Le Tailleur de pierres de Saint-Point/Texte entier

Lecou, Furne, Pagnerre. (p. T-319).


LE


TAILLEUR DE PIERRES


DE SAINT-POINT


RÉCIT VILLAGEOIS



PAR
A. DE LAMARTINE


PARIS
LECOU — FURNE — PAGNERRE
LIBRAIRES-ÉDITEURS.


1851



LE


TAILLEUR DE PIERRES


DE SAINT-POINT.




CHAPITRE PREMIER.



I.

Quand on sort de la jolie petite ville de Mâcon en se dirigeant du côté des montagnes où le soleil se couche, on suit d’abord, pendant plusieurs heures, une grande route bordée de vignes, qui monte et descend avec les ondulations du sol comme la route d’un vaisseau sur une mer douce à larges lames. De nombreux villages, aux toits de tuiles rouges et aux murs blanchis par la chaux, et tapissés de pampres au-dessus de la porte, s’élèvent au penchant de tous les coteaux, et fument au fond de toutes les gorges. Des prés les entourent ; les cours sinueux des petites rivières qui abreuvent ces prés sont tracés par des rangées de saules tondus tous les trois ans par la faux. Leur chevelure, flexible au moindre vent qui retourne les feuilles et qui semble les glacer d’argent, est juste assez longue et assez touffue pour donner un peu d’ombre aux enfants gardiens des vaches, et pour prêter un asile, souvent découvert, aux nids des rossignols et des martins-pêcheurs. De lourds clochers en pierre de taille tachés par la pluie, et revêtus de la mousse grisâtre des siècles, dominent ces villages en forme de pyramide allongée. L’œil du voyageur passe continuellement de l’un de ces clochers à l’autre, comme s’il comptait, à droite et à gauche, les bornes d’une voie romaine sur la route de cette populeuse contrée. À l’ombre de ces pyramides à jour, d’où retentit pour chaque habitant, au branle de la cloche, la voix de la naissance ou de la mort, on voit verdir les mauves des cimetières. C’est là seulement que se reposent les laborieux vignerons de ces coteaux, après avoir changé pendant soixante ou quatre-vingts ans leur sueur en vin, pour nourrir leurs femmes et leurs filles. Une certaine gaieté douce court avec les rayons du soleil, avec les rubans moirés des ruisseaux, avec les reflets blancs des chaumières, avec les chants des faneurs et avec le carillon des cloches sur toute cette campagne. Le ciel est doux, la terre sourit, le passant se dit : J’aimerais à vivre là ! et il s’attriste, sans savoir pourquoi, en laissant derrière lui ce gracieux et lumineux paysage.

II.

À mesure qu’on s’avance vers le pied des montagnes, la vigne cesse, les villages deviennent plus rares ; ils finissent par se disséminer en petits hameaux détachés, ou en groupes de deux ou trois chaumières, de loin en loin, sur les pentes escarpées des prés et des rochers tapissés de buis. Quand on est parvenu au faîte de la montagne dite du Bois-Clair, parce que le soleil du matin, en se levant derrière le Jura et le mont Blanc, frappait sans doute de ses premières clartés les hautes branches de son bois de chênes, on se retourne, sans y penser, pour jeter un dernier regard à l’immense scène sur laquelle le rideau noir de la montagne va s’abaisser : le Mâconnais jauni par ses pampres, la Saône glissant comme une longue couleuvre argentée entre ses prés verts, la Bresse toute veloutée de ses moissons et de ses saules, le noir Jura, les Alpes d’or ; et l’on redescend à pente rapide vers l’ancienne ville claustrale de Cluny, abritée comme un nid de hiboux sous les flèches bronzées et muettes des clochers de son abbaye. Mais au pied de la descente du Bois-Clair, la route se bifurque : un de ses rameaux conduit à Cluny à travers des prairies grasses et monotones comme le luxe monacal qui possédait autrefois ces pâturages et ces forêts ; l’autre rameau mène dans les montagnes du Charolais, toutes pleines de bois, d’étangs, de pâturages mélancoliques et de mugissements de troupeaux.

III.

On suit quelque temps cette route déjà pastorale, où l’on ne rencontre que quelques enfants en haillons qui gardent les chèvres ou qui touchent les bœufs le long des buissons. Puis tout à coup les escarpements du Bois-Clair s’adoucissent à votre gauche ; ils font jour a une petite rivière appelée la Vallouze, qui sort d’une gorge verte à vos pieds. Elle semble, par son scintillement et par son balbutiement sur les cailloux, sous les saules, vous engager à pénétrer dans cette gorge et à visiter la mystérieuse vallée tournante dont elle est la première révélation. On se dit : D’où viennent ces eaux, et comment une si étroite gorge a-t-elle un si murmurant écoulement ? Elle s’élargit donc ? elle est donc profonde ? elle a donc des flancs haut-boisés et de rocheux réservoirs des sources qui l’alimentent ? Qui sait ! Peut-être cache-t-elle aussi dans ses détours quelque large bassin où les prairies se déplient, où les forêts pendent, où les mamelons se renflent, où les rochers portent une église, un village, un squelette décharné d’antique château ? Entrons.

Et l’on tourne d’une inflexion de sa main gauche la tête et les pas de son cheval vers le sentier sablonneux au bord de la Vallouze qui entre dans la vallée de Saint-Point.

IV.

Ce qu’il y a de plus beau dans la beauté des formes comme dans la beauté morale des caractères, comme dans la beauté matérielle de la création, c’est ce qu’il y a de plus voilé. Les mystères du corps, du cœur ou de la nature sont les ravissements de l’intelligence, de l’âme ou des yeux. Il semble que Dieu ait jeté une ombre sur ce qu’il a fait de plus délicat ou de plus divin, pour en provoquer le désir par le secret et pour en modérer l’éclat à nos regards, comme il a mis des cils sur nos yeux pour y tempérer l’impression de la lumière, comme il a mis la nuit sur les étoiles pour nous provoquer à les poursuivre de l’œil dans leur océan aérien, à mesurer sa puissance et sa grandeur à ces clous de feu que ses doigts, en touchant la voûte du ciel, ont laissés pour empreinte sur le firmament. Les vallées sont les mystères des paysages. On les pénètre d’autant plus qu’elles cherchent davantage à se recourber, à s’ensevelir, à s’abriter. Telle est l’impression de la vallée de Saint-Point à chaque pas de plus que le voyageur fait pour la découvrir. Plus on la découvre, plus elle s’enfuit.

V.

La vallée de Saint-Point n’est qu’une large fissure que les eaux de quelque déluge, ou les affaissements de quelques fondations du sol, ou les déchirures de quelques secousses du globe ont faite entre deux montagnes qui devaient jadis se toucher. Avec le travail des siècles, les flancs opposés de ces deux montagnes, qui courent du sud au nord, se sont couverts de sable amené par je ne sais quels océans taris, de terres rares et maigres toujours reproduites par la végétation des herbes et par la chute annuelle des feuilles, toujours entraînées par leur poids, par les neiges ou par les pluies d’hiver au fond du ravin. Maintenant des bois, des prés d’herbe fine comme la toison verte de la terre recouvrent ces ossements des deux montagnes parallèles. Mais aux angles rentrants ou sortants des mamelons ou des caps dont les pleins d’un côté semblent correspondre géométriquement au vide de l’autre côté, on croit reconnaître sur un flanc de la vallée ce qui manque à l’autre flanc. Ces deux montagnes, pareilles à deux longs murs de forteresse précédés, soutenus et flanqués seulement de leurs bastions, ne laissent, du levant au couchant, passage à aucune vallée transversale. Au midi même, elle est fermée complètement par un plateau très-élevé du sol qui ne laisse voir au-dessus de l’horizon que les cônes et les coupoles sombres des crêtes lointaines du Forez. On commence par y marcher au bord de prés étroits où la rivière se glisse à peine sous les aulnes et sous les noisetiers. On respire l’humide fraîcheur des ravins fermés à l’air ambiant des grandes ouvertures. On n’a à sa gauche que des éboulements sablonneux de granit rose pourri et pulvérisé par le temps, à sa droite que des branchages d’arbres aquatiques où les merles empiégent leurs ailes en se levant au bruit du pas du cheval, devant soi que les sinuosités de plus en plus rétrécies du sentier qui semble ne pas savoir où il vous mène. Comme un serpent qui cherche, en rampant entre les herbes, sa route vers le soleil, il se plie à toutes les sinuosités et à toutes les ondulations du terrain.


VI.


Bientôt cependant on respire plus d’air, on sent l’impression de plus de jour dans l’œil, on mesure un pan de ciel de plus entre les cimes des deux chaînes de collines ; les prés s’étendent, les pentes au-dessus s’adoucissent, la vallée s’ouvre, ses deux flancs se creusent, comme les flancs d’une amphore antique, pour contenir plus d’espace, de lumière et de végétation. On traverse un petit hameau caché sous les saules, appelé Bourg-Vilain, du nom de son ancienne servitude. Ce n’était dans l’origine qu’un groupe d’étables où les bouviers et les chevriers du canton abritaient leur bétail quand la neige couvrait les prés. Peu à peu les étables sont devenues des chaumières, ces chaumières des maisonnettes ; une église rustique, surmontée d’une grosse tour carrée et bâtie de blocs de granit irrégulièrement posés les uns sur les autres, est venue les dominer. Maintenant de petits jardins entourés d’une haie d’osier vivant verdissent autour de ces chaumières, la chaux vive crépit proprement les murs, la vitre de verre remplace le volet de bois noir ou le châssis de papier, et brille aux petites fenêtres entre les tiges d’or des giroflées. À droite du village et à quelque distance, un mamelon de sable rouge s’élève au bord de l’eau, au milieu des prés. L’industrie du meunier a profité de cet obstacle naturel pour opposer une digue au ruisseau et pour construire une écluse. Le moulin a pris de lui-même une forme plus paysagesque que celle qui lui eût été donnée par le pinceau capricieux d’un Salvator Rosa.

La nature est un grand artiste quand on la laisse conformer elle-même ses moyens à son but. Ce moulin en est la preuve. Je ne passe jamais par ce village sans admirer cette combinaison irréfléchie, qui fait de cette construction du hasard un modèle de pittoresque raisonné. Ainsi, l’hiver la rivière déborde et noie les prés ; il a fallu bâtir la maison au-dessus de ces débordements ; elle s’est assise par nécessité sur le rocher d’où elle voit et d’où elle est vue. Il a fallu que le courant de l’écluse tombât sur les palettes de la roue du moulin pour faire mouvoir la meule. La maison a dû tourner un de ses flancs à la rivière pour tendre sa roue à l’eau ; l’écluse à mi-côte, l’eau qui s’en échappe en faisant cascade contre les murs, les mousses verdâtres qui s’y attachent et qui donnent aux soubassements l’apparence du vert antique, les murmures et les ronflements de la chute du ruisseau impatient de jaillir de l’écluse, les scintillements de ses gouttes écumeuses à travers les branches et sur les feuilles trempées des vernes, les rideaux de peupliers et de platanes qui ont poussé d’eux-mêmes les pieds dans le ruisseau et qui entre-croisent leurs rameaux de diverses teintes sur le toit de tuiles rouges comme un second toit, la cavité au flanc de la maison d’où le moyeu tend la roue à l’écluse et qui ressemble à une grotte sombre voilée de brume, le colombier qu’il a fallu ajouter ensuite au moulin, parce que le pigeon suit le grain qui tombe ; la tour carrée qu’il a fallu élever d’un étage au dessus du toit de la maison, pour que les ramiers reconnussent de loin leur repaire au-dessus des arbres ; le sentier tournant qu’il a fallu tracer à la pioche sur les flancs du mamelon dans le sable jaune pour que les ânes et les chars des hameaux voisins le gravissent sans peine avec leurs sacs ; la poussière du blé vanné qui sort de la fenêtre ; la fumée bleue qui rampe du toit entre les cimes des peupliers, les chèvres qui broutent, les pieds dressés contre le mur au nord, aussi vert de végétation saxillaire qu’un pré ; les volées de colombes qui s’abattent sur la cour et qui disputent le grain aux coqs et aux poules ; l’âne qui monte ou qui descend par l’escalier de roche ; la meunière qui coud à sa fenêtre, la tête noyée dans un rayon de soleil couchant répercuté par les vitres en feu de sa chambre haute ; les enfants qui grimpent en riant vers elle par l’échelle verdoyante du lierre, dont les réseaux encadrent cette ouverture au-dessus des eaux ; toute cette architecture née du hasard ou de la profession, eau, murs, arbres, roches, aire, sentier, cascade, galeries suspendues, tour culminante, lignes harmonieuses, ombres et lumières distribuées comme par la combinaison la plus étudiée se groupant à la seule indication de la vie rurale, et se détachant, aux diverses heures du jour, en couleurs diverses du fond sombre ou éclairé de la montagne qui leur sert de toile ; toute cette fabrique, dis-je, défierait l’imagination d’un poète ou d’un peintre de l’égaler en grâce et en rusticité. Elle prend l’imagination par les yeux, elle prend l’âme par la sérénité. C’est une pensée de Théocrite bâtie en roches au milieu des prés ; c’est un vers de Virgile murmurant en soupirs au bord des eaux courantes. C’est une toile de Claude Lorrain inondée de paix et palpitante de vie. C’est l’art suprême de cet architecte qui ne connaît pas l’art, cet effort du beau c’est le moulin de Saint Point. Je vois d’ici le rejaillissement du soleil levant sur ses tuiles ; j’entends d’ici le bruit cadencé de son blutoir, ce cœur de la maison, ce pouls du moulin !

VII.

Après ce moulin la vallée devient un bassin d’environ un quart d’heure de traversée, au milieu duquel se renfle une colline basse, dominée a son sommet par un vieux château flanqué de tours compactes, et par la flèche dentelée d’un clocher roman. Au pied de la colline courent des prairies bordées d’aulnes, de cerisiers et de gros noyers. On aperçoit à travers les troncs de ses arbres les murs, les toits et le pont rustique d’un village bâti à l’ombre du château et composé de quinze ou vingt maisonnettes de laboureurs, de métayers ou de petits marchands de denrées rustiques, toujours groupés autour de l’église des hameaux. Ces vieilles tours, minées à leur base par le temps, qui les a fait craquer et se fendre sous le poids, décapitées à leurs sommets de la flèche qui les élevait jadis dans le ciel, et ne servant plus aujourd’hui qu’à flanquer un lourd massif carré de pierre brute, percé d’un escalier tournant et de quelques chambres voûtées, voilà ma demeure.

J’ai semé des gazons, j’ai tracé des allées sablées dans les bosquets de noisetiers qui l’entourent ; j’ai enfermé dans une enceinte de murs quelques arpents de terre et de prés qui suivent les ondulations et les caprices de la colline ; j’ai préservé de la faux ou de la hache du fermier quelques grands arbres dont les rameaux m’ont remercié en s’étendant sur mes pelouses. J’ai percé quelques portes et quelques fenêtres dans les murs de cinq pieds d’épaisseur du vieux manoir ; j’ai attaché à la façade principale une galerie massive de pierres sculptées sur le modèle des vieilles balustrades gothiques d’Oxford. C’est sur cette galerie que les hôtes de la maison se promènent le matin au soleil levant ou s’assoient le soir, à l’ombre immense des tours, sur le pré en pente. On y attache à des clous les cages des oiseaux ; les chiens s’y couchent à nos pieds sur les dalles tièdes ; des paons familiers, qui peuplent les jardins, à qui nous émiettions du pain dans leur enfance et qui s’en souviennent, perchent jour et nuit sur le parapet de la balustrade, leur queue brillant au soleil et flottant au vent. Ils bordent d’une rangée de cariatides vivantes cette lourde galerie de pierres, comme les cigognes forment des créneaux vivants de leur blanc plumage au bord des toits des villages de l’Asie.

VIII.

La vue s’étend de là, en descendant et en remontant, sur la plus belle partie de la vallée de Saint-Point. L’œil d’abord glisse sur des prés en pente rapide. Ils vont mourir dans une prairie nivelée par les eaux. Cette prairie est traversée au milieu par la rivière de la Vallouze. De gros noyers au feuillage de bronze, immobile comme des feuilles de métal, des peupliers blancs aux troncs tordus par les rafales et au feuillage plus chevelu et plus blanc que la tête d’un vieillard encore vert, des peupliers, ces cyprès d’Europe, des vernes, des bouleaux, des aulnes interdits depuis vingt-cinq ans par moi à la serpe de l’émondeur d’arbres, penchés des deux bords de la rivière sur l’eau qu’ils aiment et qui les aime, forment, en s’entrelaçant sur son cours, une voûte élevée, flottante, capricieuse, de feuillages de toutes les teintes, véritable mosaïque de végétation. La moindre haleine de vent d’été balance tout ce rideau mobile et fait sortir des ondoiements, des souffles, des moires de feuillage, des volées d’oiseaux et des senteurs végétales qui désennuient les yeux, qui varient l’aspect et qui montent en légers bruits et en fugitives odeurs jusqu’à la galerie.

IX.

Après la rivière et la prairie, le regard commence à remonter par étages les flancs gras et renflés de la haute chaîne de collines qui sépare la vallée de Saint-Point de l’horizon du Mâconnais, de la Bresse, du Jura et des Alpes. Ce sont d’abord de grandes terres rougeâtres, profondes de sol, opulentes de végétation forte comme les fèves en fleur, les betteraves à larges feuilles vernissées, les pizettes touffues, sur lesquelles flottent au lever du soleil des flaques blanches de rosée ; puis quelques vergers entourés de haies de pruniers sauvages, sous lesquelles ruminent de belles vaches tigrées de noir et de blanc, dont on entend les mugissements mélancoliques répercutés de colline en colline. Deux ou trois petits hameaux a mi-côte au-dessus de ces terres et de ces vergers fument au-dessus des arbres potagers. Le regard franchit ces fumées et suit au delà, sur des pentes plus rapides, de profonds ravins creusés dans le sable rouge. De loin en loin on y aperçoit des chars chargés de fumier et tirés péniblement par des vaches blanches que le paysan conduit aux défrichements supérieurs, pour engraisser un peu ses avoines maigres ou ses orges tardives. D’autres descendent chargés de branchages de hêtres et de châtaigniers destinés a chauffer les fours où il cuit son pain. Les feuilles traînantes derrière les tombereaux balayent ces ravins comme le genêt de la ménagère balaye le seuil luisant de sa maison.

Ces chemins creux, pareils a l’ouverture des grottes, s’enfoncent et se perdent a l’œil, derrière les tournants des mamelons, dans la chair même de la montagne ou sous l’ombre des bois de châtaigniers. On ne reconnaît plus leurs traces qu’à la voix lointaine du bouvier, qui encourage ses bêtes à monter encore. Ces voix, grossies par le dôme des châtaigniers et répercutées de tronc d’arbre en tronc d’arbre, mêlées aux hennissements des poulains dans les prés, aux mugissements des bœufs couchés dans les hautes herbes, aux bêlements des moutons, aux chevrotements des boucs, aux gloussements des poules, aux chants des oiseaux dans les buissons, aux gémissements des essieux criards de la charrue dans le sillon, aux chutes de l’eau des écluses auprès des moulins, aux tintements de la cloche qui sonne l’Angélus du matin, du midi et du soir aux laboureurs et aux bergers à l’ouvrage, remplissent ce bassin sonore, entre les deux chaînes, d’un murmure pareil à celui de ces coquillages de mer que l’on approche de son oreille pour entendre l’éternel retentissement des mers.

Plus haut enfin, les groupes de châtaigniers et de hêtres entrecoupés de champs de bruyères violettes et de genêts aux fleurs jaunes hérissent les mamelons supérieurs puis la végétation s’appauvrit aux souffles trop frissonnants des régions froides, ou contracte la stérilité du rocher. Les crêtes, presque nues ou seulement crénelées de quelques troncs de houx et de quelques torches d’épines se perdent dans le bleu du ciel ou dans les brumes flottantes des hautes cimes. Ces brumes, en voilant toujours les limites indécises de la terre et du ciel, font présumer aux regards des élévations infinies où la pensée aime à s’égarer. Le brouillard est aux montagnes ce que l’illusion est au sentiment il les agrandit. C’est le mystère qui plane sur tout ici-bas et qui solennise tout aux yeux comme au cœur.

X.

Telle est la vue qu’on a de la galerie de Saint-Point du côté du matin. Du côté du soir, ce sont des pentes moins inclinées, des rentrées et des saillies de la colline plus douces, des hameaux plus rapprochés et plus assis sur des plateaux de pelouses vertes, des bois plus uniformes et plus sombres étendus sur de plus molles déclivités. Les grandes ombres qui s’y déploient de bonne heure au soleil couchant les rendent encore plus veloutés à l’œil. Le caractère sauvage y fait place au caractère bocager et pastoral des plus fraîches vallées des Alpes. Quand on veut admirer, prier, rêver, on regarde les montagnes du côté du matin ; quand on veut espérer, envier, jouir, se recueillir dans les images d’une vie champêtre, on regarde les montagnes du côté du soir. Les unes sont un tableau de félicité sur la terre, les autres une échelle d’aspiration infinie au ciel, toutes deux une des plus belles toiles de la décoration du drame de la vie heureuse où s’est joué le pinceau du Créateur.

XI.

C’est là que j’habite depuis mon enfance, quand le flot de la vie, qui tarit et se renouvelle tour à tour sous moi, me laisse ou me ramène à ce premier bord de mon existence laborieuse et agitée. Je bénis les printemps, les étés, les automnes et même les rares hivers que j’ai pu y passer, depuis vingt ans, entre les souvenirs et les consolations du foyer. Hélas je n’y viens plus guère, depuis ces dernières années que pour y promener quelques heures mes pas pressés par les événements, pour y mesurer d’un regard rapide la croissance des arbres que j’avais plantés pour m’ensevelir dans leur ombre, dont les feuilles tombent sous les pas des étrangers, et pour prier un moment sur deux tombeaux.

XII.

Une matinée de 1846, au retour d’un long voyage au delà des Alpes, j’y vins seul, au mois de mai, pour voir en passant si le temps n’avait rien dégradé dans ce nid de famille, et pour ordonner quelques réparations. C’est ainsi que le marin oisif pendant quelques semaines dans son port va de temps en temps à bord de son navire échoué, visite sa coque et sa quille, commande une planche ici, une cheville là, une cloison ailleurs, afin de retrouver sa demeure flottante en bon état le jour où l’armateur lui fera signe de reprendre la mer.

XIII.

En faisant le tour du jardin après déjeuner, avec le vieux fermier qui m’a vu naître, et que je conserve oisif maintenant dans un coin de sa ferme, comme un ancêtre du domaine et de la maison, je vis que les branches des mélèzes et des sapins, en grandissant, s’étaient étendues comme des bras au delà d’un mur de clôture qui me sépare d’un chemin de bergers. Le vent, en les agitant sur la crête du mur, avait fini par écorner les pierres, par disjoindre les ciments et par faire à l’enceinte des brèches par où les petits enfants pouvaient grimper pour voler les nids. J’ai des arbres pour les oiseaux autant que pour moi. Les oiseaux sont la poésie des chants, l’hymne de l’air. Si on les tue, qui donc chantera dans la création ? Je ne connais rien de plus triste que de rencontrer sous la tour de l’église, sous le rebord du toit de la maison, ou sur le sable du jardin, sous l’arbre, le nid ravagé d’une hirondelle, d’un pinson ou d’un rossignol, avec les écailles de ses petits œufs gris éparses à terre à côté du duvet que le père et la mère avaient tissé tout un printemps pour les petits.

XIV.

Je dis au père Litaud, c’est le nom de ce vénérable vieillard à la figure homérique et aux cheveux argentés comme l’écume d’une vie si longtemps battue du vent de ces collines ; je lui dis : « Père ! car j’ai pour lui l’espèce de parenté filiale que l’enfant de la maison contracte avec les vieux serviteurs plus anciens que lui sur le foyer de sa famille ; je lui dis donc : « Père ! » il faut réparer ce mur dégradé, relever ces pierres, recrépir de ciment ces brèches fermées, et, pour empêcher que les arbres ne les renouvellent par le froissement de leurs branches, il faut remplacer ce râteau et ce cordon de tuiles, qui défendent mal la crête de la toiture, par une rangée de pierres de taille qui couronneront le mur comme le parapet d’un pont. Les arbres y appuieront leurs coudes sans se gêner, et les branches, en jouant en liberté sur ces pierres plates, ne feront que les polir comme l’eau qui court polit le rocher. Mais il faut le faire vite, car les vents d’équinoxe, qui arriveront avec septembre, donneront de fortes secousses à ces longs rameaux et emporteront le reste des tuiles et le reste du ciment. Faites venir le tailleur de pierre du village que j’ai vu l’autre jour travailler au fond d’une carrière en traversant à cheval le hameau reculé et perdu de la Fée. Je prendrai les dimensions, je ferai le prix, je le mettrai à l’ouvrage dans la carrière au bas du jardin, et les oiseaux, l’année qui vient, nicheront en paix dans ces lilas.

XV.

— Oui, monsieur, me répondit en hésitant, avec un certain accent d’incrédulité et de doute, le père Litaud ; mais je voyais dans sa physionomie, dans son regard qui parcourait des pensées distraites, et dans l’attitude de sa tête qui se penchait comme pour chercher quelque chose sur l’herbe, que le vieillard n’affirmait pas assez intérieurement le oui qu’il m’avait dit de premier mouvement.

— Est-ce qu’il n’y a pas un tailleur de pierre dans les hameaux, repris-je, pour bien assurer ma réparation ?

— Oui, monsieur, il y en a un, répondit le vieillard, et un bien bon ouvrier, et bien serviable encore, ajouta-t-il mais je ne suis pas bien sûr qu’il consente à descendre et à travailler pour la maison.

— Et pourquoi donc ? répliquai-je avec étonnement. Est-ce que mon argent ne vaut pas celui des autres ? Est-ce que je ne lui payerai pas la dalle de pierre taillée au même prix et même plus cher, vu l’urgence, que les paysans de la contrée ? Pourquoi ne viendrait-il pas, si vous le faites appeler tout à l’heure en mon nom ?

