visiter son nouveau domaine, M. de Kervaleck se fit accompagner de sa fille et d’Ali Hassan. Les trois voyageurs s’enfoncèrent dans la verte palmeraie.

Ils atteignirent bientôt une sorte de clairière où le plus inattendu des spectacles s’offrit à leurs yeux.

Allongé à terre, dormant profondément, reposait un enfant d’une dizaine d’années, richement vêtu à l’égyptienne. Non loin de lui était solidement, attaché un très beau poney d’Arabie qui donnait toutes les marques de la plus grande frayeur. Les yeux injectés de sang, les naseaux fumants, il tirait sur ses rênes en renâclant et l’effroi seul l’empêchait de hennir.

M. de Kervaleck comprit le premier la cause de la frayeur de l’animal. À quelques pas de l’insouciant dormeur, rampait un des plus venimeux serpents, un aspic, semblable à celui dont la morsure fit mourir la belle Cléopâtre.

— Si cet enfant s’éveille et bouge, dit avec angoisse l’explorateur, il est perdu… L’aspic le mordra et son venin ne pardonne pas.

… Ali-Hassan, s’écria-t-il, soudain pris d’une inspiration, toi qui charmes les serpents, sauve-le…

— Puisque vous le voulez, dit l’Arabe, je vais essayer d’éloigner l’aspic… Si cet enfant s’éveille, dites-lui surtout de ne pas faire un mouvement…

Ali-Hassan tira de sa poche une flûte qui émit un son à la fois étrange et doux… Il joua d’abord une sorte de mélopée lente et bizarre, dont le son monotone attira l’attention du serpent. Il ouvrit la gueule, darda sa langue fourchue et siffla… Ali-Hassan augmenta graduellement la vitesse de sa mélodie… mais en même temps les yeux du dormeur s’ouvrirent…

— Si tu tiens à la vie, ne bouge pas, cria M. de Kervaleck…

L’accent du savant impressionna l’enfant qui aperçut alors le hideux serpent… Sa figure se crispa, mais par un puissant effort de volonté il se dompta, il n’eut pas un tressaillement, mais il referma les yeux et attendit.

Ali-Hassan jouait toujours… la mélopée bizarre devint de plus en plus rapide ; le serpent, charmé, se dirigea vers lui… Marchant lentement sans ôter la flûte de ses lèvres, l’Arabe se fit suivre du reptile et l’entraîna à l’autre extrémité de la clairière. Il continua sa musique jusqu’à ce que l’aspic, engourdi, inconscient n’eût plus d’autre mouvement qu’un long tressaillement… Il saisit alors son revolver et lui fracassa la tête.

Pendant ce temps, M. de Kervaleck et Yvaine s’étaient précipités vers l’enfant que l’explorateur venait de sauver.

Le savant fut favorablement impressionné par la beauté réelle du jeune garçon dont les grands yeux très noirs, la bouche altière, et tout l’air de noblesse empreint sur la physionomie indiquaient la haute naissance.

— Qui es-tu, lui demanda-t-il avec un bon sourire, et pourquoi étais-tu seul ici ?

— À vous qui m’avez sauvé, j’adresse mes remerciements et je vais répondre… dit l’enfant en fixant sur le savant ses yeux brillants, — Mon nom est Sélim ; je suis le fils unique de Férid-Pacha, un des plus puissants Pachas du Caire, continua-t-il fièrement.

Je fais, avec mon précepteur, un voyage d’études en Libye… Trompant sa surveillance, j’ai cru bon de venir, tout seul, jusqu’à cette oasis. Nous campions près de la citerne de la Gazelle… J’ai eu tort, dit-il avec franchise, et je m’en excuserai tout à l’heure…

Gentiment, Yvaine s’approcha de Sélim et lui dit :

— J’ai eu bien peur, tu sais, quand le vilain serpent était si près de toi… puis, éclatant en sanglots, elle se jeta dans les bras de son père dont les caresses seules purent l’apaiser.

Tirant de sa ceinture un court poignard enrichi de pierreries, Sélim l’offrit à Ali-Hassan qui l’accepta.

— Garde cette arme, lui dit-il en arabe, et souviens-toi du fils de Férid-Pacha…

L’explorateur et ses compagnons regagnèrent le camp. M. de Kervaleck envoya un messager à la citerne de la Gazelle, distante d’environ trois milles de l’oasis, pour rassurer le précepteur de Sélim.

Quelques heures après, le messager revint, avec toute l’escorte du fugitif. On peut penser quelle était l’inquiétude du docteur Yacoub-ben-Zeloug, à qui Férid-Pacha avait confié son fils, quand il avait constaté la disparition de son élève.

Quand il sut quel danger il avait couru, et comment il avait été sauvé, il fit à Sélim un long discours en arabe, que celui-ci essuya sans sourciller bien que parfois on eût pu voir ses yeux flamber, quand les reproches étaient particulièrement vifs.

M. de Kervaleck offrit l’hospitalité aux nouveaux venus. Yvaine et Sélim furent bien vite bons amis et ne se quittèrent plus. L’enfance est insouciante et les deux enfants oublièrent bien vite les aventures de la journée.

Quand l’heure du repos eut sonné, ils s’endormirent bientôt et reposèrent avec tout le calme de l’innocence.


II

M. DE KERVALECK


Quand le sommeil eut clos les paupières des enfants, M. de Kervaleck, les laissant aux soins de la servante d’Yvaine, la mulâtresse Paméla, se retira avec le Dr  Yacoub dans une tente toute proche.

Le précepteur de Sélim, Égyptien de vieille race était un érudit et un professeur excellent. Le Pacha avait en lui une grande confiance et avait remis entre ses mains l’instruction de son fils unique.

Dernier descendant d’une vieille famille bretonne, le père d’Yvaine était un homme d’élite. Il avait en lui toutes les belles qualités de sa race et portait fièrement ce vieux et noble nom. Dès la fin de ses brillantes études il s’était senti invinciblement attiré par l’archéologie. Il consacra bien des années à l’étude de la science des monuments et des arts de l’antiquité.

À vingt-sept ans, il quitta son domaine avec l’intention de parcourir l’Europe et l’Afrique du nord et plus particulièrement l’Égypte, paradis des archéologues.

Mais bientôt Cupidon se mit en travers de sa route. De Brest où il s’était rendu il alla à Rennes, le vieux chef-lieu de l’Île-et-Vilaine, et se retrouva en pleine parenté.

La famille de Kerleven où tous les hommes étaient marins de père en fils, fit fête à ce cousin inconnu. Rennes retint longtemps le jeune archéologue, non pas seulement parce que la vieille cité, pleine des souvenirs de quatre-vingt treize, était le berceau de ses ancêtres, mais les doux yeux bleus d’Armelle de Kerleven eurent un tel attrait pour lui qu’il en oublia quelque peu l’Afrique et les explorations.

Bref, Pierre de Kervaleck ne quitta Rennes qu’accompagné de la jolie Armelle, devenue sa femme.

Leur voyage de noces dura trois ans, pendant lesquels ils parcoururent la France, l’Italie, la Grèce, l’Égypte et l’Algérie.

Un bébé leur étant promis, ils revinrent en France où Yvaine naquit, soignée et choyée par une bonne mulâtresse qu’Armelle avait ramenée de Tunis, et idolâtrée par ses parents.

Mais le bonheur si grand de Pierre de Kervaleck ne pouvait pas durer. Yvaine avait à peine trois ans quand sa mère mourut presque subitement, fleur délicate, fauchée en pleine jeunesse.

Depuis trois ans que sa compagne n’était plus, Pierre de Kervaleck avait entrepris des voyages lointains, emmenant toujours avec lui la petite Yvaine, dont la dévouée Paméla prenait soin et qui, à six ans avait déjà parcouru une bonne partie de l’Afrique.

Grand, bien proportionné, leste et vigoureux, explorateur courageux, Pierre de Kervaleck était le digne descendant de ses ancêtres ; la race se lisait en lui.

Sa méthode d’exploration ne comportait aucune violence. À l’instar des missionnaires, il n’opposait aux peuplades sauvages dont il avait traversé le pays, que la fermeté de sa volonté et la sérénité de sa parole toujours calme.

Les sauvages avaient compris que jamais cet homme ne leur serait hostile, qu’il ne venait pas chez eux pour les dépouiller et ils lui montraient leur reconnaissance à leur façon.

Les sorciers des peuplades noires encore fétichistes le comblaient de gris-gris et d’amulettes devant le préserver de tous les dangers et lui donner tous les bonheurs.

Il avait publié de nombreux récits de voyages, illustrés de photos uniques prises par lui chez les tribus les plus sauvages.

Il savait comment parler aux indigènes et les traiter, ne tolérant de leur part, aucune familiarité, mais leur parlant avec une bonté qui ne laissait pas de leur en imposer. Et quand il quittait une tribu, il l’avait étudiée à fond, et remportait nombre de souvenirs.

Posant sur les yeux bleus de l’explorateur son profond regard noir, Yacoub dit lentement :

— Monsieur, je vous dois de la reconnaissance. Je ne puis vous l’exprimer que par de sincères paroles. Mais le puissant Férid-Pacha saura montrer au sauveur de son fils toute sa gratitude.

— Si Férid-Pacha, répondit le savant, veut bien m’honorer de son amitié, je serai pleinement satisfait. Quant à de la reconnaissance, vous ne m’en devez pas : la Providence a voulu que j’aie parmi ma troupe un charmeur de serpents, et que j’arrive au bon moment ; c’est tout…

Une franche poignée de mains scella l’amitié des deux savants. Toute la soirée se passa en une longue causerie où ces deux hommes, de race et de croyance différentes, trouvèrent un grand plaisir, leurs esprits se trouvant réunis dans le vaste domaine de la science et de l’éloquence.


III

LA DÉCOUVERTE D’UNE MERVEILLE


Chaque matin, c’est par un long baiser posé sur le front pur, parmi les bouclettes blondes, que Pierre de Kervaleck réveillait sa mignonne Yvaine.

Quand il parut au seuil de la tente, la bonne Paméla l’accueillit avec un large sourire sur sa grosse face réjouie.

Forte, nerveuse et décidée, habituée à vivre au grand air, Yvaine était une jolie petite fille. Ses yeux étaient semblables à ceux de son père, grands, bleus et frangés de longs cils. Sa bouche était petite et d’un beau dessin. Son teint était doré par le chaud soleil d’Afrique. Elle dormait, toute blonde dans sa longue robe blanche, et l’explorateur ne se lassait pas de la contempler.

Sur un autre divan, non loin d’Yvaine, Sélim reposait. Ses paupières baissées voilaient l’éclat de ses longs yeux d’Oriental, légèrement bridés, qui savaient regarder avec une si imposante fierté.

Certes, ils contrastaient, ces deux enfants… L’Orient et l’Occident… Mais chacun d’eux avait le type de sa race, parce qu’en leurs veines coulait le meilleur sang.

L’explorateur s’approcha de sa fille et l’embrassa longuement. Tout de suite réveillée, Yvaine passa ses deux bras autour du cou paternel et rendit l’affectueux baiser.

— Paméla, appela doucement la fillette, Sélim dort-il encore ? Oh ! laisse-moi le réveiller !…

Sautant à bas de son divan, tout enveloppée des longs plis blancs, elle courut, pieds nus, vers le lit de Sélim, et regarda un instant l’enfant endormi.

Toute petite qu’elle était, Yvaine avait le concept de la beauté, et la régularité des traits de Sélim la frappa.

— Père, dit-elle, regardez, ne trouvez-vous pas qu’il est beau ?…

Sa petite main effleura la chevelure d’ébène. Sous la caresse, Sélim se réveilla et sourit à sa petite amie.

Mais déjà Paméla arrivait portant le costume d’Yvaine : veste et culotte de toile blanche, léger casque de liège et hautes bottes de cuir jaune.

Quand les enfants furent prêts, les chevaux sellés, les chameaux chargés, la caravane se remit en marche.

Le Caire, terme du voyage, fut enfin atteint. La capitale de l’Égypte, première ville de l’Afrique pour la population et le commerce, était bien connue de Pierre de Kervaleck. Il en avait admiré les remarquables monuments et avait passé des heures inoubliables à son musée, incomparable palais d’antiquités égyptiennes.

Laissant la caravane, le savant, le Dr Yacoub et les deux enfants se dirigèrent vers le palais du Pacha.

C’est dans une salle magnifiquement décorée que Férid-Pacha reçut l’explorateur.

Plusieurs statues de bois et de pierre, une dalle ayant servi de modèle, couverte de profils et d’hiéroglyphes, des sièges antiques incrustés d’ivoire, occupaient dans la salle des places prépondérantes.

Puis, dans des vitrines, de nombreuses amulettes, grenouilles, tiges de lotus, des scarabées, emblème pour les anciens Égyptiens de l’existence terrestre et de l’avenir dans l’au delà, des cuillères en ivoire, des cuillères à parfum, artistement travaillées, des vases de verre colorié, des coupes en terre émaillée, une cuillère à puiser le vin, authentiques et superbes.

Sur une table incrustée d’ivoire et de nacre, une amphore était posée. Sa pureté de ligne attira le regard de M. de Kervaleck qui, très intéressé, s’approcha. C’était un vase à deux anses, à panse oblongue, fait de cette argile ductile et fine que fournit en abondance la vallée du Nil. Il était simplement peint, mais sa valeur et son antiquité réelles ne pouvaient que charmer l’archéologue.

Bientôt, escorté de son fils, Férid-Pacha fit son entrée. Sélim lui avait raconté son aventure du désert de Libye et le Pacha, reconnaissant, serra longuement la main de M. de Kervaleck. S’approchant d’Yvaine, il la prit dans ses bras et posa sur sa joue fraîche un paternel baiser, que souriante et gracieuse, la fillette lui rendit gentiment.

Le père de Sélim était grand et majestueux. Sa belle figure régulière s’éclairait de grands yeux sombres, d’une douceur hautaine.

La renommée de savant archéologue de Pierre de Kervaleck était parvenue jusqu’à Férid-Pacha, qui pensa que le don d’une des plus belles pièces de son musée serait le souvenir le mieux accueilli par le collectionneur.

Il invita le père d’Yvaine à faire avec lui le tour de la salle, s’arrêtant aux plus remarquables des joyaux de la collection et les commentant, très intéressés.

Ils admirèrent, parmi toutes ces merveilles d’un art si ancien et si complet, plusieurs colliers de pierres différentes, taillées, les unes en perles rondes, les autres ovales ou cubiques, mais merveilleusement calibrées, forées et polies.

Une boucle de ceinture en cornaline, qui d’après l’ancienne croyance était le sang d’Isis et lavait les péchés de son possesseur, fut déclarée remarquable.

Se dirigeant ensuite vers la précieuse table qui supportait l’amphore, le Pacha prit le superbe vase et le tendant à Pierre de Kervaleck lui dit gravement :

— Comme gage de ma reconnaissance, et de l’amitié qui vous est à si bon droit acquise, voulez-vous accepter cette amphore ? Une légende y est attaché, qui la rend plus précieuse encore !…

Prenant place sur un divan à côté de l’explorateur, Férid-Pacha commença à conter la légende de l’amphore. Sagement assis à l’orientale, sur des coussins posés à terre, Yvaine et Sélim écoutèrent avec attention les paroles du narrateur.


IV

LE TALISMAN DU PHARAON


— À l’époque lointaine des plus beaux jours de l’Égypte ancienne, vivait un Pharaon dont la puissance n’avait pas d’égale. Il commandait, à de nombreux sujets et régnait, en souverain absolu, sur l’immense contrée.

Pourtant, le redouté Pharaon devenait parfois un esclave lui-même, devant celle qu’il aimait : son épouse et sa Reine. Elle était d’une extraordinaire beauté, aussi se plaisait-il à la parer et à la couvrir de joyaux. Les Orientaux, vous le savez, sont de grands amateurs de bijoux. Les anciens Égyptiens ne faisaient pas exception à cette règle, puisque, non contents d’en porter à profusion pendant leur vie, ils paraient même leurs morts de rutilantes pierreries. La bague surtout était considérée par eux comme un objet indispensable. Elle était toujours munie d’un cachet qui avait pleine valeur en justice sur le sceau d’une pièce importante.

Sachant quel prix il attachait à tout ce qui venait d’elle, la Reine fit faire, à l’insu du Pharaon, une magnifique bague d’or massif, sur laquelle, par un artiste, fut ciselé son superbe profil.

Elle remit l’anneau au Grand Prêtre, et offrit à Isis un important sacrifice, pour attirer sur le bijou les faveurs de la déesse, et faire de la bague un talisman.

Peu après, menacé par un perfide ennemi, le Pharaon dut partir en guerre. Avant son départ, comme gage de sa fidélité et de son amour, la Reine lui remit le Talisman. Le Roi d’Égypte partit, confiant. Bientôt, les deux armées entrèrent en contact. Mais le sort fut inflexible. Le Pharaon fut mortellement blessé pendant une bataille.

Son fidèle esclave, un géant de Nubie, qui ne le quittait pas, parvint à l’emmener hors du champ de bataille. Avant d’expirer, le Pharaon lui confia la précieuse bague, en lui ordonnant de la remettre à la Reine.

Quand le Nubien eut donné une pauvre sépulture aux augustes restes, il se mit en devoir d’exécuter les ordres de son maître. Seul dans le désert, ignorant de l’issue du combat, craignant, s’il tombait dans les mains des ennemis, de se faire prendre le Talisman il usa d’un subterfuge.

Il cacha la bague sur la rive du Nil, dans un endroit connu de lui seul ; il en nota soigneusement la place, dans le dessein de revenir chercher l’anneau dès que le calme serait rétabli. Puis, habile potier, il modela une amphore dans laquelle il dissimula le papyrus.

Après bien des jours de marche pénible, il regagna la capitale. Perdu dans la foule, où, avec son amphore il semblait un porteur d’eau, il parvint à rentrer dans Thèbes, et courut au palais.

Un garde lui apprit que, ne pouvant survivre à son époux, la souveraine venait de mourir. Un nouveau Pharaon régnait sur l’Égypte. On s’occupait activement des funérailles de la reine. Le Nubien eut un moment de désespoir, puis, réfléchissant, il alla trouver le Grand Prêtre d’Isis, qui lui confia le soin d’orner le tombeau où la momie allait être déposée.

Avec les meubles, vaisseaux et accessoires destinés à l’autre vie de la souveraine, l’esclave de Nubie déposa son amphore. Il glissa dans le vase un papyrus où, révélant les paroles du Pharaon, il disait que l’amphore recélait le secret.

Puis, les siècles passèrent… Dans son tombeau, la petite reine dormait depuis bien longtemps, quand des explorateurs découvrirent la sépulture, s’emparèrent de la momie et des ornements de sa tombe.

