Le Talisman, morceaux choisis/Une histoire

A. Levasseur et F. Astoin, éditeurs — Giraldon-Bovinet (p. 53-55).


UNE HISTOIRE.


Ne croyez pas que ce soit mon histoire ; non, c’en est une, mais ce n’est pas la mienne. Elle est triste, mais elle est vraie ; c’est une histoire du monde, c’est tout dire. Laissez parler celle qui sentit ce que je vais peindre ; elle nous exprimera mieux que moi ces douleurs, ces joies, ces larmes d’amour et de désespoir qui donnent la mort. « Je l’aimais tant !… et lui rien. Un caprice de huit jours ! Comprenez-vous une passion sentie par un seul ? Une passion à laquelle rien ne répond ! Qu’on a fait naître dans notre cœur, puis qu’on y a laissée isolée, se débattant avec elle-même ! Comprenez-vous cette émotion violente, causée par le bruit du marteau retombant sur la porte, annonçant l’arrivée de celui qui ne vient pas ; puis, qui finit par arriver tard, d’un air ennuyé, nous saluant la première, nous disant le temps qu’il fait ? N’ayant pas deviné, ou ne s’étant pas soucié de ce que l’attente nous a fait souffrir ? À présent, pour elle tout a changé. Dans ce salon tout est beau, il y fait clair, il y fait gai. Elle commence à respirer, à écouter ; tout le monde a de l’esprit Mais le prisme s’obscurcit, ses yeux se couvrent d’un nuage ; tout son sang se retire vers son cœur ; son front se glace ; lui est près d’une autre, comme à pareil jour il fut près d’elle ; une autre respire le parfum de ses cheveux, sa taille souple se penche vers cette autre. Que lui dit-il ? il lui dit ce qui me fera mourir, et elle après moi peut-être… Non, elle ne l’aimera jamais comme moi, moi seule pouvais l’aimer ainsi ! »

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Madame de *** était assise dans son grand salon, au coin de la cheminée, les yeux fixés sur l’immense brasier qui la remplissait ; elle paraissait livrée à de profondes réflexions ; ses beaux sourcils se contractaient, et aucun des bruits qui se faisaient autour d’elle ne pouvait la tirer de sa préoccupation : à peine faisait-elle un mouvement à l’arrivée de chaque nouveau venu. Cependant on annonça un nom et elle tressaillit ! Ah ! vous voilà, Monsieur, dit— elle, avec un sourire amer, puis ce fut tout. Dans un groupe d’hommes, on parlait bas ; on y regardait ce jeune homme, de la tournure la plus élégante, qui s’était assis à une table d’écarté. Madame de *** paraît en être très-affligée, dit tout haut un vieillard d’un air triste ; mourir si jeune ! si belle ! Pauvre Octavie !… Je l’ai vue naître… On l’a enterrée ce matin…

— Qui donc ? qui donc ? demanda le jeune homme en passant sa main dans ses beaux cheveux. Le nom lui fut dit à l’oreille. Ah ! oui, reprit-il, j’ai vu le corbillard à la grille de l’Assomption, ce matin, en allant au bois… Monsieur, je suis désolé… Le roi et la vole !

Mme  Marie de l’Épinay.