— C’est que ce tailleur de pierre ne travaille pas pour de l’argent.

— Eh bien, je lui donnerai du grain, du blé, des pommes de terre, de l’huile de noix, des paniers de pommes ou de prunes, ce qu’il voudra, enfin.

— Mais, c’est qu’il ne travaille pas non plus pour des denrées, comme nous autres.

— Et pourquoi donc travaille-t-il ?

— Pour le bon Dieu, monsieur, et pour les pauvres gens du bon Dieu. Rien que pour lui, rien que pour eux ; et comme monsieur est riche, qu’il est maître des bois, des prés et du château, j’ai peur que cet homme, qui est doux, mais qui est résistant comme sa pierre dans son idée, ne se dise : — Le monsieur est assez à l’aise pour faire faire son ouvrage par des ouvriers à la journée ou à l’entreprise à bon salaire ; si j’accepte de travailler pour lui, je manquerai au pauvre monde qui aura une porte ou une fenêtre à tailler, et puis monsieur voudra me donner un prix supérieur à celui que je prends pour mes journées et qui représente juste mon pain je ne saurai pas comment le refuser, son argent, et je manquerai, si je l’accepte, à ma règle de vie. En un mot, monsieur, je vous le redis, j’ai peur que cet homme ne vienne pas.

— Non, non, dis-je, il ne pourra pas refuser de venir. Il fera son prix lui-même, puisqu’il est si juste. Et si mon argent, qu’il aura bien gagné, lui pèse sur sa conscience d’homme charitable, il le donnera à de plus malheureux que lui, voilà tout. Envoyez-le prier de descendre par un de vos bergers ce soir. Demain, je l’attendrai à midi ici. Lors même que je ne m’entendrais pas avec lui, je serai bien aise d’avoir vu un homme qui refuse l’or dans un pays comme ces montagnes, où l’amour du gain est si âpre, qu’un sou de cuivre rouge à perdre ou à gagner semble la dernière fin de l’homme à tant de riches chrétiens. Ce sera pour moi une source d’eau sortant du rocher au milieu de ce sable qui boirait les nuées du ciel.

— Eh bien, monsieur, je vais vous obéir et l’engager à descendre. Mais j’irai moi-même, car il n’écouterait pas mon berger. Je le raisonnerai mieux que ne ferait un enfant.

En parlant ainsi, le père Litaud reprit d’un pas encore élastique et vigoureux le sentier de sa ferme pour aller quitter ses sabots, boutonner ses guêtres et prendre son bâton à pointe de fer qui se cramponne au sable de la montagne. Je rentrai pour prendre mes chiens et mon fusil, et pour monter aux bois sur la montagne du couchant.


CHAPITRE II.




I.

Le lendemain, à midi, au retour de la chasse, j’entendis dans la cour les aboiements des chiens. Je descendis c’était le père Litaud et le tailleur de pierre.

— Voilà Claude Des Huttes, me dit le vieux fermier avec un accent de satisfaction dans la voix qui révélait en lui le sentiment du triomphe intérieur qu’il éprouvait d’avoir mieux réussi qu’il ne pensait la veille dans sa négociation. Il consent, ajouta-t-il, à venir faire l’ouvrage de monsieur et à travailler pour le château, parce que madame est bonne pour les pauvres.

— Eh bien, allons voir le mur et mesurer le nombre et la largeur des dalles nécessaires à la couverture, dis-je aux deux paysans.

Ils s’acheminèrent avec moi vers les mélèzes.

Tout en marchant, je considérais à la dérobée le tailleur de pierre, car cet homme m’inspirait dès l’abord un certain respect. Quoique humble et timide d’attitude, on voyait qu’il ne se sentait point subjugué par l’ascendant de mon habit et par le prestige de ma maison, plus grande que celles du village, mais qu’il rendait compte de chacun de ses pas et de chacune de se s impressions à quelqu’un de plus grand et de plus haut que moi. Son recueillement portait Dieu en lui. L’allée tournante était longue du seuil de la maison à la brèche des cèdres. J’eus le temps de bien dessiner sa physionomie dans mon souvenir.

II.

Claude Des Huttes était un homme d’environ trente-six à quarante ans, de taille moyenne, de stature plutôt grêle et un peu courbée en avant, comme celle d’un manœuvre accoutumé à se plier sous le poids de choses lourdes. Ses jarrets n’avaient pas la vigueur élastique, les muscles tendus des chasseurs de chevreuils de nos Alpes, ils penchaient en avant, comme ceux de l’ouvrier qui s’agenouille souvent pour son travail. Une de ses épaules était beaucoup plus élevée, plus nouée et plus forte que l’autre c’était celle où s’emmanchait le bras droit, qui lève et qui abaisse sans cesse le marteau. Bien que ses bras fussent maigres, et bien que les manches qui n’en couvraient que la moitié en laissassent voir les veines, les tendons et les muscles presque à nu, ses mains étaient longues, massives, nouées aux articulations, rudes d’écorce comme des tenailles. L’habitude de remuer, de tourner, de façonner les grosses pierres, avait développé et endurci chez lui ce premier outil de l’homme, la main. Il les laissait pendre comme deux balanciers inertes, qui l’embarrassaient visiblement quand il ne portait rien. Ses pieds nus et larges, dont les orteils, puissamment prononcés, mordaient le sol, s’imprimaient devant moi sur le sable de l’allée humide, comme les clous des fers de mon cheval dans l’herbe du pré après une rosée. Il tenait son bonnet de laine rousse à la main. Ses cheveux noirs, épais, saupoudrés de quelques grains de poussière de marbre, flottaient de la longueur d’un main derrière son cou ; ils étaient coupés carrément, à larges entailles, par ses propres ciseaux, de manière à déborder seulement comme un ourlet noir entre la nuque et le collet, pour protéger son cou contre la pluie et la neige. Il n’avait pour tout vêtement qu’une chemise de fil de chanvre écru, ouverte au cou, nouée sur la poitrine par deux clous de laiton dont l’un servait d’épingle, et dont l’autre, recourbé en cercle autour du premier, formait une espèce de nœud de cuivre qui pinçait la toile et l’aplatissait sur la poitrine. Il portait sa veste sur l’épaule gauche. Ce n’était évidemment pour lui qu’un signe de respect, une marque de déférence, une décoration honorifique qu’il ne portait que pour moi et non pour lui. Un pantalon de laine blanche, de même étoffe que sa veste, était serré autour de sa taille par une forte ceinture de cuir roux à petites poches fermées par un lacet de cuir aussi, d’où sortaient à moitié les branches de son compas et les manches de ses trois marteaux. Ce pantalon ne descendait qu’aux chevilles du pied. Un long tablier de peau de chèvre flottait et bruissait à chaque pas sur ses genoux. Il marchait avec la cadence lente et mesurée d’un homme qui pense en marchant, et dont la symétrie intérieure, ce balancier du pendule humain, règle instinctivement les mouvements du corps. Tel était l’extérieur du tailleur de pierre.

III.

Mais sous cet extérieur grossier et sous ces habits rustiques éclatait néanmoins dans la tête nue de cet homme une empreinte, je ne dirai pas seulement de dignité, mais d’une sorte de divinité de visage humain, qui imposait à l’œil et qui faisait rentrer toute idée de vulgarité et de dédain dans l’âme. La ligne de son front était aussi élevée, aussi droite, aussi pure d’inflexions et de dépressions ignobles que les lignes du front de Platon dans ses bustes reluisants au soleil de l’Attique. Les muscles amaigris, creusés, palpitants des orbites de ses yeux, de ses tempes, de ses joues, de ses lèvres, de son menton, avaient à la fois le repos et l’impressionnabilité d’une jeune fille convalescente de quelque longue maladie ou de quelque secrète douleur. Les paupières de ses yeux, bordées de longs cils, se relevaient sur le globe bleu clair et largement ouvert des prunelles, comme la paupière de l’homme accoutumé à regarder de bas en haut et à fixer les choses élevées. Les cils jetaient une ombre pleine de mystère entre les bords de ses paupières et l’œil. La méditation et la prière pouvaient s’y abriter sans interrompre le regard. Son nez, droit et légèrement bombé au milieu par le réseau des veines entrevues sous une peau fine, se rattachait aux lèvres par des narines transparentes. Les plis de la bouche étaient souples, sans contraction, sans roideur ils fléchissaient un peu vers les bords sous le poids d’une tristesse involontaire, puis ils se relevaient par le ressort d’une fermeté réfléchie. Le teint avait la blancheur mate et saine du marbre exposé à l’air ; l’ombre forte de ses cheveux noirs flottant sur ses joues dans quelques gouttes de sueur en relevait la pâleur. Il penchait son visage un peu en avant, par la puissance habituelle de la réflexion plus encore que par l’attitude du métier. En marchant ainsi près de cet homme, entrevu de côté à la lueur du soleil qu’il me cachait et qui le vêtissait de son auréole de rayons, on sentait qu’on marchait à côté d’une âme. Tout pensait, tout sentait, tout aspirait, tout montait dans cette tête détachée du corps rustique qui la portait. On croyait voir le profil d’une pensée se détacher dans le soleil du matin, sur le fond bleu et lumineux du firmament. Je n’osais pas lui adresser la parole, de peur de déranger le recueillement de ses traits. Sa voix, quand il répondait brièvement au vieux fermier, était timbrée, creuse et grave comme le son d’une dalle de marbre amincie et sans fêlure sous le petit marteau du polisseur ; son accent ne causait pas, il chantait. On eût dit que tout était hymne dans cette poitrine, jusqu’à oui et non.

IV.

Le père Litaud me jetait par moments un regard d’intelligence, à la dérobée, pour me dire : Voyez si le tailleur de pierre n’est pas tel que je vous ai dit. Puis il hochait un peu ses cheveux blancs, pour se dire à lui-même : Je doute que monsieur lui fasse entendre raison.

Nous arrivâmes aux mélèzes. Je montrai le haut du mur éraillé au tailleur de pierre. Il déplia sa toise pliée en éventail et marquée en pieds, pouces et lignes, pour mesurer le nombre et l’épaisseur des dalles que je demandais.

— C’est tant de toises, me dit-il en se rapprochant.

— Eh bien faites-les-moi le plus tôt possible. Voilà ma carrière, à deux pas d’ici, d’où vous allez tirer. Mais dites-moi d’abord combien vous voulez avoir par pied carré ?

— Je n’en sais rien, répondit-il avec un embarras visible et touchant.

— Et qui le saura, lui dis-je, si ce n’est vous ? Ce sera donc moi tout seul ?

— Non, monsieur, répliqua-t-il avec une timidité plus embarrassée encore, et qui fit gonfler les veines et rougir légèrement la peau de son front baissé. Ni vous ni moi ce sera Dieu.

— Comment, Dieu ! m’écriai-je.

— Oui, ajouta-t-il, il n’y a que lui qui sache combien de temps j’emploierai à tirer les pierres de la carrière, à les tailler et à les polir. Quand elles seront faites, je compterai ce qu’il me faudra juste pour ma nourriture, rien pour ma peine, monsieur ; car la peine, ce n’est pas l’homme, c’est Dieu qui l’impose et qui la paye. Vous, dans votre chambre, sur votre cheval ou avec vos livres, sous ces arbres à l’ombre, vous en aurez eu peut-être plus que moi.

Ces paroles, dites sans apprêt et coulant tout naturellement de ses lèvres comme la respiration, avec un accent non de défi, de suprématie et d’insolence, mais avec l’accent de la simplicité et même de la compassion, me frappèrent. Je ne cherchai point à le heurter en résistant, ni à lier prématurément avec lui une conversation dont il aurait pu se défier. Je ne montrai sur mon visage ni étonnement ni peine.

— Eh bien, dis-je au père Litaud, conduisez-le à la carrière, et mettez-le à l’ouvrage. Je rentrai.

Une demi-heure après, j’entendais de ma fenêtre les coups retentissants du pic, et les chutes sourdes des blocs de pierre qui roulaient du haut de la carrière dans le fond du ravin.

Je repartis le soir de Saint-Point.

V.

Trois semaines après, je revins m’y établir avec la famille pour y passer le reste de l’été. En me réveillant, le lendemain de mon arrivée, je n’entendis aucun coup de pic ou de marteau dans la carrière. J’y allai : elle était vide. Il y avait seulement au fond un petit monceau de pierres grises nouvellement détachées des parois et deux ou trois dalles ébauchées sur le bord. Je courus chez le père Litaud pour lui demander raison de cet ouvrage pressé, convenu et abandonné.

— Je n’en sais rien, me dit-il, Claude Des Huttes a travaillé quelques jours, puis, un matin, je ne l’ai plus vu. L’idée lui aura chanté autrement. Je vous le disais bien, monsieur, il n’y a pas à se fier à ces saints. Ils font des marchés avec Dieu qui priment leurs marchés avec les hommes. Peut-être qu’il se sera dit :

« Je suis l’ouvrier du pauvre monde ; si je travaille pour les messieurs, les pauvres n’auront plus personne qui travaille pour eux ; l’hiver viendra, les granges ne seront pas réparées, les étables ne seront pas closes, le grain souffrira, le bétail périra, les enfants crieront le froid dans les cabanes. Ce sera ma faute. Dieu m’en demandera compte. Le château trouvera bien toujours des ouvriers pour de l’argent, l’ouvrage du maître du jardin n’est pas pressé, les pierres se détachent, mais elles ne souffrent pas. Allons-nous-en ! — Ou bien quelque chose comme cela, que sais-je, moi ? On ne peut pas entendre ce que la tête de l’homme lui dit tout bas, n’est-il pas vrai ? Et il sera parti avec ses outils. Si monsieur le désire, j’irai encore une fois là-haut pour lui parler et pour le reprier de descendre. »

— Non, dis-je au vieillard, j’irai moi-même ; montrez-moi seulement du doigt sa demeure.

Le vieillard tendit la main en élevant le bras vers le plus haut sommet de la chaîne des montagnes du levant ; il me fit remarquer presque à l’extrémité du faîte, à droite d’un bouquet de huit ou dix grands châtaigniers, à gauche d’une roche grise qui fumait d’une légère brume comme le fond d’une cascade, deux ou trois points blancs dans les genêts d’or.

— Ce sont ses chevreaux, monsieur, me dit-il la maison n’est pas loin, mais vous ne pouvez pas la voir d’ici. Le toit est caché par l’angle de ce mamelon et par les branches de noisetier, qui sont plus hautes que le mur et qui rampent sur le chaume. On voit seulement la fumée l’hiver, quand il brûle un fagot de bruyères pour réchauffer les petits de ses chèvres.

— C’est bien, lui dis-je, je connais la montagne, je n’ai pas besoin de route pour m’y guider. N’y ai-je pas gardé les chèvres aussi quand j’étais petit !


CHAPITRE III.



I.

Je boutonnai mes guêtres de cuir sur mes souliers à clous j’enlevai les grelots à mon chien pour qu’il n’épouvantât pas les chevreaux et n’avertît pas Claude en courant devant moi ; je pris mon fusil, ce bâton et ce génie familier du chasseur ; je traversai les prés de la vallée en faisant lever les grives, et je commençai à gravir lentement, à travers champs, les côtes d’abord douces, puis escarpées de la montagne. C’était le matin d’un dimanche ; je ne rencontrais personne dans les champs ; le jour était long devant moi je me retournais et je m’asseyais de temps en temps sur les racines d’un châtaignier pour jeter un long regard sur le bassin qui se creusait, de halte en halte, davantage sous mes yeux. Le soleil avait dépassé oisif la moitié du pan de ciel qu’il semble mesurer sur la vallée, et il penchait déjà un peu vers la montagne opposée, quand j’approchai de ce hameau ruiné des Huttes, d’où le tailleur de pierre recevait sans doute son nom. Je n’y étais pas monté depuis l’âge de onze ans, où ma mère m’avait retiré de la société des petits chevriers du pays pour me mettre dans le moule commun du collège, dans la société des régents, des écoliers et des livres. J’y montais une fois ou deux par an, à cette heureuse époque de mon enfance, avec les servantes de la maison, pour acheter des cabris au printemps et des châtaignes écorcées en automne, dans les deux ou trois cabanes qui composaient alors ce hameau.

II.

Je reconnaissais bien les arbres, les sources sous les cressons et sous les pervenches, les mousses même sur les larges pierres grises qui sortent comme des ossements de la terre du lit des genêts mais les cabanes n’existaient plus. Je n’apercevais de loin, à leur place, que deux morceaux de pierraille écroulés. Quelques ronces aux fruits noirs rampaient au-dessus. Un vieux sureau, qu’on appelle soyer dans le pays, arbre domestique qui s’attache de lui même à la demeure de l’homme, comme la mauve et l’ortie s’attachent à la tombe dans les cimetières, semait sa fleur sur des tuiles brisées. Un magnifique houx se cramponnait par ses bras tortueux aux débris d’un mur percé d’une fenêtre sur le ciel, arbre vigoureux et immortel, dont la sève bout sous la neige et dont l’écorce toujours verte et les feuilles vernissées comme le cuir semblent survivre aux siècles et prendre en pitié les fugitives générations humaines qui passent et qui se couchent à ses pieds.

Ce spectacle m’attrista ; mais j’y suis accoutumé. Je cherchai de l’œil le sentier glissant dans le creux du ravin, sur le bord d’un filet d’eau suée par le granit, et qui conduisait jadis à la troisième cabane. Je le découvris sous les feuilles sèches du dernier hiver, que les vents tièdes du printemps avaient roulées sur les pentes du ravin, et j’y marchai quelque temps au bruit de l’eau égouttée plus que versée par la cascade.

III.

Le ravin, d’abord plein d’humidité et de nuit, serpentait tantôt étroit, tantôt large, entre deux parois de granit décomposé qui fondait en sable de différentes couleurs, rouge, jaune-gris, verdâtre comme ces galets de vert antique qu’on trouve dans les sables de la mer de Syrie. Des troncs de cerisiers sauvages, de platanes dentelés et de mélèzes, arbres durs au froid, s’y penchaient l’un vers l’autre des deux bords supérieurs de la gorge, et formaient, en s’entrelaçant au-dessus, une haute voûte de feuillages immobiles. Les pas y résonnaient comme sous une nef de cathédrale. Un doux frisson courait sur la peau, comme si l’on eût marché dans l’avenue d’un mystère. Quelques merles noirs traversaient seuls d’un vol effrayé ce ravin. Mais bientôt il s’éclaircissait, comme si on eût allumé une lampe au-dessus des feuilles transparentes. On apercevait quelques petits pans de ciel bleu à travers les feuilles, comme des morceaux de lapis dans un plafond. Les arbres s’écartaient, le sentier remontait à droite vers le bord de la gorge et vers le jour par une pente rapide. Je laissai à ma gauche quelques flaques d’eau verte au fond de ce qu’on appelle un abîme en langage de montagnes. Quand je fus parvenu au niveau du sol, la demeure du tailleur de pierre était devant moi.

IV.

C’était une masure informe de pierres sèches sans ciment, adossée à un grand bloc carré de roche grisâtre sur laquelle on voyait encore debout, mais sans porte, sans fenêtre et sans toit, les murs de la troisième cabane du hameau des Huttes, que j’avais visitée autrefois. La plate-forme de cette roche, qui avait servi de piédestal à cette hutte de chevrier, était jonchée de tuiles pulvérisées par les pieds des animaux, de tronçons de solives dont une extrémité portait encore sur le mur et dont l’autre bout pendait sans support vers le sol, enfin de vieux lambeaux de chaumes déchirés du toit et tourbillonnant au vent. La suie noire contre un pan de briques autrefois crépi marquait encore la place du foyer où cette famille de montagnards avait vécu, aimé, tari. Derrière ces murailles en ruine, le rocher, creusé en lit de torrent par l’écoulement des eaux de source et des pluies, formait une sorte de canal naturel d’où la petite cascade pleuvait à petit bruit dans le ravin. C’était de ce côté qu’ouvrait jadis la fenêtre basse de la cabane tournée au nord. Un immense lierre, les racines dans l’eau, encadrait déjà de mon temps cette fenêtre et ce côté du mur. Maintenant, il remplissait l’ouverture tout entière d’une gerbe touffue de ses feuilles et de ses grappes noires, comme s’il eût porté des fruits de deuil sur la ruine de la maison qui l’avait nourri. Il s’accrochait aux solives, aux jambages de la cheminée, à l’entablement de la porte il se hérissait en corniches débordantes au sommet de chaque pan de mur et sur les rebords même de la roche, comme un chien couché sur son maître mort, qui l’étreint de ses pattes, qui le couvre de son corps, et qui semble défier les hommes de lui enlever la dépouille de celui qui l’a aimé.

V.

Claude n’avait pas essayé de relever la maison éboulée de sa famille et de s’y refaire un asile à lui-même. Rien n’aurait été plus facile, quand la pierre, le bois, les tuiles, étaient encore sains. Pourquoi avait-il préféré se gîter au pied du rocher, sous une espèce de concavité qui formait autrefois l’étable des chèvres, et se coucher là comme un mendiant sous la porte ? Dieu le sait. Sans doute ce fut par quelque superstition secrète du cœur pour le toit où il avait vécu et aimé, ou par l’horreur de s’y voir seul et de le sentir si vide après l’avoir vu si plein. Car ce n’était pas par paresse ; il faisait toutes les semaines pour rien plus de travail qu’il n’en eût fallu pour relever et entretenir la solide cabane de sa mère.

VI.

Quoi qu’il en soit, sa maisonnette, ou plutôt sa grotte, ne consistait qu’en une espèce de cave taillée, ou par les eaux ou par l’éboulement d’une partie des parois, dans le flanc même du rocher. Comme cette cavité était peu profonde, il y avait ajouté deux petits murs de pierres informes et la plupart triangulaires de granit roulé. Ces pierres étaient posées sans art, les unes sur les autres, de manière cependant que les angles sortants des unes s’enchâssassent dans les angles rentrants des autres, comme les murs cyclopéens qu’on voit en Étrurie, sans savoir qui les a bâtis, de la nature ou de l’homme. Ces deux murs partaient du rocher, s’avançaient de quelques pas sur la rocaille en pente, mêlée de quelques touffes de buis ; un autre mur pareil les rejoignait. Il était percé, en face de la vallée, d’une porte basse et d’une lucarne à côté fermée d’une botte de genêts encore en fleur. La porte, bâtie de trois morceaux de planches vermoulues évidemment empruntées aux débris du plancher de la cabane supérieure, n’avait d’autre serrure qu’un loquet de bois levé par une ficelle qui pendait dehors le jour, et qui rentrait la nuit, par un petit trou au-dessus du loquet, dans l’intérieur de la hutte. La partie du toit qui s’attachait au rocher et qui en débordait de quelques toises était couverte, au lieu de chaume, de petits balais de genêts fortement liés les uns aux autres par de grosses cordes de paille d’avoine tordue, sur lesquelles glissait la pluie et croissaient des touffes de pariétaire. Le roc lui-même servait de toit naturel au fond de la cabane. On voyait encore, sur ce rebord proéminent du rocher, les restes d’une galerie soutenue par une vieille poutre et décorée d’un débris de balustrade et d’une ou deux marches d’escalier, qui étaient autrefois le porche rustique de la maison. Les lierres chevelus dont j’ai parlé, qui envahissaient à présent toute l’antique demeure, débordaient de cette galerie en ruine jusque sur le toit de la nouvelle hutte. Un cognassier tortueux, quelques genévriers aux perles noires et une immense troche d’aubépine, végétations saxillaires, s’étaient enracinés dans une corniche naturelle du roc. Ils pendaient de là avec leurs branches, leurs guis, leurs fruits et leurs fleurs sur le toit. Ils le recouvraient presque tout entier de feuilles mortes, de feuilles vertes et de neige odorante d’aubépine. Je fus étonné de voir parmi ces branches deux ou trois nids de petits oiseaux des hauteurs. Ils couvaient leurs œufs en me regardant du fond de l’ombre des feuilles. Ils ne s’envolèrent pas à mon approche, comme s’ils eussent par instinct le sentiment d’une confiante sécurité. Les lézards du mur ne s’enfuyaient pas non plus.

VII.

Je tirai la ficelle du loquet de bois, et j’entrai dans la cabane en appelant Claude Des Huttes. La cabane était vide. J’y jetai rapidement un coup d’œil pour juger des mœurs et des habitudes de l’homme par l’aspect de son habitation. D’un regard je compris la vie de ce pauvre solitaire. Le fond de la hutte était de quelques pieds plus élevé que le plancher. C’était une espèce de lit de pierre creusé au ciseau dans le roc vif, à la taille d’un homme. Ce lit avait le rocher en voûte pour plafond il était recouvert, au lieu de matelas, d’une litière de paille d’avoine, mêlée de foin de fines herbes des montagnes. Une botte de genêts servait d’oreiller. Trois ou quatre peaux noires de mouton, roulées au pied de cette couche, servaient de couverture en hiver. À côté de cet enfoncement, une robe de femme, galonnée de velours sur les coutures, pendait à un clou avec une petite croix d’or ou de laiton sur la poitrine : c’était la seule décoration de la cabane, les lares apparemment de la maison. Un peu plus loin, contre le mur de pierres sauvages, on voyait un petit foyer couvert d’une pincée de cendres blanches de genêts. La fumée, qui avait noirci dans cet endroit les pierres grisâtres, s’échappait par l’interstice de deux blocs de granit ménagé pour cet usage par le hasard, et qui se fermait, quand le foyer était mort, par un bouchon d’herbes sèches. Le reste du plancher de la cabane était recouvert tout entier d’une lisière épaisse et propre de bruyères et de fougères vertes, sur laquelle étaient imprimées en creux les places que les chiens, les chèvres ou les chevreaux avaient affaissées de leur poids pendant la nuit. Pour toute provision, on voyait des régimes de maïs doré de l’an passé, suspendus à une poutre du toit, dont les paysans de ces montagnes font griller les grains sous la cendre des châtaignes écorcées et séchées au four qu’on fait cuire dans du lait ; quelques petits fromages de chèvre, durs comme les cailloux dont ils ont la forme, et un gros pain de seigle entamé, que les taches de moisissure commençaient à velouter d’un duvet blanc. Un couteau, un pot de grès pour faire bouillir les pommes de terre, et une poche de cuir luisant, emmanchée d’un long manche de fer, pour puiser et boire à la source, étaient les seuls ameublements et les seuls ustensiles de la cabane. Je regardai par la porte ma maison qui brillait à l’horizon, au soleil de la vallée, avec ses vastes murs, ses toits, ses tours, ses grandes chambres remplies de meubles utiles ou futiles, de tous les serviteurs et de toutes les nécessités d’une civilisation insatiable de besoins et de satisfaction de besoins factices ; je reportai mon regard sur le mobilier de Claude Des Huttes, et je sortis en disant :

— Voilà donc le résumé des besoins d’un homme.