Dans l’amphore on trouva le papyrus, mais le plan de la cachette fut introuvable. On sut seulement que le vase avait été dépositaire du secret… Le Talisman du Pharaon, si bien caché jadis, n’a jamais revu la lumière !…

Férid-Pacha se tut. L’évocation de ce passé merveilleux avait si bien intéressé son auditoire que Pierre de Kervaleck restait silencieux, tout à ses pensées. Les enfants eux-mêmes n’avaient pas bougé.

Le Pacha remit le vase au savant, qui, décidément conquis, l’accepta.

— Cette amphore sera la perle de ma collection, dit-il simplement. Mais ce sera surtout pour moi le souvenir tangible de l’amitié dont vous avez bien voulu m’honorer !

Quand M. de Kervaleck et Yvaine quittèrent le Pacha et son fils, il leur semblait qu’ils quittaient de vieux, très vieux amis, tant il est vrai que les âmes d’élite se cherchent et se comprennent, dans toutes les croyances et sous tous les climats.

Des larmes au bord des cils, Sélim murmura doucement, à la mignonne Yvaine :

— Tu pars, m’oublieras-tu ?…

Et Yvaine, ses beaux yeux clairs fixés sur les prunelles sombres de Sélim, répondit fermement :

— Non !


V.

QUINZE ANS APRÈS


Quinze ans avaient passé…

L’instruction d’Yvaine ayant nécessité son retour en France, Pierre de Kervaleck s’était fixé dans son magnifique château ancestral.

Bâti au sommet d’une colline, la demeure du riche savant était vraiment princière.

Son parc superbe, dessiné sur tout le flanc sud de la colline l’ornait encore d’une longue traîne de verdure. Une belle route carrossable venait aboutir devant la somptueuse grille en fer forgé qui fermait l’entrée.

Les écuries donnaient asile à des chevaux de race ; dans le chenil aboyait une bruyante meute. Dans une volière, admirablement conditionnée, s’ébattait tout un petit peuple ailé. Grâce à un aménagement spécial, les oiseaux exotiques s’acclimataient dans cette volière où ils vivaient en quasi-liberté.

Une serre immense permettait la floraison continuelle des plantes les plus diverses.

L’intérieur de cette belle demeure n’était pas moins bien organisé. La moitié du vaste rez-de-chaussée avait été transformée par Pierre de Kervaleck en un admirable musée. Toutes les pièces rapportées des lointains voyages de l’explorateur étaient réunies et classées dans un ordre parfait, selon leur pays d’origine. On pouvait y voir des curiosités de presque toutes les régions de l’Afrique.

La salle égyptienne, surtout, provoquait, l’admiration des visiteurs. Sur un guéridon antique, l’amphore de Férid-Pacha occupait la place d’honneur et restait un des plus chers souvenirs du savant et de sa fille.

Pierre de Kervaleck était très fier de son musée, à l’organisation duquel il avait consacré les années qu’Yvaine avait passées loin de lui pour faire ses études. Ce n’est pas sans regret qu’il avait vu partir sa fille, mais il s’y était résigné, une demoiselle de Kervaleck devant avoir une solide instruction.

Mais l’absence d’Yvaine lui était si pénible que lorsqu’elle eut atteint sa quinzième année, il la ramena chez lui, et depuis, ils ne se quittaient plus. Il est vrai qu’Yvaine avait bien employé les neuf ans qu’elle avait passés au couvent, et Pierre de Kervaleck pouvait être fier de sa fille.

C’est dans ce milieu plein de riches évocations du passé qu’Yvaine atteignit sa vingtième année, ayant pour son père, qui l’adorait, un véritable culte.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Un matin de printemps, Pierre de Kervaleck parcourait tranquillement la large allée bordée de marronniers en fleurs qui menait à la grille. Il était dix heures, le soleil clair rayonnait dans l’azur, une brise venue du large faisait frissonner le superbe feuillage des grands arbres. Simplement vêtu, ses abondants cheveux gris caressés par le vent, le savant jouissait de la belle matinée.

Il aperçut soudain, sur la route en pente douce, la bicyclette d’un petit télégraphiste qui se hâtait vers le château. Quand il vit le maître, le jeune employé des postes eut un sourire et pédala plus vite. Il remit bientôt à M. de Kervaleck un télégramme en échange duquel il reçut une large pièce blanche qui le fit rougir de plaisir.

Un peu soucieux, le savant décacheta le message et, à sa lecture, ses traits se détendirent. Il reprit vivement, par la longue allée, le chemin de la somptueuse demeure, l’atteignit, passa devant la serre, et à grands pas s’engagea dans le parc.

Un appel lancé d’une voix claire auquel répondit un sonore aboiement lui indiqua que celle qu’il cherchait n’était pas loin.

En effet, par un sentier de traverse, sa fille arrivait et l’heureux père contemplait la ravissante apparition.

Dans tout l’épanouissement de ses vingt ans, grande, bien faite, souple et nerveuse, Yvaine avait la grâce d’une belle plante robuste et saine. Sa lourde chevelure blonde, simplement coiffée, encadrait son visage à l’ovale parfait, éclairé de grands yeux bleu foncé, au regard sérieux et doux. Sa jolie bouche souriait, gracieusement, laissant voir des dents de nacre.

Quand la jeune fille aperçut son père, elle hâta le pas, escortée d’un grand chien lévrier arabe qui bondissait à ses côtés.

— Assez, Derba ! ordonna Yvaine, et le grand chien, obéissant, la suivit docilement.

— Yvaine, une nouvelle, s’écria le savant en agitant le télégramme, nous allons avoir de la visite. Ton cousin Hervé de Kervelen m’annonce son arrivée et m’affirme qu’il est impatient de voir mes collections !…

Le doux regard d’Yvaine s’était un peu attristé, mais se ressaisissant vite, elle avait repris son sourire pour répondre :

— Il sera le bienvenu, Père !… Allez-vous au-devant de lui ? reprit-elle après un silence.

— Certainement. Je vais faire préparer l’auto et je serai à la gare à l’heure du train.

Le père et la fille se dirigèrent vers le château. Pendant que Pierre se préparait, Yvaine monta chez elle.

Elle occupait, à l’aile gauche du château un appartement orné selon son goût. Un petit boudoir turc dont tout le meuble était authentique, précédait sa chambre, sa jolie chambre de jeune fille, fraîche et virginale comme elle. Yvaine s’approcha d’un petit bureau sur lequel elle prit une miniature, où le doux visage de sa mère lui souriait et qu’elle contempla longuement.

Ses lèvres se posèrent sur le portrait, et, tout bas, elle dit :

— Maman chérie, vous qui connaissez mon secret, vous me protégerez, n’est-ce pas ? Hervé de Kerleven va venir, mais il ne faut pas, il ne faut plus qu’il pense à moi, car, vous savez celui que je voudrais aimer !…

Elle replaça la miniature, ouvrit son secrétaire et sortit, d’un tiroir secret un dessin fait par elle-même, de mémoire, et qui représentait un enfant d’une dizaine d’années, aux longs yeux d’Oriental, légèrement bridés, au regard d’imposante fierté…

Et elle murmura, comme si le portrait avait pu l’entendre :

— Je n’oublie pas… Sélim…


VI

L’IBIS


Quand Yvaine redescendit, son père était prêt à partir. Le savant embrassa sa fille et monta dans la limousine qui s’éloigna rapidement.

La jeune fille appela Derba et courut se réfugier dans le parc, sous un berceau de lilas en fleurs au parfum grisant. Ce coin délicieux était un de ses préférés ; elle y avait passé de bien douces heures à lire ou à rêver.

Elle s’assit sur le vieux banc de pierre et tomba bientôt dans une profonde rêverie… Sa pensée se portait à quelques années en arrière, au retour de son dernier voyage en Algérie. Invité par un de ses amis, officier de spahis, à participer aux grandes chasses, Pierre de Kervaleck avait de nouveau quitté la Bretagne et traversé la mer.

Sa fille l’avait accompagné, mais elle n’avait pas fait la chasse aux grands fauves. Restée à Alger avec la femme de l’officier, elle avait attendu le retour des chasseurs.

Quand Yvaine et son père quittèrent l’Algérie, ils se rendirent à Rennes où résidait la famille de Kerleven et où Pierre s’était marié. C’est là que la jeune fille avait connu son cousin.

Beau garçon, portant avec aisance son uniforme de lieutenant de vaisseau, Hervé de Kerleven était considéré par bien des familles comme le fiancé idéal et les jeunes filles de la meilleure société de Rennes l’auraient accepté sans hésiter. Yvaine produisit sur lui une profonde impression. Elle était si simple, si gracieuse, si charmante. L’officier de marine, bien que de dix ans plus âgé qu’elle, se mit à l’adorer. Quand la jeune fille fut sur le point de retourner chez elle, Hervé lui avoua son amour.

Et Yvaine, sans la moindre coquetterie, avait répondu à la brûlante question de son cousin :

— Je suis trop jeune, Hervé, pour me marier… Je ne veux pas non plus quitter mon père !…

— Au moins, m’aimez-vous, Yvaine, m’aimez-vous un peu, moi qui vous adore ?… avait murmuré l’officier.

Et la jeune fille, levant vers lui ses yeux limpides, avait dit :

— Je vous aime comme j’aimerais mon frère, Hervé… Je ne vous dirai rien de plus…

— Me permettez-vous d’espérer ?…

Yvaine (elle s’en souvenait) n’avait pas répondu. Craignant d’en avoir trop écouté et trop dit, elle s’était sauvée… Et maintenant, elle se demandait si l’officier n’avait pas cru comprendre que, malgré tout, elle lui laissait de l’espoir… Il n’avait pas dû cesser de penser à elle, puisque quatre ans après il revenait…

Car la jeune fille devinait bien qu’Hervê venait beaucoup plus pour la revoir que pour visiter le merveilleux musée, orgueil de son oncle…

À ce moment, le roulement lointain d’une voiture lui fit dresser la tête. Ce devait être le savant et son neveu. Yvaine se leva vivement et courut, son devoir de maîtresse de maison lui ordonnant d’accueillir le visiteur.

La limousine franchit la grille et décrivit une courbe savante devant le grand escalier où Yvaine, souriante, toute fraîche dans sa toilette blanche, se tenait.

En revoyant sa jolie cousine, dans le printemps de ses vingt ans, l’officier eut un moment d’émotion indicible… La jeune fille resta calme et accueillit Hervé avec sa grâce habituelle.

Après le dîner, le châtelain fit faire à son neveu la visite du musée. En toute sincérité Hervé écouta avec attention les savantes explications de son guide et admira de bonne foi ses merveilles.

Quand le soleil fut moins chaud, Pierre de Kervaleck envoya les jeunes gens faire un tour dans le parc. Yvaine y consentit de bonne grâce, malgré la résolution de parler qu’elle lisait dans les yeux de son cousin.

Quand ils furent arrivés presque au milieu du parc, le long du ruisseau d’eau vive bordé de peupliers, Hervé dit doucement, très ému :

— Yvaine, pardonnez ma hardiesse… Je ne voudrais pas vous dire un mot qui puisse vous offenser, mais, depuis quatre ans, je vis d’un espoir… Je vous aime tant, Yvaine… Si vous vouliez m’accepter pour mari, vous feriez de moi le plus heureux des hommes.

La jeune fille leva les yeux vers son cousin et le vit si ému, si sincère, qu’elle fut peinée du chagrin qu’elle allait lui causer…

Mais ce rêve, qu’elle caressait, ce rêve de toujours, qui lui faisait revoir le ciel limpide de l’Égypte et l’immensité du désert roux, ce rêve grandi avec elle, elle ne pouvait le briser… On vit de rêve, et celui d’Yvaine était si beau… si beau…

D’une voix douce, comme pour rendre son refus moins cruel, la jeune fille répondit :

— Je vous suis reconnaissante de votre constance, Hervé, et je suis très touchée de votre amour sincère… Mais je ne puis le partager… N’espérez plus… Écoutez-moi, je vais tout vous dire comme je dirais tout à un frère aîné : mon cœur appartient à un rêve. Je l’ai donné voici bien longtemps, et je n’ai jamais oublié… Ce rêve remplit mon âme depuis mon enfance, il m’est cher et j’espère qu’il se réalisera… Pardonnez-moi, Hervé, je devais vous dire la vérité !…

L’officier eut un geste de découragement. Il eut l’impression qu’après avoir entrevu l’aurore, il se retrouvait en pleine obscurité. Il fit un effort, et prononça lentement, comme un dernier regret :

— Je vous aurais rendue si heureuse !…

Yvaine, le regard lointain, semblait ne pas avoir entendu… Hervé comprit et se tut.

Sans s’en apercevoir ils s’étaient dirigés vers la volière où le bruyant petit peuple ailé s’ébattait.

— Voulez-vous voir mes oiseaux, Hervé, demanda Yvaine à son cousin qui marchait en songeant.

Et comme il acceptait :

— Tenez, lui dit-elle, vous qui avez voyagé sous les tropiques, regardez mes colibris…

La beauté des oiseaux arracha un moment l’officier à ses tristes pensées. Son regard fut soudain attiré par un superbe ibis au plumage rose admirable, si beau qu’Hervé s’extasia.

— Mon ibis, dit lentement Yvaine, d’une voix de rêve, c’est mon préféré parmi mes oiseaux : il vient de là-bas, il a vécu au bord du Nil, dans le pays où j’ai laissé mon cœur !…


VII

DERBA


En quittant la volière, les jeunes gens retournèrent à la maison. Le soleil allait bientôt disparaître, dans une gloire de rayons d’or, à l’horizon resplendissant.

M. de Kervaleck les attendait dans le grand salon, vaste pièce toujours si froide qu’à cette époque printanière on y endurait la chaleur que répandait une grosse bûche flambant dans la monumentale cheminée.

Rien dans l’attitude des deux cousins ne révélait l’entretien qu’ils venaient d’avoir. Hervé se mit à causer avec son oncle, pendant qu’Yvaine, vive et gracieuse servait le thé.

Tout à coup, le marin se tut et fixa la cheminée devant laquelle, sur une superbe peau de panthère, le grand lévrier venait de se coucher. Sa belle tête fine au museau allongé dressé sur son long cou, ses yeux d’or fixés sur sa jeune maîtresse, Derba était remarquable.

La flamme teintait de taches mouvantes son court poil fauve strié de noir et se jouait jusqu’au bout de ses longues pattes agiles.

— Mon oncle, dit Hervé, vous avez un bien beau chien… Couché ainsi sur cette fourrure, il a une pose à tenter un peintre…

— J’y tiens beaucoup, dit le savant, mais pas seulement à cause de sa beauté…

Et le père d’Yvaine, qui venait d’offrir à son neveu une odorante cigarette de tabac blond, continua posément :

— Il y a quelques années, j’étais en Algérie où je chassais les grands fauves. Un matin, je partis avec ma levrette pour seule compagne, et je commis l’imprudence de m’éloigner du camp, tout seul, en pleine brousse…

Je marchais sans soupçonner de danger, quand soudain ma chienne gronda. Son flair merveilleux lui avait fait découvrir la présence d’une panthère, tapie dans les broussailles et qui se ramassait pour bondir.

La panthère, qui saute sur tout ce qui bouge, dans une rage aveugle de férocité s’était élancée, mais ma chienne s’était précipitée, aboyant avec fureur. Un instant les deux bêtes furent aux prises, mais le fauve fut le plus fort. Ma chienne fut cependant sa dernière victime, car l’instant m’avait suffi… Je l’abattis. Au camp, la levrette avait un petit de quelques semaines : Derba… Je l’ai ramené et, depuis, il est mon fidèle compagnon…

Le savant appela le chien qui se leva aussitôt et vint poser sur le genou de son maître sa belle tête affectueuse.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Quand Hervé de Kerleven quitta la demeure de son oncle, il était encore sous l’impression de son grand amour refusé.

Lorsqu’il partit, Yvaine lui dit, en lui serrant la main :

— Adieu, Hervé, oubliez-moi.

— Je vous promets d’essayer, Yvaine… je ne veux pas faire envoler votre rêve, votre beau rêve couleur d’ibis !…


VIII

LE SECRET DE L’AMPHORE


Après le départ de son cousin, et l’explication franche qu’elle avait eue avec lui, Yvaine plus que jamais, vécut de son rêve…

Elle passait parfois de longues heures cachée dans le berceau de lilas, son grand chien à ses pieds, à songer à celui qui était son espoir.

Elle se disait que maintenant, Sélim devait avoir vingt-cinq ans, et qu’ayant tenu les promesses de l’enfance, il devait être un beau jeune homme, avec sa figure régulière au teint doré, ses cheveux noirs et ses yeux admirables. Et elle prenait la résolution de ne jamais l’oublier, jamais, jamais, et de n’être qu’à lui, confiante en la réalisation de son rêve rose.

Un matin, le père et la fille se tenaient dans le cabinet de travail attenant à la salle égyptienne. Yvaine compulsait un gros manuscrit ancien, volumineux livre relié en veau jaune, orné de naïves enluminures, pendant que le savant examinait à la loupe une statuette chinoise.

La porte de communication était ouverte, et, de sa place, la jeune fille voyait, sur son guéridon ouvragé, le vieux vase d’Égypte.

Et son regard rêveur s’attacha sur l’amphore de terre peinte, qui avait contenu le secret d’un cœur glacé depuis plusieurs milliers d’années. Elle pensait au Pharaon qui avait tant aimé sa Reine, et à l’épouse aimante qui avait imploré la protection d’Isis, en passant, au doigt de l’adoré, l’anneau d’or massif…

Tout à coup, Pierre de Kervaleck tourna la tête et vit sa fille toute à sa songerie, les yeux fixés sur l’amphore.

Il sourit et demanda :

— À quoi penses-tu, Yvaine ?

— Au Talisman du Pharaon, répondit-elle lentement.

— Quel dommage, dit le savant d’un ton de regret, quel dommage que le secret en soit disparu… J’ai pourtant examiné l’amphore sur tous les sens, rien, pas d’hiéroglyphe, pas de symbole… Comme l’a dit jadis le Pacha : le Talisman du Pharaon ne reverra jamais la lumière.

— Pourtant, reprit-il après un silence, si j’avais un indice, je n’hésiterais pas : je partirais pour l’Égypte et je ferais tout le nécessaire pour le trouver !

Un flot de sang était monté au visage d’Yvaine. Ses yeux brillaient, elle semblait si bien partager et les regrets et l’enthousiasme de son père, que le savant, ému, l’embrassa longuement.

— Ma petite fille, dit-il tendrement, j’ai là bien des merveilles, mais, va, c’est toi mon plus cher trésor !

Quelques minutes après, la porte du cabinet de travail s’ouvrit, livrant passage à un domestique qui apportait le courrier.

Le grand lévrier Derba s’était glissé derrière l’arrivant, avait traversé à pas feutrés le cabinet de travail et s’était dirigé vers la salle égyptienne. Bientôt, attiré par la fraîcheur de la mosaïque, il s’était couché, le corps à demi engagé sous le guéridon qui supportait l’amphore. Les yeux mi-clos, il regardait ses maîtres, très occupés au dépouillement de leur volumineux courrier.