VIII.

Je refermai la porte et j’appelai du dehors mais le creux seul du rocher redit le nom de son habitant. Je m’acheminai alors plus haut, çà et là, pour découvrir l’homme et les chèvres. Un sentier imperceptible à tout autre œil qu’à l’œil du chasseur, tracé par une légère inflexion du gazon sous les pas, et par quelques fougères dont une ou deux feuilles avaient été récemment brisées par la corne des chevreaux, me guida au revers d’un mamelon entouré de pierres grises, à une centaine de pas environ par-dessus la cascade. Un énorme bloc de rocher, semblable à celui qui portait l’ancienne maison, sortait de terre comme une tour de géant au milieu de ce mamelon. Une herbe fine comme le velours de soie verte croissait alentour. Je fis lentement le tour de ce rocher, dont le sommet me paraissait inabordable sans échelle ; puis je trouvai une espèce de cassure entre ses parois, et des degrés naturels et inégaux qui en facilitaient l’accès. Je les gravis pour découvrir de plus haut tout ce qui pouvait habiter ces sommets et ces gorges, où la terre, la pierre et l’eau semblent vouloir se dérober sous les plis multipliés du sol. Parvenu au sommet, une pente douce me conduisit, du côte du midi, au pied de ce rocher que je croyais de toutes parts inaccessible. Il était de niveau, de ce côté, avec une petite enceinte de pelouse fleurie, toute murée de roches moussues entassées les unes sur les autres, comme un pan de jardin préservé par le hasard dans l’écroulement d’un vieil édifice. En mettant le pied sur cette pelouse et en la parcourant d’un regard, j’aperçus tout ce que je cherchais.

IX

La pelouse avait la pente d’un toit de chaume pour laisser glisser les neiges d’hiver et écouler les eaux de la pluie ; le soleil de midi, qui regardait en plein, réverbéré encore par les prismes sablonneux des roches granitiques dont elle était comme murée partout, y répandait des rayonnements et des tiédeurs rares à de si grandes hauteurs au-dessus des vallées. On y respirait le printemps. Une nuée d’insectes y flottaient et y bourdonnaient dans les rayons, qu’ils rendaient, pour ainsi dire, palpables. On sentait que d’autres hôtes encore que l’homme avaient découvert cet abri. Les plantes aussi y pullulaient au pied des roches : les œillets rouges y prenaient racine et y flottaient, comme des cerises entrouvertes par le bec des oiseaux, sur les mousses du mur. Les églantiers en tapissaient l’enceinte à profusion leurs jets, allongés et flexibles, y lançaient des milliers de paraboles végétales, à l’extrémité desquelles s’ouvrait une étoile de roses à cinq feuilles qui pleuvaient sur le gazon. L’herbe, quoique inculte, semblait peignée par le râteau. Le chasseur, en découvrant cette solitude dans la solitude, à la fois gracieuse et sévère, rayonnante et recueillie, murée et fleurie, était incertain si le morceau de terre qu’il avait sous les yeux était un verger, un jardin, ou un sanctuaire de mort paré de fleurs par la piété d’un village abandonné. Ou plutôt, c’était en réalité quelque chose qui participait de ces deux natures, une espèce de jardin funèbre où la vie disputait le sol à la mort, et où, en voyant tout à la fois de l’herbe, des fleurs, des animaux paissant, des oiseaux chantant, et ces monticules de gazon qui semblent les plis de la couverture de l’homme dans son dernier lit, on hésite entre la joie et le plaisir, et l’on reste à contempler en silence, sans savoir si l’on doit jouir ou s’attrister. Telle fut la première impression produite sur moi par ce charmant asile de soleil, de silence et de repos.

X

À peine avais-je posé le pied sur cette herbe en fleur pour en faire le tour, qu’un étrange et inexplicable spectacle attira mon regard et suspendit mon pas commencé. À vingt ou trente enjambées de moi, trois gros blocs frustes de granit gris se dessinaient au sommet de la pelouse sur le bleu du ciel : l’un sortait de terre comme le tronçon debout d’un pilastre démoli ; l’autre était posé en travers et en équilibre sur ce tronçon ; le troisième, assis comme un dé au-dessus et au milieu du second bloc transversal, formait ainsi, soit hasard de la nature, soit intention du constructeur, une croix massive et surbaissée, dont les dimensions et la pesanteur semblaient dépasser les forces de l’homme. Une des branches de pierre de cette croix penchait à gauche d’une telle inclinaison, qu’elle semblait attester dans ce monument semi-druidique un jeu irrégulier et inhabile des éléments plutôt qu’une combinaison de la volonté. Était-ce cette croix sauvage qui avait attiré l’attention et groupé alentour les sept ou huit tombes de ces huttes ? Étaient-ce les habitants qui avaient roulé anciennement ces blocs détachés pour en faire l’enseigne de leur mort et le signe de leur immortalité ? C’était impossible à dire. Les petites écailles blanches et grises des lichens, les taches sombres de la pluie, les mousses vertes du printemps, les germinations accidentelles que les vents sèment avec les poussières de la terre et les plantes sur les grosses roches, tapissaient ces trois blocs de granit de toute espèce de végétations saxillaires et de velours fins et diversement coloriés. Des touffes de bruyères violettes pendaient, les fleurs renversées, des branches de la croix ; un lierre rampant et des ronces vigoureuses s’enlaçaient de toutes parts au tronc principal et formaient au sommet un couronnement de feuilles touffues, de rameaux entrelacés, de fleurs, de grappes et d’épines qui rappelaient la couronne symbolique du supplice sur le front du juste, du crucifié. Deux chevreaux blancs comme la neige, par cet instinct qui porte ces animaux aux escarpements, étaient couchés l’un en face de l’autre sur chacune des branches transversales de cette croix, leurs jambes de devant repliées sous le ventre, et leurs têtes barbues se dessinant comme une corniche antique sur le bleu du firmament.

Je serrai le cordon de mon chien contre moi, et je lui fis signe du doigt de se taire, pour qu’il ne dérangeât pas cette admirable disposition du caprice des chèvres et du hasard de la nature.

XI.

Au pied de ce groupe de pierres et d’animaux, Claude Des Huttes dormait couché sur l’herbe. Un de ses coudes, recourbé sous sa tête, lui servait d’oreiller. Son autre bras était étendu et porté sur le dos d’un chien noir à longues soies, couché et dormant aussi à côté de lui. On voyait qu’il s’était endormi en le caressant. Le soleil, un peu tempéré, tombait d’aplomb, en s’éloignant, sur l’homme et sur le chien, et semblait les pénétrer et tes fondre de ses feux, comme si l’herbe, la pierre et la chair devaient également bénir ses rayons. À côté du chien, cinq ou six moutons, dont la laine d’hiver n’était pas encore tombée sous le ciseau, se tenaient en cercle, leurs têtes basses et concentrées les unes contre les autres, comme les rayons de la roue vers le moyeu, pour se donner réciproquement l’ombre de leur corps. Une belle chèvre tachetée de blanc et de noir, la mamelle pleine et rebondie comme une outre de lait, était couchée aux pieds de Claude, dans une attitude de repos, de bien-être et de complète sécurité. Elle appuyait nonchalamment sa belle tête, plantée de deux longues cornes luisantes, sur le cou d’un troisième petit chevreau blanc sans cornes, couché entre ses jambes.

Les sabots de ces charmantes bêtes, polis par l’herbe, brillaient comme des cailloux noirs polis par l’eau d’un ruisseau. Les grands yeux de la mère, vagues, lointains et rêveurs comme les yeux de la gazelle et du chameau, semblaient penser. Ils se portaient tour à tour du maître à ses petits, du chien aux moutons, des roches à l’herbe, comme si elle eût rassemblé voluptueusement dans son regard tout ce tableau de paix dont elle faisait partie. Quelques lapins broutaient le serpolet de la pelouse à côté du chien, des chèvres et de l’homme, sans s’effrayer même de mes pas. On voyait que Claude avait appris à son chien à les regarder comme du troupeau. Sept ou huit pruniers et deux cerisiers, aux troncs maigres et courbés par les vents, croissaient à quelques pas de là, à l’abri d’une rangée de blocs de granit plus hauts que le reste de l’enceinte. Leurs fleurs tardives, qui commençaient cependant a tomber, pleuvaient par flocons à chaque ébranlement insensible de l’air. Ils faisaient flotter une ombre légère entremêlée de clarté sur le gazon.

La nature sait combien les dernières cimes des montagnes sont froides et battues des vents. Elle n’y fait croître que des arbustes à maigre feuillage, dont l’ombre légère et mobile n’est qu’un éventail étroit et transparent sur la face de la terre. Cette ombre des pruniers et des cerisiers en fleur n’atteignait pas les pieds du tailleur de pierre endormi. Contre les blocs, derrière ces arbres, on voyait sept ruches avec un petit toit pointu de paille, portées sur autant de pierres qui leur servaient de piédestal pour les préserver de l’humidité pendant les pluies. Ces ruches, pleines d’essaims, bruissaient sourdement comme une flamme dans le bois vert ; les abeilles, réchauffées par le soleil, sortaient et rentraient en foule, volant autour de l’homme et se posant même sur son bras et sur son front sans le piquer, car elles connaissent, comme les animaux domestiques, la main qui les nourrit. Une énorme fourmilière s’élevait tout auprès de la tête du paysan. Son bâton n’avait pas voulu la démolir, pour ne pas détruire une ville laborieusement bâtie par ces petits architectes du bon Dieu, comme il me le dit après. Des légions de petits lézards apprivoisés montraient leurs jolies têtes éveillées entre les fentes des pierres, ou se poursuivaient dans l’herbe rare, sans craindre de passer sur les pieds, sur les mains et jusque sur les cheveux noirs de l’homme et sur les pattes du chien. On eût dit qu’un esprit de douceur et d’amitié avait mis la confiance et la paix entre toutes les choses et entre tous les êtres de cette petite colonie de la montagne.

XII.

Je restai immobile et involontairement attendri à contempler tout cela. Je craignais maintenant d’y porter le trouble en réveillant Claude pour l’interroger. Si j’avais pu me retirer en silence et sans avoir été aperçu, je serais revenu sur mes pas. Mais, au moment où je me retournais pour aller attendre à la porte de sa cabane le réveil et le retour du tailleur de pierre, son chien flaira le mien. Il se dressa sur ses pattes de derrière en regardant de mon côté, et, élevant son museau vers le ciel, comme font les chiens en détresse ou surpris par un objet inattendu, il jeta un long hurlement d’angoisse et d’effroi pour éveiller son maître. Claude se releva sur son séant, regarda vers moi, me reconnut et fit quelques pas pour m’aborder avec un visible embarras. Je m’avançai moi-même alors avec un visage souriant pour le rassurer, et, lui prenant la main : — Je vois ce que c’est, Claude, lui dis-je ; vous vous sentez en faute envers moi, et vous avez peur que je ne vienne vous reprocher d’avoir déserté mon chantier. Rassurez-vous, rasseyez-vous où vous étiez, là, au milieu de votre famille de chèvres, de moutons, de lézards, d’abeilles et de chien. Tout cela est de la même famille que nous, n’est-ce pas ? Je les comprends et je les aime comme vous. Puisque le bon Dieu ne s’est pas trouvé trop grand pour les faire, nous ne devons pas nous trouver trop grands pour les fréquenter. — Le chien se tut, la chèvre ne se leva pas de son creux dans l’herbe, les moutons continuèrent à bêler, la tête dans leurs jambes, les lézards à courir, les abeilles à bourdonner. Nous nous assîmes au soleil, l’un vis-à-vis de l’autre, lui sur son monticule, moi sur le mien, la tête dans la lumière du ciel, les pieds dans l’herbe de quelque sillon de tombe fermée et oubliée sous ce vert linceul de gazon embaumé de fleurs, et nous eûmes ensemble l’entretien que je désirais avec lui.


CHAPITRE IV.


Moi. — Pourquoi donc avez-vous laissé mon ouvrage, Claude ? Avez-vous été malade ? ou bien avez-vous cassé vos outils ? ou bien avez-vous trouvé la carrière trop revêche ou les dalles trop friables sous le marteau ?

Lui. — Non, monsieur, je n’ai pas été malade, je n’ai pas cassé mes outils, la carrière est aisée et la pierre est saine ; pourtant je n’ai pas osé vous dire pourquoi je m’en suis allé malhonnêtement, comme un voleur, sans remercier, sans avertir, sans demander mon compte, parce que je me sentais fautif et que je n’aurais jamais su trouver de bonnes raisons. Mais vous me pardonnerez si je vous ai fait peine ce n’était pas ma volonté. Au contraire, je voudrais vous rendre service si j’en étais capable ; car on aimait bien votre mère dans la montagne, et on en parle encore dans les veillées.

Moi. — Eh bien ! c’est au nom de ma mère que je vous demande de me dire pourquoi vous ne voulez pas travailler pour moi. Voyons, prenez courage : les âmes des hommes sont des cloches du même timbre. Elles rendent, en haut ou en bas de la montagne, le même son. Ce qui est juste pour vous sera juste pour moi. Parlez-moi comme vous parleriez à Dieu. Quelle conscience vous êtes-vous faite pour vous retirer en me laissant ainsi dans l’embarras ?

Lui. — Eh bien, monsieur, le voici. Je me suis dit Claude, tu ne veux pas travailler pour de l’argent ; c’est ton secret, c’est ton idée, personne n’a rien à y voir, c’est vrai. Tu travailles pour les pauvres quand ils n’ont personne pour faire leur ouvrage. En ce moment il n’y a point de pauvres qui t’appellent pour leur rendre service ; tu travailles pour le monsieur du château, tu ne prendras de lui que ta nourriture, c’est bien. Et j’ai continué ainsi à travailler gaiement pendant cinq journées ; mes pierres sont au bord de la carrière, vous pouvez les voir.

Mais pourtant je n’étais pas tout à fait tranquille de l’esprit en faisant mon ouvrage quelque chose me reprochait en moi-même je ne savais pas bien quoi, quand, le sixième jour, en mangeant mon pain le matin, assis sur ma pierre, une idée m’est venue comme un éclair dans les yeux. Je me suis dit : Tu fais de l’ouvrage à bon marché pour cette maison qui est riche c’est bien pour elle, c’est bien pour toi, qui n’as que ton chien à nourrir ; mais il y a dans le pays, dans les villages de l’autre côté de la montagne, des tailleurs de pierre qui ont père, mère, femme et enfants à loger, à chauffer, à habiller, à nourrir et à élever de l’argent de leurs journées. Qui est-ce qui les emploie ? Les riches. Or, si tu travailles sans salaire pour les riches, qui est-ce qui fera travailler les pauvres ouvriers de ton état, fils ou pères de famille ? Et s’ils ne travaillent pas, qui est-ce qui nourrira leurs enfants ? En croyant faire l’aumône ici, tu es donc un voleur du pain et de la vie de tes camarades. Cela m’a frappé comme un éclat de pierre qu’on m’aurait lancé sur la tête, monsieur. J’ai jeté mon morceau de pain, j’ai mis mon pic, ma têtue, ma boucharde dans mon sac, et je me suis sauvé à la maison comme si j’avais fait quelque mauvaise action. Avais-je donc tort, monsieur, de penser à mes pauvres camarades mariés ? et n’était-ce pas leur pain que je mangeais ?

Moi. — Non, Claude, vous n’aviez pas tort ; vous raisonniez droit, vous sentiez juste, et je vous pardonne bien volontiers. Mais dites-moi donc aussi qui est-ce qui a rendu votre raison si éclairée et votre conscience si délicate, que vos devoirs de justice et de charité envers le prochain l’emportent toujours ainsi sur votre intérêt envers vous-même, et que vous pensiez aux autres avant de penser à vous ?

Lui. — Je ne sais pas monsieur ; je pense que c’est le bon Dieu qui m’a fait comme ça.

Moi. — Vous avez donc étudié dans votre enfance et appris votre religion chez quelque curé du voisinage, parent de votre famille, ou dans quelque séminaire, d’où ces idées sur Dieu sur le prochain et sur la perfection chrétienne vous seront restées au fond de l’âme pour se développer après en pratiques de charité ?

Lui. — Non, monsieur, je n’ai jamais étudié, ni chez un curé ni dans un séminaire. Mon père et ma mère étaient trop pauvres pour cela. D’ailleurs, quand j’étais en âge d’apprendre, il n’y avait pas même de curés dans les paroisses ni de cloches dans les clochers. Je n’ai appris de religion que les trois ou quatre prières que ma mère savait par cœur et qu’elle nous faisait redire après elle, quand on éteignait le feu chez nous. Je ne sais pas même lire et écrire, et je fais mes comptes avec des brins de paille ou de petits cailloux.

Moi. — Mais alors, comment votre esprit s’est-il donc formé tout seul ?

Lui. — Est-ce qu’on est seul, monsieur, quand on a le bon Dieu toujours présent au-dessus de soi ou devant soi ? Je ne me suis jamais senti seul de ma vie.

Moi. — Vous avez raison mais comment vous êtes-vous élevé de vous-même et accoutumé à cette présence du bon Dieu, qui peuple pour vous le désert et qui vous entretient comme un invisible ami ?

Lui. — Je ne sais pas non plus, monsieur ; je pense que c’est une bonté qu’il a eue pour moi voyant que j’étais destiné à vivre si, haut, ici, sans femme ni enfants, sans père ni mère, de venir me visiter plus souvent et de plus près qu’un autre, pour me consoler et pour m’empêcher de m’ennuyer de la vie.

Moi. — Vous ne vous ennuyez donc pas trop dans cet ermitage, au milieu des brouillards, des neiges et des grands vents, du silence, de la solitude ?

Lui. — Oh ! non, monsieur, jamais je ne m’ennuie. Est-ce qu’on peut s’ennuyer dans la société de Celui qui sait tout, qui dit tout, qui écoute tout ce que nous avons à lui dire, et qui ne se fatigue jamais de nous entendre et de nous répondre dans le cœur ?

Moi. — Non ; mais il faut une grande concentration d’esprit à une grande élévation sur les hauteurs de l’âme pour n’être pas distrait de cette conversation intérieure avec le bon Dieu, pour n’être pas assourdi par les bruits du monde et entraîné dans le courant des plus petites pensées. En un mot, il faut être doué d’un sens particulier, d’un sens qui est commun à tous les hommes, mais qui n’est pas développé chez tous dans la même mesure, d’un sens plus intellectuel et plus divin que tous nos autres sens, le sens de l’infini, le sens de Dieu autrement dit, mon pauvre Claude ! Il paraît que vous avez à un degré supérieur ce sens de Dieu, le don des dons, la souveraine intelligence chez le savant et chez l’ignorant, la souveraine richesse chez le riche ou chez le pauvre, la souveraine félicité chez l’homme heureux ou chez l’homme malheureux. Je m’en suis douté en vous voyant et en entendant parler de vous l’autre jour. Je parais au monde plus instruit et plus grand que vous ; mais je vous respecte, je vous envie et je vous admire, et c’est pour entendre ce sens supérieur par la bouche d’un simple artisan que je me suis dit : Montons là-haut ! Dieu se révèle dans les buissons de feu quelquefois ; on trouve toujours plus de paix, plus de lumière et plus de sérénité à mesure qu’on s’éloigne des vallées où fourmillent les hommes, et qu’on s’élève sur les hauteurs où cesse leur bruit.

Lui. — Ah ! monsieur, vous vous êtes bien trompé, je n’ai pas seulement un mot sur la langue. Je reste quelquefois une semaine entière sans rien dire, bien au contraire. Le bon Dieu aurait aussi bien fait de me faire muet ; car, excepté pour appeler mes chèvres, mes moutons et mon chien par leurs noms, je n’ai jamais senti le besoin de parler.

Moi. — Il y a des âmes si pleines de pensées et de sentiments qu’elles ne peuvent les répandre. Peut-être que la vôtre est ainsi.

Lui. — Oh je ne crois pas, monsieur ; je ne dis rien parce que je n’ai rien à dire. C’est même pour cela en partie que je ne descends pas demeurer en bas avec les autres. Je me dis : Que ferais-tu là-bas ? Tu ne sais pas répondre seulement quand les enfants te regardent travailler et te demandent le nom de tes outils.

Moi. — Mais alors quelque chose parle donc en vous quand vous faites silence ? car enfin Dieu a donné à toute âme le besoin de se communiquer, le besoin d’écouter ou de répondre, comme il a donné a l’air, à l’eau, à la flamme, le besoin de se mouvoir, de s’alimenter et de se répandre, à moins de s’éteindre ou de tarir.

Lui. — C’est vrai, monsieur ; il y a quelqu’un qui respire, qui remue, qui coule, qui brûle, qui converse à mon insu constamment avec moi. Je le sens bien, je l’entends bien, même quelquefois je lui réponds de cœur. Mais c’est une parole sans mots, qu’on comprend sans avoir été à l’école et qu’on lit sans avoir appris à lire dans les livres. C’est sourd et confus comme le bruit de l’eau profonde qu’on entend d’ici sans la voir dans le puits de l’abîme, et pourtant ça tient compagnie et ça console comme une femme ou comme un ami, la nuit, au coin de son foyer. Sans cette conversation, est-ce que je ne serais pas mort depuis tant d’années que ?…

Il s’arrêta et soupira en portant involontairement un regard vers un de ces monticules verts qui m’avaient frappé en entrant dans l’enclos. Je vis qu’il y avait une pensée sous l’herbe et qu’il craignait d’y toucher devant moi. Je ne voulus pas faire violence à son mystère dès le premier jour je n’eus pas l’air d’avoir remarqué son interruption et surpris son soupir.

Moi. — Et de quoi vous parle plus ordinairement ce murmure intérieur qui vous entretient ainsi quand vous êtes seul ?

Lui. — Nous nous parlons de tout ce je que vois sur terre, monsieur, et la-haut, ajouta-t-il en montrant du geste le champ des étoiles sur nos têtes, nous nous parlons surtout de lui.

Moi. — Qui, lui ?

Lui. — Le bon Dieu, monsieur.

Moi. — Mais si vous n’avez jamais été à l’école ni au catéchisme, qu’on n’enseignait pas dans votre enfance, ni rien lu dans les livres où l’on parle de Dieu, comment savez-vous-qu’il existe seulement un Dieu ?

Lui. — Ah monsieur, d’abord notre mère nous l’a bien dit, et puis après, quand j’ai été grand, j’ai bien connu de bonnes âmes qui m’ont conduit dans les églises où l’on se rassemble pour l’adorer et le servir en commun, et pour écouter les paroles qu’il a chargé ses saints de révéler aux hommes en son nom. Mais, quand même ma mère ne m’aurait rien dit de lui, et quand même je n’aurais jamais entendu les catéchismes enseignés dans les paroisses en faisant mon tour de France, est-ce qu’il n’y a pas un catéchisme dans tout ce qui nous entoure, qui enseigne aux yeux et à l’âme des plus ignorants ? Est-ce que son nom a besoin des lettres de l’alphabet pour être lu ? Est-ce que son idée ne rentre pas dans nos yeux avec le premier rayon de lumière, dans notre esprit avec notre première réflexion, dans notre cœur avec notre premier battement ? Je ne sais pas comment sont faits les autres hommes, monsieur mais quant à moi, je ne pourrais voir, je ne dis pas une étoile, mais seulement une fourmi, une feuille d’arbre, un grain de sable, sans lui dire : « Qui est-ce qui t’a fait ? »

Moi. — Et vous répondez : C’est Dieu.

Lui. — Bien entendu, monsieur ça ne peut pas se faire soi même car, avant de faire une chose, il faut être, n’est ce pas ? Et avant d’être, ça n’était pas : donc ça ne pouvait pas se faire. Ça n’est pas plus fin que ça. Du moins voilà comment je me suis dit la chose mais vous devez la savoir de bien d’autres manières plus savantes que celle-là.

Moi. — Non. Toutes les manières aboutissent à la vôtre. On peut les dire en plus de paroles, non en plus de sens. Des effets sans cause une chaîne immense qui remonterait et descendrait jusqu’à l’infini des élévations et des profondeurs de l’espace, qui porterait des mondes et des mondes suspendus en tout sens à ses innombrables anneaux, et qui n’aurait point de premier chaînon Voilà les mondes sans Dieu, mon pauvre Claude. Une obscurité que vous ne voudriez pas dire tout haut à votre chien, de peur de révolter l’instinct d’une bête, n’est-ce pas ? Ceux qui ne voient pas Dieu ne m’ont jamais paru des hommes. Ce sont à mes yeux des êtres d’une espèce à part, nés pour contredire la création, pour dire non là où la nature entière dit oui ; des ombres intellectuelles que Dieu a créées sous forme humaine pour faire mieux ressortir la splendeur de son évidence par l’absurdité de leur aveuglement. Ils ne me scandalisent pas, ils m’attristent ; je ne les hais pas, je les plains ; ce sont les aveugles de l’âme : Dieu leur rendra les yeux.

Lui. — Est-ce qu’il y a des hommes comme ça ?

Moi. — On le dit ; je ne l’ai jamais cru. Cependant, n’avez-vous pas entendu parler d’hommes vivants dont la peau est morte, qui ne sentent ni le chaud ni le froid, ni l’eau ni le feu, ni les mille impressions de l’air qui font frissonner ou s’épanouir notre peau à nous ?

Lui. — Oui, les malheureux qu’on appelle les ladres dans nos montagnes.

Moi. — Eh bien, puisqu’il y a de ces hommes qui n’ont pas reçu le sens du toucher à l’extérieur, il faut croire qu’il y en a qui n’ont pas reçu le sens du raisonnement et du sentiment à l’intérieur. Ceux qui ne voient pas Dieu, s’ils existent, seraient les ladres de l’esprit.

Lui. — Dieu est trop bon pour les laisser dans cette nuit.

Moi. — Comment savez-vous que Dieu est bon ?

Lui. — Parce que nous aimons ce qui est bon, et que, si Dieu n’était pas bon, nous ne pourrions pas nous empêcher de le haïr. Or, je vous demande un peu à vous, monsieur, qui paraissez bien mieux entendre ça que moi, qu’est-ce que serait une création où la créature ne pourrait pas s’empêcher de haïr son créateur ? Ce serait un contresens. La créature aimerait par nature le bon, et le créateur qui l’aurait faite pour remonter à lui et pour l’aimer serait le mal ! Vous voyez bien que c’est le monde renversé et les idées brouillées dans la tête. On ne s’y arrête seulement pas, excepté un moment quand on souffre trop, qu’on perd la justice et l’espérance en lui. Mais c’est un cri qui s’échappe des lèvres, et après lequel l’âme court vite pour le rattraper avant que Dieu ne l’ait entendu.

Et puis, monsieur, Celui qui est immense en tout n’est il pas la justice et la bonté immenses par nature ? Et puisqu’il a mis en nous, qui sortons de lui et qui ne sommes que ses lointaines et obscures images, la justice et la bonté comme des choses que nous aimons malgré nous, n’est-ce pas la preuve qu’il les possède lui-même sans mesure ? N’est-ce pas une nécessité qu’il soit infiniment bon, puisqu’il veut être infiniment aimé de tout ce qui sort de ses mains ? Voilà du moins comme je me dis quelquefois, quand la vie est dure et que je m’attriste. Mais je n’ai pas souvent besoin de me raisonner ainsi je le vois trop bien, je le sens trop bien, je le touche, si j’ose dire, de trop près, cœur à cœur, pour lui faire l’outrage et l’ingratitude de le croire méchant.

Mais pensez donc un peu ce que ce serait, monsieur ; moi, vil ver de terre, je serais bon et Dieu serait mauvais ? Le reflet serait de feu et le soleil serait de glace ! Vraiment, j’ai honte des camarades qui m’ont dit quelquefois ces niaiseries.

Moi. — Vous sentez donc en vous un amour immense et sensible du bon Dieu ?

Lui. — Hélas ! monsieur, pas tant que je voudrais et pas tant que je devrais. Je n’ai pas assez d’instruction pour comprendre les perfections de ce père invisible et pour me noyer l’esprit dans les profondeurs de ses bontés. Je vis tout bonnement comme une de ces pierres brutes et noires qui s’échauffent au soleil juste autant qu’il luit sur elles. Si j’étais un de ces miroirs que j’ai vus briller au fond des chambres de votre château, je m’échaufferais bien davantage, c’est-à-dire j’aimerais bien plus. L’amour doit être en proportion de l’esprit. Je suis un pauvre homme, je ne puis pas avoir les admirations d’un savant.

Moi. — Et comment cela ?

Lui. — Il m’a créé.

Moi. — Mais cela ne lui a rien coûté.

Lui. — Cela lui a coûté une pensée, une pensée du bon Dieu, monsieur. Y avons-nous jamais assez réfléchi ? Quant à moi, j’y réfléchis souvent, et je deviens fier comme un Dieu dans mon humilité, grand comme le monde dans ma petitesse ! Une pensée du bon Dieu ! Mais cela vaut autant que s’il m’avait donné tout l’univers. Car enfin monsieur, bien que je sois peu de chose, pour me créer il a fallu d’abord qu’il pensât à moi, qui n’existais pas encore, qu’il me vît de loin, qu’il m’enfantât d’avance, qu’il me réservât mon petit espace, mon petit moment, mon petit poids, mon petit rôle, ma naissance, ma vie, ma mort, et, je le sens, monsieur, mon immortalité. Quoi n’est-ce donc rien que cela, monsieur, avoir occupé la pensée de Dieu, et l’avoir occupée assez pour qu’il daignât vous créer… Ah ! je vous le répète, rien que ça, monsieur, rien que ça, quand j’y pense, cela me fond d’amour pour le bon Dieu !

Il s’arrêta comme essoufflé d’enthousiasme, et mit sa tête dans ses deux grosses mains pour réfléchir. Ses yeux étaient humides quand il les ouvrit. J’étais confondu moi même, en l’écoutant, de voir qu’une pensée forte et juste, quoique si simple, prêtait des expressions à ce muet que moi-même, homme de parole exercée, j’aurais eu de la peine à rencontrer plus expressives et plus pénétrantes.

Moi. — Mais quelle idée vous faites-vous donc de ce bon Dieu que vous aimez tant, mon pauvre Claude ?

Lui. — Ah ! monsieur, j’y pense, j’y pense, j’y pense depuis que je suis au monde, et je n’ai pas pu me satisfaire encore de la moindre petite ombre d’idée. Mon faible esprit a beau s’élargir dans ma tête comme pour briser les murailles de mon front, pour déborder de sa prison et pour s’étendre à la mesure des mondes tout entiers, c’est toujours comme rien devant tout. Ça ne mesure pas seulement un grain de poussière de sa grandeur, une minute de sa durée, une goutte d’eau de la mer de ses perfections ; ça pèse comme cent mille montagnes de ce granit sur l’aile d’un de ces moucherons ; ça donne le vertige à l’âme d’un pauvre homme ; ça le donnerait aux âmes réunies de toutes les créatures qui ont jamais vécu, qui vivent ou qui vivront dans l’éternité.

Il n’y faut pas penser seulement à s’en faire une idée, monsieur. Une idée de Dieu ; mais si on l’avait, on serait Dieu soi-même. Une image, je ne dis pas ; je m’en fais bien quelquefois des milliers d’images, tantôt l’une, tantôt l’autre, qui me contentent un petit moment et qui me soulagent l’esprit, comme une planche qui soulage un instant l’homme qui se noie sur un océan mais ça ne soutient pas longtemps, ça s’enfonce sous vous comme tout le reste, et votre esprit se noie éternellement dans cette contemplation.

Moi. — Et quelles images vous reviennent le plus souvent, Claude ?

Lui. — Bah ! monsieur, on compterait plutôt les grains de poussière que mon marteau fait jaillir tout un jour d’été de la pierre et que le vent me souffle aux yeux. Tantôt je le vois comme un ciel sans fin semé d’yeux de toutes parts, qui enveloppe les mondes, et qui s’élargit à proportion qu’on y en jette davantage, paraît toujours vide, quoique toujours plein ! Tantôt je le vois comme une mer qui n’a point de rivages, d’où il sort sans fin des îles, des terres. Tantôt je le vois comme un géant qu’on charge à jamais de montagnes, de mers, de soleils, de mondes amoncelés les uns sur les autres, et qui n’en sent pas même le poids. Tantôt je le vois comme un cadran marqué en chiffres de soleils sur le ciel, et dont l’aiguille sans fin s’allonge, s’allonge, s’allonge toujours en vain vers les bords de ce cadran sans les atteindre jamais. Tantôt je le vois comme un œil infini, comme vous dites, ouvert plus large que le ciel sur ses œuvres, qu’il regarde en s’élargissant pour les embrasser à mesure qu’il les crée ! Tantôt, comme une main démesurée qui nous porte tous et qui nous rapproche de son regard pour nous éclairer, de son souffle pour nous réchauffer ! Tantôt comme un cœur qui bat dans toutes ses œuvres, depuis la plus grande jusqu’à la plus petite ! Enfin, que vous dirai-je, monsieur ? Quand je vous raconterais de ces bêtises de l’ignorance d’un pauvre homme jusqu’à la fin de nos deux souffles, ce seraient toujours, ce ne seraient jamais que des bêtises, des ombres de l’aile d’un oiseau sur le soleil, des feux de ver luisant contre la nuit ! Ça ne dit pas plus que rien, je le sens tout comme vous. Aussi, je ne m’y arrête’qu’une minute. Il n’y a qu’une chose qui me contente un peu, et elle est si bête, que je n’ose pas même vous la dire.

Moi. — Dites toujours, mon pauvre Claude ! nous n’avons pas plus d’esprit les uns que les autres devant l’impossible à concevoir et devant l’impossible à exprimer.

Lui. — Eh bien, monsieur, voilà. Je me couche en été, au milieu du jour, dans l’herbe ou dans le sable, sur le dos, les yeux à moitié fermés, tournés vers les rayons qui tombent du ciel sur mon visage ; il me pleut ainsi dans les yeux et dans l’âme, à travers les paupières, un éblouissement de rayons rosés comme ces feuilles d’églantier. Ça coule, ça illumine, ça réchauffe jusqu’au fond du cœur, comme si on était plongé dans un lac de lumière qui vous entrerait dans les membres, dans les veines et jusque dans l’esprit. Alors, monsieur, je me figure que ces rayons, ces éblouissements, ces chaleurs, c’est la mer de Dieu dans laquelle je nage, et que je suis porté délicieusement à travers l’espace, léger et transparent comme l’air, jusqu’à je ne sais où. Ça me fâche toujours quand je rouvre les yeux et que je ne vois que le soleil. Je croyais que c’était lui, et je me désole d’avoir perdu son sentiment ! Mais je vous fais rire, monsieur ! Que voulez-vous ? nous sommes tous des enfants quand nous cherchons notre père ! Il s’est caché trop haut pour nos mains et pour nos yeux. Nous balbutions tous en l’appelant et en le cherchant ; nous n’embrassons jamais que son fantôme ! N’importe, continua-t-il en jetant un regard vers le tertre vert contre lequel j’étais assis, se tromper, c’est encore aimer, n’est-ce pas ?

Moi. — Oui, Claude, nous ne pouvons atteindre qu’à la portée de nos mains ; nous ne pouvons comprendre qu’à la mesure de nos esprits. Dieu veut que vous et moi nous sentions la distance que rien ne peut mesurer entre lui et nous. Toutes les fois que nous essayons de la combler avec nos rêves ou avec nos images, nous la comblons de nos sottises, de nos audaces ou de nos idoles ! Qu’il nous suffise de le sentir, de l’espérer et de l’aimer ! Quand à le comprendre, le soleil même, si le soleil est l’intelligence du ciel, s’y éteindrait !

Lui. — Bien dit, monsieur, le soleil s’y éteindrait ; que serait-ce de nous ? Contentons-nous de faire sa volonté pendant ce petit moment sur la terre.

Moi. — Mais comment, Claude, avez-vous l’assurance que vous faites la volonté du bon Dieu ?

Lui. — Ah ! pour ça, monsieur, c’est différent ; je n’en sais rien mais j’en suis sûr.

Moi. — Mais, encore une fois, comment en êtes-vous sûr ?

Lui. — Comment, monsieur ? Parce que j’ai là, dans la poitrine et pas dans la tête ; la tête a des vertiges, la tête chante, comme nous disons, nous autres, mais le cœur ne tourne jamais, et la conscience ne chante pas ; — parce que j’ai là, — en frappant sur sa poitrine, — un cœur et une conscience qui ont deux voix sourdes, mais claires, et, qui me disent : Ceci est bien, ceci est mal, ceci est juste, ceci est injuste, ceci est bon, ceci est mauvais ; et ce qui est bien, ce qui est bon, ce qui est juste est la volonté de Dieu !

Moi. — Et qu’en savez-vous, encore une fois ?

Lui. — Je vous répète, monsieur, que je n’ai pas besoin de le savoir, puisque je le sens. Quand je me blesse avec mon marteau et que ma chair crie et saigne, je n’ai pas besoin de me prouver que je me suis fait mal, n’est-ce pas ? Je le sens tout seul ; eh bien, de même, quand je fais mal à mon âme en ne suivant pas la volonté de Dieu, je n’ai pas besoin de me le prouver, je le sens aussi fort, et mon âme crie et saigne en moi comme ma chair sous mon marteau. Ce qu’on sent, monsieur, c’est bien plus sûr que ce qu’on sait. C’est l’homme qui se fait ses raisonnements, mais c’est Dieu qui nous fait nos sentiments. Un sentiment, monsieur, c’est un raisonnement tout fait. Un monsieur comme vous me l’a bien dit un jour. C’est l’homme qui pense, me disait-il, mais c’est la nature qui sent. Défie-toi de tes pensées, mais crois ferme en tes sentiments, car la nature en sait plus que toi et moi. Elle a entendu Dieu avant nous et de plus près que nous, vois-tu ?

Moi. — Ce monsieur avait raison mais avez-vous bien de la peine, Claude, à faire ainsi autant que vous pouvez la volonté de Dieu ?

Lui. — Au contraire, monsieur, c’est le paradis sur la terre pour moi.

Moi. — Et en quoi consiste pour vous cette volonté ?

Lui. — À tout aimer ce qu’il a fait, monsieur, afin de l’aimer ainsi lui-même dans ses œuvres, et à tout servir, afin de le servir ainsi lui-même dans tout le monde.

Moi. — Mais tout aimer et tout servir en vue d’aimer et de servir l’auteur de tout, c’est pénible quelquefois ; car enfin il y a bien des personnes et des choses qu’il est difficile d’aimer, et on est bien tenté souvent de se servir soi même au lieu de servir les autres.

Lui. — Eh bien, monsieur, on m’a souvent dit ça là-bas dans les villes et ici dans les villages ; il faut que ce soit vrai, et pourtant, ce n’est pas pour me vanter, soyez-en sur, mais je ne l’ai jamais compris.

Moi. — Comment, Claude, il ne vous a jamais été pénible d’aimer tout le monde et de vous sacrifier à tout le monde ? Vous êtes donc un abîme d’amour et d’abnégation ?

Lui. — Moi, monsieur ! Ah ! je ne suis bien que le dernier des derniers parmi les autres. Je le sens bien, allez, et je me cache bien autant que je peux ici avec mes pauvres bêtes, pour ne pas faire trop honte par ma misère d’esprit à mes pareils dans le pays ; mais pour quant à avoir de la peine à aimer, je mentirais si je le disais. Il paraît que le bon Dieu, qui m’a refusé l’esprit et bien d’autres choses, ajouta-t-il avec un soupir mal étouffé, m’a fait la grâce de me rendre de ce côté ce qu’il m’a ôté de tous les autres. Mais je n’ai jamais senti de haine en moi contre mon prochain de toute espèce.

Moi. — Qu’entendez-vous par votre prochain de toute espèce ?

Lui. — Je m’entends, monsieur je veux dire les hommes, les choses, les bêtes, et même les arbres et les plantes, tout ce qui est notre parent de corps ou d’âme, enfin, monsieur, ici-bas, tout ce qui est proche de nous, tout ce qui habite ou tout ce qui compose ce monde où Dieu nous a mis comme j’ai mis ces animaux dans cet enclos pour vivre en paix et en amitié autour de moi.

Moi. — Vous aimez tout cela ?

Lui. — Ah ! j’en aimerais bien d’autres, si j’en connaissais davantage. Je ne sais pas comment le bon Dieu m’a fait le cœur, monsieur, mais il est toujours plein et cependant toujours vide.

Moi. — Vous voulez dire qu’il est infini.

Lui. — Peut-être bien, monsieur, que ça veut dire ce que vous appelez comme ça. Quoi qu’il en soit, rien ne peut tout à fait le remplir. Le bon Dieu y jetterait des mondes pour me les faire aimer, que je crois qu’il y aurait encore de la place pour en tenir et pour en aimer d’autres. Ah ! de toutes les grâces que le bon Dieu nous a faites, surtout à nous autres pauvres hommes tout seuls, la plus grande est cette inclination à tout aimer. C’est comme une source chaude qui coule toujours du cœur, monsieur, et qui, après avoir arrosé ici, va arroser là, et qui ne s’arrête jamais de couler. C’est cette qualité du bon Dieu que les bonnes âmes appellent miséricorde, monsieur ! Miséricorde pour les affligés, pour les coupables, pour les pauvres, pour les riches, pour les vieillards, pour les veuves, pour les enfants, pour les hommes, pour les bêtes, pour les plantes, pour la terre même et pour les étoiles du ciel, si ces éléments eux-mêmes ont une sensibilité sourde ou intelligente, et si tout cela sent, crie et souffre à sa manière comme nous. Hélas ! monsieur, je crois bien que c’est là ce que le bon Dieu commande et inspire le plus à nous autres hommes. Car, sans cette miséricorde des uns pour les autres, que deviendrions-nous tous sur une terre si pétrie d’afflictions ?

Moi. — Dieu me préserve de vous contredire, Claude ! vous voyez que, dans toutes les religions, les plus saintes et les plus divines victimes sont celles qui ont éprouvé le plus de cette miséricorde, qui n’est que l’attendrissement de cet amour pour nos semblables, et qui se sont sacrifiées elles-mêmes pour racheter une vérité ou une vertu au genre humain. Ce qu’il y a de plus généreux dans le cœur de l’homme, c’est la pitié, Claude ! Pleurer sur les souffrances d’autrui, c’est se faire saigner le cœur sur des maux dont on pourrait détourner ses yeux ! Après son sang, ce que l’homme peut donner de plus de lui, c’est une larme ! N’est-ce pas une goutte de son propre cœur qu’il fait tomber pour le guérir sur le cœur d’autrui ? La miséricorde dont vous parlez est la plus belle forme de l’amour car il y a un amour qui vous recherche pour vivre avec vous, c’est l’amour des sens ; mais il y a un amour qui vous poursuit pour souffrir avec vous et pour partager vos peines c’est une belle inclination que cet amour, mais il fait bien souffrir ceux qui en ont été doués.

Lui. — C’est vrai, monsieur, mais il fait bien jouir aussi. Quant à moi, cette amitié que je me suis toujours sentie pour ceux qui ont des peines m’a bien souvent fait coucher tard et réveillé avant le jour. Je me dis : Tu es tranquille et au chaud dans ta maison avec ton chien et tes chevreaux. Il y a du pain pour toi sur la planche, il y a de l’herbe dans la montagne ou dans le râtelier pour eux ; ton toit, quoiqu’il soit de genêt, est bien réparé contre la pluie et la neige. Tu n’as pas de souci pour ta femme ou pour tes enfants. Mais voilà un tel qui a ses tuiles écrasées sous son plancher écroulé, et son lit et les berceaux de ses petits exposés à tous les vents voilà cette pauvre veuve dont la maison a brûlé la semaine passée, et qui n’a pas un pauvre liard pour payer le tireur de pierre, le maçon et le couvreur pour se rebâtir un abri ; voilà ce vieillard qui n’a plus son fils pour lui piocher son morceau de terre voilà ces trois orphelins qui n’ont ni père ni mère pour leur moissonner leur seigle ou pour leur battre leur châtaignier ; voilà la cheminée d’un tel qui est tombée ; voilà la porte, voilà l’escalier, voilà la fenêtre de celui-là ou de celle-là qui se sont éboulés, et qui les font courir vainement après le tailleur de pierre, sans argent d’ici à l’année prochaine pour lui payer ses journées. Que vont-ils faire dans la mauvaise saison qui s’avance ? Qui est-ce qui ira à leur secours pour l’amour de Dieu ? Allons, c’est moi ! Donnons-nous de la peine pour leur en enlever un peu ! Tirons de la pierre pour celle-ci, taillons un jambage pour celui-là, rajustons les marches de l’escalier pour l’un, replaçons les solives et les tuiles pour l’autre, piochons la vigne de ce voisin malade, coupons l’orge de cette vieille femme aveugle, prêtons la chèvre à cette pauvre nourrice dont la vache est tombée dans le ravin et qui n’a plus de lait pour ses petits ! Le peu que je puis pour eux leur soulagera le cœur ; ils auront moins de chagrin dans la maison, ils dormiront cette nuit, ils mangeront ce soir, ils coucheront à l’abri avant l’hiver ! Et j’y vais, monsieur, et rien que de me voir me mettre à l’ouvrage sans leur rien dire souvent, ça les console, ça les réjouit, ils viennent me voir travailler, ils s’assoient au bord de la carrière ou du chantier. Les enfants jouent avec mes outils ou avec mon chien quand il m’a suivi. Ils pensent : — La Providence ne nous a pas abandonnés, Claude a su notre malheur ; le pauvre garçon, il ne peut pas grand chose ; mais il fait le peu dont il est capable. — Ça leur rend le cœur plus léger, de ce qu’un voisin porte une part de leur mal. Et moi, monsieur, l’idée que ça les soulage me rend le marteau plus léger dans la main ; et le soir, quand je remonte ici à la nuit close et que je me dis Claude, qu’as-tu gagné aujourd’hui ? je me réponds : J’ai gagné une bonne journée, car les pauvres gens me la payent en amitié, mon cœur me la paye en contentement, et le bon Dieu me la payera en miséricorde ! N’est-il pas vrai, monsieur, que ça vaut bien une pièce de trente sous qui leur ferait de la peine à donner et à moi à recevoir ? Il y aura, que je me dis en m’endormant, un chagrin de moins cette nuit dans les hameaux.

Moi. — Et cela vous rend heureux, de sentir que vous avez bien mérité ainsi de Celui qui nous commande de nous entraider ?

Lui. — Oh ! monsieur, je n’ai rien mérité du tout pour cela, puisque c’est un plaisir que je me suis fait à moi même. Je vous l’ai dit, je ne puis pas sentir souffrir quoi que ce soit sans que ça me torde le cœur et sans avoir l’envie de rendre heureux ce qui est autour de moi. Il me semble que je ne fais qu’un avec tous les hommes, monsieur, qu’ils sont un morceau de ma propre chair, et que je suis un morceau de la leur. Je pense que c’est cela qu’on appelle amour, n’est-ce pas ?

Moi. — Oui, précisément, et dans la portée la plus pure et la plus divine de ce mot.

Lui. — Oh ! si c’est cela, monsieur, je ne sais pas s’il faut m’en vanter ou m’en humilier, mais j’en ai bien pour deux.

Moi. — Et pour cent, mon pauvre Claude. Vous devriez bien en donner un peu a ceux qui ont froid au cœur.

Lui. — Mais peut-être aussi que j’en ai trop, monsieur, et que ça n’est pas bien d’aimer autant tout ce que j’aime presque autant que mon prochain.

Moi. — Et qui aimez-vous donc tant après Dieu et les hommes, que nous ne saurions trop aimer ?

Lui. — Je n’oserai jamais vous le dire, et c’est pourtant comme ça.

Moi. — Dites hardiment. Trop aimer est bien rarement un mal devant Dieu. Il n’y a pas de vase assez plein quand il n’en tombe pas quelques gouttes à terre.

Lui. — Eh bien ! oui, monsieur, quand j’ai bien aimé et bien servi, selon mes forces, le bon Dieu et les hommes, oserai-je vous le confesser ? je me sens une tendresse bête, mais une tendresse que je ne puis pas vaincre, pour tout le reste de la création, surtout pour toutes ces créatures animées d’une autre espèce, qui vivent à côté de nous sur la terre, qui voient le même soleil, qui respirent le même air, qui boivent la même eau, qui sont formées de la même chair sous d’autres formes, et qui paraissent vraiment des membres moins parfaits, moins bien doués par notre père commun, mais enfin des membres de la grande famille du bon Dieu. Je veux parler de ces animaux, de ces chiens si fidèles et si bons serviteurs, que pour des gages mille fois supérieurs ils ne quitteraient jamais le maître indigent à qui ils sont dévoués ; de ces chèvres, de ces chevreaux, de ces brebis qui montent le soir jusque sur la crête de ce rocher pour me voir revenir de plus loin a la hutte, qui m’appellent comme s’ils comprenaient que leurs bêlements hâteront mon retour vers eux, qui s’élancent pour me faire fête aussitôt que j’ai traversé les champs cultivés et que j’entre dans les bruyères incultes où je leur permets de paître et de bondir en liberté ; de ces oiseaux qui m’ont vu, tout petits, sans plumes, respecter leurs nids et émietter mon pain pour les couveuses à portée du bec de ces mouches a miel à qui je laisse leur nourriture l’hiver et dont je ne prends un peu le miel que pour les malades ; de ces lézards que le bruit de la pierre sonnante sous le marteau comme une cloche attire au soleil, tout le jour, autour de moi, et que je n’écrase jamais sous mes pieds ; enfin de tous les plus petits insectes habitants des feuilles, des pierres ou des herbes, à qui je ne fais jamais de mal, parce que je vois en eux l’œuvre du bon Dieu, qu’il n’est pas permis de briser en vain.

Ça vous fait rire, monsieur ; mais si vous voyiez, quand nous sommes seuls, comme nous nous parlons, et comme nous nous comprenons de la voix et du regard ! Comme ces chèvres couchées à mes pieds plongent leurs regards profonds et pensifs dans les miens Comme ce chien est à la fois doux et sévère pour elles, en les surveillant pendant mon absence et en jappant sans leur faire de mal pour les empêcher de franchir le mur de l’enclos ! Comme ces abeilles me caressent le visage et les mains de leurs pattes de velours sans jamais me piquer, quand je manie leurs essaims ou que je me couche le dimanche sur l’herbe de leur table, ainsi que nous voilà ! Comme ces lapins suivent le soir le chien qui les ramène à la hutte ! Comme ces lézards frétillent gentiment jusque sur mes bras et mon cou, et lèvent leurs petites têtes vers mes yeux pour regarder si je me fâche quand ils mangent mon pain ! Si vous entendiez nos conversations le soir dans la hutte, quand le chien, les chevreaux et les brebis jouent amicalement entre eux et avec moi comme pour nous désennuyer ensemble ! Si vous voyiez ces têtes confiantes appuyées à côté les unes des autres sur mes genoux, et ces yeux qui échangent tant de choses non dites mais comprises avec les miens ! Ah ! je vous réponds, monsieur, que vous ne pourriez pas m’en vouloir d’aimer aussi ces pauvres bêtes ; car l’amour vaut l’amour, monsieur, de si haut et de si bas qu’il vienne. Est-ce que Dieu ne permet pas que nous l’aimions, monsieur ? Est-ce qu’il y a plus loin de mes chèvres à moi que de moi au bon Dieu ?