Voyant qu’on ne prenait pas garde à lui, le chien allongea sa tête sur ses pattes fines et somnola.

Le bourdonnement d’une guêpe fut bientôt le seul bruit qui troublât le silence. L’insecte d’or se mit à voler autour du lévrier qui secoua la tête… La guêpe s’éloigna, puis revint ; Derba se leva vivement pour la happer… Mais son mouvement, trop prompt, lui fit heurter la petite table qui se renversa, entraînant la précieuse amphore.

Un fracas retentit… Tombée sur la mosaïque, l’amphore gisait, brisée… Au bruit, Yvaine et son père s’étaient précipités, et tous deux, sur le seuil de la salle égyptienne, eurent le même cri de véritable désespoir.

Pourtant, le vase antique n’avait pas la même signification aux yeux du père et de la fille : pour l’archéologue, c’était l’évocation d’un autre âge, d’un passé merveilleux dont il était la preuve matérielle ; c’était, pour le collectionneur, une pièce de musée auréolée d’une légende et pour le châtelain, le souvenir d’une puissante amitié.

Mais pour Yvaine, c’était plus encore… C’était l’urne où son cœur se trouvait enfermé, à l’intention de celui pour qui, seulement, il voulait battre !…

Aussi leur dépit ne s’exprima-t-il pas de la même façon. M. de Kervaleck, qui, pourtant s’impatientait rarement, saisit nerveusement une cravache oubliée sur un fauteuil, fit un pas dans le musée et appela d’une voix tremblante de colère le lévrier qui, comme conscient de sa maladresse, s’approcha en rampant…

Yvaine, la gorge serrée, des larmes au bord des cils, releva le guéridon, et, s’agenouillant sur la mosaïque, ramassa les morceaux de l’amphore.

La cravache levée allait s’abattre sur le dos du chien, quand tout à coup, la jeune fille poussa un cri :

— Père… Arrêtez… Voyez donc !…

Redressée en un clin d’œil, tremblante d’espoir, Yvaine tenait dans sa main fine une des anses du vase, qu’elle voyait évidée, semblable à un tube courbe, dans laquelle elle apercevait quelque chose…

Pierre de Kervaleck lâcha le chien et s’approcha, anxieux… Il saisit l’anse, et, trop ému pour pouvoir parler, se hâta d’en retirer le contenu.

C’était un papyrus, que ses yeux d’archéologue ayant marché sur les traces de Champollion purent vite déchiffrer. Le papyrus indiquait l’endroit où avait été caché le Talisman du Pharaon !

La joie du savant fut indescriptible… Enfin, l’amphore avait révélé son secret…

Et Pierre de Kervaleck, qui n’avait vécu que pour ses recherches, qui se sentait si heureux parmi les dangers d’une exploration, prenait la résolution de partir pour l’Égypte, et de faire des fouilles actives, qui auraient, il n’en doutait pas, un succès considérable.

Du cœur d’Yvaine sortit une action de grâces fervente pour le bonheur que cette trouvaille allait lui donner. Elle allait revoir l’antique terre d’Égypte, et, qui sait… peut-être là-bas, son rêve se réaliserait-il…

— Derba, appela le savant, viens ici, mon bon chien !… Dire que j’allais te battre… Tu ne te doutes pas de ce que tu viens de faire, ni de la joie que tu nous as causée !…

La jeune fille passa sa main blanche dans la robe fauve du lévrier, et se penchant vers lui murmura :

— Merci, Derba !…


IX

RIVALITÉ


Le projet d’expédition de Pierre de Kervaleck n’était pas resté secret. Les grands journaux en publièrent bientôt la nouvelle.

Un des archéologues allemands les plus considérés, Herr Karl von Haffner en fut un des premiers informés.

C’était un homme de quarante-cinq ans, gros et trapu. Une chevelure rare et grisonnante couronnait son front développé de savant, que la menace de calvitie agrandissait encore. Les yeux bleu clair, au regard de glace étaient dissimulés par d’énormes lunettes. Sa figure bouffie, largement fendue d’une bouche aux lèvres épaisses le révélait bestialement méchant.

Karl von Haffner connaissait la légende de l’amphore. Il avait vu le vase précieux, acquis ensuite par le Pacha et avait, déchiffré le papyrus qu’il contenait.

Bien souvent il avait rêvé d’ajouter un fleuron à sa couronne en recherchant l’anneau antique. Donner ce succès à l’Allemagne, quel triomphe !… Mais sans indication, la chose était impossible. Il aurait fallu fouiller l’Égypte entière pouce par pouce !… C’est pourquoi il en avait depuis longtemps abandonné l’idée.

Et voici qu’aujourd’hui un rival, un archéologue français allait se mettre à la recherche du précieux bijou ! Son succès n’était pas à mettre en doute puisqu’il avait, pour guider ses recherches, le plan tracé jadis par l’esclave de Nubie et dissimulé par lui dans l’anse du vase antique.

Rentré chez lui, dans sa maison de la Wilhelmstrasse, Karl von Haffner laissa éclater sa colère… Ainsi, si le bijou était retrouvé, c’est chez un Français qu’il reposerait, dans une vitrine, offert à l’admiration ! Le superbe profil ciselé de la Reine d’Égypte ne verrait jamais les bords de la Sprée… non, cela ne se pouvait pas… Un Allemand seul devait posséder le joyau… il le fallait !…

Von Haffner ferma le poing ; sa figure prit une expression de haine terrible et il murmura sourdement :

— Un moment, Monsieur de Kervaleck, vous voulez aller en Égypte ? J’irai aussi… Et nous verrons qui de nous deux le trouvera, le Talisman du Pharaon !…


X

PREMIERS JALONS


La « Touraine » venait, d’amarrer… L’effervescence du débarquement se faisait sentir sur tout le magnifique paquebot, de l’entrepont, aux cabines de luxe où Yvaine et son père se tenaient, prêts à descendre.

L’explorateur prit courtoisement congé du capitaine avec qui il s’était lié pendant la traversée, et qui lui souhaita le succès.

Yvaine souriait, heureuse d’être revenue en Orient, dans cet Orient magique, plein de rêve, de lumière et de beauté.

Alexandrie, la ville fondée jadis par Alexandre-le-Grand, dont le phare célèbre était classé parmi les sept merveilles du monde, et dont la riche bibliothèque fut brûlée jadis, à l’ordre du Calife Omar, était familière à Pierre de Kervaleck.

N’ayant l’intention d’y séjourner que très peu de temps, le savant et sa fille ne firent qu’une installation provisoire.

Presque en même temps que la « Touraine » un paquebot battant pavillon allemand amarrait à son quai. Karl von Haffner était au nombre de ses passagers.

Et tandis que le savant français composait sa caravane, employait des porteurs, achetait des bêtes de somme, le tout au grand jour, Karl von Haffner parcourait les quais du port… C’est parmi les débardeurs qu’il chercha des compagnons.

Un après-midi qu’il rôdait non loin de l’endroit où un bateau marchand attendait son chargement, il remarqua deux hommes, deux Égyptiens bronzés, aux yeux bridés, au regard fuyant, dont la mine lui convint.

Il les appela, fit un signe, et les deux porteurs s’étant rendus à son appel, le trio se dirigea vers une boutique d’aspect louche où toutes sortes de boissons étaient débitées et dont les murs, les tables et les sièges sordides avaient dû être les complices de bien des ténébreux secrets.

Quand il fut retiré dans un angle, avec ses deux compagnons, Karl von Haffner commença l’entretien.

— Comment vous nommez-vous ?

— Ahmed, répondit le plus âgé des deux, dont la force accusait la pleine virilité de ses trente ans.

— Ali, dit le plus jeune, souple, félin, et qu’on devinait rusé comme un vieux renard, malgré ses vingt-cinq ans à peine sonnés.

— Voulez-vous gagner chacun une grosse somme, sans beaucoup de peine et sans aucun risque ? demanda à voix presque basse l’explorateur allemand.

Les yeux des deux fellahs étincelèrent.

— Oui, répondirent-ils.

— Vous me servirez fidèlement ?

— Allah nous entend !…

— C’est très simple, expliqua Von Haffner : Un archéologue français, Pierre de Kervaleck, doit entrer bientôt dans le désert pour rechercher un Talisman enfoui à l’époque des Pharaons. Il possède le plan de la cachette… Ce bijou antique, je le veux, il me le faut. Mais, pour en avoir la gloire, je veux en faire la trouvaille… Allez voir l’explorateur français, engagez-vous parmi sa troupe, gagnez sa confiance, dérobez le papyrus, et, comme je suivrai sa caravane à distance, il vous sera facile de me l’apporter… Vous serez richement récompensés… Acceptez-vous ?…

En même temps, l’Allemand glissait aux débardeurs quelques pièces d’or dont la vue alluma des flammes dans leurs yeux noirs. Ils se levèrent, saluèrent en touchant leur front, puis leur cœur, de la main droite, en inclinant la tête, et répondirent :

— Allah a entendu… Ainsi nous ferons, maître !…

Le rusé Ali envoya Ahmed offrir le premier ses services au savant français, car il avait compris qu’il valait mieux se présenter chacun à son tour, et qu’une fois engagés il était préférable de se fréquenter le moins possible pour détourner les soupçons dans l’avenir.

Ahmed admira la prudence d’Ali et partit. La force qui se devinait à son corps bien charpenté, à ses bras musclés, plut à M. de Kervaleck, qui, après les questions usuelles, auxquelles Ahmed répondit correctement, engagea le colosse égyptien.

Environ une heure après, Ali arrivait. Il n’avait pas la haute stature de son complice, mais on le devinait agile comme un chat, et vif, et souple… L’intelligence pétillait dans ses yeux noirs. Comme l’Allemand l’avait pensé, Ali aussi fut accepté.

Le savant breton versa à tous ses porteurs un mois de leur salaire. Aussi quand vint le soir, le cabaret borgne du port put-il compter parmi ses fidèles Ahmed et Ali, les âmes damnées de Karl von Haffner.


XI

AHMED À L’ŒUVRE


Une huitaine de jours après, la troupe de M. de Kervaleck se trouva prête. L’explorateur n’avait ménagé ni temps, ni peine, ni argent, mais il était bien outillé, ses bêtes de somme étaient de qualité, et tous ses hommes robustes et bien entraînés.

La caravane quitta alors Alexandrie, et suivit la rive gauche du Nil.

Yvaine avait choisi pour elle une jolie cavale arabe toute blanche, à la tête fine et aux yeux vifs. Elle l’appela « Almée » et bientôt la gracieuse bête suivit sa maîtresse comme un chien.

Ahmed s’était révélé habile palefrenier ; nul ne savait mieux que lui rendre luisante, par un vigoureux pansage, la robe d’un coursier.

Yvaine lui confia Almée, et l’Égyptien, pour gagner la confiance de la jeune fille, dorlota sa cavale favorite, qu’il lui amenait chaque matin, lustrée, pansée, d’un blanc de cygne.

La caravane s’arrêta à quelque distance de Gisèh, et le camp fut établi.

Du seuil de sa tente, l’explorateur regardait ce paysage unique au monde : les trois grandes pyramides, ces monuments millénaires élevés sous les Pharaons et que l’antiquité classait parmi les Merveilles du Monde, et le Grand Sphynx, ce colosse, plus âgé encore que les Pyramides, puisqu’il existait déjà du temps de Chéops.

Et M. de Kervaleck pensait à tout ce merveilleux passé, à tous ces Rois magnifiques, ensevelis jadis, par leurs survivants, dans des conditions telles qu’ils devaient se conserver à tout jamais pour que, leur corps n’étant jamais réduit en poussière, leur « double » soit sauvé de la seconde mort.

Il pensait, devant l’imposante silhouette de la Pyramide, à Mykérinos qui fut enlevé par Vyse et qui sombra sur la côte d’Espagne avec le bateau qui le transportait en Angleterre.

Chéphren, qui gouverna l’Égypte pendant vingt-trois ans, Chéops, qui fut vingt-quatre ans roi, avaient laissé des monuments dignes d’eux et de leur splendeur, et l’archéologue admirait de toute son âme ces magnifiques vestiges d’une civilisation disparue.

Depuis deux jours, le camp était établi, et, bien qu’il dût s’enfoncer bien plus avant dans le désert, l’explorateur ne se pressait pas de donner le signal du départ.

Un après-midi, toute fine et gracieuse dans son seyant costume d’équitation, Yvaine pénétra dans la tente de son père, mais le savant dormait si bien que la jeune fille n’eut pas le courage de l’éveiller pour l’avertir de son départ.

Elle s’était, munie de son appareil photographique, voulant prendre des vues de ce pays égyptien qu’elle aimait. Elle déposa un baiser léger sur les cheveux gris et sortit sur la pointe du pied.

Ahmed, averti, lui amenait un cheval, mais Yvaine vit avec surprise que ce n’était pas sa rapide et légère Almée que le palefrenier tenait par la bride.

— Ahmed, dit la jeune fille, pourquoi as-tu sellé ce cheval gris ? Est-ce là ma monture ?

— Mademoiselle, dit l’Égyptien, je ne crois pas qu’Almée soit en état de sortir aujourd’hui !…

— Vraiment !… Pourquoi ?…

— Elle est malade… son flanc halète et son œil est terne.

— Je veux la voir. Où est-elle Ahmed ?

— Suivez-moi, Mademoiselle.

Bientôt, guidée par Ahmed, la jeune fille arrivait à l’endroit où sa favorite, couchée dans le sable, demeurait inerte. Quand Yvaine lui caressa la croupe, un long frémissement passa sur le corps de la cavale qui tourna vers sa maîtresse sa belle tête à l’œil triste.

— Soyez tranquille, Mademoiselle, dit Ahmed, votre cheval guérira. Je vais le soigner, et, dans quelques jours, il sera sur pied. Faites votre promenade habituelle, je vous ai choisi une bête rapide et sûre !…

Rassurée, Yvaine caressa une dernière fois les naseaux brûlants d’Almée et suivit le conseil d’Ahmed.

Hors du camp, la jeune fille mit son cheval au galop, mais elle s’aperçut, bien vite que la bête qu’elle montait était bien inférieure à Almée, son pas moins habile, et son allure fatigante.

Elle décida alors de lui faire réduire sa vitesse et la mit au trot.

Depuis quelques minutes, elle avançait, toute seule dans l’immensité. Elle voyait, à sa gauche, la masse lointaine des pyramides se profiler sur le ciel bleu, et elle admirait, venant de mettre son cheval au pas, pour mieux jouir du spectacle sublime.

Tout à coup, elle tressaillit. Apporté par la brise venue de l’ouest, le hennissement d’un cheval venait de se faire entendre.

La jeune fille se retourna sur sa selle et aperçut, galopant à toute allure, Ahmed qui lui faisait signe d’arrêter…

Elle eut un moment d’angoisse. Pourquoi le porteur la rejoignait-il ?… Qu’était-il arrivé au camp ?

Anxieuse, elle tourna bride et s’avança vers le cavalier. Un sourire sinistre qui flottait sur les lèvres du traître inquiéta vraiment Yvaine, mais, résolument, elle s’arrêta.

L’Égyptien la rejoignit.

— Que veux-tu, Ahmed ? dit Yvaine d’une voix calme.

Sans ménagement, sûr du résultat, brave envers une jeune fille isolée, le traître prononça, d’un accent dur et impérieux :

— Vous êtes en mon pouvoir… Regardez, c’est le désert… Vous allez me répondre. Vous devez savoir où se trouve le plan de la cachette du Talisman du Pharaon… Vous allez me le dire !..

Yvaine eut le mot de l’énigme et tous les autres faits s’enchaînant, rendaient la trahison plus claire encore : M. de Kervaleck, pris d’un sommeil si profond, Almée malade, droguée sans doute par Ahmed et remplacée par une bête inférieure, tout cela rendait visible la préméditation.

Mais elle dompta son inquiétude, et, courageuse, pendant que son cœur battait à se rompre, elle éclata de rire :

— Pauvre Ahmed, dit-elle, mais que veux-tu faire du Talisman du Pharaon ?

— Ce n’est pas pour moi, certes, répondit Ahmed, qui était loin d’avoir l’intelligence subtile de son complice Ali, c’est pour le savant Allemand Karl von Haffner…

— Maladroit, pensa Yvaine, comme tu me renseignes !… Et toi, dit-elle tandis que sa main nerveuse serrait le pommeau de sa cravache, quel intérêt as-tu dans ce vol ?…

— J’aurai de l’or… Mais j’aurai peut-être encore une plus belle récompense que vous me donnerez, vous… dit-il d’un ton qui glaça Yvaine, et que rendait encore plus compréhensible la menace de ses yeux cruels…

Yvaine de Kervaleck ne perdit pas sa présence d’esprit. — Mon Dieu, murmura-t-elle, protégez-moi !… Levant vivement sa cravache, bien affermie dans sa main, elle en cingla de toute sa force le cheval du traître, qui, surpris, se cabra bien haut et envoya son cavalier rouler dans le sable.

La jeune fille n’eut plus qu’une idée : fuir, regagner le camp, et mettant, pour tirer parti d’un mauvais cheval, toute sa science d’écuyère consommée, elle enleva sur place l’animal qui fit jaillir sous ses pieds sans fers le sable de l’antique terre des Pharaons.


XII

LA POURSUITE


Presque couchée sur l’encolure de son cheval, qu’elle excitait sans cesse de la voix, de l’éperon et de la cravache, Yvaine galopait… galopait…

Ah ! si elle avait eu la rapide Almée, comme elle aurait bien vite mis une grande distance entre elle et Ahmed. Malgré tous ses efforts, il lui semblait qu’elle n’avançait pas… Elle se rendit bientôt compte que la pauvre bête se fatiguait : sa respiration devenait saccadée, et sa bouche lançait de gros flocons d’écume. Et le camp n’était pas encore en vue !

Soudain, se retournant, la jeune fille s’aperçut qu’Ahmed la poursuivait. En effet quand le traître avait été désarçonné, les rênes étaient restées passées dans son bras, il avait empêché son cheval de fuir, le retenant de sa main de colosse. Toute occupée de sa fuite, Yvaine ne s’en était pas aperçue. Lâchant un effroyable juron arabe, Ahmed se releva, remonta à cheval et les éperons collés aux flancs de sa bête, il se mit à dévorer l’espace.

Il montait une bête vigoureuse qui, bien qu’Ahmed fût pesant, était capable de rattraper le cheval d’Yvaine, chargé seulement de la légère jeune fille.

Et le traître voyait avec un plaisir de brute, la distance diminuer.

— Si je peux la rattraper assez loin du camp, pensait-il, comme je vais me venger !… Von Haffner sera content, et moi…

Yvaine galopait et s’enfonçait de plus en plus dans le désert… Il lui semblait pourtant qu’elle aurait dû apercevoir les tentes… Elle se retourna et comprit… Un éblouissement la prit… Mais le danger la fit se ressaisir. La pauvre enfant s’était trompée de direction. Au lieu de s’en aller vers l’ouest, tournant le dos au Nil, ayant les Pyramides à sa droite, c’est vers le sud, vers le désert qu’elle galopait, désespérément…

Yvaine se vit perdue… Son cheval faiblissait, son galop devenait inégal, son poil gris était couvert d’écume, et son flanc haletait.

Ahmed se rapprochait… Il n’était plus guère qu’à trois cents mètres de la jeune fille…

Yvaine tenta un dernier effort… Elle apercevait, à une vingtaine de mètres, une sorte de fondrière : elle résolut de la sauter… Ahmed, sur son cheval lancé à plein galop ne verrait pas le piège, il ne pourrait pas le franchir et s’abîmerait.

Elle rassembla sa bête, mais le cheval épuisé, ne put fournir l’effort… Il s’abattit…

— Mon Dieu, implora Yvaine, ne m’abandonnez pas… Bonne Vierge, venez à mon secours !…

La jeune fille tenta, mais en vain de relever son cheval… La pauvre bête n’avait plus la force, ses naseaux claquaient, de sa bouche écumante la langue sortait, ses yeux ternes semblaient implorer la pitié…

Alors, Yvaine résolut de se défendre. Elle prit à sa ceinture un excellent petit revolver qu’elle portait par mesure de précaution et tira, visant Ahmed à la jambe, voulant seulement le blesser, pour l’arrêter…

Le traître fit-il faire un écart à son cheval ? Yvaine, trop émue, trembla-t-elle ?… La balle se perdit dans l’espace…

Ahmed, ricanant, les yeux pétillants de désir de vengeance, s’approchait.

Yvaine ferma les yeux.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Elle entendit bientôt le bruit d’une galopade qui s’éloignait, et quand elle regarda elle vit Ahmed qui détalait, rapide, sur son puissant coursier…


XIII

SAUVÉE


Dans le silence du désert, une détonation avait retenti.

Une haute dune de sable formant une énorme barrière, cachait l’autre partie de la plaine sablonneuse à un cavalier monté sur un splendide cheval de pure race arabe, d’un gris doux et aux longs crins noirs.

Inquiet, voulant savoir, le cavalier, un beau jeune homme de vingt-cinq ans, portant avec aisance le superbe costume des Pachas Égyptiens, monta à vive allure au sommet de la dune.

Son regard tomba sur la jeune fille et sur son poursuivant. Sans hésiter, il dévala la colline, se dirigeant vers Ahmed qui, à sa vue, fit demi-tour et détala, peu soucieux d’expliquer sa conduite.

Le cavalier, abandonnant le traître, s’approcha de la jeune fille.

Le teint animé par la course et l’émotion, les lèvres écarlates, les yeux brillants, noyée dans le flot d’or de ses cheveux dénoués, Yvaine était si belle que le jeune homme ne put s’empêcher de la regarder avec admiration…

Quand les doux yeux bleus d’Yvaine se portèrent vers son sauveur, qu’elle remarqua son visage régulier, au teint doré, aux longs yeux noirs, sa bouche garnie de dents magnifiques, blanches et régulières, elle n’eut qu’une pensée : pensée d’amour, de regret et d’espoir :

— Oh ! Sélim ! dit-elle dans son cœur.

Pour l’aider à se relever, le jeune homme lui tendit la main, et Yvaine remarqua cette main fine et soignée, nerveuse et forte, main d’aristocrate ou d’artiste.

Il s’approcha ensuite du cheval abattu, dont il frotta les naseaux d’un peu d’eau-de-vie et qu’il remit sur pied.

Dans un anglais nuancé d’un doux accent oriental, le jeune Égyptien dit alors :

— Me permettrez-vous, Miss, de vous escorter jusqu’à votre camp ?

— Je vous en serai reconnaissante, répondit Yvaine dans la même langue, car le camp de M. de Kervaleck, mon père, doit être très éloigné d’ici… Je me suis égarée…

Un cri, venu du plus profond de son âme monta aux lèvres du jeune Pacha :

— Yvaine ! s’écria-t-il.

La jeune fille avait compris. Tant de joie inonda son cœur, qu’elle pensa qu’il allait se rompre…

— Oh ! Sélim !… murmura-t-elle, si émue que sa voix tremblait.

— Que je suis heureux, murmura ardemment l’Égyptien, quittant pour le beau parler de France la langue d’Albion, que je suis heureux de vous revoir !…

Comme il est vrai, le vieil adage qui dit que l’amour appelle l’amour, et qu’à la jeunesse il faut la jeunesse.

Yvaine qui venait de courir un danger effroyable se sentit si rassurée par la présence du jeune Pacha que bientôt Ahmed fut loin de sa pensée.

Tout au bonheur de leur réunion, sans songer à briser le charme de cette rencontre providentielle, ils passèrent de douces heures à dévider, dans une mutuelle confiance, l’écheveau d’or de leurs beaux rêves !


XIV

INQUIÉTUDE


En s’éveillant de son pesant sommeil, la tête lourde et les tempes battantes, Pierre de Kervaleck consulta sa montre et ne put retenir une exclamation de surprise : sept heures approchaient et il se souvenait de s’être couché quelques minutes après midi…

— Quel paresseux je fais, pensa-t-il. Je suis sûr qu’Yvaine va me taquiner !… Mais je n’ai pas coutume de dormir si longtemps… Ce serait à croire que j’ai été sous l’influence d’un narcotique !…

Il se leva, mais sitôt le pied à terre, il chancela et dût s’asseoir. Vraiment inquiet il frappa sur un gong de bronze et Ali parut.

Le rusé Égyptien avait su si bien gagner la faveur du savant que celui-ci l’avait attaché à son propre service, n’ayant qu’à se louer de la vivacité et de la rapide compréhension d’Ali.

M. de Kervaleck lui ordonna de lui apporter de l’eau vinaigrée, et quand il eut rafraîchi son front brûlant, il ressentit une grande impression de bien-être.

Mais un soupçon s’était glissé dans son esprit. Son malaise, qu’il pensait causé par un narcotique, lui donna l’idée de chercher un indice.

Avant de s’endormir, il avait fumé une cigarette et bu un verre d’eau. Sur une petite table, à portée de sa main, il retrouva le verre et le bout de cigarette, mais leur examen ne révéla rien : c’est que, pendant le sommeil de plomb de l’égyptologue, Ali s’était hâté de faire disparaître le reste de l’eau saupoudrée par lui, à la demande d’Ahmed, d’une drogue dont il avait le secret, et de le remplacer par la même quantité d’eau pure.

— Bah ! se dit alors Pierre de Kervaleck, que vais-je penser là… Je vais aller voir Yvaine, sa présence dissipera tout à fait mon malaise…

Un sourire, vrai rayon d’amour paternel, éclaira sa figure au ferme regard.

Il fut bien étonné, en entrant chez sa fille, de trouver la tente vide. Il questionna la femme de chambre d’Yvaine, une Italienne engagée à Alexandrie, qui lui apprit l’heure du départ de la jeune fille.

— J’ai vu Mademoiselle entrer chez Monsieur, puis causer avec Ahmed, aller là-bas, où sont les chevaux, puis s’en aller, sur un cheval gris, ajouta-t-elle.

Inquiet, Pierre de Kervaleck se mit à chercher Ahmed. Le palefrenier était disparu. Plusieurs porteurs confirmèrent les dires de la servante et déclarèrent avoir vu ensemble vers les chevaux Ahmed et la jeune fille.

Tous les employés de M. de Kervaleck l’aimaient et lui étaient dévoués, parce qu’il était bon et juste et tous respectaient profondément Yvaine. C’est pourquoi il pensa à tout excepté à un rapt… Et puis, il était si loin de se douter qu’un rival, un Allemand, voulait son précieux papyrus et avait, pour le lui dérober, introduit deux loups dans sa bergerie…

Le crépuscule tombait et Yvaine ne rentrait pas… Saisi d’une angoisse indicible le savant sauta sur un cheval et courut dans la direction que la jeune fille avait prise.

Il galopait, la gorge serrée, répétant tout bas le nom chéri, ne pouvant croire qu’il aurait pu lui arriver un accident, se demandant s’il saurait se résigner, si le malheur voulait qu’elle soit perdue, sa petite fille si aimée, qui lui rappelait si bien la femme adorée qu’il avait perdue… Il souffrit tant, à ce moment, qu’il lui sembla qu’il sentait ses cheveux blanchir…

La nuit était presque tombée. Le ciel, d’un bleu sombre, encore frangé à l’ouest d’une longue ligne d’or sanglant, commençait à se piquer d’étoiles… Le Grand Sphynx regardait de ses yeux de pierre, son immuable sourire sur sa face mutilée, l’Orient où le lendemain réapparaîtrait le soleil… Le croissant de l’astre des nuits devenait visible.

Mais la beauté de ce crépuscule d’Égypte ne touchait pas M. de Kervaleck ; son cœur était trop lourd et son âme trop angoissée… Toute sa pensée n’était qu’à son enfant et ses yeux ne regardaient que pour l’apercevoir.

Soudain, dans le silence, trois coups de feu retentirent… un signal.

— Mon Dieu, pria tout haut le savant, vous avez entendu mon invocation et compris mon angoisse… Vous m’avez exaucé… Merci, ô mon Dieu… Yvaine est rentrée… Pardonnez-moi d’avoir douté de votre bonté !…

Il tourna bride et refit en sens inverse, l’âme inondée de joie, le chemin qu’il venait de parcourir, le cœur serré à la pensée qu’il aurait pu la perdre, sa fille chérie, belle comme l’aurore qui, le lendemain, allait dorer la face de pierre du Grand Sphynx, couché depuis des siècles dans les sables d’Égypte.


XV

LE RETOUR DE L’ENFANT
PRODIGUE


Sautant à bas de son cheval, Pierre de Kervaleck se précipita dans sa tente, les bras ouverts, ne voyant rien, ni personne que sa fille qui était là, saine et sauve et qu’il allait embrasser.

— Oh ! Yvaine, lui dit-il, dès le seuil, comme j’ai été inquiet ! Que c’est mal…

Sa fille se jeta dans ses bras, et l’étreignit longuement, lui murmurant à l’oreille, câline :

— C’est, le retour de l’enfant prodigue, père, ne grondez pas !… Je ne sortirai plus jamais seule. J’ai couru un grand danger, mais si vous saviez qui m’a protégée et ramenée ici !…

Ce n’est qu’à ce moment que l’explorateur s’aperçut de la présence du jeune Égyptien, qui avait assisté, muet et souriant, à toute cette scène.

— Père, continua Yvaine, il est certain que nous trouverons le Talisman du Pharaon, puisque, avec le papyrus, la Providence nous envoie le fils de Férid-Pacha !…

— Sélim, s’écria l’égyptologue qui s’avança, la main tendue, oh ! soyez le bienvenu !

Une sincère poignée de mains termina la présentation. Après le dîner, réunis tous trois dans la spacieuse tente du savant, Yvaine dit la trahison d’Ahmed, et la poursuite, et la chute, et l’intervention de Sélim.

La jeune fille avait retenu le nom de von Haffner, et quand elle en parla à son père, un nuage passa sur le front du savant.

Ainsi, il avait un ennemi en cet archéologue Allemand qu’il connaissait de réputation et dont il avait lu les savants ouvrages… von Haffner convoitait le papyrus : il était introuvable, car M. de Kervaleck le portait toujours sur lui, caché dans une poche secrète de sa ceinture, si habilement dissimulée qu’Ali même, qui avait souvent pris soin de ses vêtements, ne s’en doutait pas. Surtout qu’usant d’un pourtant bien vieux subterfuge, le savant affectait de faire grand cas d’une cassette d’acier à fermoir secret, vide en réalité.

— Savez-vous, Sélim, dit Yvaine d’un ton enjoué, que votre arrivée a été miraculeuse et que, si nous étions au temps passé, j’aurais pu vous croire le génie protecteur de cette région !…

— Il n’y a rien d’extraordinaire dans mon intervention, répondit Sélim de sa voix bien timbrée, avec un sourire qui rendait très doux ses beaux yeux sombres, l’explication en est bien simple : je possède, à Gisèh, une maison très ancienne où j’aime à m’isoler pour revivre, tout seul, des heures de rêve qui me sont chères… et quelquefois j’aime à galoper dans ce désert sublime, hanté jadis par les générations disparues, où je m’isole, avec mes souvenirs…

Le cœur d’Yvaine battait bien fort en entendant ces paroles, mais quand ses yeux rencontrèrent ceux de Sélim, elle comprit que son rêve, à lui, était son propre rêve et que leur espoir était le même ! Il n’avait pas oublié, lui non plus, et à la pensée que Sélim l’aimait, elle sentait son âme fondre de joie…

— Vous savez sans doute, dit M. de Kervaleck, que je cherche le Talisman du Pharaon… Et comme Sélim lui prêtait une oreille attentive, il conta dans tous ses détails la trouvaille du papyrus et fit part de sa résolution de trouver l’anneau antique.

— Si vous voulez, termina-t-il, prendre part à mes travaux, je serai très heureux de votre collaboration.

Sélim regarda Yvaine.

Le teint de la jeune fille était coloré par un vif incarnat et ses longs cils baissés voilaient l’éclat, sans doute trop grand de son doux regard bleu…

Sélim sourit, heureux et accepta.


XVI

JOURS HEUREUX


Le lendemain, sur sa jolie Almée guérie, l’effet de la drogue étant passé, Yvaine fit, en compagnie de Sélim, une longue promenade.

Pour s’éloigner du camp, ils avaient mis leurs chevaux au galop, mais quand ils furent seuls, ils ralentirent leur allure pour causer.

Ils arrivèrent bientôt auprès du Grand Sphynx et mirent pied à terre. Le soleil projetait sur le sable l’ombre de la tête du colosse. C’est à cet endroit que prirent place Yvaine et Sélim.

À leur droite, la grande Pyramide de Chéops profilait son imposante masse. Le ciel était limpide et si beau qu’Yvaine grisée, s’écria :

— Oh ! Sélim, que j’aime votre pays !

Un éclair passa dans les yeux noirs du jeune homme. Il répondit ardemment :

— Moi aussi, Yvaine, j’aime mon pays, je l’aime et je le comprends, lui qui est si ancien, et dont la civilisation remonte à la plus haute antiquité… Je suis heureux que vous aimiez l’Égypte qui a été la patrie de tant de génies et d’artistes… Les objets qu’on y retrouve encore, malgré trente siècles de fouilles actives, nous émerveillent, nous, modernes, et nous avons peine à concevoir que des hommes si primitivement outillés aient pu faire de tels chefs-d’œuvre !…

— Tenez, dit-il en se levant, désignant de sa main tendue la grande Pyramide, regardez cette masse superbe… Quel magnifique tombeau, bien digne du grand Chéops. Voyez avec quelle précision elle est construite et comme les quatre côtés de sa base regardent exactement les quatre points cardinaux… Ses architectes n’étaient-ils pas des géomètres de première force ?… Et regardez le Sphynx, une des plus vieilles statues retrouvées jusqu’à aujourd’hui ! Songez qu’il était déjà au temps du règne de Chéops, au XIIe siècle avant notre ère et qu’on croit même qu’il est l’œuvre des générations antérieures à Menès, l’œuvre grandiose des Serviteurs d’Horus !… Hélas !, les sables l’ont enseveli dans leur manteau roux pendant des siècles, sans le préserver de la ruine… Son corps de roc n’a plus qu’une vague forme de lion, mais remarquez comme sa tête se dresse encore, sur son col aminci, comme pour saluer le premier, toujours, la quotidienne réapparition du soleil !… Le bas de la coiffure est absent, le nez et la barbe ont été brisés, mais considérez comme cette magnifique ruine a encore, malgré ses mutilations, son expression de force et de majesté… Dans les yeux qui regardent au loin semble se concentrer la pensée profonde du front vaste ; le sourire de la bouche est encore visible ; la face ruinée est toujours empreinte de paix et de grandeur. Ce sont de vrais artistes qui ont pensé et exécuté le travail gigantesque qu’était la création de cette statue prodigieuse, taillée en pleine montagne ![1]

Je l’aime, le Sphynx, une des perles de l’antique patrie de Menès, de Bocchoris le législateur, de Sésostris le grand conquérant, de Sêthos, son père, des Ptolémées et de la belle Cléopâtre. Je l’aime, mon pays au passé merveilleux. Les divers jougs sous lesquels il a dû plier le front ne lui ont pas ôté son auréole, pas plus qu’ils n’ont enlevé de son sol ses colossales pyramides et son grand Sphynx au corps de roc.

J’aime le Sphynx parce qu’il semble concentrer dans son front et son regard, le génie des races disparues, dont je suis fier d’être le lointain descendant !…

— Et moi, dit doucement Yvaine, j’aime le vieux Sphynx parce qu’il a vu passer un jour, dans les bras de sa Mère, montée sur un pauvre âne dont le plus vertueux des Époux tenait la longe, un petit Enfant qui fuyait la persécution et dont la gloire, depuis vingt siècles rayonne sur le monde…

Elle s’était levée à son tour et le soleil qui faisait flamber l’or de ses cheveux la rendait si belle, d’une beauté faite de son enthousiasme et de sa foi profonde, que Sélim l’admira…

— Ô Grand Sphynx, continua la jeune fille, heureuse ruine, qui as vu de tes yeux de pierre et salué de ton sourire le Dieu en qui je crois !…

— En qui je crois aussi, Yvaine, dit Sélim… Et comme la jeune fille ne pouvait dissimuler un geste d’étonnement, le jeune homme ajouta :

— Primitivement, comme beaucoup d’Égyptiens, j’étais chrétien de la secte d’Eutychès. J’ai conservé cette croyance jusqu’à mon adolescence. En devenant homme, j’ai beaucoup pensé et les doctrines de l’hérésiarque Grec du Vième siècle ne m’ont plus suffi. J’ai cherché une religion, une croyance, ce pain de l’âme et de l’esprit. J’ai beaucoup voyagé, beaucoup observé et c’est le catholicisme seul qui m’a conquis et que j’ai embrassé, parce que mon âme s’épanouissait devant cette foi. C’est à Rome que je suis devenu catholique, et c’est en pèlerin que j’ai visité les Lieux Saints… Je crois en Jésus-Christ, fils de la Vierge Marie, Yvaine, et j’en suis fier !…

Les yeux splendides du jeune Égyptien flambaient, toute son attitude était si noble dans sa sincérité que la jeune fille, trop heureuse pour pouvoir parler ne put que laisser couler, sur le satin de ses joues, des larmes de joie, qui roulèrent, rosée précieuse jusque dans le sable où avait passé jadis le Dieu de leur foi…

De tous les jours qu’elle avait vécus, celui-là sembla le plus heureux à la jeune et fervente Bretonne.


XVII

LE SECRET D’UNE NUIT D’ÉGYPTE


Quelques jours après, la troupe de l’égyptologue se mit en route et gagna la vallée du Nil.