Et puis, quand même on me dirait que c’est niais d’aimer les bêtes du bon Dieu et de les rendre heureuses dans leur pauvre condition, c’est plus fort que moi, je n’y pourrais rien. Le cœur est comme l’eau, il coule où il veut.

Mais ne croyez pas que ce soit encore là toute ma simplicité, monsieur ; j’en ai bien d’autres. Croiriez-vous que, non content de me sentir cette tendresse et cette compassion pour les bêtes qui remuent, qui sentent et qui ont une âme de leur condition, je m’en sens aussi pour ces arbres, pour ces plantes, pour ces mousses qui ne remuent pas, qui ne paraissent pas penser, mais qui vivent et qui meurent là, autour de moi sur la terre, et principalement pour celles que j’ai connues, comme ces fougères, comme ces bruyères, au bord de ces roches, dans cet enclos, quand j’étais petit, et surtout encore, ajouta-t-il plus tendrement, pour ces trèfles à fleurs roses et à feuilles pleines d’une goutte de rosée le matin, comme si elles avaient pleuré avec nous pendant la nuit, et qui poussent sur la terre de ceux d’autrefois !

Il y eut un léger serrement de gorge sensible dans son accent à ces derniers mots. Je ne fis pas semblant de m’en apercevoir. Il continua avec un ton de rustique mais véritable inspiration :

— Oui, monsieur, il n’y a pas une de ces étoiles là-haut, au ciel, qui commencent à se lever dans la demi-ombre, pardessus les roches ; pas une de ces cimes de montagnes, pas un de ces mamelons reluisants au soleil couchant, pas un de ces lits de ravines cachés dans les enfoncements de ces gorges avec leur eau qui dort ou qui bouillonne au fond, sous leur nuit, pas une de ces mottes de terre tournées et retournées par ma pioche au soleil, depuis mon enfance, pour lesquelles je ne me sente un fond d’attachement au cœur qui va souvent jusqu’à me faire pleurer quand je les regarde en remontant aux Huttes. Est-ce donc étonnant, que je me dis quelquefois à moi-même. Est-ce que nous n’avons pas une véritable parenté de corps avec cette terre d’où nous sortons, où nous rentrons, qui nous porte, qui nous abreuve, qui nous nourrit comme une nourrice de ses mamelles ? Est-ce que notre chair n’est pas de sa chair ? Est-ce que notre sang n’est pas de l’eau de ses veines ? Est-ce qu’il n’y a pas entre elle et nous une véritable parenté de corps qui fait que, quand nous prenons dans la main une poignée de sable ou une motte de terre des collines qui nous ont portés, nous pouvons dire à ce grain de sable : Tu es mon frère et à cette motte de terre : Tu es ma mère ou ma sœur ? Et cette terre ne semble-t-elle pas aussi nous répondre et nous aimer, nous, et nous dire : Oui, je vous reconnais, vous êtes de moi ; chacun de vos membres et de vos os, c’est moi qui vous les ai donnés ! Je suis glorieuse de vous comme une mère de ses enfants, comme je suis glorieuse de ce hêtre, de ce sapin ou de ce châtaignier qu’on vient admirer sur mes pentes ! Vous seriez des ingrats si vous ne m’aimiez pas, si mon souvenir et mon image ne vous poursuivaient pas, quand vous êtes loin de moi, sur d’autres terres, et ne vous rappelaient pas la nuit, dans vos songes, à la colline qui vous a enfantés ? N’est-il pas vrai, monsieur ? N’est-ce pas un peu de cela qu’on nomme dans la langue des villes le patriotisme ? N’est-ce pas aussi pour cela que les hommes vont en pèlerinage dans des lieux bien éloignés pour visiter la terre où ont vécu autrefois des hommes plus grands qu’eux, des noms plus fameux ou plus saints que les autres, et pour baiser la poussière de leurs pas sur le sol des montagnes qui les ont portés ? Excusez-moi, monsieur, je parle comme un ignorant ; mais vous me demandez ce que je pense, il faut bien vous le dire.

Eh bien, il y a des moments, les dimanches dans la saison, où, couché au soleil, sur cette terre qui sent et semble me rendre les battements de mon cœur, embrassant de mes deux mains des poignées d’herbe, le visage tout enseveli dans les mauves et dans les trèfles de ce petit enclos, au bourdonnement de ces milliers d’insectes dans mes oreilles, au souffle de cette foule de petites fleurs invisibles du printemps dans les mousses, je sens des frissons de vie et de mort sur tout mon corps, comme si le bon Dieu m’avait réellement touché du bout d’un de ces rayons de son soleil ; comme si mon père, ma mère, mes sœurs, et tous ceux et toutes celles que j’ai aimés se ranimaient et palpitaient sous l’herbe, dans cette terre, pour me reconnaître et pour m’attirer dans leur sein. Oh ! qui est-ce qui n’aimerait pas, monsieur, une terre où l’on a déposé son trésor, et qui vous le garde pour la résurrection ?

Une grosse larme roula sans qu’il la sentît sur sa joue. Je vis qu’il y avait un amour dans cet amour ; quelque culte particulier et de l’espérance dans ce culte universel et pieux de la création.

Moi. — Mais, aimant comme vous l’êtes, Claude, cette solitude sans femme, sans enfants, sans voisins sur ces hauteurs, où le vent seul monte avec vous, ne vous attriste-elle pas ?

Lui. — Non, monsieur, bien au contraire je suis triste quand je suis en bas ; je redeviens gai et content dès que je remonte. Les hommes font trop de bruit pour mon faible esprit, qui ne s’entend lui-même que dans le silence ; ce bruit chasse le bon Dieu auprès de moi ; il me semble que je ne suis pas tant dans sa compagnie, quand je suis au milieu des villages. Je crois vraiment que le bon Dieu aime mieux les montagnes.

Moi. — Pourtant il a fait les vallées et les plaines aussi.

Lui. — C’est vrai ; mais les montagnes sont plus près du ciel.

Moi. — Mais n’y a-t-il pas, Claude, une autre raison que vous ne me dites pas, et qui fait que vous vivez seul ici avec vos chevreaux et vos brebis, et que vous faites tous les jours deux lieues pour descendre et deux lieues pour remonter à votre ancienne maison ?

Lui, en se levant et en regardant les tombes vertes.

— C’est vrai, monsieur ; mais de ça, n’en parlons pas ça vous ferait peine, et à moi aussi. Voilà le soleil qui est tout à fait couché derrière la montagne où vos bois noircissent. Vous n’aurez que le temps de redescendre avant la nuit noire dans la vallée.

Moi. — Je l’avais oublié en causant avec vous, Claude ; quand on a découvert une bonne source à l’ombre, en marchant dans ces solitudes, on s’y oublie quelquefois plus que l’heure ne le voudrait. J’ai fait comme cela aujourd’hui. Je vous pardonne d’avoir laissé mon ouvrage ; pardonnez-moi à votre tour d’avoir dérangé votre repos du dimanche. Je reviendrai encore, si cela ne vous fait pas d’ennui, parler avec vous, de temps en temps, de Dieu, et même le prier avec vous, dans votre langue, Claude. Car je suis bien loin de vivre en entretien perpétuel avec lui comme vous ; bien plus loin encore de lui garder dans mon âme un sanctuaire aussi pur et aussi vide des vanités humaines que celui qu’il s’est préparé dans votre solitude et dans votre repos. Mon âme court avec le flot d’une vie agitée et bruyante tout ce qui court écume ; mais, sous cette écume de la surface de ma vie, j’ai gardé cependant, comme ces coupes de rocher au fond de votre ravin, quelques gouttes claires des eaux de mon âme, où j’aime à réfléchir un coin du ciel, à contempler comme vous ces ombres flottantes de Dieu. Je ne le sers pas comme vous de toutes mes forces ; cependant je l’aime et je le prie de tout mon cœur et de toute mon intelligence. Quelquefois même je lui chante des hymnes. Mais mon cantique ne vaut pas le vôtre, Claude ; mes cantiques sont des mots qui remplissent l’oreille les vôtres sont des actes qui servent les hommes. Je ne suis digne de votre entretien que par le goût que j’ai toujours eu pour les âmes où Dieu habite dans la simplicité et dans la vertu. À revoir donc, quand le hasard ou la chasse me ramènera aux Huttes.

Je sortis de l’enclos il m’accompagna jusqu’au seuil des Huttes. Son chien, ses moutons, ses chevreaux, les lapins eux-mêmes le suivirent comme s’il les avait rappelés. Ces animaux apprivoisés avaient l’air de lui faire cortège et de comprendre son amitié pour eux. Je n’aurais pas été étonné de le voir suivre par les abeilles et par les insectes de l’enclos. Cet homme aurait apprivoisé les rochers et les arbres. Toute la nature animée ou inanimée et lui, ils semblaient s’entendre, vivre et s’aimer dans une mystérieuse et pieuse intelligence aux pieds de leur Dieu.


CHAPITRE V.



I.

Je redescendis dans un recueillement intérieur pareil à celui que j’emportais dans mon enfance en sortant des entretiens de ma mère, le soir, dans le jardin où elle faisait ses méditations pieuses sur Dieu, tout haut, avec ses petits enfants. J’entendais dans mon âme les paroles simples, quoique si pleines de sens divin, de ce pauvre disciple de la solitude. Le timbre même de sa voix résonnait dans mon oreille comme le timbre de ces cloches des villages élevés des Alpes, qui résonnent au-dessus des brouillards de la vallée, et dont l’unique fonction est de relever dans les âmes la pensée de Dieu, le sursum corda des bûcherons, des faucheurs et des pasteurs des montagnes. Je me sentais meilleur, plus chaud de cœur et plus incliné vers le bien, rien que pour avoir approché quelques instants de ce foyer de berger caché derrière ces buissons et ces roches. Chaque homme a une atmosphère qui l’environne et qui répand autour de lui de bonnes ou de mauvaises influences, de la chaleur ou de la glace, selon que son âme est plus ou moins tournée en haut et reflète plus ou moins de divinité en lui. La répulsion et l’attrait ne sont que le sentiment de cette atmosphère des hommes sur nous. Les uns nous attirent comme l’aimant, les autres nous repoussent comme le serpent, sans que nous sachions pourquoi. Mais la nature le sait, elle ; peut-être faut-il écouter ces répulsions ou ces attraits comme des sensations et des avertissements du sens de l’âme. Souvent l’attrait révèle une vertu cachée ; la répulsion, un vice enfoui dans les êtres qui nous l’inspirent. Les âmes aussi ont leurs physionomies. On ne les analyse pas, on les éprouve. Qui ne s’est pas dit, en approchant de certains hommes : Je me sens meilleur auprès de lui ?


II.


Je contins toute la semaine mon impatience de revoir Claude et de causer à mon aise avec lui, dans la crainte de le déranger de son ouvrage pendant les jours de travail, et de nuire ainsi aux bonnes œuvres dont il remplissait ses journées pour le prochain. Mais le dimanche venu, je remontai, pour ainsi dire instinctivement, aux Huttes, et je trouvai Claude à la même place où je l’avais laissé dans l’enclos. Seulement, il n’était pas endormi cette fois au soleil, au milieu de son herbe en fleur. Il avait fauché sa maigre pelouse pendant la semaine. Il achevait de relever avec le râteau le foin sec et odorant en petits monceaux qu’il rapporterait, à son heure, à l’abri dans sa cabane, pour nourrir ses bêtes l’hiver. Comme il y avait eu de fortes rosées le matin, il craignait pour la soirée et pour le lendemain quelque pluie d’orage, et il entassait sa fenaison pour qu’elle ne fût pas délavée par l’eau. Il parut me revoir avec plaisir. Je déposai ma veste de chasse sur une pierre, et je l’aidai à achever son ouvrage comme si j’avais été du métier. Il ne fit aucune façon pour m’en empêcher. Avant midi, tout le foin était amoncelé çà et là sur la pente tondue du petit pré. Il m’offrit un morceau de son pain de seigle et un de ses petits fromages de chèvre, assaisonnement du paysan dans toutes nos montagnes. Je rompis avec plaisir ce pain de mon enfance avec lui. Le repas, arrosé de l’eau glacée de la source, puisée dans une gourde, et du jus de quelques cerises précoces, piquées du ver et tombées de l’arbre avant l’heure, accrut entre nous la familiarité. Quand on a bu et mangé ensemble, on est compère dans la langue et dans les mœurs du pays. Nous nous assîmes sous un des monceaux de foin, dont le sommet donnait un peu d’ombre à nos têtes, et nous reprîmes la conversation du dimanche précédent.

III.

Moi. — Vous ne m’avez pas dit, Claude, comment ce hameau des Huttes, dont vous êtes aujourd’hui le seul habitant, avait été ainsi abandonné aux ronces et aux lierres ; et comment tous les hommes, toutes les femmes et tous les enfants s’en étaient écoulés, comme l’eau qui fuit d’une écluse quand un orage emporte la digue en laissant le poisson mort dans le sable sec au fond. Vous ne m’avez pas dit non plus qui est-ce qui avait anciennement roulé ces grosses pierres brutes autour de cette petite enceinte de terre plus profonde, construit cette croix à trois pierres, et élevé ces cinq ou six monticules de gazon que vous ne fauchez pas comme le reste, et qui ressemblent tant à des tombes du cimetière de Saint-Point, que je vois verdoyer sous ma fenêtre.

Lui. — Que voulez-vous que je vous dise, monsieur ? La terre parle bien d’elle-même. Là où l’on voit le dos d’un sillon, on peut bien dire qu’il y a eu un épi et un coquelicot, n’est-ce pas ? Là où l’on voit des sépultures, on peut bien dire qu’il y a eu des hommes et des femmes. Cet enclos était autrefois le cimetière des Huttes. On l’avait choisi parce que c’est le seul endroit de la montagne où la terre a assez de profondeur pour couvrir une bière. D’ailleurs, on ne la creusait pas souvent, puisqu’il n’y avait que trois maisons qui ne faisaient qu’une famille. Tous les dix ou quinze ans peut-être, on y couchait un vieillard ou un enfant des Huttes. On cultivait tout alentour, en respectant seulement la motte de terre du dernier couché, comme dans nos cabanes on met le berceau à côté du lit. J’ai entendu mon grand-père raconter bien des fois comment il avait vu, dans son enfance, bâtir la grosse croix avec ces trois pierres que trente hommes d’à présent ne placeraient pas les unes sur les autres. Ils trouvèrent la première plantée telle que la voilà dans la terre, comme le tronc d’un châtaignier sans tête, de mille ans, cassé par le vent à la naissance des branches. On ne sait pas si c’est un os de la terre qui a percé la peau, ou bien si c’est une roche qui s’est fait un trou profond à cette place en tombant elle même du haut de cette crête. Ça leur a donné l’idée d’en mettre une en travers sur celle-là, et puis une autre plus courte en haut, pour faire une croix qui fût vue de loin par les bergers et par les chasseurs, au-dessus des neiges. Ils amoncelèrent de la terre en forme de chemin, depuis les roches que vous voyez là-haut jusqu’au niveau du sommet du tronc de la croix. Alors ils firent glisser sur ce chemin artificiel la seconde pierre, et de même pour la troisième. Puis ils démolirent la chaussée de terre qui leur avait servi d’échafaudage, et personne ne put comprendre après comment ces trois roches, élevées en l’air au-dessus de tout le pays, avaient pu se dresser, s’enchâsser et se tenir ainsi debout en croix toutes seules. Les habitants d’en bas, disait mon grand-père, nous méprisent pendant que nous vivons, mais nos morts auront toujours plus d’ombre qu’eux. Voilà comment ça fut fait, monsieur, et depuis ce temps deux générations de la famille se sont couchées sous l’arbre de pierre qu’elles se sont planté.

Moi. — Mais vous, Claude, si vous continuez à vivre seul ici, qui est-ce qui vous y couchera à votre tour ? Il n’y a plus de mains après vous pour vous creuser votre dernier lit.

Lui. — Oh ! que si, monsieur, il y a de bonnes âmes dans les hameaux où je travaille, allez ! Et quand j’ai rendu service à une maison, je leur dis Je vous tiens quitte pendant que je vis ; mais quand je serai mort je ne vous tiens pas quitte de vos prières. Je vous ai bâti une maison pour votre vie ; vous me creuserez bien ma maison pour mon éternité, n’est-ce pas ? Et nous rions, et ils me le promettent, monsieur. Je ne suis pas en peine ; je serai bien couché là où j’ai marqué ma place si souvent des yeux.

Moi. — Et où est votre place, Claude ?

Lui. — (en me montrant le monticule le plus rapproché et où l’herbe était foulée par la place de deux genoux). Là, monsieur.

Moi. — Et pourquoi là plutôt qu’ailleurs, mon pauvre Claude ? Le bon Dieu ne sait-il pas nous retrouver partout ?

Lui. — C’est vrai, monsieur ; mais c’est que je veux qu’il me retrouve si près d’une autre qu’il ne puisse pas nous séparer.

Moi. — Vous avez donc votre idée ensevelie avant vous sous cette terre ?

Lui. — Oui, monsieur, mon idée et mon cœur aussi.

Moi. — Cela tient sans doute à toutes vos autres idées et à toutes les racines de votre cœur si je ne craignais pas de le faire saigner en y touchant, je vous demanderais de m’expliquer ce mystère en me racontant un peu de votre vie.

Lui. — Que voulez-vous que je vous raconte, monsieur ? Nous n’avons pas de vie, nous autres ; nous n’avons que notre état et notre pain à gagner. Un coup de marteau sonne comme l’autre, un morceau de pain a le goût de l’autre. Qu’y a-t-il là pour vous intéresser ?

Moi. — C’est vrai ; votre état est uniforme, et votre pain est toujours pétri de la même pâte. Vous n’avez pas d’aventures, mais vous avez un cœur et une âme. C’est l’histoire de votre cœur et de votre âme dont je voudrais savoir quelque chose, voyez-vous, afin de comprendre comment vous avez été rendu par le temps si tendre et si compatissant aux affligés, et afin de glorifier le bon Dieu dans cette simplicité d’une âme obscure comme dans la sublimité d’un grand génie.

Lui. — Eh bien, monsieur, puisque c’est pour louer le bon Dieu, je n’ai rien à vous refuser en son nom ; je vais tout vous dire ça ne sera pas plus long que le temps de voir le soleil traverser la vallée et aller du clocher de Saint-Louis aux bords des sapins que vous avez plantés tout en haut de votre bois.


CHAPITRE VI.



I.

Claude parut chercher un moment sa mémoire dans ses yeux levés vers le firmament au-dessus de la croix noire, et il me dit à peu près littéralement ceci :

II.

Notre hutte était la hutte au-dessous de laquelle j’habite aujourd’hui dans ce qui faisait autrefois l’étable. Vous me direz : Pourquoi n’avez-vous pas relevé la maison et couchez-vous dans l’appentis, qui est humide et obscur comme une cave ? Je vais vous l’avouer, monsieur c’est que pour rebâtir la chambre sur le rocher, pour relever les murs, pour refaire le plancher et le toit, il aurait fallu couper et arracher le lierre qui s’est mêlé, depuis le malheur de notre famille, avec les pierres, les solives, les poutres, et qui a repris son bien où il l’a trouvé. Ce beau lierre, quand je l’ai revu comme ça, à mon retour, m’a fait l’effet d’un manteau que l’amitié de la steppe avait jeté sur la ruine de notre bonheur. J’ai dit : Je ne te toucherai ; pas il y a assez de place pour nous deux maintenant sur cette roche. Garde le dessus, je prendrai le dessous, et les merles nicheront et siffleront en paix dans tes grappes. Voila, monsieur ; je vous le dis bêtement tel que l’ai pensé. Un pauvre homme seul, voyez-vous, ça s’attache à tout, et ça aime tout ce qui vous aime.

III.

Mon père s’appelait Benoît la Hutte ; ma mère, je n’ai jamais su son nom de maison : on l’appelait la mère. Ils étaient cousin et cousine, frère et sœur, beau-frère et belle sœur, oncle et tante, neveu et nièce avec tous ceux et toutes celles des deux autres huttes dont vous avez vu les décombres en monceaux et les petits vergers en genêts et en friche en montant vers chez nous. Le creux de la gorge, la pente de la montagne, les bruyères, les genêts et l’enclos où nous sommes étaient toujours restés indivis entre les trois maisons de proches parents. Chacun prenait un champ ou l’autre, et le cultivait pour avoir le seigle ou les pommes de terre de l’année. Les bêtes paissaient où elles voulaient en commun. Quand venait la saison de battre les châtaigniers, les hommes et les garçons montaient sur les arbres, les femmes et les jeunes filles se tenaient dessous pour les ramasser. On faisait trois sacs de la récolte plus ou moins égaux, selon le nombre des enfants de chaque maison, et chacun prenait le sien. Voilà comment on vivait aux Huttes, monsieur. Il y avait un des trois cousins pères des familles qui était coquetier, et qui allait vendre et acheter des châtaignes et des prunes par les hameaux et dans les foires. L’autre était rémouleur ; il partait après la moisson avec sa meule de grès montée sur quatre fins montants de sapin, et avec sa manivelle de fer sur son dos. Il allait aiguiser les serpes, les faux et les couteaux devant les maisons pendant l’automne et pendant l’hiver. On lui donnait la soupe et une place dans le grenier à foin chez les pratiques, et il revenait avec quelques sous dans sa bourse de cuir à la fonte des neiges. Quant à mon père, pour aider notre mère à vivre et à nous habiller, il allait, comme moi, tirer ou tailler de la pierre dans les carrières des hameaux de Saint-Point. Il revenait tous les soirs pour souper avec la mère et avec nous autres enfants car il aimait tant sa femme et sa maison qu’il disait : « Je ne pourrais jamais être coquetier comme Baptiste, ou rémouleur comme François ; car, lorsque je ne vois pas, de la carrière où je travaille, le toit de la hutte qui fume quand ma femme met le fagot au feu, le temps me dure et il me semble que le monde est trop grand. Ah ! c’était un bien brave homme et un homme si doux, si doux, bien qu’il maniât toujours le pic et les pierres, que le soir, quand il nous asseyait tout petits sur son tablier de peau, mon frère, mes sœurs et moi, nous aimions presque autant ce tablier que celui de notre mère.

IV.

Un malheur arriva à la maison justement à cause de la trop grande bonté de notre père. Un jour, mon frère, qui était plus âgé d’un an que moi, était descendu à la carrière. C’était l’automne, il faisait froid. Le pauvre enfant avait allumé un petit feu de fougères sèches pour chauffer ses petites mains contre la flamme. Mon père lui dit : Prends garde, Gratien, de ne pas toucher à une poussière noire qui est là dans un papier auprès de mon carnier ; elle saute aux yeux quand on l’approche du feu. Mais le pauvre enfant, qui n’était jamais grondé, voulut voir comment cette poussière noire sautait aux yeux. Il alla en prendre une pleine main pendant que mon père ne faisait plus attention à son petit, tout occupé de son ouvrage. Il la jeta sur le brasier ; la poudre lança une grande flamme et l’aveugla. Depuis ce temps, Gratien n’y voyait plus pour se conduire. Ses yeux étaient clairs et beaux tout de même. La poudre ne lui avait brûlé que la vue. Vous ne l’auriez pas dit aveugle, mais il n’y voyait que le soleil dehors et le feu à la maison. Ce fut un bien grand malheur dans les Huttes. Tout le monde vint pleurer avec ma mère. L’enfant avait sept ans. Il ne pouvait plus se conduire. Il était toujours pendu au tablier de notre mère, à la main de son père ou à la mienne. Notre pauvre père eut tant de chagrin d’avoir été cause du malheur, qu’il en prit le crève-cœur, comme on dit dans le pays, et qu’il en mourut l’hiver d’après.

V.

Ma mère avait bien du mal à nous nourrir, bien qu’elle fût jeune encore et ouvrière, et qu’elle fît autant d’ouvrage qu’un homme avec la pioche, avec la serpe ou avec le râteau. Mais moi, mon frère aveugle, une petite sœur à la mamelle et une femme de trente ans, quoique sobres, c’étaient bien des dents autour d’un pain. Ça me faisait de la peine de voir cette pauvre femme couper des fagots, les porter sur son dos à la maison ; sarcler le seigle, faucher le pré, lier les gerbes, les battre avec le fléau devant la cour ; pétrir le pain, allumer le feu, cuire la soupe, mener Gratien par la main et donner encore à téter à la petite. Ajoutez qu’à ce moment, pour comble de misère, la fièvre prit dans les Huttes et emporta le rémouleur, sa femme et ses enfants. Il ne resta rien chez lui qu’une de ses filles du même âge à peu près que moi qu’on appelait Denise. Le coquetier, effrayé par la maladie qui avait ravagé les Huttes, démolit sa maison pour emporter les planches et les tuiles, et alla se rebâtir une chambre avec une boutique auprès de l’église, sur le bord du chemin du village, où le commerce allait mieux. On ne pouvait pas laisser une enfant de onze à douze ans toute seule auprès du foyer de ses parents morts. Ma mère alla la chercher et l’amena auprès de nous à la maison. La maison vide du rémouleur devint la demeure des hirondelles et des lézards. Elle s’écroula hiver par hiver comme vous l’avez vue. Denise y allait seulement quelquefois, les dimanches d’été, s’asseoir sous le cognassier ou cueillir les grains rouges du houx, qu’elle appelait les colliers de sa mère, et pleurer sur le pas de la porte où personne n’entrait ni ne sortait plus. Gratien la suivait toujours ; car ma mère avait dit à Denise : « Je te donne en garde le petit aveugle pendant que je serai aux champs. Tu auras soin qu’il n’aille pas tomber dans l’abîme. » Et ces deux enfants ne se quittaient plus.