Le camp fut établi dans un endroit charmant de cette belle campagne égyptienne, une des plus riches de la terre, fécondée annuellement par le débordement du fleuve.

On y trouvait réunis presque tous les échantillons de la flore régionale et à petite distance, une palmeraie superbe barrait l’horizon.

M. de Kervaleck décida de commencer tout de suite les recherches. Il se mit à la tête de ses ouvriers et dirigea lui-même les fouilles, avec une telle ardeur qu’il ne ressentait jamais de fatigue, vif et alerte comme à vingt ans.

Yvaine et Sélim, il faut l’avouer, consacraient bien plus de temps à leurs promenades et à leurs longues causeries qu’aux recherches, et le temps passait si vite qu’il leur semblait trop court.

Ils ne s’étaient jamais fait d’aveu, mais ils devinaient qu’ils s’aimaient. Sélim l’avait compris en voyant parfois, quand son regard caressant se posait sur elle, une lueur rosée monter au visage d’Yvaine, et la jeune fille avait lu l’amour dans les yeux splendides de Sélim, ses yeux troublants, tour à tour veloutés, rêveurs ou flamboyants, attirants et mystérieux comme une belle légende orientale.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

La lune, dans son plein inondait de sa douce lumière la fertile vallée et faisait scintiller le large ruban moiré du Nil.

Les palmiers, doucement caressés par la brise, agitaient lentement, avec un bruit très doux, leurs longues pennes vert sombre. Dans la nuit montaient, comme d’une immense cassolette, tous les violents parfums de la luxuriante végétation.

Le bruit léger des pas de Sélim et d’Yvaine se mariait aux mille bruits de la palmeraie, au froissement des feuilles, aux bruissements d’ailes des insectes.

Le jeune fille jouissait de la belle nuit ; elle leva les yeux vers le ciel piqué de milliers d’étoiles, et son regard rencontra celui de Sélim, ardemment baissé sur elle.

Depuis un moment, ils marchaient sans parler, se sentant tous deux émus, comme s’il y avait eu quelque chose entre eux… Mais les yeux d’Yvaine rencontrèrent ceux de Sélim et leurs âmes furent sous le charme.

Un rayon de lune argentait les cheveux légers de la jeune fille et faisait briller comme deux diamants ses douces prunelles bleues.

Enivré par cette beauté si vraie, Sélim prit la petite main qui ne se dégagea pas et murmura doucement, si doucement qu’il lui sembla que la brise seule avait dû entendre ses paroles et les emporter au loin.

— Oh ! Yvaine… Yvaine chérie…

Le cœur de la jeune fille battit bien fort et une larme de joie perla au bord de ses longs cils…

Mettant dans son accent toute sa passion d’Oriental et toute l’ardeur de sa jeunesse, Sélim laissa échapper le secret de son cœur :

— Yvaine ! si vous saviez comme je vous aime !… Depuis si longtemps je ne vis que pour vous, je ne pense qu’à vous… Vous revoir, gagner votre amour a été mon espoir… Accepterez-vous l’amour sincère que je vous offre et me confierez-vous votre vie ?

Ses yeux charmeurs, rayonnants de passion fixés sur l’adorée, Sélim attendait un mot qu’Yvaine, trop émue ne pouvait prononcer.

Les longs cils baissés se soulevèrent enfin et il lut la réponse dans les yeux brillants de bonheur qui rencontrèrent les siens.

Il porta à ses lèvres la petite main tremblante, passa son bras autour de la taille souple d’Yvaine et l’attira tout contre lui.

Pour la première fois, leurs lèvres se joignirent dans un long baiser dont la lune, qui brillait là-haut, fut le seul témoin…

Trop heureux pour pouvoir parler ils restaient là, dans ce silence, l’âme inondée de joie, le cœur tout plein de leur amour.

Sélim enfin murmura ardemment à l’oreille de l’aimée, blottie sur son cœur :

— Yvaine chérie, je mériterai votre confiance, je saurai vous semer de roses la route de la vie, ma belle fleur de Bretagne…

— Sélim, répondit-elle, la vie sera trop courte pour vous aimer.

L’heure passait, et tout à leur bonheur, ils ne s’en apercevaient pas. Les minutes, les heures sont si brèves, quand on s’aime et qu’on se le dit !… Un vent plus frais caressa soudain Yvaine qui frissonna… Le charme fut rompu…

Ils rentrèrent lentement, le cœur plein d’une douce joie. Yvaine voulait, tout de suite, confier son bonheur à son père, mais Sélim la pria de garder encore ce délicieux secret… Elle sourit, et comprenant la pensée du jeune Égyptien, elle consentit.

Dans sa tente, l’égyptologue travaillait encore, penché sur des plans et une carte de la région.

— Bonsoir, père chéri, s’écria Yvaine, embrassez-moi, je suis heureuse, la vie est belle, je l’aime…

Pierre de Kervaleck comprit-il que l’amour venait de fleurir dans le cœur de sa fille, qui lui offrait son front pour le baiser du soir ?…

Il sourit et dit doucement :

— Bonsoir, mignonne, dors bien !

Quand elle fut couchée, dans l’ombre, seule avec son amour, Yvaine repassa en son esprit tous les évènements de la soirée… Il lui semblait entendre encore à son oreille les paroles ardentes, elle croyait revoir les beaux yeux sombres et sentir sur ses lèvres la douceur du baiser de Sélim…

Toute la nuit elle fit de beaux rêves et son esprit charmé s’envola bien haut, sur l’aile d’or de la chimère…


XVIII

TÉNACITÉ TEUTONNE


Les jours passaient, et malgré ses opiniâtres recherches, Pierre de Kervaleck n’avait rien trouvé.

Parfois, malgré tout son enthousiasme, le savant se décourageait. Cet anneau antique, enfoui au bord du Nil depuis tant de siècles devait être depuis longtemps disparu. Le fleuve qui inonde ses rives chaque année devait avoir mis au jour la cachette et emporté la bague dans le reflux de ses eaux vertes…

Mais Yvaine et Sélim, que leur amour rendait optimistes, redonnaient espoir au savant qui, au contact de leur espérance et de la franche gaîté de leur jeunesse, se remettait vite à croire au succès.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Karl von Haffner n’avait pas abandonné la lutte !… Quand, après l’échec, Ahmed était venu chercher refuge à son camp, l’Allemand avait senti une colère folle monter à son cerveau et il avait eu l’idée de briser sa cravache sur le dos du maladroit… Mais il fut assez maître de lui pour se contenir et n’infligea à Ahmed aucun châtiment.

En ménageant son complice Karl von Haffner était de bonne politique car il redoutait une vengeance : l’Allemand craignait le musulman.

Mais toute sa confiance et son espoir se portèrent sur Ali, l’Égyptien aux manières félines, au cerveau fécond en idées machiavéliques.

Un soir qu’Ali, échappé à la brune était à son camp, l’Allemand lui expliqua son projet :

— Écoute-moi bien, Ali, lui dit-il, tu affirmes avoir été incapable de trouver le papyrus chez M. de Kervaleck… Il ne l’a peut-être pas… Il a dû le confier à sa fille qui en est, pense-t-il, l’inviolable dépositaire. Et comme aucun homme ne pénètre chez la jeune fille, que tu crois sa servante italienne incorruptible, il faut apprendre d’elle-même où est le plan que je convoite… Mais comme depuis l’arrivée du jeune Pacha, qui, m’as-tu dit, l’accompagne toujours il serait impossible de renouveler l’exploit d’Ahmed, il faut que tu trouves un moyen pour amener ici la jeune Bretonne… Je saurai bien la faire parler… Et puis, ajouta-t-il, et sa figure de Teuton prit une effrayante expression de cruauté, devrais-je lui faire les pires menaces, elle parlera, foi de von Haffner.

— Et si elle refuse obstinément, insinua Ali, une lueur d’ironie dans ses yeux rusés…

— J’exécuterai mes menaces… conclut von Haffner.

L’Égyptien le regarda… il comprit que vraiment cet homme était capable de faire ce qu’il disait et un instant, il hésita… Mettre la jeune fille au pouvoir de cette méchanceté froide lui semblait monstrueux. Les yeux à demi fermés, il réfléchissait profondément… Von Haffner comprit-il ce qui se passait dans l’âme de son complice ?

— Écoute, Ali, lui dit-il de son accent bref, si tu réussis à enlever la jeune fille, je triplerai la somme que je t’ai promise, malgré les nombreux acomptes que je t’ai déjà donnés… Comprends-moi bien : je veux le Talisman du Pharaon !…

Karl von Haffner avait fait vibrer la corde sensible. Ali n’hésita plus.

— Allah m’entend, maître, dit-il… J’enlèverai la jeune fille !

Un horrible sourire passa sur les lèvres épaisses de l’Allemand, qui, satisfait, atteignit sa pipe de porcelaine, l’alluma et se mit à fumer, l’âme sereine, sous les yeux d’or des étoiles.


XIX

L’IDÉE D’ALI


Le cerveau d’Ali travaillait, travaillait… Plusieurs plans lui étaient venus à l’esprit, mais il les avait tous rejetés, aucun ne lui semblant acceptable.

Tout à coup son regard se posa sur le presse-papier de son maître, un lion de bronze, œuvre d’un artiste ami du savant, et un sourire de triomphe éclaira son visage.

Ali avait trouvé.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

La matinée était radieuse, le ciel était d’un bleu intense, sans un nuage. Le Nil, tout proche, coulait à pleins bords, avec un bruit très doux.

M. de Kervaleck venait de montrer à sa fille et à Sélim un collier de feldspath, taillé en perles fuselées, enfilées et disposées sur trois rangs, qu’un des ouvriers avait trouvé.

Ils admiraient la netteté du poli et la perfection du calibrage de l’antique parure, quand ils furent soudain interrompus par l’arrivée d’Ali, agité, haletant, comme s’il venait de faire une longue traite… Son cheval, écumant, s’en allait seul, derrière les tentes.

— Qu’y a-t-il, Ali ? demanda M. de Kervaleck.

— Maître, répondit l’Égyptien, vers l’oasis, là-bas… à quinze milles environ d’ici… Ali a relevé… les traces… d’un énorme lion… Oh ! il doit être de forte taille… le seigneur à la grosse tête… car ses empreintes étaient… larges comme cela !…

Pierre de Kervaleck regarda Sélim dont les yeux brillaient de joie non dissimulée. Les Africains du nord savent chasser le lion. Le savant avait parmi sa troupe plusieurs Algériens et Tunisiens qui se mettraient volontiers avec lui à la poursuite du fauve.

Sélim s’était levé, la perspective d’une chasse l’enthousiasmait ; aussi, quand l’égyptologue lui offrit de partir en reconnaissance jusqu’à l’oasis dont parlait Ali, n’eut-il garde de refuser.

Pierre de Kervaleck donna des ordres, et deux bons chevaux furent amenés. Sélim avait revêtu un costume de toile blanche et posé sur ses cheveux noirs un casque d’explorateur qui projetait de l’ombre sur son visage mat et rendait plus troublant le regard de ses beaux yeux sombres.

Les chasseurs furent bientôt prêts à partir. Yvaine les accompagna jusqu’aux limites du camp. Pour la première fois depuis l’arrivée de Sélim, elle allait être privée de sa présence toute une journée… C’est long, une journée… Comme elle allait s’ennuyer… Un léger pli se formait entre ses fins sourcils, mais elle s’efforça de le faire disparaître.

— Surtout, Yvaine, dit M. de Kervaleck, ne sors du camp sous aucun prétexte. Ne t’éloigne pas de ta tente !

— Soyez tranquille, père, je vais être très sage… N’ayez aucune inquiétude. Tenez dès que vous serez hors de vue, je vais aller me reposer… Je vais rêver à vous et au succès de votre chasse… Je vais vous voir vainqueur de tous les lions de l’Afrique !

— Embrasse-moi, et rentre vite… Au revoir… sois prudente…

— Au revoir, dit Yvaine, qui fixa sur Sélim ses prunelles bleues rayonnantes d’amour…

Le jeune homme ne fit qu’un bref adieu, mais ses yeux enchanteurs surent dire à l’aimée toute la profondeur de son affection, par un regard expressif, troublant et passionné.

Les chevaux partirent au grand trot. Yvaine regardait la silhouette harmonieuse de Sélim et admirait l’aisance avec laquelle sa main fine et pourtant si forte retenait l’ardeur de son rapide coursier. Ses yeux se fixèrent sur son père, encore si alerte et si vif, et elle murmura, le cœur débordant de joie et d’affection :

— Mon père chéri… Sélim, mon amour… comme je vous aime !…

Quand les cavaliers furent hors de vue, fidèle à sa promesse, Yvaine rentra chez elle. Elle congédia sa servante italienne, voulant être seule avec ses pensées, ses souvenirs et ses rêves. Elle s’étendit sur un divan et se mit à songer…

Il lui semblait entendre encore les jolies choses que Sélim lui disait si souvent et elle refaisait en son esprit tous leurs doux projets d’avenir.

Ils avaient confiance en la vie qui s’annonçait si belle pour eux !… De noble naissance, riches, unis par une même croyance, rien ne semblait devoir mettre obstacle à leurs projets de bonheur.

Ils s’aimaient tant…

La pensée de cet amour partagé, si sincère et si pur, gonfla son cœur. Elle sourit, heureuse… et s’endormit.


XX

CAPTIVE


Ali eut peine à dissimuler sa joie en voyant sa ruse avoir un résultat si prompt. Avec son habileté coutumière il prépara tout ce qui était nécessaire au savant et attendit le départ des chasseurs.

Il guetta Yvaine et vit avec satisfaction qu’elle rentrait chez elle. Peu de temps après, l’Italienne s’éloigna. Ali, cependant ne se pressa pas. Il savait qu’aux heures chaudes tout le camp ferait la méridienne et il attendait ce moment.

Il alla à l’enclos où étaient les chevaux, choisit une excellente bête qu’il sella et emmena à l’extrémité du camp, où il la dissimula.

Puis, quand tout fut prêt, le traître combina son plan d’attaque. Il savait qu’aucun homme ne franchissait le seuil de la tente d’Yvaine : le savant seul y avait accès, mais, comme par hasard, elle avait oublié son chapeau chez son père. En faisant mine d’aller le lui porter, Ali sauverait les apparences en cas d’échec.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Tout le camp dormait. Quand le traître fut certain que personne ne le voyait, il entra chez Yvaine.

Encore vêtue de son costume de cheval, elle dormait en souriant et rêvait sans doute à de bien douces choses. Un instant, Ali la contempla. Étant plus intelligent, sa méchanceté était moins grande que celle d’Ahmed, mais il se souvint des paroles de von Haffner, et l’amour de l’or triompha.

Ali s’approcha d’Yvaine, la saisit brusquement et lui noua sur la bouche un voile qui étouffa ses cris…

Rapide comme l’éclair, il courut en passant derrière les tentes, jusqu’à son cheval, le détacha en un clin d’œil et malgré sa double charge, le lança au galop dans la direction du camp de von Haffner.

Le prudent Allemand avait mis le Nil entre lui et l’explorateur breton. C’est sur la rive droite du fleuve qu’il avait établi son campement.

Ali galopa jusqu’à un gué qu’il connaissait pour l’avoir souvent traversé, où son cheval put franchir le Nil et reprit sa course jusqu’au camp de l’Allemand.

Béatement assis dans le sable au seuil de sa tente, von Haffner fumait sa pipe avec une évidente satisfaction. Non loin de lui, Ahmed occupait ses loisirs en frottant à tour de bras un harnais dont les ornements de cuivre ne tardèrent pas à briller comme des soleils en miniature.

Soudain l’Allemand vit venir ce cheval portant une double charge et il comprit qu’Ali avait réussi.

Il sauta sur ses pieds, vif comme un jeune homme et s’élança au devant de l’arrivant. Il rayonnait.

Sa figure empâtée s’éclaira d’un sourire, et le verre des lunettes ne pouvait dissimuler l’éclair de joie méchante qui illumina ses yeux froids.

— Ali, s’écria-t-il, tu auras ta récompense… Tu as réussi… Je suis content de toi.

L’Allemand regarda Ahmed, dont les yeux étaient fixés sur Yvaine avec une expression de haine terrible.

— Ahmed exécutera mes ordres, pensa-t-il… Il veut sa vengeance… Je serai la tête et il sera le bras !…

Cependant, sitôt sa prisonnière remise à von Haffner, Ali remonta à cheval et retourna à toute allure au camp du savant français.

En vérité, personne ne s’était aperçu ni de son départ, ni de son absence. Il rentra tranquillement, et heureux à la pensée de l’or qu’il allait bientôt recevoir, grâce auquel il allait pouvoir mener une vie large et aisée, il sourit à l’avenir.

Cependant, Karl von Haffner avait fait signe à Ahmed d’introduire la jeune fille dans sa tente. Calme et hautaine, sans même l’honorer d’un regard, Yvaine suivit l’Égyptien.

L’Allemand regardait Yvaine et la trouvait jolie… Il remarqua ses mains fines et ne put s’empêcher de la trouver élégante dans la simplicité de son costume d’équitation. Son regard s’attachait avec tant de complaisance sur elle que la jeune Bretonne, offensée résolut de brusquer les choses.

— Me direz-vous, Monsieur, ce que signifie cet enlèvement et ce que vous désirez de moi ?

L’Allemand crut comprendre que la résistance ne serait pas longue et il s’applaudissait de son idée.

— Rassurez-vous, Mademoiselle, je ne vous veux aucun mal… Je regrette beaucoup qu’Ali n’ait pas su mieux vous transmettre ma pressante invitation, dit-il, devenant ironique malgré lui…

Le dialogue avait commencé en français. Certes von Haffner le parlait bien mais avec cet horrible accent dont les Teutons n’arrivent jamais à se débarrasser. Yvaine vit l’occasion de le gifler. Ce fut en allemand qu’elle répondit.

— Quel était donc le motif de votre invitation ? C’est la première fois qu’on me sollicite ainsi ?

— Je vais vous expliquer, répondit von Haffner dans la même langue, mais dites-moi, pourquoi parlez-vous allemand ?…

— Oh ! reprit Yvaine d’un ton léger, c’est tout simplement pour ne pas vous entendre hacher comme paille le beau langage de mon pays.

Un flot de colère monta à la tête de l’Allemand, mais il se contint et d’un ton doucereux continua :

— Ce que je veux de vous, oh ! Fraulein, peu de chose, un simple renseignement, que vous me donnerez volontiers n’est-ce pas ? Dites-moi donc où se trouve le plan de la cachette du Talisman… Si vous l’avez sur vous, donnez-le-moi et je vous renverrai chez votre père, en m’excusant de ne pouvoir vous y conduire moi-même…

— Vous avez trop étudié les mœurs des anciens, Herr von Haffner, et pas assez celles de vos contemporains pour croire qu’intimidée par les menaces que je sens derrière vos paroles ironiques, je vais ainsi trahir mon père. Croyez-moi, le Talisman du Pharaon ne sera trouvé que par M. de Kervaleck, ou bien il restera à jamais dans la cachette où l’enfouit jadis l’esclave de Nubie, répondit Yvaine, incarnant en cet instant, devant le lâche ennemi, toute la Bretagne fervente, et toute la France !…


XXI

LE PROJET DE KARL VON HAFFNER


Karl von Haffner, hors de lui, ne put se contenir plus longtemps. Les poings serrés il arpentait la tente, mâchonnait des jurons, allait, venait, semblable à un ours en cage.

Dans son cerveau, un travail effrayant se faisait. Il perdait l’espoir de trouver le bijou, puisque cette Bretonne têtue ne voulait pas parler… Et l’Allemand cherchait une vengeance, une revanche terrible, une revanche affreuse. Il aurait voulu inventer des tourments pour cette enfant de vingt ans qui le tenait en échec…

— Écoutez, lui dit-il, soudain calmé, ceci est mon ultimatum… Je vous donne deux heures pour réfléchir… Vous parlerez ou vous mourrez… La vie est belle à votre âge et vous devez l’aimer. Mais je serai inflexible. Si vous refusez, je confierai votre précieuse personne à mon dévoué Ahmed qui n’hésitera pas à vous offrir en holocauste aux rois du Nil, aux grands crocodiles. Leurs mâchoires auront tôt fait de broyer vos membres, sans oublier, ajouta-t-il avec un hideux sourire, votre jolie tête, dure comme tous les rochers d’Armorique.

Malgré tout son courage, Yvaine se sentit glacée… Certes, elle aimait la vie, qui jusqu’à présent lui avait été si douce ! Mourir à vingt ans, c’est terrible, cependant quand c’est la volonté de Dieu, il faut s’y résigner… Mais être jetée aux monstres du Nil, c’était trop horrible… Et un frisson, qu’elle ne put dissimuler passa le long de son corps.

Von Haffner s’en aperçut et son expression cruelle s’accentuant encore, il ajouta :

— Ahmed vous mènera lui-même aux crocodiles. Il connaît un endroit où ils fourmillent… Il ne vous manquera pas, et, cette fois, je ne crois pas qu’un secours vous vienne !…

Yvaine comprit l’allusion et regarda l’Allemand avec tant de calme et de froideur, que malgré son audace il dut baisser les yeux.

— Ahmed ! appela-t-il. L’Égyptien parut. — Prends soin de Mademoiselle, lui dit-il, puis il sortit…

Ahmed inspecta la tente d’un coup d’œil et sortit à son tour. Yvaine entendit, au dehors, le bruit des pas de plusieurs hommes, et elle comprit qu’on lui donnait des gardiens.

L’idée de fuir ne lui vint même pas, mais dans cette solitude un moment d’affreux découragement la prit. Elle tomba à genoux, et ne pouvant retenir les larmes brûlantes qui coulaient de ses yeux, elle murmura :

— Ô terre d’Égypte, que j’ai tant désiré revoir, toi qui as vu naître celui que j’aime, seras-tu le témoin de ma mort ?

Ô mon père, mon père chéri, vous qui m’aimez tant, qui avez choyé mon enfance et remplacé pour moi qui étais votre unique affection, la mère que j’ai trop tôt perdue, comme vous allez souffrir ! Qu’allez-vous faire sans votre Yvaine… Comme vous allez trouver vide la maison où j’ai vu le jour !…

Et vous, Sélim, mon fiancé, mon seul amour… Devons-nous déjà être séparés, après avoir eu l’espoir d’être unis pour toujours ?… Ma vie va finir… je vais bientôt mourir, ô Sélim, sans avoir pu revoir votre visage aimé et sans avoir reçu un dernier baiser de vos lèvres… Oh ! c’est trop horrible !…

Elle fit un geste pour chasser l’affreuse vision et sa main rencontra la croix d’or qu’elle portait à son cou, attachée depuis son enfance par les doigts de sa pieuse mère. Et au contact de l’emblème de sa foi, Yvaine sentit un grand calme envahir son esprit.

— Mon Dieu, dit-elle, séchant ses yeux, pardonnez-moi… Je me résigne. Pardonnez ces larmes impies… Si telle est votre volonté, ô mon Dieu, je saurais m’y conformer… Je sais que je fais mon devoir : je ne peux trahir mon père !… Bonne Vierge, ma Mère céleste, pardonnez-moi si j’ai péché… Je vais bientôt paraître devant vous. Je vous implore, ô bonne Mère… Envoyez la résignation à mon père et ôtez toute idée de vengeance de l’âme de mon fiancé !

Ayant puisé du courage dans la prière, les yeux secs, calme et fière, Yvaine de Kervaleck attendit, sans crainte, le retour de Karl von Haffner.


XXII

LA VENGEANCE D’AHMED


L’heure étant arrivée, von Haffner rentra dans la tente. Toujours calme, Yvaine le regarda venir. L’Allemand avait, au coin des lèvres, un tel rictus de haine qu’elle comprit que la pitié ne toucherait jamais ce cœur de roc et qu’il exécuterait ses menaces.

— Avez-vous réfléchi ? demanda-t-il dès le seuil.

— Oui.

— Et quelle décision avez-vous prise ?

— Vous ne saurez rien. N’insistez pas.

— C’est bien, dit Von Haffner, veuillez me suivre !

Docile, Yvaine sortit avec l’Allemand. Dehors le soleil resplendissait, l’air était doux, le ciel serein.

Appelé par von Haffner, Ahmed arrivait.

— Tu vas emmener Mademoiselle, dit Karl avec son hideux sourire, étudier de près les grands lézards du Nil.

Ahmed s’inclina… Yvaine remarqua que trois autres porteurs allaient se joindre à son bourreau. Résignée à son sort, elle s’abandonnait : son sacrifice était fait. Cependant, quand Ahmed s’approcha d’elle et lui prit le bras, elle tressaillit à cet affreux contact et recula vivement.

— Ne me touche pas ! dit-elle, et son cri trahissait sa profonde répulsion.

Mais Karl fit un signe et malgré sa résistance désespérée, Yvaine fut saisie par le colosse qui sauta en selle.

La pipe aux lèvres, les yeux luisants derrière les lunettes, semblant une vivante incarnation de la Haine, von Haffner la regardait.

Tout le dédain de la jeune fille se concentra dans le mot qu’elle lui jeta, comme un soufflet :

— Boche ! s’écria-t-elle.

Un rire de brute secoua von Haffner… Il donna le signal du départ et la petite troupe s’ébranla, Ahmed et sa victime en tête.

L’Égyptien prit sa revanche car, pendant tout le parcours, il tortura de ses paroles la pauvre enfant qui, excédée, en vint à désirer d’être arrivée pour mourir, pour ne plus entendre !

— Je vous tiens, cette fois, disait-il sourdement, et je ne vous lâcherai pas. Votre sauveur est loin : il court après le lion… il peut courir… Vous allez voir les crocodiles de beaucoup plus près qu’il ne verra le lion… Vous m’avez fait mordre le sable, moi, je vais vous faire boire au Nil. C’est un prêté rendu. Ah ! votre père va bien sangloter, il ne la verra plus, sa fille ! Quant à Sélim-Pacha, si votre beauté l’a charmé, il devra se choisir une autre épouse. Bah ! les belles femmes ne manquent pas, il oubliera vite… Le crocodile se souviendra peut-être plus longtemps d’avoir fait un bon repas… Je vais vous donner un beau petit plaisir… Je ne vais pas vous précipiter ainsi sans que vous ayiez pu voir le joli petit lézard qui vous dévorera. Je vous laisserai le contempler tant que vous voudrez ; vous pourrez en même temps admirer une dernière fois le beau ciel bleu, le soleil, et respirer pour la dernière fois l’air du désert. C’est pourtant dommage de vous faire mourir, vous êtes belle, et je vous laisserais vivre s’il n’en tenait qu’à moi… Mais, c’est vrai, vous n’aimez que les Pachas, parmi les Égyptiens ; alors, tant pis pour vous… Si vous aviez été plus docile, von Haffner aurait été moins sévère. Comme le dit souvent mon maître allemand : qui veut la fin veut les moyens !…

Cet horrible discours résonnait aux oreilles d’Yvaine ; pour ne plus entendre, elle priait, et elle eut la force de rester calme.

Enfin, le Nil fut atteint. La rive droite du fleuve était à cet endroit basse et couverte de roseaux qui devaient être le repaire de nombreux crocodiles. Ahmed mit pied à terre et entraîna la jeune fille.

— Regardez, dit-il…

Les yeux béants d’horreur, Yvaine regarda les roseaux agités par un grouillement qui devait être celui des affreux sauriens.

Ahmed souriait d’un air satanique. La pauvre enfant regarda une dernière fois autour d’elle : elle vit le large fleuve, et quand ses yeux se portèrent sur la rive gauche, abrupte et élevée de plusieurs pieds, elle pensa à son père et à Sélim qui étaient de ce côté-là du Nil, mais si loin d’elle !…

— Allons, décidez-vous, dit Ahmed, parlez, sinon il va falloir plonger !… Il se rapprochait, et ses yeux avaient un tel éclat qu’Yvaine crut y voir une menace pire que la mort !…

Elle n’était qu’à quelques pas du fleuve, et Ahmed avançait… Elle recula… Ahmed tendit le bras, mais sa main ne rencontra que le vide : la jeune fille venait de disparaître dans le reflux des eaux vertes.

L’Égyptien se rendit peut-être compte de l’horreur de son acte, car, les yeux fous, il courut à son cheval et tourna bride, revoyant sans cesse l’affreux remous où Yvaine avait disparu.


XXIII

TROMPÉS


Au trot régulier de leurs chevaux, Sélim et Pierre de Kervaleck se dirigeaient vers l’oasis.

Ils causaient tranquillement, n’ayant aucun soupçon, pas même ce vague à l’âme que l’approche d’un grand malheur fait souvent éprouver.

C’est que, pour avoir des appréhensions au sujet de la sécurité d’Yvaine, Pierre de Kervaleck était trop droit, et Sélim trop amoureux… Ils ne pouvaient s’imaginer qu’on pouvait vouloir du mal à cette délicieuse enfant aux yeux limpides, à l’âme de lys, que tous deux aimaient tant !

Ils avançaient, et leur conversation roulait sur la chasse… Sélim, qui avait chassé le tigre aux Indes avec le fils d’un Rajah, en conta les péripéties à son compagnon, lui mentionnant la battue de la forêt par des hommes à pied, les chasseurs suivant à dos d’éléphant. Il lui dit que parfois le fauve, saisi d’une rage folle ne craint pas de sauter sur les pachydermes, et qu’une balle peut, seule, lui faire lâcher prise…

Sélim faisait, de la chasse au tigre une intéressante description. Sobre de gestes, trouvant toujours le mot juste, il parlait un français très pur, que nuançait agréablement son doux accent oriental.

Pierre de Kervaleck avait vu, au Gabon, chasser le gorille. Et à son tour il décrivit la manière de prendre les grands singes de la taille d’un homme, qui deviennent si terribles quand ils sont blessés, et dont les bras herculéens manient sans effort apparent, de jeunes arbres ébranchés en guise de gourdins.

Après quelque temps, l’oasis devint visible… De hauts palmiers-dattiers entouraient la large flaque d’eau qui brillait au soleil.

Les chasseurs aperçurent bientôt une troupe de gracieuses antilopes qui broutaient tranquillement… trop tranquillement, car, si en cet endroit la grande voix du lion avait résonné, les craintives bêtes n’auraient pas eu ce calme.

Tout tremble, en Afrique, quand le lion rugit !

Alors, brusquement, le jeune Pacha arrêta son cheval et regarda son ami : le savant venait de comprendre.

— Nous nous sommes fait jouer, dit-il, la gorge serrée… Oh ! ma pauvre Yvaine !…

Les yeux de Sélim lançaient des éclairs. La rage et la douleur durcissaient ses traits réguliers, et ses sourcils noirs se fronçaient… Les dents serrées à les briser, les poings crispés, il aurait voulu avoir des ailes, pour voler au camp et empêcher leurs ennemis de nuire à Yvaine.

Par bonheur, ils avaient ménagé leurs chevaux, qui seraient capables de fournir l’effort qu’ils allaient leur demander.

— Partons vite, lança Sélim en faisant volter son cheval, peut-être n’est-il pas trop tard !

Et une course folle commença… Les chevaux, allongeant tout leur corps filaient comme des flèches, sans cesse excités par leurs cavaliers angoissés.

Les quinze milles qui les séparaient du camp furent franchis en bien peu de temps, et pourtant, il semblait aux deux hommes qu’ils avaient mis un siècle à parcourir cette distance.

Enfin, les tentes furent en vue… Les généreuses bêtes donnèrent un dernier effort et les cavaliers pénétrèrent en trombe dans le camp.

Tous les ouvriers étaient réunis autour de la servante italienne qui pleurait à chaudes larmes. La pauvre fille avait été la première à remarquer l’absence d’Yvaine, et se perdait en conjectures.

Quand elle aperçut Pierre, elle courut au devant de lui en criant :

— Ah ! Monsieur, quel malheur ! Mademoiselle…

Elle n’en put dire davantage et tomba évanouie. Payant d’audace, Ali était au premier rang et s’agitait plus que tous.

Ce fut lui qui courut au secours de l’Italienne et l’emporta dans une tente, où des soins furent prodigués à la pauvre fille qui se reprochait comme un crime de n’avoir pu protéger sa jeune maîtresse.


XXIV

LE MALHEUR VEILLE


Pour la première fois, Sélim franchit le seuil de la tente d’Yvaine. Une émotion intense remplit son âme.

C’est dans ce cadre, sous ce frêle abri que celle qu’il aimait avait vécu depuis son arrivée en Égypte ; c’est sur ces tapis qu’elle avait marché, c’est sur ce divan qu’elle reposait…

Reviendrait-elle jamais animer la tente de ses rires frais et l’ensoleiller de sa présence ? À cette angoissante question, son cœur se serrait, et ses lèvres murmuraient tout bas le nom chéri.

C’est qu’il aimait Yvaine comme on aime à vingt-cinq ans ; il l’aimait avec toute l’ardeur de sa jeunesse et la fougue de son sang oriental.

Un pli profond se creusait entre ses sourcils noirs, et ses yeux exprimaient, toute sa résolution de tenter l’impossible pour retrouver Yvaine.

Le regard de Sélim se posa sur M. de Kervaleck dont le chagrin était pénible à voir. Il allait et venait, les yeux fixes, les lèvres serrées, se sentant devenir fou !…

Toute la vie de sa fille chérie lui revenait à l’esprit… Il se souvenait de sa joie quand sa jeune femme, sa douce Armelle lui avait montré le bébé blond qui venait de naître et qu’il n’osait toucher, le trouvant si frêle… Il revoyait la mignonne tenter ses premiers pas, sur les vertes pelouses du château, et plus tard, jolie à croquer sur le minuscule poney de Shetland qu’il lui avait donné et qu’elle sut bientôt mener, puis, devenue orpheline, l’accompagnant dans ses voyages… Il la revoyait, en Égypte, éclatant en sanglots, quand le serpent avait été éloigné de Sélim… Et au retour, si jolie, et d’une grâce d’ange, faisant sa première communion dans l’église où elle avait été baptisée… Il la voyait, par la pensée, grandir et cesser d’être enfant, pour devenir la délicieuse jeune fille dont son cœur de père s’enorgueillissait… Où était-elle ? Quel serait son sort, entre les mains de ses ravisseurs ?

Et le malheureux père sentait tout son sang bouillir de rage, de douleur et d’impuissance à cette horrible pensée…

Sélim avait toujours son regard sombre et le pli de son front s’accentuait. Il buvait, lui aussi, au calice d’amertume.

Soudain résolu, il voulut savoir… Le mensonge d’Ali avait provoqué leur départ : c’est à lui qu’il allait demander un compte terrible. Il sortit brusquement et son regard chercha l’Égyptien.

Ali sortait de la tente où l’Italienne avait été emmenée. Il se félicitait de son audace, pensant avoir le temps de s’enfuir sans être remarqué.

Von Haffner allait tenir sa promesse et lui donner de l’or. Ali pensait à quitter l’Égypte et à s’en aller au Maroc ou en Algérie, où il vivrait en grand seigneur avec l’argent de l’Allemand — le prix du sang d’une innocente — et malgré lui, un léger sourire flottait sur ses lèvres.

Il leva soudain la tête, et son regard rencontra celui de Sélim… La résolution qu’il y lut fut sans doute bien terrible, car il blêmit, mais, vivement, de son allure féline, il se glissa derrière les tentes et disparut…


XXV

LE CHÂTIMENT D’ALI


Se glissant entre les tentes, souple comme un chat, Ali fuyait, cherchant à gagner l’enclos, à sauter à cheval et à filer là-bas, vers le désert, sûr de l’impunité.

La soudaine disparition du traître interdit un moment le fiancé d’Yvaine, mais il se ressaisit vite et partit à son tour dans la même direction.

Le jeune homme ne pensa pas que le traître pouvait être embusqué en quelque part et l’attaquer, à l’improviste ; il ne voyait que le but de sa poursuite : atteindre Ali et savoir.

Si une lutte avait dû avoir lieu, nul doute que le complice de von Haffner aurait été rapidement terrassé, malgré sa souplesse, par le jeune Pacha qui cachait une force athlétique dans son corps svelte et admirablement proportionné.

Car, si Ali avait lutté pour sa vie, l’amour d’Yvaine aurait décuplé les forces de Sélim…

Mais le traître ne se souciait pas de se mesurer au jeune homme… Il fuyait…

Sélim l’aperçut soudain et accéléra sa course. Ali n’était plus qu’à quelques pas de l’enclos… Encore une minute et il sautait à cheval.

Dans le parc, aménagé pour leur laisser la pleine liberté de leurs mouvements, les chevaux allaient et venaient, secouant leurs longs crins, s’ébrouant, galopant, à leur caprice.

Ali se glissa, félin, entre deux poteaux et marcha parmi les bêtes, frôlant les têtes, les flancs, les croupes…

Un des plus beaux sujets de l’enclos était l’étalon gris de Sélim, un fier Arabe de pure race, mais farouche et impétueux comme le vent du désert !

L’admirable bête avait parfois des caprices, des crises de méchanceté qui rendaient dangereuse son approche.

Ali le savait, mais il n’y prit pas garde. Le cheval qu’il voulait saisir pour s’enfuir n’était qu’à quelques pas de l’Arabe aux crins noirs.

Le traître s’avança et tendit le bras… Son geste effraya l’étalon qui, rapide comme l’éclair, décocha une ruade terrible qui atteignit Ali en pleine poitrine.

Sélim arrivait… Le bel animal qui ne se laissait approcher que par son maître ne chercha pas à fuir… Son long col baissé, il flairait avec bruit le pantelant Ali, dont la bouche entr’ouverte vomissait un flot de sang, et dont les yeux devenaient vitreux.