VI.

Ça me faisait honte et peine de voir tant de travail, tant de misère et tant de bouches a la maison. Je me sentais déjà courageux et fort. Je dis à ma mère Le champ de seigle est maigre, les châtaigniers n’ont guère de chatons cette année donnez-moi les outils de mon père. Elle me les donna en pleurant de les revoir. Je descendis aux hameaux d’en bas, et je dis : Qui est-ce qui veut que je tire de la pierre pour lui ? Je travaillerai rien que pour mon pain. — Quelques-uns me dirent : Va à la carrière, nous verrons si tu vaux ton pain. Je commençai à travailler pour l’un et pour l’autre. Afin de prolonger mes journées, je couchais sous quelques planches qu’on m’avait prêtées pour m’échafauder contre le rocher, ou bien dans l’écurie, dans la crèche des bœufs. Je ne remontais que le samedi soir aux Huttes, et je rapportais à ma mère le peu de liards que j’avais gagnés et le peu de pain que j’avais épargné dans la semaine. Ma mère m’embrassait et me disait Quel malheur que tu n’aies pas les bras ! car tu as le cœur de ton père ! J’allais aux champs avec Denise et Gratien, pendant qu’elle berçait notre petite sœur ou qu’elle faisait les gaufres de sarrasin pour le souper du dimanche. Ça dura comme ça trois ou quatre ans. Je devenais fort, les pierres m’obéissaient comme des mottes de foin. Je ne me contentais plus d’en tirer des carrières pour les murs je commençais à en tailler à mon idée pour les portes et pour les fenêtres, à la boucharde et à vive arête, et même j’y marquais quelquefois, en façon de bas-relief, une rose ou une tulipe avec leurs tiges et leurs feuilles ouvertes, une poule un coq, un chat ou un chien, selon que la pierre était destinée au jardin, à l’étable, au poulailler, à la cour ou à la chambre de la maison. C’est un bon maître que la faim, monsieur, et surtout la faim de sa mère, de ses frères et de ses sœurs. Je n’en ai jamais eu d’autres, et pourtant allez voir ici ou là, dans le pays, on vous dira encore : Qui est-ce qui a taillé cette porte de grange ou cette lucarne de pigeonnier ? C’est le petit Claude avec son ciseau et son maillet. Je taillais aussi des bancs de pierre pour asseoir les vieilles femmes et les enfants à côté des portes dans tes hameaux, et j’y mettais le nom du père de famille, ou bien des auges de grès pour faire boire le bétail auprès des fontaines, et j’y dessinais une tête de bœuf, avec ses gros yeux et ses cornes, qui semblait sortir de l’auge après avoir bu.

Tout cela m’avait fait une petite renommée dans la montagne, monsieur, et, bien que je n’eusse que dix-sept ans, j’aurais gagné aisément ma vie rien qu’à la pierre. Mais, dans les moments des semailles, de fauchaison, de battage des orges, je remontais et je faisais encore tous les gros ouvrages avec ma mère et avec Denise.

VII.

C’étaient là mes jours de fête, à moi, j’aimais tant ma mère, tant mon pauvre frère aveugle, j’aimais tant aussi Denise Et qui est-ce qui ne l’aurait pas aimée, monsieur ? Elle était comme le troisième enfant de la maison, comme la fille obéissante de ma mère. Elle rendait tous les services qu’une bonne servante ou une forte ouvrière auraient rendus à la hutte pour un gage. Mais bah ! il aurait bien fallu lui parler d’un gage ! Quand ma mère lui en parlait quelquefois : « N’est-ce pas un bon gage que votre amitié ? lui répondait la jeune orpheline. Qui est-ce donc qui m’a donné un abri, une mère et deux frères dans la montagne ? N’est-ce pas un gage que la place à votre feu et l’écuelle à votre table, sans parler des soins que vous avez eus de moi avant que je fusse assez grande pour me rendre serviable chez vous ? » — Et, si ma mère insistait, elle s’en allait pleurer, la tête dans son tablier, derrière le buisson du jardin. Alors ma mère et Gratien allaient la consoler et lui disaient : Allons, fais donc comme le cœur te dit, Denise ! et, puisque tu veux perdre ta jeunesse et rester avec de pauvres gens comme nous, eh bien, reste. Et on n’en parlait plus pour cette fois.

VIII.

C’est que, depuis trois ou quatre ans, elle était devenue le plus beau brin de fille de toute la montagne ; et quand ma mère la conduisait, deux ou trois fois par an, aux jours de fête, voir ses cousines les filles du coquetier dans le village, toutes les filles et tous les garçons qui la voyaient passer se disaient : C’est pourtant dommage que ça pousse à l’ombre et que ça ne voie jamais le soleil comme les yeux bleus (les pervenches) sous les buissons. — Mais elle ; elle n’entendait pas seulement ces compliments qu’on faisait tout bas elle n’avait pas de vanité comme les jeunes filles des maisons riches elle ne savait pas même si elle était laide ou jolie. Elle marchait la tête baissée et les bras pendants, les yeux sur les pas de ma mère, et, quand quelqu’un lui adressait un mot, elle rougissait sans savoir de quoi comme une cerise et sa peau frissonnait comme une eau dormante quand un vent vient à courir dessus. Excepté pour notre mère et pour Gratien, qu’elle ne craignait pas, elle était aussi sauvage et aussi craintive que les petits des chevreuils quand ils jouent au bord de nos trèfles le matin et qu’ils rentrent dans le bois au bruit de la rosée qui tombe des feuilles. Même avec moi, monsieur, elle n’était pas si à son aise qu’avec eux, parce qu’elle ne me voyait pas tous les jours comme elle les voyait. Pourtant, nous étions bien aussi ensemble comme frère et sœur mais c’est égal, il y avait un peu de différence dans le son de voix quand elle me parlait, dans le coup d’œil quand elle me voyait sa voix tremblait un peu plus dans son gosier, et son regard se baissait un peu plus sur ses pieds nus. On eût dit que devant les autres elle se sentait enfant, mais que devant moi elle se sentait belle.

IX.

Ah ! c’est qu’elle l’était bien aussi, et qu’elle le devenait de mois en mois davantage, quoique les eaux de la source où elle allait puiser l’eau fussent les seuls miroirs où elle se soit jamais vue. Il fallait la voir les dimanches matin, quand ma mère, assise au soleil levant sur le pas de la porte, la faisant asseoir à côté d’elle, à ses pieds, pour lui peigner ses longs cheveux aussi luisants que l’écorce des châtaignes quand on les sort toutes fraîches de leur écorce d’épines, elle jetait ses deux bras sur les genoux de ma mère, elle couchait après son visage à la renverse sur ses bras nus sortant de sa chemise de grosse toile. Son visage était tout caché dans ses cheveux répandus comme les fils du maïs sur l’épi mûr. On aurait dit un écheveau mal dévidé ou une toison d’agneau brun qu’on vient de laver à la fontaine on ne savait plus où étaient sa bouche et son front. Et puis, si une bouffée de vent venait à souffler et entrouvrir légèrement cette fine toile, on voyait d’abord sa bouche rose, puis ses joues un peu pâles, puis ses grands yeux bleus tout éblouis du soleil, qui regardaient d’un regard si clair et si doux le visage de la mère, que sa fille, si elle en avait eu, n’aurait pas pu la regarder autrement. Ça nous faisait rire, ma mère et moi, et nous plaignions bien tout bas, en nous-mêmes, le pauvre Gratien de ne pas pouvoir rire de ce qui nous faisait rire et voir ce que nous voyions dans ces moments-là. Il me disait : Comment est-elle donc ? Et qu’est-ce que font la mère et Denise, qui vous fait rire ? Et je lui disais : Elle est assise, elle est couchée à la renverse, elle a la tête sur le tablier, elle a le visage caché dans ses mains, elle a les yeux aveuglés par ses cheveux, le vent les enlève comme une poignée de feuilles mortes, le houx lui a laissé tomber une de ses grappes rouges sur la bouche. Et ça l’amusait, le pauvre enfant ! Et quand la toilette de Denise était faite, et qu’elle avait mis ses souliers et sa robe de laine noire, nous allions tous les trois nous promener dans les orges, cueillir des coquelicots, ou bien nous asseoir, les jambes pendantes, sous les châtaigniers, au bord du ravin où l’eau sanglote car ça plaisait, à l’enfant aveugle d’entendre au moins chanter l’eau, tomber les châtaignes oubliées aux branches sur l’herbe au souffle chaud du vent du printemps, ou partir les merles, qui rasaient son visage du vent de leurs ailes en sifflant.

X.

Mais je la trouvais bien quasi aussi avenante les jours ouvriers, quand elle n’avait ni sa robe des dimanches, ni ses souliers d’été, ni ses sabots d’hiver, ni ses cheveux lissés et bien relevés derrière son cou par son ruban de velours rouge ; son sarrau de laine de mouton noir tissé par elle pendant l’hiver avec la navette, serré autour de sa taille par une agrafe de corne, et qui lui tombait à gros plis jusqu’aux chevilles du pied ; sa chemise de toile de chanvre à courtes manches relevées jusqu’aux coudes, bouffante sur sa poitrine et attachée sous le menton par deux cordons noués sur le sein ; ses cheveux pendants tantôt sur une épaule, tantôt sur l’autre ; ses pieds nus, quelquefois roses de froid, souvent poudrés de sable et toujours lavés de la rosée des herbes ; ses yeux baissés avec l’ombre de ses longs cils sur la peau ; le visage sérieux, mais les lèvres toujours prêtes à s’ouvrir pour faire reluire ses belles dents, petites, blanches et rangées comme les premières dents des chevreaux. Tantôt le manche d’une pioche sur l’épaule, tantôt un pot de grès sur la tête, rapportant le lait de chèvre à la maison tantôt les deux bras tendus et relevés au-dessus de sa tête pour soutenir une gerbe d’herbe plus grosse qu’elle, qu’elle venait de sarcler dans le blé et dans les vignes les fleurs jaunes, rouges ou bleues, les filaments échappés aux liens lui tombaient sur le front, en lui cachant jusqu’aux yeux. Tantôt un genou en terre devant la maison, trayant les brebis d’une main, pendant que de l’autre elle leur faisait lécher du sel pour les amuser ; enfin, quelque chose qu’elle fît, on ne pouvait pas en ôter ses yeux. Mais quand je l’aimais encore le mieux, monsieur, c’était quand nous allions aux genêts dans la montagne couper des fagots pour l’hiver, et que la mère lui en mettait un sur le dos, long comme un tronc de cerisier avec toutes ses feuilles et toutes ses fleurs au bout pour le ravaler en descendant jusqu’à la maison. Vous eussiez dit, en voyant ce visage de jeune fille courbé sous le poids de ce long rameau qui balayait la terre à dix pas derrière elle, en bruissant et en semant ses grappes effeuillées sur sa trace, qu’une fée s’était tout à coup levée de terre pour emporter le tapis du champ où elle avait dormi la nuit ou bien vous auriez cru voir un de ces beaux paons que vous avez dans votre jardin, à visage de femme, traînant et déroulant au soleil une longue queue verte avec ses yeux bleus et jaunes qu’il aurait semés sur l’herbe derrière lui.

XI.

Mais elle était bien jolie aussi l’hiver, quand elle allumait les fagots le soir, à la veillée, dans l’âtre, agenouillée devant le gros chenet de cuivre, et que, la flamme des genêts lui colorant tout à coup son visage pâle, ses joues devenaient toutes roses et toutes transparentes, et qu’on voyait la flamme à travers, tellement qu’on croyait s’y chauffer les yeux comme à un charbon.

Et ce qui plaisait en elle, monsieur, ce n’était pas tant cette bonne grâce reluisant dans toute sa figure et dans tout son corps, que sa douceur, son obéissance, sa complaisance envers tout le monde, et sa timidité, qui la rendait l’esclave volontaire de tous ceux qui avaient un service à lui demander dans la maison ou dans le champ. Nous l’aimions tous, monsieur, mais les bêtes l’aimaient au moins autant que nous.

Il fallait voir, quand elle ouvrait la porte le matin pour aller à la fontaine, les poules, les pigeons, jusqu’aux moineaux et aux hirondelles, se réjouir, secouer leurs plumes, s’élancer les uns du toit, les autres des branches des arbres, ceux-ci du perchoir, ceux-là du colombier, pour voler autour d’elle, comme s’ils n’avaient reconnu le jour qu’en la voyant. Il fallait voir surtout les moutons et les chèvres, les agneaux et les chevreaux sortir de l’étable quand elle levait le loquet, enfoncer leurs têtes et leurs cornes dans son tablier, se dresser tout droits contre elle avec leurs pieds sur ses bras ou sur ses épaules, et se disputer une caresse de ses mains, un mot de sa bouche, un brin de ses cheveux à flairer ou à mordre, avant même de penser à se répandre dans les bruyères. Quand ils étaient bien loin, bien loin seuls, sur la crête avec le chien, nous avions beau les rappeler, ils ne venaient pas mais s’ils entendaient sa voix à elle, vous les auriez vus tous quitter branches de ronces, ou serpolet, ou trèfles en fleur, et se précipiter en bondissant du haut de la montagne, comme des boules de neige qui auraient roulé jusqu’à ses pieds.

XII.

Pourtant celui de tous qui l’aimait le plus alors et qu’elle paraissait aussi aimer davantage à cause de son malheur, c’était mon frère Gratien. Depuis que ma mère avait recueilli Denise à la maison, ce pauvre enfant ne l’avait plus quittée, comme si le bon Dieu lui avait rendu la lumière en elle. Denise, de son côté, par suite de cette tendresse de cœur qu’elle avait en elle, s’était attachée a lui par tout le besoin qu’il avait continuellement de ses services et de sa compagnie. Elle était, quoique enfant, comme ces mères de plusieurs enfants qui paraissent n’avoir un cœur et des yeux que pour le plus faible et le plus infirme. C’est encore une bonté de Dieu qui met souvent un contre-poids de bien là où il a mis un poids de mal. Ma mère avait dit à Denise en la prenant à la maison : « Tu auras soin de ton cousin l’aveugle, tu le désennuieras à la maison, tu le mèneras aux champs avec toi, tu lui apprendras le nom des bêtes, tu le remettras dans son sentier quand il se trompera de mur, tu le retourneras devant son sillon quand il voudra piocher ou semarder l’enclos avec nous, tu iras lui chercher une poignée de chanvre au grenier quand il aura fini de tiller la sienne. » Denise avait fait ce qu’on lui avait dit, d’abord, toute jeune, par obéissance, et puis, plus âgée, par bon naturel. Ils avaient l’air, lui et elle, de deux jumeaux qui ne se seraient jamais quittés depuis le ventre de la mère.

XIII.

Gratien ne pouvait pas plus se passer d’elle, qu’elle de lui. Quand elle sortait le matin à peine vêtue pour traire les brebis et les chèvres, il sortait sur ses pas et il s’asseyait sur le banc de pierre, en face du soleil levant, que j’avais taillé, en m’amusant les dimanches, dans le bloc de roche grise à côté de la porte. Il lui disait : « Denise, qu’est-ce qu’on voit dans le ciel et dans la vallée ? Y a-t-il du brouillard sur les prés de Bourg-Villain ? Les fenêtres du château de Saint-Point sont-elles fermées sur le grand balcon ? Ou bien voit-on le monsieur qui marche dans les allées avec un livre dans la main, comme autrefois quand j’y voyais clair ? Y a-t-il des vaches blanches et grasses sur les vergers en pente, derrière les jardins ? Y a-t-il des nuées roses ou grises autour du soleil ? Y a-t-il bien des fumées bleues montant des toits des maisons et se dispersant sur les champs en herbe comme des volées de pigeons rabattus par le vent ? Les mauves et les bouillons-blancs sont-ils en fleur ? Les cerises sont-elles nouées sur les griottiers ? Les épines ont-elles neigé cette nuit sous les buissons ? Les noisetiers ont-ils leurs chatons velus comme le dos des chenilles vertes ? Le lilas a-t-il ouvert ses grappes suspendues et ses branches comme des raisins en fleur ? Les agneaux ont-ils toutes leurs dents et commencent-ils à quitter les mères et à brouter la mousse tendre ? Dis-moi donc si le dernier chevreau a des taches noires des deux côtés des yeux comme sa mère en avait de mon temps, et s’il commence à peler l’écorce des jeunes saules avec ses cornes naissantes ? »

XIV.

Et Denise ne se lassait pas de répondre à tout cela oui et non, si et mais, et toujours avec bonne grâce dans la voix et dans le son des paroles, et d’y ajouter tous les petits détails de formes des objets, de lumière dans le ciel, de couleurs sur la montagne et de caractère des animaux qu’elle pensait pouvoir intéresser l’enfant. Et puis elle affectait d’avoir toujours besoin de lui pour toute chose, et de l’employer sans cesse à ceci ou à cela dans son ouvrage. Tantôt elle lui faisait tenir les chèvres par les cornes, pendant qu’elle les trayait ; tantôt les moutons couchés à terre, pendant qu’elle tondait leur laine ; tantôt les corbeilles sous les châtaigniers, pendant qu’elle ramassait les châtaignes tombées sous la gaule ou sous le vent ; tantôt sa pioche, son sarcloir et son râteau, pendant qu’elle montait aux prés devant lui en filant sa quenouille et en le guidant de la voix ou de la main pour qu’il ne manquât pas le pont de planches ou le gué du ruisseau. Elle lui mettait alors le bout de son tablier dans la main, comme une vraie mère fait à ses petits enfants avant qu’ils marchent seuls. Quand on travaillait la terre avant les semailles, elle lui donnait une pioche et le plaçait au bas du champ, à côté d’elle, pour qu’il crût faire aussi son petit ouvrage avec les autres. Et quand il allait trop à droite ou à gauche dans son ornière, elle le prenait doucement par le coude et le remettait en ligne avec nous. Et, si cette partie du champ était mal retournée, s’il y laissait involontairement des mottes d’herbe ou des pierres, elle ne lui en disait rien, pour ne pas l’affliger, et le lendemain elle repassait elle-même l’ouvrage de mon frère. Au contraire même de lui dire que son travail ne servait à rien, elle l’encourageait comme si c’eût été un bon ouvrier ; elle lui disait : Entre ton ouvrage et le mien, il n’y a pas de différence, Gratien. Et elle ne mentait pas, monsieur, car c’était bien elle qui faisait pour les deux.

XV.

Elle avait toujours soin, soit aux champs, soit à la maison, de se tenir à portée de lui pour l’aider en toute chose, lui couper son pain, lui tendre sa tasse, lui remplir son verre, lui faire sa place sur le banc. Quand elle était seule avec lui, on aurait dit, monsieur, qu’elle pensait tout haut pour le mettre de moitié dans sa vie. Il n’y avait pas un lézard dans son trou, une hirondelle sur son nid, une feuille de la treille sur le mur, une mouche sur la vitre, un insecte sur la feuille, une étincelle dans le foyer, qu’elle ne le lui dît, afin que le temps ne lui durât pas, au pauvre affligé, et qu’il crût voir véritablement par ses propres yeux en dedans tout ce qu’elle lui faisait voir ainsi en dehors par sa voix. Aussi il ne s’apercevait véritablement plus du tout qu’il était aveugle quand elle était là, et elle y était tout le jour ; seulement, monsieur, sa vue n’était pas perdue, elle était transposée de lui en elle. Elle était ses yeux, elle était son sens voyant et vivant dans un autre être que lui, et aussi cher, plus cher peut-être que s’il eût été en lui-même. Aussi je crois bien que si on lui avait dit : Que veux-tu, Gratien, qu’on te rende les yeux ou qu’on t’ôte Denise ? il aurait répondu : Gardez mes yeux, j’aime mieux voir par elle que par moi. Je vois aussi bien, et j’ai sa voix et sa compagnie par-dessus.

XVI.

Aussi fallait-il voir comme la voix de Denise le faisait aller, venir, se tourner, se lever, se baisser, s’asseoir, marcher, suivre ou s’arrêter comme par un ressort intérieur qui aurait reçu son mouvement du même doigt en elle et en lui. Et il faut être juste, monsieur, l’habitude de parler amicalement et doucement, avec compatissante, à cet affligé, avait donné à la voix de Denise, dès son enfance, un son, une amitié, une tendresse, un tremblement doux et retentissant au cœur que je n’ai jamais entendu dans une seconde voix de fille ou de femme pendant ma vie. C’était comme le tintement gai et triste à la fois de la cloche de Saint-Point, quand elle a fini son carillon au baptême des enfants, et qu’elle se perd en montant du fond de la vallée et en faisant légèrement frissonner les feuilles de frêne jusqu’ici. Encore la cloche de l’église n’a pas de cœur au fond de sa musique ; mais au fond de chaque parole de Denise il y avait comme un battement sonore de son cœur qui vivait, qui sentait et qui chantait dans la voix. Je pense que les anges gardiens dont on parle au village ont une parole à peu près comme ça quand ils parlent aux petits enfants endormis dans les berceaux, ou aux pauvres agonisants dans leurs derniers rêves aux portes du paradis.

XVII.

Quelquefois Gratien, après qu’elle lui avait dit toutes choses autour d’elle et de lui, et qu’il avait l’air de réfléchir sur tous les objets qu’elle lui avait décrits, disait à Denise : « Mais toi, Denise, dis-moi à présent comment tu es. Je t’ai bien vue quand j’avais mes yeux et que tu venais, pendue au tablier de ta mère, apporter la soupe à ton père qui aiguisait les pioches, les faux et les serpes devant les maisons. Mais, depuis, je ne sais plus comment tu es faite, et, hormis ta voix et ta main douce, je ne connais rien de ton visage à présent. Je voudrais pourtant bien me le représenter. Aussi, vois-tu, ça me tourmente l’esprit, de ne pas te voir comme je t’entends car pour tout le reste ça m’est égal je le vois assez par tes yeux. »

Et alors, monsieur, pour badiner et pour le contrarier un moment en passant le temps Denise lui disait : « J’ai les cheveux rouges comme le poil de l’écureuil que nous avions pris sur le nid, dans la sapinette, quand j’étais enfant. J’ai les yeux pas plus grands que ces petites fleurs qui regardent sous l’herbe, dans les buissons ils sont gris et sombres comme l’eau du ravin quand elle est à l’ombre et que les feuilles mortes commencent à y tomber. J’ai la peau du visage toute marquée de taches de rousseur et toute brunie par le soleil. J’ai ceci, j’ai cela, et puis ceci et puis cela encore, » jusqu’à faire d’elle une laide image au pauvre garçon, en se mettant les mains sur les lèvres pour qu’il ne l’entendît pas sourire tout bas.

Mais lui disait : « Ça n’est pas possible, tu es une trompeuse ! Ta voix et la peau de tes mains ne disent pas ce visage-là. Tu veux m’attraper ou tu veux rire, Denise ; ça n’est pas bien tu sais qu’il ne faut pas badiner avec les aveugles, parce qu’ils ne peuvent pas voir si on dit vrai ou faux. » Puis, se tournant de mon côté en entendant rire la jeune fille, « Dis-moi, Claude, comment elle est ? » Et alors je lui disais : « Elle a les cheveux de la couleur des feuilles mortes quand le vent les fait miroiter au bout des branches, au mois d’octobre, après les gelées ; elle a les yeux brillants comme des morceaux de vitres du château, quand le soleil du matin les traverse pour entrer dans les chambres pleines de choses qui reluisent et qu’on ne peut pas regarder sans s’aveugler ; elle a la peau vermeille et changeante comme les pommes d’été que notre oncle le coquetier allait vendre dans les villages, et que nous ramassions pour jouer sur la porte, quand il en roulait une de ses paniers. Elle est grande comme la porte de la maison sous laquelle elle est obligée de baisser un peu la tête quand elle entre ou sort pour son ouvrage. Elle a les pieds et les mains aussi polis et aussi blancs que les cailloux de notre fontaine ; elle marche, pieds nus, aussi fièrement et aussi gracieusement qu’une dame qui traverse une église et qu’on regarde passer dans ses beaux souliers. Elle a le cou élancé, rond et mouvant comme celui des pigeons quand ils se becquettent les ailes sur le toit. Elle a les lèvres comme des feuilles d’œillet, et les dents comme des pépins de pommes avant qu’elles soient mûres. Elle a l’air doux comme notre mère, fidèle comme notre chien quand il nous regarde. »

Alors elle devenait toute rouge de honte ou de plaisir, monsieur, sans savoir de quoi ; car pour de la vanité, elle n’en avait pas plus qu’un oiseau qui se peigne au soleil pour faire reluire ses plumes, et elle se cachait le visage dans les deux mains pour rire. Et Gratien lui disait : « Méchante ! pourquoi veux-tu m’attraper ? Ce n’est pas l’embarras, pourtant, j’aimerais autant que tu fusses bien laide, parce que les garçons de Saint-Point ne te regarderaient pas quand tu vas à la fête, et que tu ne quitterais pas les Huttes pour te marier un jour en bas. »

Et il devenait sérieux, et nous parlions tous trois d’autre chose.


CHAPITRE VII.



I.

C’est ainsi que nous approchions, tous les trois, de l’âge où, les enfants du coquetier, ceux du rémouleur et nous mêmes ayant atteint l’époque de notre majorité, on ferait le partage du domaine commun de la montagne qui, comme je vous l’ai dit, n’avait jamais été partagé jusqu’alors. Cela donnait bien à penser à notre pauvre mère. Elle nous disait en battant les châtaigniers : « Qui sait si celui-ci sera encore à nous dans deux ans ? C’est pourtant le père de mon grand-père qui l’a élevé, et il donne tous les deux ans plus que la charge d’un mulet de châtaignes. Elle nous disait, en semant l’enclos de maïs ou de pommes de terre : « Qui sait si ce sera nous qui le récolterons ? Il a pourtant bien bu de la sueur de votre pauvre père et de la mienne depuis l’année de notre mariage ! Et, si chacun reprenait ce qui est a soi dans la terre qu’on a cultivée quarante étés et quarante automnes, il y a bien de ces mottes de terre qui reviendraient à ceux qui les ont retournées comme on retourne son propre lit. » Elle nous disait, en s’asseyant le dimanche près de la source que vous voyez là, dans le cresson, sous la pierre en voûte : « Qui sait si elle coulera le printemps qui vient du côté de notre pré ou du côté du pré des autres ? C’est pourtant votre père qui l’a trouvée un jour en creusant un trou en terre pour y planter un frêne, qui a bâti ce bassin pour l’appeler et la retenir, afin que le bétail y pût aller boire en rentrant des genêts, et qui lui a creusé ces rigoles où elle s’en va comme d’une écumoire se répandre sur toute la pente du verger et se perdre là-bas, dans le creux, parmi les osiers et les joncs. »

Et on voyait que cette idée la tourmentait toujours de plus fort en plus fort, à mesure que l’année du partage avançait, comme l’ombre de cette roche avance, sans qu’on la voie marcher, vers nos pieds.

II.

Gratien paraissait s’en occuper encore plus qu’elle ; mais ce n’était pas à cause des châtaigniers, du champ d’orge ou de la source. Il ne connaissait tout cela que de nom. Un rayon de soleil sur son corps et le pas ou la voix de Denise autour de lui, c’était tout son domaine, à ce brave garçon. Qu’est-ce que lui faisait le reste du monde ? Il aimait bien ma mère et moi aussi puis voilà tout. Quel dommage que ce malheur lui fût survenu à l’âge de huit ans ! Il eût été maintenant un fort ouvrier, un bon laboureur ou bien il aurait pris un état comme moi il aurait rougi et tordu le fer sur l’enclume pour faire des clous, des cercles de roue aux chars, des dents aux herses, des socs luisants aux charrues dans les villages d’en bas. Ou bien encore il se serait fait tisserand, car il avait bien des goûts de jeune fille dans le caractère : il aurait lancé et relancé la navette toute la semaine dans la cave, en dessous de la maison, et le dimanche il serait descendu, son aune à la main et son rouleau de toile grise sur l’épaule, reporter aux ménagères le poids du fil qu’elles auraient filé. À le voir, monsieur, on n’aurait pas dit que le feu avait rien éteint dans ses yeux. Ils étaient bleus comme ceux de Denise ; seulement on n’y lisait pas sa pensée si profonde ; on ne la voyait que sur les coins de sa bouche, qui étaient mobiles comme ses impressions, et qui étaient un peu tristes, quoique habituellement souriants. Ses traits étaient fins, sa peau blanche, ses mains petites et délicates, son corps élancé, grêle et un peu voûté, comme celui d’un enfant à qui on a bandé les yeux par divertissement, et qui tend ses bras en avant pour s’appuyer à tâtons et chercher sa route. À cela près, monsieur, il était plus avenant et plus gracieux de visage que bien des garçons de la montagne, et puis il avait un parler si doux et si tremblant qu’on aurait dit qu’il priait ou qu’il remerciait toujours. Point exigeant avec cela, monsieur. Il restait sur la pierre de la fontaine, sur le banc de la porte, sur la racine du châtaignier là où on lui disait d’attendre, il attendait sans jamais se fâcher. Bien des femmes auraient pu l’aimer, croyez moi car elles aiment un enfant qui ne peut pas se passer d’elles.

III.

Quant à moi, monsieur, je n’avais ni les mêmes yeux, ni les mêmes cheveux, ni le même caractère. On aurait dit que notre mère nous avait rêvés, pendant qu’elle nous portait, de deux bois différents : lui de saule, moi de sapin. Il était souple comme l’un, j’étais droit et sombre comme l’autre ; j’avais les cheveux noirs comme j’ai les yeux, le visage long, les couleurs pâles, les joues velues de poil follet, les lèvres plus souvent fermées qu’ouvertes, les bras bien découplés pour mon ouvrage, le regard souvent songeur, comme si j’avais perdu quelque chose que les étoiles me gardaient, comme me disait Denise en se raillant doucement de moi. Enfin, monsieur, j’étais pensif, quoique jeune. Je n’aimais pas la compagnie autant que mon frère. Je ne me trouvais content que tout seul dans ma carrière, ou bien avec ma mère, mon frère, ma petite sœur et Denise. Excepté eux, quand je voyais passer quelqu’un au bord de mon chantier, je me mettais à siffler pour qu’il ne me parlât pas, et quand une fille dans la montagne prenait un sentier pour venir vers moi, j’en prenais un autre. J’étais aussi sauvage que Denise. Dans le pays d’en bas, on nous appelait, par moquerie, elle la chevrette, moi le chevreuil. Le nom nous en resta longtemps. Pourtant jamais Denise et moi nous ne disions un mot plus haut que l’autre ni plus bas. Je la laissais toujours avec mon frère, par pitié pour son malheur. Quand j’allais aux champs, aux bois, aux genêts, au lavoir des moutons avec eux, c’était toujours à lui qu’elle parlait, jamais à moi. Elle aurait eu du chagrin s’il avait été jaloux d’une de ses attentions ou de ses paroles pour un autre. Elle avait l’air bien aise et elle rougissait tant soit peu quand je revenais les samedis soir et que je lui disais : Bonjour, Denise. Mais passé cela, elle allait et venait comme à l’ordinaire dans la maison, dans la cour, autour de mon frère. Elle n’avait pas un mot ou un son de voix de plus pour moi que pour un autre au contraire, elle tremblait plutôt un peu quand elle me répondait, comme si elle n’avait pas eu autant d’amitié ou de familiarité pour moi que pour le reste de la famille. Elle évitait comme naturellement de se trouver seule avec moi. Malgré cela, monsieur, on voyait bien que cet embarras d’une belle jeune fille qui commençait à se craindre n’était pas de la mauvaise humeur, au contraire. Gratien disait qu’elle était bien plus joyeuse et bien plus complaisante le dimanche que les autres jours, et qu’il connaissait à sa voix quand c’était le jour où je devais remonter.

IV.

Voilà comment nous passions le temps, monsieur. Depuis la Saint-Jean, j’avais fait un découvert, comme on dit, entre les derniers hameaux et les Huttes, tout en bas du sentier des bruyères. C’était une ancienne carrière abandonnée de fin grès de meules, tendre comme le beurre, franc comme l’or, retentissant comme la cloche sous le pic. Quand je n’étais pas pressé, par l’ouvrage pour la bâtisse dans les hameaux, je revenais à ma carrière ; j’y creusais toujours, toujours davantage, pour trouver les meilleures veines de pierres. Je roulais les débris dans la profondeur du ravin qui est au-dessous, de manière qu’après une couple d’années j’avais fini par vider toute l’ancienne carrière de ces déblais, qu’on disait entassés là depuis le temps d’un peuple qu’on appelle les Romains. Puis j’avais miné dessous avec le levier et avec la poudre ; vous auriez dit l’ouvrage des géants. Il y avait des assises comme des escaliers pour des jambes de deux toises, des voûtes, des grottes où je m’enfonçais, comme les mineurs dans leur mine de charbon, pour chercher des grains encore plus fins, des murailles de rochers entassés et abandonnés, hautes comme un rempart de ville. Le fond de la carrière, où je roulais mes pierres et où je les taillais, était si profond, quand on le regardait du haut des bruyères qui pendaient sur les bords, que si les bergers jetaient un caillou, il fallait un petit moment pour entendre remonter le bruit. Mon frère, ma petite sœur, ma mère et Denise venaient de temps en temps m’y voir travailler. Ils levaient toujours les bras et jetaient un cri d’étonnement en voyant quel ravage un seul homme, avec sa patience et son levier, avait fait dans les os de la montagne. Quelquefois aussi, quand le sentier était trop glissant pour les pas de mon frère, Denise venait seule m’apporter mon pain et mon lait dans un panier pour ma journée. Mais alors elle ne s’arrêtait pas, monsieur. Elle posait le panier sur une grosse pierre au pied de l’échelle de corde où j’étais quasi toujours suspendu contre les flancs de mon rocher ; elle m’appelait d’en bas avec une voix toute tressaillante de crainte, puis elle se sauvait en mettant la main sur ses yeux, comme si elle eût peur de me voir descendre de si haut.

V.

C’est là que je me plaisais le plus, monsieur, parce que personne, excepté Denise, ne venait m’y déranger de mon ouvrage en me regardant et en me demandant, comme dans les hameaux, ceci ou cela. Le métier de mon père me contentait plus que n’eût fait un métier plus riche et plus savant. Je me disais : Tu fais ce qu’a fait ton père, et peut-être avec le temps le feras-tu aussi bien que lui-même. Il serait content, s’il revenait, de te voir là à son ouvrage. D’ailleurs, ce métier ne commande pas comme les autres. On peut le laisser et le reprendre quand on veut. Il ne t’empêche ni de monter, le samedi, à la hutte pour voir ta mère, Denise et les bêtes, ni de faucher les foins, ni de sarcler les blés, ni de piocher la montagne, ni de battre les arbres avec eux ; et puis, bien que tu ne vendes pas cher tes meules aux rémouleurs, aux forgerons et aux moissonneurs du pays, cependant tu gagnes honnêtement ta journée et le pain de ton frère et de ta petite sœur, qui ne peuvent pas travailler à la maison. Ces pensées me donnaient du courage il n’y avait plus de lits de pierre assez dure pour me résister.

VI.

D’ailleurs, il faut tout dire, j’aimais l’état, j’aimais le creux des carrières, le ventre de la montagne, les entrailles secrètes de la terre, comme ces matelots que j’ai connus à Marseille aiment le creux des vagues, le fond de la mer, l’écume des écueils, comme les bergers aiment le dessus des montagnes, comme les bûcherons aiment à plonger leur hache saignante de sève dans le tronc fendu des vieux chênes et des châtaigniers. Dieu a donné à chacun son goût pour qu’on fît tous les états avec contentement. Ce qui m’a toujours retenu au mien, c’est qu’on le fait tout seul. On peut, sans que ça vous dérange, siffler, chanter, penser, rêver, prier le bon Dieu. L’ouvrage va toujours sous la main, pendant que le cœur et l’esprit vont de leur côté là où ils veulent. Voilà l’agrément de l’état de tailleur de pierres.

VII.

Ensuite, c’est un joli état pour l’oreille, monsieur. Quand je suis à genoux devant ma pierre bien équarrie et portée sur deux rouleaux de sapin qui m’aident à la remuer à ma fantaisie ; quand, dans un coin de la carrière, bien au soleil l’hiver, bien à l’ombre l’été, j’ôte ma veste et je retrousse mes manches de chemise ; que je prends le ciseau de ma main gauche, le maillet de ma main droite ; que je me mets à creuser ma rainure ou à arrondir ma moulure à petits coups égaux, comme l’eau qui tombe goutte à goutte, en sonnant, du haut de la source dans le bassin, il sort de ma pierre, si elle est bien franche, une musique perpétuelle qui endort le cœur et la tête aussi doucement que le carillon lointain du village. On dirait que mon maillet est un battant et que ma pierre est le bord d’airain d’une cloche. Vous ne sauriez croire combien ce son encourage à l’ouvrage. Les soldats ont besoin de battre le tambour pour se faire cœur à la route ; les matelots ont besoin de chanter pour se donner force à tirer leurs ancres ou leurs cordages. Nous autres, monsieur, nous n’avons pas besoin de cela ; notre ouvrage règle les coups du marteau et chante tout cela pour nous. Ah ! c’est un beau son, allez, que celui d’une dalle mince de marbre, de granit ou de grès, ou d’une auge de pierre tendre creusée pour recevoir l’eau et qu’on polit avec la boucharde. Il semble qu’on entend d’avance le retentissement des pas des hommes pieux qui marcheront dessus et qui seront prolongés par les voûtes murmurantes d’une église, ou bien qu’on entend d’avance le bouillonnement des eaux courantes qui rempliront en écumant l’auge des troupeaux.

VIII.

Ensuite, vous me direz que c’est une vanité ; je ne dis pas non ; c’est vrai ; car, long ou court, le temps n’est que le temps. Quand il est passé, c’est comme s’il n’avait pas été ; mais enfin, vanité si vous voulez, on éprouve toujours dans un état un certain contentement à se dire : Ce que je fais là durera encore après moi. Ceux qui écrivent des livres pensent qu’ils seront étudiés par des yeux qui ne verront pas la lumière peut-être avant mille ans d’ici, à ce qu’on dit. Les menuisiers qui font des armoires et des cabinets se réjouissent en se disant : Si c’est bien ciré, bien entretenu, bien au sec, ça durera et ça conservera l’empreinte de ma main de génération en génération dans les maisons des nouveaux mariés. Ceux qui plantent un châtaignier ou un chêne se disent : Le petit pépin ou le petit gland que je sème contient là, entre mes deux doigts, plus de vie et plus de temps cachés dans cette mince écorce qu’il n’y a de vie et de temps cachés dans tous les hommes qui sont nés ou à naître dans ce vaste pays pendant cinq ou six siècles. Ils enfonceront leurs racines dans cette terre, ils perceront le roc pour aller puiser leur nourriture, ils donneront des feuilles et de l’ombre sur la place que je choisis pour ceux, après que l’ombre de mon propre corps et l’ombre de vingt ou trente suites d’hommes sortis de moi aura été balayée de dessus terre, comme ces feuilles, à leurs pieds, sont balayées par le vent de novembre. Mais qu’est-ce que cela en comparaison de la durée que le tailleur de pierre donne à son idée en levant et en baissant son maillet sur son ciseau ? Se dire : Ce coup de ma boucharde restera marqué sur ce granit tant que la montagne ne sera pas fondue elle-même au feu du dernier jour de la terre ; cette moulure que je creuse ou que je relève en relief avec mon ciseau, cette forme que je donne, selon mon caprice, à la pierre, ne s’useront, ne s’effaceront, ne se déplieront jamais tant que le monde sera monde ; l’impression de ma volonté et de ma main, c’est l’éternité ! Ceux qui ne seront pas nés dans mille ans, en voyant cette corniche, cette nervure, cette membrure, ce socle, cette colonne, ce réservoir sous la fontaine, où l’eau bouillonne éternellement, se diront : Qui est-ce qui a fait cela ? Dieu lui-même, en rappelant sa terre à lui et en la retournant dans ses mains, à la fin des temps, pour l’examiner, dira, en voyant ces déchirures de la carrière dans ses montagnes et les marques de l’outil sur les pierres brisées : Un insecte a rongé ma terre, un homme a touché, a modifié mon élément. Pensez-vous à cela, monsieur ? et n’y a-t-il pas de quoi rendre le tailleur de pierre glorieux de son état ? Car enfin, c’est l’état des choses sans fin. La rouille use le fer du forgeron mais le granit ou le porphyre rouge, dont vous voyez de petits morceaux là, dans les cailloux de la source, rien ! On dit qu’il y a, dans un pays qu’on appelle l’Égypte, des amas de pierres taillées aussi hauts que les montagnes, sans qu’on puisse savoir seulement ni pourquoi ni par qui ces pierres ont été ainsi élevées en gradins les unes sur les autres, ni dans quel reculement infini du temps. Les peuples, les rois, les prêtres, les ossements eux-mêmes, tout s’est fondu dans la mémoire de notre espèce, tout a coulé avec les eaux d’un fleuve qu’on appelle le Nil, tout s’est envolé avec ce sable qu’on appelle le désert ; eh bien ! oui, monsieur, un soldat qui est revenu ici d’Égypte et qui m’a raconté ces pyramides, dit qu’on a découvert des carrières grandes comme des lits de mer, d’où ces pierres de taille ont été tirées, qu’on en voit encore dans les chantiers qui ne sont qu’à moitié sciées par la scie des Égyptiens ou des géants de ces temps-là, et que même il a vu sur une brique que ces pierres revêtaient l’empreinte du pied et de la main d’un des ouvriers qui bâtissaient et qui façonnaient ces monuments. C’est-il du temps, cela ? et y a-t-il beaucoup de rois ou de reines qui auraient laissé dans le monde une trace d’eux aussi à eux et aussi durable que ce pauvre ouvrier ?

Eh bien, que je me dis quelquefois, tu en laisses autant sur ta pierre ! Cela console l’homme de sa fragilité, n’est-ce pas ? Aussi cela lui fait penser combien il est peu de chose à côté de ce grain de pierre qu’il détache sous son marteau et qui durera tant de siècles après notre poussière à nous ; mais cela fait penser aussi que l’esprit de l’homme, qui est plus grand que tout cela, qui embrasse tout cela, qui survit à tout cela, est un bien autre ouvrage du bon Dieu ! Et cela porte à le remercier, à le glorifier et à le bénir dans la brièveté et dans la durée, dans la petitesse et dans la grandeur. Je pensais à toutes ces choses en taillant mes meules. D’ailleurs, la solitude rend curieux. L’homme seul cherche la compagnie de Dieu. Quand j’étais là, enseveli dans le creux de la montagne, après midi, me reposant un moment au soleil, rien qu’avec mon petit chien couché sur ma veste, mon cœur montait en haut, comme s’il avait des ailes ; je regardais le bleu du ciel au-dessus des sapins, où tournoyaient les aigles, et je disais en moi au bon Dieu : Entendez-vous la prière de l’homme qui monte à vous du creux de la colline, vous, Seigneur, qui entendez le bruit des ailes de la mouche et les battements du cœur de ces moucherons noyés dans un rayon de votre soleil ?

Et puis je pensais aux Huttes, à ma mère, à mon frère, à Denise, à tout enfin. J’étais content, et pourtant quelquefois aussi je devenais triste, et ma mère, quand je rentrais, me disait : Qu’as-tu ? Je lui répondais Je ne sais pas. Et en vérité je ne savais pas bien alors. C’était comme une ombre sur mon cœur, qui l’empêchait de fleurir dans son printemps.

IX

Il me semblait que Denise avait quelque chose contre moi. Quand j’entrais dans la maison, elle sortait pour aller à la fontaine ou à l’étable. Quand je lui parlais de bonne grâce, elle ne répondait que par oui et non, comme si elle avait été impatiente de se débarrasser de mon entretien. Quand je badinais le dimanche avec elle et avec mon frère, elle ne riait plus de bon cœur, ou bien elle riait du bout des lèvres, mais elle ne riait pas des yeux. Elle avait comme une pensée rien qu’à elle dans le fond du regard ; elle s’éloignait de quelques pas pour aller cueillir soi-disant des noisettes ou ramasser des pervenches le long du ravin. Au contraire, quand il n’y avait que ma petite sœur, mon frère et elle ensemble, je les entendais folâtrer et rire comme autrefois. Un jour que je lui demandai pourquoi elle était ainsi sérieuse et silencieuse avec moi, et si je lui avais fait quelque peine sans le savoir ; elle me dit que non, qu’elle m’aimait bien comme les autres, que c’étaient des idées que je me faisais, et puis elle me tourna le dos, sans mauvaise humeur pourtant. Elle nous laissa, mon frère et moi ; elle monta par l’échelle du grenier à foin, comme pour aller jeter de l’herbe aux cabris ; elle y resta tout le soir et, quand elle redescendit, elle avait les yeux un peu rouges, et elle donna secrètement son pain aux poules par-dessous la table, au lieu de le manger gaiement avec nous comme les autres jours.

X.

Je dis à ma mère le lendemain : Denise me veut du mal ; il faut que je m’en aille de la maison faire mon tour de France. Ma mère se mit à rire et me dit : Claude ! tu es bien simple pour dix-neuf ans. La pauvre fille ne sait pas elle-même ce qu’elle a ; mais je la vois venir de loin, moi ; elle te veut du mal pour te vouloir trop de bien. Quand les filles de son âge rient avec des garçons, c’est mauvais signe pour le mariage, vois-tu ; mais quand elles s’en sauvent, c’est signe qu’elles veulent qu’ils les recherchent pour tout de bon. — Oh ! que non ! répondis-je à ma mère ; Denise n’a pas de ces semblants-là. — Eh bien ! me dit-elle, fais voir semblant toi-même de t’en aller demain pour ton tour de France, et tu verras si elle est bien aise ou si elle est fâchée. — Eh bien, je ne ferai pas semblant, je m’en irai tout de bon, repris-je ; et j’allai tout triste m’asseoir sur la margelle du puits.

XI.

Le soir, après souper, je dis à ma mère, à mon frère, à ma petite sœur, devant Denise : « Je vous dis bien adieu à tous, je veux devenir un bon compagnon ouvrier. Demain, avant le jour, je pars pour mon tour de France. » Mon frère et ma sœur furent bien fâchés. Ma mère me donna devant eux le bâton à manche de cuir incrusté de clous à tête de cuivre, le tablier fin et les outils de mon père. Je fis mon sac devant eux. Quand Denise vit que je mettais de l’huile sur le cuir de mes souliers, elle s’en alla à la chambre au-dessus de l’étable, et elle ne rentra plus. Tout le monde était triste, excepté ma mère, qui se doutait bien que je n’irais pas loin.

XII.

Pourtant je partis le lendemain comme je l’avais dit, et, en passant dans la cour, sous le volet de Denise, je lui criai : Adieu, Denise mais rien ne me répondit. Je me dis : Il faut que je l’aie bien offensée, pour qu’elle me laisse partir ainsi sans seulement me souhaiter bon voyage. Les pieds me collaient à terre sous sa fenêtre, comme si les clous de mes souliers avaient été enfoncés dans le rocher. À la fin, je descendis pourtant par le sentier, lentement, sans me retourner, de peur d’être tenté de revenir, les jambes me flageolant sous moi comme sous un homme qui a bu. Hélas je n’avais pourtant bu que mes larmes toute la nuit. J’avais un brouillard sur les yeux ; je marchais comme à tâtons ; la terre me manquait sous moi on aurait dit que c’était nuit. Pourtant les dernières petites étoiles, qui se sauvent du jour dans le fond du ciel, comme les baigneuses s’enfoncent dans l’eau de peur d’être vues, s’enfonçaient derrière les sapins de la montagne ; et le soleil, qu’on ne voyait pas encore, nous voyait déjà pardessus le mont Blanc.


Et pourtant, voyez un peu ce que c’est que l’homme, monsieur ; tout en frisson et tout en eau que j’étais, je me mis à siffler, pour me faire cœur, un air de danse, comme pour me dire à moi-même : Tu es plus fort que ton chagrin, et tu te moques de tout. Si on m’avait rencontré, on aurait dit : Voilà un garçon qui est bien content et qui va à la noce. Mais le bon Dieu aurait bien vu autre chose, allez, s’il avait ouvert mon pauvre cœur.

XIII.

Mais un bruit que j’entendis à quelques pas de mon sentier sur les feuilles mortes ne tarda pas à me couper mon sifflet, monsieur. Voilà que, juste à l’endroit que vous avez traversé ce matin, où tous les sentiers de la montagne se réunissent comme des ruisseaux dans un lac pour sortir du domaine des Huttes et pour franchir le grand ravin qui les arrête, là où il y a un gros tronc de châtaignier pourri, couché d’une rive d’un ravin à l’autre, et qui sert de pont pour sortir de chez nous, je vis quelque chose qui s’élevait du pied d’un arbre et qui avait l’air de me barrer le pont. Tiens, que je me dis, en voilà un qui se lève matin pour mener ses chèvres à la rosée, ou bien c’est peut-être un mendiant qui aura trouvé toutes les portes des granges fermées et qui aura dormi sous les branches. Mais qu’est-ce que je devins, monsieur, quand, en approchant, je reconnus que ce n’était ni l’un ni l’autre, mais que c’était Denise, qui gardait déjà ses cabris avant que le jour fût assez fait pour que les petites bêtes pussent discerner seulement une ronce d’avec une vigne sauvage, ou un trèfle d’avec une ciguë. J’étais bien content de la voir encore une fois, toute dure de cœur que je la croyais pour moi. Eh bien, monsieur, vous en penserez ce que vous voudrez, mais j’aurais donné je ne sais quoi pour ne pas me trouver comme cela tout seul en face d’elle. Les jambes me tremblaient tellement, que je ne pouvais quasi plus ni avancer ni reculer. S’il y avait eu un autre chemin pour traverser le ravin à droite et à gauche, à coup sûr je me serais détourné pour ne pas toucher sa robe en passant, et pour ne pas entendre sa voix une fois de plus ; mais il n’y en avait pas. Il fallut me faire courage et marcher, comme si je n’avais rien entendu ou rien vu, vers l’entrée de la planche.

XIV.

Quand j’en fus tout près et que je levai mes yeux baissés sur le bout de mes souliers, je vis Denise qui s’était mise droit devant moi à l’entrée du pont de bois, et qui me barrait le passage avec son corps. Je m’arrêtai à six pas d’elle sans savoir ce que ça voulait dire ; car elle n’avait pas coutume de mener les bêtes si loin ni si matin. Mon cœur grondait en moi sous mes côtes, comme la source sous la pierre quand les neiges fondent.

Mais je n’eus pas plutôt levé les yeux en sentant son souffle contre moi et en voyant l’ombre de son corps jetée par le soleil sur mes pieds, que je changeai tout coup de sentiment et que ma colère s’adoucit en compassion.

XV.

De la veille au lendemain, vous ne l’auriez pas quasiment reconnue, tant cette nuit, qu’elle avait passée au froid de la montagne l’avait changée. Elle avait ses pieds tout mouillés et tout grelottants dans l’herbe, qui craquait sous la gelée blanche. Sa robe de laine noire était froissée et collée contre elle par la rosée. Ses cheveux étaient aplatis d’un côté de sa tête comme ceux de quelqu’un qui s’est couché la tête sur le bras, et de l’autre côté ils étaient échappés de sa coiffe de dentelle noire, et tout parsemés de feuilles mortes et de brins de mousse jaune, comme un agneau qui a traversé les ronces. Le tour de ses yeux était noir et bleu on aurait dit qu’elle avait reçu un coup de corne de ses cabris. Elle baissait ses paupières il pendait une goutte d’eau à chaque cil. Dieu ! que je me dis, est-ce là Denise ? Le cœur me fendit. J’essayai d’ouvrir les lèvres pour lui dire bonjour et adieu, au moins sans rancune ; mais je ne pus pas, la poitrine m’entre-sautait. Je restai sans pouvoir avancer ni reculer, et sans parole, comme un fantôme qui serait sorti du bois.