Sélim se détourna avec dégoût, et murmura, en flattant la tête fine de l’étalon gris :

— Justice est faite !…

Le jeune homme revint à grands pas vers la tente où Pierre de Kervaleck se tenait immobile, les yeux secs, le front brûlant…

— Pour l’amour d’Yvaine, dit ardemment le jeune Pacha, ayez du courage. Un des traîtres est déjà puni… Ressaisissez-vous et venez… Allons vite au secours de la victime de l’Allemand !

L’ardeur de Sélim galvanisa le savant. L’étalon gris et un autre bon coureur attendaient, venant d’être sellés à l’ordre du jeune homme.

L’espoir dans les yeux, les deux amis sautèrent en selle et repartirent à toute allure.

Une force invincible semblait diriger Sélim qui se mit à suivre, instinctivement, la rive gauche du Nil aux eaux vertes.


XXVI

LE TALISMAN DU PHARAON


Les flots du Nil avaient englouti la pauvre Yvaine. Mais l’instinct de la conservation agit en elle, et, reprenant brusquement courage, saisie aussi d’un espoir fou, elle se mit à nager.

Son jeune corps fendait aisément les eaux du large fleuve, et son espoir devenait plus grand, à mesure qu’elle avançait.

Elle avait craint un moment d’apercevoir la figure haineuse d’Ahmed, mais elle se rendit compte que la rive du fleuve était absolument déserte, et de son âme fervente, une action de grâces sincère jaillit.

Elle était presque au quart de la largeur du Nil quand, soudain, il lui sembla entendre l’eau clapoter.

Inquiète, elle tourna la tête et, horrifiée aperçut un énorme crocodile qui se dirigeait vers elle.

De tous les êtres animés, il n’en est pas qui inspirent de plus grande répulsion que les reptiles. Ces animaux hideux sont repoussants sous tous les rapports : la vue de leurs inhabiles mouvements, le toucher de leur corps froid provoquent un recul instinctif.

Mais parmi toutes ces bêtes immondes, le crocodile est peut-être le plus monstrueux.

Son aspect est hideux : cette tête allongée, deux fois plus longue que large, percée de petits yeux, cette gueule affreuse, à mâchoires terribles, pourvues de soixante-huit dents aiguës provoquent à qui les voit un sursaut d’horreur.

Mais si le crocodile se meut difficilement à terre, il nage merveilleusement, grâce à ses pattes palmées et à sa queue aplatie. Dans les grands fleuves africains, on a trouvé de ces affreux sauriens dont la taille atteignait de six à huit mètres, véritables bêtes d’Apocalypse, presque invulnérables puisque les balles ricochent sur leur épaisse carapace.

Ces hideuses bêtes étaient parmi les animaux sacrés de l’ancienne Égypte, avec les ibis et les scarabées… On en trouve encore beaucoup dans le Nil où ils attirent, par leurs cris, assez semblables à la plainte d’un enfant, le voyageur inexpérimenté. Malheur à celui que sa sensibilité porte à aller explorer les roseaux… Les terribles mâchoires l’ont bien vite saisi et broyé…

C’est un de ces monstres qui poursuivait Yvaine. Il n’était pas de la plus grosse espèce, mais il était capable de dévorer la pauvre enfant sans grand effort.

Yvaine résolut de lutter et se mit à nager plus vite. Elle avait de l’avance sur le saurien, et, sa volonté aidant à son effort désespéré, elle réussit à maintenir la distance…

La rive gauche du Nil approchait… la jeune fille la voyait, abrupte, presque semblable à un mur à pic, s’élevant à une hauteur de plusieurs pieds. Pour se retrouver sur la terre ferme, il faudrait qu’elle grimpe le long de cette rive presque verticale, en ayant, pour seuls points d’appui, les arbustes et les herbes qui croissaient çà et là.

Elle commençait à se fatiguer, mais, tous ses nerfs tendus, elle fit un dernier effort et atteignit le bord du fleuve.

Le crocodile avançait… Yvaine voyait distinctement son corps allongé se mouvoir dans l’eau, semblable à un long fuseau de la couleur des flots.

Elle commença la pénible ascension. Sa main gauche saisit les branches d’un arbrisseau et s’y cramponna fortement. De la main droite, elle accrocha une touffe d’herbe et tenta de se hisser, mais le frêle appui céda soudain.

La motte de terre s’arracha et tomba à l’eau, dans un rejaillissement d’écume… Yvaine eut un cri de désespoir. Le crocodile approchait… Sa gueule s’ouvrit tout à coup, et la jeune fille vit les effrayantes rangées de dents aiguës.

Elle frissonna et détourna les yeux, et elle eut soudain un moment d’indicible émotion, qui la fit pâlir de joie et de désespoir…

La touffe d’herbe, en s’arrachant, avait mis à jour une petite excavation, soigneusement garnie de larges pierres plates, presque au ras de l’eau, et dans laquelle la jeune fille apercevait une petite amphore d’argile, réduction parfaite de celle qui contenait le secret…

Tout son sang afflua à son cœur. Le crocodile était tout près, et Yvaine se sentait à bout de forces, touchant du doigt le maximum de l’horreur ! Elle avait compris qu’elle venait de retrouver le Talisman du Pharaon, et il lui fallait mourir, de cette mort affreuse… Dans quelques minutes ce serait fini… le monstre n’était plus qu’à quelques mètres… Yvaine ferma les yeux et s’abandonna… Mais l’image adorée de son fiancé passa devant ses yeux et lui donna le pouvoir de réagir encore une fois.

Elle réunit ses dernières forces et appela, désespérément : « Sélim, Sélim ! » comme si ce cri d’amour où elle mettait toute son âme devait produire un miracle, un prodige et la sauver… Et le vent du désert emporta son appel, son appel suprême, son dernier cri d’espérance !…


XXVII

L’AMOUR EST PLUS FORT QUE LA MORT


Poussant activement, l’étalon gris qui répondait en bête généreuse, Sélim galopait en avant de son ami, les yeux fixés sur le fleuve, cherchant fiévreusement.

Tous ses sens étaient affinés par la puissante volonté de son cerveau. Il lui semblait qu’il aurait pu voir Yvaine à grande distance et qu’il aurait pu entendre le plus petit bruit décelant sa présence.

Soudain, il tressaillit. Il arrêta brusquement l’étalon gris et écouta… Ce n’était pas une illusion… Il venait d’entendre de nouveau un appel lointain.

Le cheval fila dès lors comme une flèche… À cet endroit, la rive était basse, un peu plus loin seulement, elle commençait à former une pente qui ne faisait qu’augmenter pour produire l’escarpement au bas duquel était Yvaine, à demi morte de fatigue, de désespoir et d’horreur.

Mais Sélim avait entendu. Guidé par le cri de sa fiancée, il monta la pente à toute vitesse. Dans le fleuve, il vit le crocodile et il comprit…

La première pensée qui lui vint à l’esprit fut de tirer sur le saurien… Il mit rapidement pied à terre et saisit son revolver. Mais l’affreuse bête était si près qu’il comprit qu’il tentait le destin, car, si la balle avait dévié, c’est Yvaine qu’elle aurait frappée.

Et le crocodile n’était plus qu’à deux ou trois mètres d’elle !… Jetant son revolver inutile, Sélim saisit à sa ceinture son fort poignard et le mit entre ses dents. Puis, résolument, il plongea dans le fleuve, à quelques pieds du saurien, qui, voyant cette nouvelle proie abandonna la jeune fille.

Sélim se mit à nager, s’éloignant de la rive… le crocodile le suivit.

Les yeux agrandis par l’horreur Yvaine voyait son fiancé offrir sa vie pour la sauver… Sa main se crispa plus fortement après l’arbrisseau. Angoissée au point de croire que son cœur ne battait plus, elle regardait la lutte de Sélim et du reptile, duel terrible, dans lequel l’homme n’est pas toujours vainqueur !

Le jeune Égyptien nageait vite. Son corps souple s’allongeait dans l’eau avec des mouvements harmonieux.

Soudain, comme le crocodile l’avait presque rejoint, Sélim disparut sous l’eau. Yvaine le crut perdu… un nuage passa devant ses yeux, tout était fini, fini… sans espoir !… Sa main crispée desserra un peu son étreinte. L’espérance ne la soutenait plus, elle se laissait aller…

Mais, un peu plus loin, la tête chérie réapparut… Le poignard n’était plus entre les dents d’ivoire. Les forces décuplées par la volonté, le jeune homme avait éventré le saurien, que le courant emportait et qui se débattait encore, dans les affres de l’agonie !

Sélim nagea plus vigoureusement et atteignit Yvaine à demi évanouie. Il la saisit passionnément entre ses bras, la serra sur son cœur, fou de bonheur… Il contempla un instant le visage pâli aux grands yeux mi-clos, et ne put que murmurer :

— Oh ! ma chérie !

Yvaine ne pouvait prononcer une parole, trop épuisée, mais son bras put encore se lever pour désigner au jeune homme l’excavation où il vit à son tour la précieuse réduction de l’amphore… Lui aussi avait compris… Il saisit le petit vase d’argile, et n’eut plus qu’une pensée : reprendre contact avec le sol.

Remonter la rive escarpée était impossible. Il dut nager, soutenant Yvaine jusqu’à l’endroit où le rivage était bas, et où il put sans difficulté remettre pied à terre.

De l’escarpement, Pierre de Kervaleck avait tout vu… Ce qu’il souffrit à ce moment est inexprimable. Il voyait, tremblant d’impuissance, son enfant chérie courant le double danger de la noyade si elle lâchait prise et de la mort par la dent du crocodile si le jeune homme était vaincu… Il avait vu les efforts de Sélim et compris son généreux dévouement. Quand il avait disparu sous l’eau qui s’était refermée en clapotant, le savant avait poussé un cri affreux… Il lui avait semblé que c’était son fils qui venait de disparaître, et il voyait sa fille frôlée par la mort ! Il avait frissonné d’horreur… Mais quand il l’avait vu réapparaître, le poids terrible qui oppressait son cœur avait été ôté comme par une main invisible, et il s’était repris à espérer…

Il avait vu Sélim rejoindre Yvaine, et il avait remarqué avec quelle passion le jeune homme l’avait serrée sur son cœur, comme une chose précieuse qui lui appartenait… Et il avait dit tout bas, en faisant en lui-même le serment :

— S’il aime Yvaine, je ne la lui refuserai pas !

Et quand le sauveteur avait repris pied, portant dans ses bras la jeune fille, il s’était précipité au devant de lui, s’écriant avec chaleur :

— Oh ! Sélim, mon fils !

Le jeune homme souriait. Ses yeux splendides rayonnaient. L’Amour avait vaincu la Mort !


XXVIII

DOUBLE BONHEUR


Sélim avait étendu Yvaine sur le sable, et l’égyptologue se hâta de la soigner… Il tamponna ses tempes avec un peu d’eau-de-vie, lui fit respirer des sels, et la jeune fille ouvrit enfin les yeux… Son regard, d’abord effrayé reprit rapidement son éclat en retrouvant les visages aimés anxieusement penchés vers elle.

Toute au bonheur d’être sauvée, elle embrassa longuement son père, les deux bras passés autour de son cou, comme quand elle était petite. Elle desserra son étreinte pour tendre la main à Sélim, mais elle accompagna ce simple geste d’un regard et d’un sourire dont le jeune homme comprit la douce signification.

Un éclair de joie illumina ses grands yeux sombres, et il porta dévotement la petite main à ses lèvres…

Yvaine conta alors, dans tous leurs détails, son enlèvement, et son arrivée chez von Haffner, les questions de l’Allemand et son ultimatum.

Elle ne put relater sans un frisson d’horreur, le parcours effectué sur le cheval d’Ahmed et sa chute désespérée dans le Nil.

Les yeux de Sélim avaient pris un éclat inquiétant ; il dit à son tour le subterfuge et le châtiment d’Ali.

L’étalon gris penchait sa tête vers Yvaine. La jeune fille le caressa en murmurant.

— Pauvre bête, tu as été un justicier inconscient ! Tu as fait le bien presque comme Ali a fait le mal. Tu as été l’instrument de la Providence, Ali a été celui de von Haffner… Le seul coupable de tout, c’est le Germain… Il est coupable sous tous les rapports, d’abord par son envie et son égoïsme. Il voulait pour lui le secret de mon père, il a tout tenté pour s’en emparer. M’en croyant dépositaire, il m’a fait enlever et n’a pas reculé devant un crime, parce que je refusais de le livrer. Et c’est un savant, un homme cultivé, appartenant à l’élite de son pays qui a fait cela, c’est un homme au puissant cerveau, mais aveuglé par le fanatisme qui a dirigé, leur promettant de l’or, deux pauvres hères dans la voie du mal… Ali et Ahmed n’ont fait qu’exécuter ce que von Haffner avait pensé !

— Soyez tranquille, dit Sélim, d’un accent résolu, il sera puni !…

— Non, dit vivement le savant Breton, tu as vu la mort de trop près, ma petite fille… Je ne veux plus rien tenter qui t’expose à de nouvelles représailles… La terre d’Égypte gardera son secret, le Talisman du Pharaon ne reverra jamais la lumière !

Le savant remarqua seulement l’air indéfinissable des jeunes gens : il les regardait sans comprendre quand, tout à coup, Sélim lui tendit la petite amphore avec un encourageant sourire.

Interdit, ne pouvant croire à la réalité, il se croyait le jouet d’un songe, mais quand sa main toucha le petit vase d’argile, il ne douta plus, et comprit tout le mystère de la trouvaille.

Au fond de l’amphore, la bague reposait, intacte. Il l’eut bientôt sortie de sa prison millénaire, et se mit à l’examiner. L’égyptologue réapparaissait en lui… En vérité l’antique bijou était merveilleux ; cet anneau d’or massif, orné tout autour d’hiéroglyphes formant une phrase symbolique, et portant sur le dessus le profil de la Reine était une véritable œuvre d’art.

Pierre de Kervaleck ne put s’empêcher d’exprimer tout haut son ravissement, et son admiration :

— Regardez, disait-il, le fini merveilleux de ce bijou. Quel artiste inconnu a exécuté ces ciselures, poli cet or pur ?… Comme on voit que cette bague a été faite pour être portée par le Pharaon ! On y reconnaît bien la solidité d’un bijou fait pour servir ! Elle n’a pas la ténuité des joyaux funéraires qu’on trouve souvent dans les tombeaux, et qui ornent les momies… si fins et si légers qu’ils ne pouvaient revêtir que des morts…

… Te rappelles-tu, Yvaine, de ce diadème de la Reine Knou-mouît ? Tu as bien admiré ce lacis de fils d’or si légers que réunissaient, à intervalles égaux, des fleurons d’or à cœur de cornaline et à quatre pétales bleus, simulant une croix de Malte… Les fleurettes rouges et bleues semées sur les fils entre chaque fleuron lui donnaient un aspect joli et gracieux au possible mais sa fragilité le rendait impossible à porter[2]… Au contraire, ce Talisman était un bijou solide, bien destiné à un vivant !…

Mais le discours de l’égyptologue intéressait très peu les amoureux, qui n’étaient qu’à leur bonheur. Sélim l’aperçut soudain, tout à la contemplation du bijou, il sourit et regarda Yvaine… Elle comprit la muette demande des beaux yeux noirs, devenus très doux, entre les longs cils, et, souriante à son tour, y accéda… Leurs lèvres s’effleurèrent dans un rapide baiser.

Le Talisman du Pharaon commençait à leur porter bonheur !…


XXIX

MEKTOUB


Le Nil charriait dans ses flots verts le cadavre du crocodile qui flottait, le ventre en l’air, la garde du poignard restant visible dans la plaie affreuse… Il le charriait vers le nord, vers le delta, vers la mer…

Assis parmi les herbes, au bord du fleuve, Karl von Haffner réfléchissait profondément. Ahmed, son âme damnée était à ses côtés, mais ses yeux troubles ne regardaient pas les flots. La vision de la jeune fille disparaissant dans les roseaux hantait trop son cerveau en feu.

Karl songeait… Son œil bleu était plus dur encore, sous ses sourcils rapprochés, et son poing se crispait… Ainsi, malgré son forfait, c’était l’échec, l’échec complet… Il n’avait pas trouvé le Talisman du Pharaon. Comme un mauvais chasseur, il allait rentrer bredouille… Oh ! si cette obstinée Bretonne avait voulu parler, révéler le secret, il l’aurait découvert, lui !… Quelle joie et quelle fierté de revenir en Allemagne après cette expédition, en rapportant l’antique bijou ! Il croyait voir la bague, dans une vitrine, au musée, merveille parmi tant de trésors, désignée à la foule des admirateurs par une belle plaque gravée : Don de Herr Karl von Haffner.

Il s’était oublié au point de sourire à la vision. Mais quand la réalité lui revint — la réalité, c’est-à-dire l’échec — il reprit son attitude haineuse et sombre… Il se leva brusquement et s’écria, pensant à sa victime :

— J’ai bien fait !

Soudain, ses yeux fixèrent, dans l’eau, une longue chose qui approchait, roulée par les flots… Il s’approcha plus près et regarda avec attention… Il reconnut en cette chose morte, ballottée par le Nil, le cadavre d’un saurien.

La bête n’était plus qu’à quelques mètres de lui, et il vit distinctement la garde du poignard sur le ventre jaunâtre… Ses yeux devinrent égarés…

— Ahmed, dit-il, la gorge soudain serrée, regarde…

Mais le traître n’osait pas. Ce qu’il craignait de voir, ce qui, il le sentait, l’aurait rendu fou, c’était le cadavre de la pauvre enfant, noyée et à demi-dévorée… Oh ! la hantise terrible, le plus grand châtiment des criminels…

— Regarde, Ahmed !

Et le traître regarda.

— Oh ! fit-il seulement, saisi d’une appréhension affreuse.

— Attrape cela, ordonna von Haffner, d’un ton qui ne souffrait aucune réplique, il me faut ce poignard.

Ahmed surmonta son horreur. Il saisit un long bâton, muni d’un crochet, dont il se servait pour fouetter les buissons et en éloigner les reptiles, et fut assez adroit pour atteindre et amener, de son bras de colosse, la dépouille du saurien.

Karl s’était précipité et avait ôté le poignard de la plaie béante. Il examinait la riche poignée damasquinée, aux dessins capricieux, admirablement exécutés… Au milieu des filets d’or, bien visible sur l’acier un S se détachait… Karl crut comprendre ; une sueur froide l’inonda.

— Ahmed, dit-il, ne connais-tu pas ce poignard ?…

L’Égyptien tremblait ; ses dents claquaient.

— Oui, dit-il. Ali m’en a souvent fait la description : cette arme appartient à Sélim Pacha…

La main de Karl lâcha le poignard qui se piqua dans le sable, tout droit…

— Le châtiment est proche, murmura le musulman. Nous ne le fuirons pas… c’est écrit !

Mais von Haffner se résignait moins facilement à la fatalité. Il avait compris que selon toute apparence, Yvaine était sauvée, et il eut peur du compte terrible que le savant français pourrait lui demander.

Demeuré sur la berge un peu en pente, le lourd cadavre du saurien glissait doucement. Son propre poids l’entraînait, et il retomba à l’eau avec bruit, dans un rejaillissement d’écume, faisant sursauter de frayeur les deux complices à l’âme tourmentée.

Ils reprirent à grands pas le chemin du camp. Von Haffner donna l’ordre de se préparer au départ, et le lendemain, à l’aube, ses tentes avaient disparu… Il avait franchi le Nil et marchait, là-bas, vers l’Ouest, vers le grand désert…

Depuis deux jours, ses tentes étaient plantées en plein désert lybique. L’Allemand respirait. Il n’avait plus en son âme que l’humiliation de la défaite. Il avait oublié son forfait et ne craignait plus ni ses ennemis ni leur vengeance.

La solitude et le calme des sables brûlants, portaient son esprit à la songerie…

Le Grand Désert d’Afrique, cette immense mer de sable, est souvent la proie d’un fléau : le simoun.

Tous les Africains craignent ce vent brûlant qui souffle du sud au septentrion, avec rage, fait tourbillonner, avec d’atroces sifflements le sable arraché aux dunes qu’il nivelle d’ici pour les reformer de nouveau plus loin, qui ne connait aucun frein, qui bouleverse, tue, étouffe, ensevelit. L’air alourdi devient irrespirable, le ciel est obscurci par le sable qui tourne, serré, fouette et brûle les visages, aveugle, remplit la bouche, les oreilles, les narines, et s’amoncelle enfin, linceul de poussière rousse.

Karl von Haffner n’avait pas pensé au simoun. Le fataliste Ahmed était sûr du châtiment, il l’attendait : c’était écrit !…

L’après-midi d’une de ces journées étouffantes qu’on connaît sous les tropiques, le vent commença à s’élever… Déchaîné, violent, impétueux, invincible, le simoun, le maître du désert accourait avec une rapidité extrême, du midi, des régions équatoriales. Il arracha avec fureur les tentes de l’Allemand qui ne put se protéger et l’ensevelit à jamais, avec son âme damnée, dans les sables d’Égypte.

Ainsi finit Karl von Haffner, le bourreau conscient de la jeune Bretonne.


XXX

LE RETOUR


Quelques jours après, Sélim, qui avait son idée, était parti seul à cheval pour trouver, d’après les indications d’Yvaine, le camp de von Haffner. Il voulait demander à l’Allemand la raison de sa conduite et de son lâche attentat.

Quand il eut atteint le gué où le Nil était franchissable, il regarda l’horizon : la rive droite du fleuve était absolument déserte. Nulle trace de camp… l’Allemand avait fui…

Il se décida pourtant à traverser le Nil. Un sentier se trouvait un peu à sa gauche, assez large pour le passage d’un cheval. Il y dirigea sa bête, regardant le sol pour y trouver des traces. Soudain il s’arrêta et mit pied à terre… Il venait d’apercevoir, piqué tout droit sur la rive, un poignard — son poignard — celui qui avait tué le crocodile.

Il hésita un instant avant de saisir l’arme, puis ses traits se détendirent. Il comprenait. Karl von Haffner avait dû repêcher le cadavre flottant du saurien, preuve du sauvetage d’Yvaine, et il s’était enfui, craignant le châtiment.

Sélim fit le geste de jeter le poignard à l’eau, puis il se ravisa et le mit dans les fontes de sa selle. Il renonçait à poursuivre l’Allemand, et puis, quelque chose lui disait que des traîtres seraient châtiés.

Il revint au camp et montra sa trouvaille à ses amis. Le père et la fille renoncèrent aussi à l’idée de se venger… Ils pardonnaient… Tout était parfait du reste puisque la jeune fille était sauvée et le Talisman retrouvé.

Mais au sujet du bijou, Pierre de Kervaleck avait des scrupules. Il se demandait parfois s’il devait garder l’anneau, ou le remettre à Férid-Pacha, premier possesseur de l’amphore.

Il opina pour la seconde idée, et, sans dire pourquoi aux jeunes gens, il décida de partir pour le Caire.

Le retour s’effectua par la rive droite du Nil, celle que von Haffner avait si longtemps hantée.

Férid-Pacha fut bien étonné quand il revit le savant et la jolie Yvaine. Son plaisir sincère fut bien partagé.

Le père de Sélim avait un peu changé. Ses cheveux, si noirs jadis étaient tout gris, mais sa haute taille était toujours droite, et ses yeux noirs avaient conservé leur douceur hautaine.

Sélim décida son père et ses amis à passer quelque temps dans sa jolie résidence de Gisèh, perdue dans la verdure et les fleurs.

Très ancienne, bâtie dans le goût antique le plus pur, la maison de Sélim plut beaucoup à Pierre de Kervaleck. De superbes peintures, des frises sculptées, des mosaïques ornaient les pièces entièrement garnies de vieux meubles de style. On se serait cru à une autre époque, en pénétrant dans cette vieille demeure, merveilleusement conservée.

Un après-midi, le Pacha et son ami causaient tranquillement en fumant d’odorantes cigarettes. Et le savant fit le récit de son expédition. Quand il montra la bague, les yeux de Férid-Pacha étincelèrent.

— Comme je suis heureux, dit-il, que vous ayez fait cette trouvaille. Oh ! mon ami, le Talisman du Pharaon ne peut être en meilleures mains. Nul mieux que vous ne sait l’apprécier à sa juste valeur, et l’anneau est digne de figurer dans votre musée.

Le savant avait compris. Il serra chaleureusement la main que Férid-Pacha lui tendait, sincèrement heureux.

Ses yeux se portèrent soudain vers le jardin où se tenaient Yvaine et Sélim, très absorbés par leur conversation. Le Pacha les avait vus aussi, et, comme son ami, il avait deviné.

Les deux pères se regardèrent, se sourirent et se serrèrent la main : ils s’étaient compris. Pierre Kervaleck n’hésiterait pas à donner sa fille à Sélim dont il avait pu apprécier la haute noblesse de sentiments, et Férid-Pacha n’avait pas d’inquiétude ; il était sûr de son fils. Il était heureux d’être ainsi rapproché, par cet indissoluble lien d’hymen, du savant pour qui il avait une grande et sincère estime.

Il serait fier d’avoir droit comme lui au titre de grand’père, que lui donneraient les enfants de Sélim et d’Yvaine.

En leur for intérieur, les deux amis se réjouissaient à la pensée de ces petites têtes blondes ou brunes — peut-être blondes et brunes — qui se presseraient un jour autour d’eux, et ils sentaient qu’ils les adoreraient, ces enfants de leurs enfants qui naîtraient beaux, forts, vigoureux, de l’union de deux races différentes rapprochées cependant par une unique croyance, et ils se mirent à sourire, à cet avenir fleuri.


XXXI

LES SURPRISES D’YVAINE


À l’ombre des grands arbres, dans le jardin fleuri, Yvaine et Sélim se promenaient. La jeune fille se souvenait des paroles que son fiancé avait dites, le soir même de leur rencontre : — Je possède à Gisèh, une maison très ancienne où j’aime à revivre, tout seul, des heures de rêve qui me sont chères.

Allant, de surprise en surprise, elle voyait qu’il s’était plu à s’entourer de tout ce qui venait de Bretagne. Le jardin était planté de chênes, d’ormes et de frênes, abritant dans leur épais feuillage, tout un peuple d’oiseaux.

Au détour d’une allée, Yvaine poussa un cri de surprise et de joie… À Gisèh, en Égypte, au bord du Nil, elle avait sous les yeux un paysage Breton. Elle voyait comme dans sa lointaine province, un bois de chênes, d’ormeaux, de peupliers. La splendide couronne de feuilles des grands arbres arrêtant les rayons du soleil tropical, ne laissait parvenir, sur le sol couvert d’un épais tapis de mousse qu’une ombre dorée, très douce, qui donnait à tout le bois une atmosphère de rêve et d’irréel… Pour rendre l’illusion plus complète, au milieu d’un champ de genêts d’or, un menhir séculaire se dressait.

Yvaine regarda Sélim dont les yeux reflétaient toute la joie, qui remplissait son âme. Il était si heureux de montrer ainsi à sa fiancée quelle place elle avait tenue dans sa vie et comme son souvenir lui était resté cher.

— Autrefois, lui dit-il — et ses yeux sombres se faisaient plus veloutés entre la frange des longs cils noirs, — quand la lune était dans son plein, je venais, la nuit, auprès du menhir. La douce lumière blanche aidait à mon rêve, et je croyais voir, sur la bruyère, la folle danse des elfes et des korrigans. Soudain, dans un rayon de lune, une fée apparaissait, si belle que les lutins interrompaient leur ronde, et, réunis à l’entour d’elle, l’admiraient, charmés… Et la fée de mon rêve avait votre visage et vos yeux, Yvaine aimée !…

Ils marchaient lentement, sous les grands arbres. Yvaine s’approcha et ses yeux fixèrent un instant la pierre levée. Puis, détournant la tête, elle regarda Sélim.

— Je suis heureuse, murmura-t-elle…

Ses yeux se portèrent soudain sur une autre partie du jardin, cachée jusque là à ses regards. Elle aperçut une roseraie magnifique.

Sélim la guida à travers une large allée, bordée de rosiers. Elle remarqua qu’une seule variété de roses y était cultivée : la France, la plus belle, d’une si tendre nuance, d’un rose nacré si vrai et si doux.

L’allée se divisait bientôt en deux branches et la floraison rose continuait, à droite et à gauche. Au milieu, un jet d’eau vive retombait dans une vasque de granit.

Yvaine souriait… Elle comprenait la pensée de Sélim… L’allée de roses avait la forme d’un Y. L’initiale de son nom ainsi écrite avec cette fleur unique — et quelle rose convient mieux à une jeune Bretonne, que la rose France — n’était-ce pas là la pensée charmante d’un cœur aimant et d’une âme d’artiste ?

Et elle pensait à l’ibis d’Égypte qu’elle avait si bien soigné, comme un souvenir vivant de la patrie de Sélim… Tous deux avaient vécu de souvenirs et d’espoir… La vie certainement leur serait douce. Ils en avaient traversé les épreuves. Leur amour si sincère était un gage d’infaillible bonheur.

D’un regard, elle remercia Sélim pour toute la joie qu’il lui avait donnée. Il l’emmena vers un banc de pierre, à demi-caché par des fougères, et placé de telle sorte que de cet endroit on voyait et la roseraie et le menhir dans son champ de bruyères et d’ajoncs.

Sélim cueillit une rose superbe, l’effleura de ses lèvres et l’offrit à Yvaine qui, les joues teintées d’un léger incarnat, prit en souriant la rose et le baiser. C’est l’offre de cette fleur que, de la fenêtre, Férid-Pacha et Pierre de Kervaleck avaient vue ; c’est ce geste charmant qui leur avait fait deviner l’amour de leurs enfants.

Le doux secret pour s’envoler avait pris ses ailes au calice d’une rose…

— Quand notre espoir sera réalisé, chérie, dit Sélim, nous nous donnerons à nos deux patries… Nous passerons l’été en France, et l’hiver ici, à Gisèh où tout me rappelle le rêve qui a ensoleillé ma jeunesse et qui sera enfin une douce réalité.

— Je voudrais, dit Yvaine, que notre mariage eût lieu en France dans la chapelle du château où j’ai été baptisée et où j’ai communié pour la première fois… J’aurai sur mes cheveux le voile de vieux point qu’à porté ma mère, et ainsi, devant Dieu je deviendrai votre femme. Le lendemain de notre union nous irons au cimetière où dort ma chère maman… je lui offrirai, avec mes prières, un bouquet de roses, un bouquet de roses « France », dit-elle avec un sourire qui remplit de joie le cœur du jeune Égyptien.

Nous passerons en Bretagne notre lune de miel, elle sera, longue j’en suis sûre… Ensemble nous parcourrons notre beau parc, nous explorerons les rochers que bat sans cesse le flot. Et quand réapparaîtra la neige, fuyant l’hiver, nous reviendrons en Égypte, vivre ici, dans un éternel été, et nous aimer toujours !…

— Ce soir même, chérie, dit Sélim en posant sur elle son regard velouté, je demanderai à votre père de faire notre bonheur !

Ils se levèrent et s’apprêtèrent à rentrer Yvaine se retourna et envoya, du bout de ses doigts fuselés, un baiser à toutes les preuves de l’amour de Sélim : à la roseraie, au menhir et aux genêts d’Armorique.


XXXII

FIANCÉS


Quand Sélim et Yvaine parurent dans la salle où leurs pères se tenaient, ils virent, au sourire qui les accueillait, que l’indiscrète fenêtre, placée juste en face du banc, avait dû les faire deviner.

Yvaine tenait l’éclatante et fraîche rose que Sélim lui avait donnée et qui avait été le gracieux porteur d’un baiser.

M. de Kervaleck regardait sa fille avec un air malin et Férid-Pacha souriait des lèvres et des yeux.

La jeune fille se sentait un peu gênée par l’air malicieux de son père et le sourire du Pacha. Instinctivement, elle chercha refuge auprès de Sélim et le regarda.

Elle fut vite rassurée par le regard expressif des beaux yeux sombres.

Sélim lui prit la main et l’emmena doucement vers son père.

— Monsieur de Kervaleck, dit-il, me permettrez-vous de passer, ce soir, un anneau de fiançailles au doigt de Mademoiselle Yvaine ?… Et vous, mon père, accueillerez-vous ma fiancée comme votre fille ?

Pour toute réponse, Pierre de Kervaleck tendit la main à Sélim et Férid-Pacha mit sur le front d’Yvaine un paternel baiser.

C’était décidé : Yvaine serait la femme de Sélim… Leur rêve était réalisé.

Quand le soir fut venu, dans le salon abondamment fleuri, les fiançailles eurent lieu. Plus fraîche que les roses, semblable à un beau lys dans sa toilette blanche, Yvaine tendit à Sélim sa main fine, dont une bague admirable devint la parure.

Sur une monture antique, ornée de lotus ciselés, brillait un diamant d’une eau très pure. Le bijou était une vraie merveille, plus encore peut-être par la ténuité des ciselures que par la beauté du diamant.

La nuit tomba, le soleil disparut, mais longtemps encore l’occident resta doré… comme les rêves des fiancés.

Le lendemain, à l’heure du dîner, Pierre de Kervaleck arriva, tenant à la main un journal étranger. Il semblait bouleversé comme par une mauvaise nouvelle. Férid Pacha parut inquiet, et les fiancés interrogèrent du regard.

— Écoutez, dit-il gravement, et qu’on doute, après cela, de la Providence.

Déployant son journal, il lut cet entrefilet :

Mort tragique d’un explorateur. On mande de Kharthoum, (Soudan Égyptien). — Une caravane de chameliers traversant le désert de Lybie a trouvé, enseveli dans le sable, le cadavre d’un explorateur qui a pu être identifié. Il s’agit du célèbre égyptologue allemand, Karl von Haffner, qui avait quitté l’Allemagne il y a quelque mois pour une expédition secrète sur les rives du Nil. On a également retrouvé les cadavres de plusieurs indigènes, vraisemblablement les porteurs de l’archéologue. Le savant allemand et ses compagnons ont été les victimes du violent coup de simoun qui a bouleversé le désert le mois dernier.

Yvaine était toute pâle.

— Oh ! dit-elle, il est mort… Je lui avais pardonné… Que Dieu ait pitié de son âme.

Son père la regarda, tout ému.

— Ma chérie, dit-il, tu seras heureuse… On ne peut pas avoir de malheur, quand on a une si belle âme…

— Je sais quel trésor vous me donnez, dit Sélim en posant sur sa fiancée son regard enchanteur, je serai digne de votre confiance…


XXXIII

LE SOLEIL APRÈS L’ORAGE


L’été est revenu cinq fois depuis que la vieille chapelle de Kervaleck a vu bénir l’union de Sélim et d’Yvaine.

Aucun nuage n’a assombri leur bonheur… Leur amour si vrai n’a jamais eu de trouble… Ils s’adorent…

Pierre de Kervaleck dont les cheveux sont maintenant tout blancs est l’heureux grand-père de deux délicieux bambins.

Pierre, l’aîné, aura bientôt, quatre ans. C’est un grand garçon. Tout le monde trouve qu’il ressemble à Yvaine dont il a le teint, les traits et la belle chevelure blonde. Mais ce qui décèle son origine Égyptienne, c’est le regard de ses grands yeux noirs, d’un noir profond, adouci cependant par la frange de soie des longs cils : le regard et les yeux de Sélim.

Anne, la cadette, dont les deux ans viennent de sonner, a, de son père, les traits réguliers, les cheveux sombres et la bouche au dessin impeccable. Ses bouclettes noires entourent gracieusement son joli visage de petite Orientale aux yeux bleus.

Pierre est le filleul de l’archéologue et un peu son préféré, tandis que la petite Anne est la chérie du grand-père d’Égypte, de Férid-Pacha, qui est si heureux de l’avoir près de lui tout un hiver.

Hervé de Kerleven est consolé. Il a épousé voici bientôt quatre ans, la meilleure amie d’Yvaine, Mademoiselle Madeleine Pontbriand, qui lui a donné deux fils jumeaux, Hervé et Joël qui font la joie du marin.

Or, ce jour-là, c’est fête chez le savant… C’est le sixième anniversaire de la trouvaille du Talisman du Pharaon. Pierre de Kervaleck a toujours tenu à commémorer cet événement qui a enrichi son musée d’un joyau unique et qui a fait le bonheur de ses enfants.

Dans le grand salon, brillant de lumière, toute la famille est réunie. Férid-Pacha qui fait le voyage tous les ans à pareille date, berce bébé Anne qui lui sourit.

Hervé, Sélim et Pierre de Kervaleck écoutent avec attention Madeleine qu’Yvaine accompagne au piano, et dont la voix pure détaille une vieille chanson de France.

Les trois petits garçons jouent silencieusement devant la cheminée avec le vieux Derba qui est, lui aussi, de la fête.

Dans le musée, à côté de l’amphore réparée par un expert, moins l’anse, laissé ainsi à dessein et où le papyrus a repris sa place, l’anneau antique trône, dans une vitrine, sur un coussin de velours rouge.

Le bonheur est dans la maison. Il brille dans le regard que les jeunes mamans posent sur leurs jolis bébés. On le distingue dans l’air de fierté de Sélim et d’Hervé.

Les enfants ont des sourires d’anges. Les deux grands-pères sont les esclaves de ces mignons tyrans.

Et la vie continue, douce et calme, pour ceux que la haine et l’envie menacèrent mais dont l’indissoluble amour sut vaincre les dangers, et qui arrachèrent, aux rives du fleuve d’Égypte, le Talisman du Pharaon.

FIN
Montréal, Mai-Juillet 1923.
  1. D’après G. Maspero. — L’Archéologie Égyptienne.
  2. D’après G. Maspero. — L’archéologie égyptienne.