XVI.

Mais Denise fit un mouvement de ses deux bras vers son cou pour en détacher son collier de ruban de velours noir, qu’elle ne mettait que les dimanches ordinairement, et au bout duquel pendait sur sa gorge un petit crucifix de laiton doré, qu’elle avait eu de sa mère après sa mort. Elle prit le crucifix dans ses deux mains, et, le tendant vers moi sans lever encore la tête : « Puisque vous partez des Huttes, Claude, me dit-elle d’une voix qui tremblait sur ses lèvres pâles, faites-moi la complaisance d’emporter sur vous, pour l’amour de moi, ce petit cadeau que je vous fais, et de penser a moi quelquefois quand vous le retrouverez dans le fond de votre sac en faisant votre paquet pour aller et venir. Vous ne m’aimez pas comme les autres dans la maison. Il y a longtemps que je le sais, mais c’est égal, Claude, je ne vous en veux pas, allez, pour tout cela, et je voudrais vous porter bonheur tout de même avec ce que j’ai de plus précieux sur moi. J’ai bien encore quelques liards dans la bourse de cuir de mon père, avec sa tasse d’argent, pour goûter le vin dans les pressoirs. Tenez, dit-elle en faisant glisser la bourse de cuir de ses mains dans ma poche de veste avec le collier et le crucifix, je vous en prie bien, Claude, emportez aussi cela pour l’amour de Dieu ! »

XVII.

J’étais si bouleversé d’entendre qu’elle me disait vous pour la première fois de notre vie, et j’étais si surpris de voir qu’elle me montrait cette amitié au dernier moment, après qu’elle m’avait montré tant d’éloignement depuis plus de trois mois, que je ne savais pas ce que je faisais ni ce que je pensais, monsieur. Je mis ma main dans ma poche de veste pour refuser la bourse et pour tout lui rendre. Mes doigts rencontrèrent les siens. Ça me fit froid par tout le corps et chaud au visage, tellement que je n’y voyais plus, que je tremblais d’un frisson, et qu’en démêlant ses doigts des miens, en m’efforçant de retirer de ma poche de veste le cadeau qu’elle s’efforçait de me contraindre de garder, le crucifix, le collier et la bourse de cuir tombèrent sur l’herbe haute entre nous deux.

Par le même mouvement, sans réflexion, nous nous baissâmes tous les deux, l’un devant l’autre, à genoux, pour les chercher et les ramasser, et nos têtes se rencontrèrent sans se chercher. Une larme d’elle, chaude comme une goutte de pluie d’été, tomba sur le dos de ma main dans l’herbe. Je sentis bien que ce n’était pas de la rosée. Tiens, me dis-je en moi-même, tout bouleversé, est-ce qu’on pleure aussi tiède pour quelqu’un qu’on voit partir de la maison avec plaisir ? Ça me fit relever les yeux sur les siens en nous redressant. Justement elle tenait la bourse et le crucifix dans le bout de ses doigts pour me les tendre, et elle levait aussi ses yeux vers moi pour me prier de tout son cœur de les reprendre. Vous auriez dit deux larges fleurs bleues de pervenches de la fontaine, quand en enlevant sa cruche pleine elle laissait par hasard rouler de l’eau sur leurs feuilles. Elle me regardait avec tant d’humilité à travers cette pluie de ses yeux, il y avait tant de prière dans son regard levé en haut vers le ciel ou vers moi, que je me mis à pleurer aussi sans savoir de quoi, et que nous restâmes là un bon moment l’un devant l’autre, sanglotant comme des bêtes, les mains jointes autour de la bourse et du crucifix, sans plus parler que si nous avions été deux troncs d’arbre.

XVIII.

À la fin, je me fis courage et je lui dis, en n’osant plus lui dire toi comme autrefois, je lui dis : — Denise, vous ne me voulez donc pas de mal que vous me donnez tout ce qui est à vous et que vous pleurez parce que je vais faire mon tour de France ? — Oh ! bien sûr, me dit-elle vivement mais j’ai cru que c’était vous, Claude, qui m’en vouliez, parce que vous ne me parliez plus de bonne grâce comme avant, et que vous me trouviez de trop à la maison. Si je vous évitais, c’est que je pensais que ma présence vous faisait peine. — Et moi je m’en allais parce que je croyais que vous aviez une rancune contre moi mais je vois bien à présent que c’était une idée, puisque mon premier pas hors du pays vous a fait lever si matin et vous a tant mouillé les yeux ! N’en parlons plus, Denise, lui dis-je en lui rattachant le collier autour du cou de mes deux mains toutes tremblantes. Je vais remonter et rependre mon sac au clou de la cheminée. — Elle tressauta sur ses deux pieds joints en battant ses deux mains en l’air l’une contre l’autre, et en souriant des lèvres pendant qu’elle pleurait encore des yeux. Dieu que nous étions contents de nous être expliqués Nous nous mîmes à remonter vers la hutte en parlant de choses et d’autres. Ma mère, qui s’était bien doutée de tout, sortit de derrière le buisson où elle s’était cachée avec sa petite. — Ton tour de France est donc fini, Claude, me dit-elle, mon pauvre enfant ! Tant mieux, va ! qu’est-ce que tu irais chercher de mieux au bout de la France ? Puisque vous vous aimiez, ne valait-il pas autant le dire tout de suite ! On vous aurait fiancés avant les foins. À ces mots, Denise et moi nous devînmes tout rouges. Nous nous aimions donc ? que nous dîmes tout bas sans paroles sur nos visages étonnés. — Eh ! oui, mes enfants, dit notre mère, comme si elle avait entendu ce que nous n’avions pas dit, vous vous aimiez depuis que le pommier a eu ses fleurs. Je l’ai bien connu, moi, quand j’ai vu que vous vous écartiez l’un et l’autre, elle pour aller au bord du puits, toi pour aller le long des sauges, tout seuls comme deux jeunes bêtes qui s’égarent. Quand le cœur est léger, on ne le porte pas à deux mains comme ça. Je savais bien que vous finiriez par vous rencontrer une fois sans vous chercher, et que tous les sentiers mènent au grand chemin. Mais je ne voulais rien dire, de peur de faire tomber le fruit avant sa saison et de dire le mot avant le cœur. Maintenant il faut vous fiancer, et j’en suis bien contente, au contraire, car ça finira toutes les affaires avec les parents et tous les partages entre les trois huttes que les enfants du coquetier demandent. Les deux domaines ne feront plus qu’un, tout comme vous deux vous ne ferez qu’un ménage. N’est-ce pas, Claude ? N’est-ce pas, Denise ?

Nous ne dîmes rien et nous n’osâmes pas seulement lever les yeux pour nous regarder. Mais nous continuâmes à marcher l’un derrière l’autre vers la hutte. La mère avait dit trop vrai : nous nous aimions sans le savoir.


CHAPITRE VIII.



I.

Maintenant, ajouta ma mère, vous pouvez vous parler. Se parler, dans notre langage, ça veut dire se faire honnêtement la cour avant les fiançailles.

Je pendis mon sac au clou. Je repris mes outils et je dévalai tout joyeux la montagne pour faire ma journée à la carrière. Mais je gâtai bien des pierres ce jour-là. Le marteau allait comme chantait la tête. Je voyais le visage de Denise comme un arc-en-ciel dans la poussière que faisait voler mon ciseau. Je regardais toujours si le soleil ne se couchait pas, pour avoir le droit de quitter le travail et de remonter la revoir aux Huttes. Il me semblait que le bon Dieu l’avait cloué au milieu du ciel et qu’il ne redescendrait plus jamais du côté du château.

II.

Quand je revins à la hutte le soir, ma mère avait raconté à mon frère Gratien et à ma petite sœur Annette qu’elle voulait nous fiancer dans cinq semaines, Denise et moi, pour que nous réunissions les deux moitiés du champ des genêts, de l’enclos des pierres, et les gros châtaigniers dont la moitié des fruits appartenait au coquetier et l’autre à nous, selon que la branche pendait du côté de sa steppe ou de la nôtre ; ce qui occasionnait des paroles entre les deux branches de la famille. « Et puis, mon pauvre enfant, avait ajouté la mère, c’est aussi pour toi, vois-tu, que je désire ces fiançailles ; car une fois Denise mariée à la maison, elle ne risquera plus d’être demandée, comme elle l’a été déjà, par des garçons d’en bas, et de quitter les Huttes. Moi une fois morte et Denise absente pour toujours, que deviendrais-tu ! Qui est-ce qui te tiendrait la main dans les sentiers ? » Cette nouvelle avait bien réjoui mon frère et ma petite sœur. Mon frère disait : « Quel bonheur que Denise ne quitte plus la maison Je suis donc sûr d’avoir mon soleil toujours dans ses yeux. » Nous parlâmes des fiançailles joyeusement tout le soir, en mangeant la soupe. Tout était contentement dans les Huttes. Denise avait le cœur à tout ; elle allait, elle venait, elle n’avait jamais été si attentive pour couper le pain de mon pauvre frère et pour amuser Annette. Elle appelait ses poules dans la cour et ses pigeons sur le toit avec une voix que je ne lui avais jamais entendue. Il fut dit qu’on nous fiancerait le lendemain de la Pentecôte. Ma mère descendit à la vallée pour inviter les parents, parler au notaire et avertir le sonneur de carillonner ce matin-là.

III.

Depuis ce moment, nous commençâmes à nous parler, comme on dit, Denise et moi. C’est-à-dire, monsieur, que lorsqu’elle trayait ses bêtes, j’allais avec elle à l’étable et je tenais la chèvre par les cornes pendant que Denise était à genoux sur les feuilles sèches de la litière et qu’elle levait vers moi le visage en souriant pour badiner ; que je portais sa botte de foin ou de genêts sur mon épaule, quand elle revenait le soir ou à midi du champ ou de la friche, pendant qu’elle avait les bras pendants et qu’elle s’amusait à manger des prunelles de buisson oubliées par les oiseaux l’hiver, ou à cueillir des bouillons-blancs et des coquelicots.

Les jours de dimanche et de fête, elle mettait plus souvent sa robe galonnée et ses souliers, et nous descendions rien que nous deux jusqu’à la boutique près de l’église, où nous achetions tantôt une assiette, tantôt un fer à repasser, tantôt un couteau, tantôt un cent d’épingles, tantôt une aune de dentelles noires pour le temps où nous serions mariés. En route, nous nous amusions à qui courrait le plus vite sur les pentes d’herbe glissante de la montagne, à qui sauterait le mieux les saignées que l’on fait pour abreuver les prés, à qui découvrirait le premier le caillou le plus reluisant sous l’eau courante, la plus fine fleur sous la mousse, le plus joli nid sous les buissons. Quelquefois nous nous tenions les deux mains par le bout des doigts et nous marchions sans nous rien dire, comme deux enfants qui reviennent de l’école. Voilà ce qu’on appelle se parler, comme je vous ai dit, chez nous.

IV.

Le plus souvent, nous nous asseyions, à l’écart des autres, sur les roches où la mousse chaude jaunissait au soleil, là, au bord du ravin profond dont nous écoutions l’eau chanter au fond sur les pierres, hélas ! comme elle chante encore à présent, monsieur. Ça nous faisait rêver, disait Denise à ma mère. Le soleil au milieu du ciel là-haut, la nuit sombre là-bas, au fond, sous nos pieds, dans le ravin ; le bord de l’abîme sur lequel penchaient ces branches d’arbre qui semblaient vouloir regarder dedans, comme si leurs feuilles avaient eu des yeux ; les merles qui partaient des nids avec un bruit qui fait peur aux filles ; les pinsons qui ramageaient sur le cerisier, ou les alouettes dans le bleu de l’air ; les lézards qui nous regardaient sur les rochers ; le bruit de nos souffles qui se répandait tout doucement quand les oiseaux restaient silencieux, et qui nous faisait entendre que nous étions deux, voilà, monsieur, la plupart du temps, comment nous passions les heures, ah ! les belles heures d’été pendant les semaines où nous devions nous parler. Et puis nous revenions, quand les ombres s’allongeaient, d’un pas quasi aussi lent que ces ombres sur le penchant de la montagne. Nous n’avions pas marché, monsieur, nous nous étions reposés tout un soir, et pourtant il semblait que nous ne pouvions pas nous lever de ces roches, et nous traînions à terre des pieds aussi lents et aussi fatigués que si nous avions labouré ou sarclé tout le jour au soleil.

V.

Il faut tout dire : je n’étais pas le même ouvrier qu’avant dans mes chantiers, ni elle la même ouvrière à la maison. Je descendais tard, je remontais tôt, je travaillais sans cœur au métier. Je m’ennuyais maintenant d’être seul, moi qui avais tant aimé autrefois de ne voir autour de moi se remuer que mon ombre. Denise, de son côté, n’était plus tout à fait la même aux champs, à l’étable, autour du foyer. Elle se peignait bien plus longtemps à sa fenêtre, devant le miroir que je lui avais acheté. Elle se lavait bien plus souvent les pieds, les mains, le visage, dans le bassin de la fontaine, quand la poussière du foin ou de l’orge battue dans la grange l’avait tant soit peu poudroyée. Ses chemises de gros chanvre étaient bien mieux plissées sur le devant de sa taille depuis que je lui avais donné son fer à repasser. Quelquefois même elle se laissait complaisamment mettre des fleurs blanches de ronces dans ses cheveux. Oh ! si tu pouvais la voir comme elle est belle avec sa fleur de buisson disait Annette au pauvre aveugle ; et elle lui racontait la beauté de sa cousine, et comment les fleurs de ronces luisaient comme une étoile sur les cheveux de Denise, et comment les feuilles en retombant jetaient de petites ombres sur ses joues.

VI.

Il paraît que Denise trouvait aussi les jours longs à la maison comme je les trouvais longs à la carrière. Car maintenant, avant qu’on entendît sonner midi au clocher de Saint-Point, elle prenait son panier de lattes de hêtre entrelacées, au fond duquel elle mettait une nappe de chanvre, et elle m’apportait elle-même toute seule mon pain, mon lait, mon beurre et mon sel à la carrière. Elle n’avait plus peur de se rencontrer ni même de rester en tête-à-tête avec moi maintenant dans le fond de la carrière ou dans le souterrain. Mais je ne voulais pas qu’elle y descendît, de peur qu’elle ne coupât ses beaux pieds nus sur les débris coupants de mes tailles. Dès que je l’entendais venir, je remontais au bord, je prenais le panier, et j’allais m’asseoir, pour manger ma provende, tout en haut de la carrière, sous le grand sapin dont les racines découvertes pendaient, le long du précipice, comme des serpents accrochés par leurs têtes aux branches et qui laissent ondoyer leurs queues. Alors elle tirait du panier ce qu’elle y avait mis ; elle étendait la nappe de grosse toile sur l’herbe, et elle restait là debout, adossée contre l’arbre à me regarder boire et manger. J’avais beau lui dire : — Asseyez-vous donc, Denise, et mangez un morceau avec moi. — Elle riait et elle disait : — Non. C’était bon quand nous ne nous parlions pas encore et que je n’étais que votre cousine ; mais, à présent que je suis votre promise et que vous serez bientôt mon maître, je dois vous servir et non pas m’asseoir et manger devant vous. C’est la coutume du pays, monsieur ; je n’avais rien à dire mais je me vengeais en faisant semblant de laisser tomber un morceau de mon pain à terre, pour toucher des lèvres, comme par hasard, le bout de ses pieds. Elle les retirait en rougissant. Voila comment nous passions le temps, monsieur.

VII.

Hélas ! monsieur, nous étions si heureux que nous ne pensions qu’à nous. C’est l’habitude. Denise ne s’apercevait pas que, pendant ces absences de la maison et pendant nos longues promenades dans les roches ou pendant nos songeries au bord du ravin, le pauvre Gratien, qui jusque-là ne l’avait pas plus quittée que le galon de son tablier, demeurait souvent tout seul avec Annette ou avec le petit chien. Il restait où on l’avait mis, tantôt sur une pierre au soleil dans la cour, tantôt sur l’herbe sous le sorbier, n’osant plus venir de lui-même où il nous savait, parce qu’il voyait bien, sans que nous le lui disions, que nous aimions mieux être deux que trois, et aussi parce que nous parlions plus bas quand il était à côté de nous. Nous lui disions bien toujours quelques bonnes paroles en allant et en revenant, et il nous répondait bien avec amitié et avec douceur ; mais c’est égal, il voyait confusément, pour la première fois, qu’il était de trop pour Denise.

VIII.

Il parlait tant qu’il pouvait à Annette, qu’il essayait du moins de retenir ainsi autour de lui.

Et c’est par elle que nous avons su ce qu’il disait : — « Reste avec moi, lui disait-il, ma petite Annette ; tu vois bien que Denise n’a pas besoin maintenant ni de toi ni de moi. Elle n’est plus comme autrefois ; nous ne sommes plus, ni toi ni moi, assez bons pour elle. Il faut qu’elle soit toujours à la carrière, toujours aux noisetiers, toujours au ruisseau avec Claude. C’est bien juste, vois-tu. Ils s’aiment, ils sont fiancés, ils vont se marier, ils ont bien d’autres soucis à présent que de penser à nous autres. »


Et Gratien détournait son visage de la petite pour qu’elle ne vît pas de grosses larmes qui roulaient de ses yeux sans lumière sur ses joues. La petite elle-même devenait toute triste de la tristesse de son ami Gratien mais elle était obligée de le quitter aussi pour aller mener les chèvres aux bruyères, parce que Denise n’avait plus ni le temps ni le goût d’y aller comme autrefois. Qu’est-ce que dirait le monde, si on voyait une grande belle fille comme elle, prête à se fiancer, garder les cabris toute la journée, assise sur une roche en filant sa quenouille ? C’était bon quand elle était enfant et quand elle serait vieille. Le monde, pour elle, c’était moi. Elle aurait été humiliée a mes yeux. Elle ne faisait plus que des ouvrages de ferme, depuis qu’elle se croyait déjà la femme de son cousin. Elle était si pleine de son attachement pour eux, qu’involontairement elle oubliait un peu l’œuvre. Mais aussi, monsieur, il faut bien m’en confesser, je ne voyais plus que Denise dans mes yeux, dans mon cœur, dans mes rêves la nuit, dans mon travail le jour, dans moi et hors de moi. Il me semblait que le monde tout entier, ciel et terre, était en moi avec elle, et que hors d’elle et de moi il n’y avait plus rien de vivant. Ah ! que c’était mal, monsieur, de tout rapporter ainsi rien qu’à nous deux, et de sentir tellement notre bien que nous ne sentions quasi plus le mal d’autrui, et que le bon Dieu m’en a bien puni !

Plus le jour de nos fiançailles approchait, moins nous nous quittions l’un l’autre.

IX.

Quelquefois nous restions longtemps, après la nuit tombée, à parler tout doucement ensemble sous le sorbier, près de la maison, ou sur la margelle de la fontaine, après que je lui avais tiré son seau d’eau du puits. Le feu du foyer allumé par ma mère flambait déjà depuis longtemps à travers les vitres ou les fentes de la porte, que nous ne pouvions pas encore nous décider à rentrer. Il fallait que la petite vînt nous appeler deux et trois fois pour revenir souper. Je vous laisse à penser comme Gratien était une âme en peine, les pieds sur les chenets, le visage dans ses mains, n’entendant rien que le pétillement des genêts dans l’âtre et le piétinement des sabots de la mère à travers la maison. Où était la voix douce et le rire amical de sa chère Denise ? Tout était nuit pour lui depuis son malheur, monsieur ; mais, depuis mon bonheur, tout devenait aussi silence autour du pauvre garçon. Son âme se brisait et nous ne nous en doutions pas. Puisque nous étions si contents, tout le monde ne devait-il pas l’être ? Quel raisonnement n’est-ce pas ? C’est pourtant celui des cœurs heureux.

X.

Un dimanche soir nous nous étions attardés plus que les autres jours car c’était justement le dernier dimanche avant celui où nous devions être fiancés, et nous nous disions : « Encore huit jours, Denise ! Encore une semaine, Claude ! » Nous nous sentions si heureux de ce bonheur vu de si près et qui s’approchait toujours sans que rien pût l’arrêter maintenant, que nous ne pouvions quasiment plus marcher pour revenir à la hutte. Il faisait chaud comme si le vent était sorti de la bouche du four, quand il a été échauffé le matin avec des fagots de bonne odeur. Il y avait sur les étoiles de petits nuages pareils à des troupes d’agneaux. Nous les regardions sans nous parler. Nous étions allés, sans nous en apercevoir, bien haut, bien haut, par-dessus ce rocher, jusqu’à l’endroit où la ravine à pic se creuse comme un puits entre les bords à pic de sable rouge, et où nous avions mis une haie d’épines sèches entre les troncs d’arbres pour empêcher les bêtes de tomber dedans. Denise était debout, adossée à un tronc blanc de foyard, et moi j’étais à six pas d’elle, debout aussi, enroulant des bras le tronc d’un jeune châtaignier et m’appuyant la tête contre l’écorce. Ce que nous pensions ainsi en repos devant notre terre et contre nos arbres, en face des étoiles et pouvant entendre nos cœurs pleins battre contre le bois, le vent le sait. De quoi nous parlions, un mot par quart d’heure, les feuilles seules le peuvent dire ; mais je sais bien que nous ne pensions pas à rentrer. Est-ce qu’on sent le temps, monsieur, quand le cœur s’est arrêté et qu’il ne dit plus l’heure par aucune peine ou par aucun désir ?

XI.

Donc, nous ne savions plus du tout l’heure qu’il était. Mais il paraît qu’il était près de minuit et que, ne nous voyant pas revenir, quoique si tard, à la maison, ma mère et Gratien s’étaient mis l’âme en trouble de nous. Pour nous, nous étions si en paix, que nous entendions jusqu’au bruit des feuilles. Mais voilà que tout à coup, du côté opposé à celui où nous étions, nous entendons un petit bruit de bâton qui battait les feuilles comme pour faire envoler les oiseaux des nids, puis un bruit de pas dans l’herbe, puis un grand cri, puis une chute de quelque chose ou de quelqu’un qui tombe comme une grosse pierre au fond de l’eau, à soixante pieds sous les arbres ! Puis, rien !… monsieur !

XII.

Denise se jeta vers moi en poussant aussi un petit cri de peur, et moi vers elle. Une pensée lui vint à l’instant : Si c’était l’aveugle ? Je courus devant elle chercher, à six pas de là, l’entrée du sentier en corniche que mon père avait fait dans le temps à ma mère pour descendre sans danger à l’abîme afin d’y laver les agneaux. Denise me suivait en me tenant la veste d’une main et en se retenant de l’autre aux mousses et aux lierres de la pente. Nous entendions en approchant un bruit de bras qui s’agitaient convulsivement dans l’eau peu profonde, et un gémissement étouffé comme de quelqu’un qui ne peut pas avoir son souffle.

— Gratien, mon Gratien, est-ce toi ? lui cria Denise.

Je le tenais déjà dans mes bras, moi, monsieur, mon pauvre frère à demi mort : c’était lui !…

Nous le déposâmes sur le bord. Il reprit la connaissance et la parole. Mais croiriez-vous qu’au lieu de remercier Dieu et nous, monsieur, il dit à demi-voix, ne croyant pas être entendu : « Quel malheur ! » On ne savait pas bien s’il parlait du malheur d’être tombé ou du malheur d’être relevé de la chute. Ça me donna un soupçon plus tard qu’il avait voulu se détruire, ne pouvant plus supporter son isolement, mais peut-être aussi qu’il était tombé de lui même en nous cherchant et en prenant un arbre pour un autre. Quand j’en parlai le surlendemain à ma mère, elle me mit le doigt sur les lèvres et elle me dit : — « Ne le crois jamais, Claude ! On offenserait le bon Dieu rien que d’y songer. »

XIII.

Il n’était pas brisé de ses membres, monsieur, le pauvre Gratien ; mais il était tellement étourdi et meurtri de tout son corps par sa chute au fond de l’abîme, qu’il ne pouvait faire aucun mouvement pour s’aider un peu à sortir de l’eau et à remonter les degrés sur les bords escarpés. Je le pris sur mon épaule comme une pierre dans la carrière ; Denise lui soutenait la tête par derrière moi. Nous remontâmes ainsi jusqu’aux arbres du bord ; nous le rapportâmes évanoui et grelottant à la maison, et nous le couchâmes dans l’écurie, entre les moutons, qui le réchauffèrent de leur corps et de leur souffle. Ma mère, Annette et Denise poussaient des cris comme si le loup avait emporté les agneaux. Tout était désolation et confusion dans la hutte. À la fin, la chaleur de l’étable et les embrassements des femmes rappelèrent entièrement Gratien à la vie. Il dit que, voyant sa mère inquiète de notre absence prolongée, il était allé le long du ravin pour nous chercher, et qu’en nous cherchant il s’était trompé de sentier ; le bord lui avait manqué, il avait roulé jusqu’au fond du précipice.

Cependant, s’il nous eût effectivement cherchés, il aurait sans doute huché ou crié pour être entendu au loin, dans la nuit, de Denise et de moi. Mais nous n’avions entendu aucun cri avant le bruit de sa chute ; il n’avait donc pas crié. Ça m’augmentait toujours le soupçon que le malheureux s’était jeté exprès dans le précipice, faute de pouvoir supporter l’isolement auquel mon mariage avec Denise allait le condamner.

XIV.

Denise semblait tellement, de son côté, avoir le même soupçon, que le lendemain, quand vint le jour et que nous revînmes devant l’aveugle encore couché avec la fièvre dans l’étable, elle devint de feu, puis pâle comme une morte au son de ma voix. Elle ne leva pas les yeux sur moi, et ma présence parut lui donner comme un coup mortel dans la poitrine. Quand je voulus m’approcher d’elle en traversant la cour : — Ah ! Claude, me dit-elle tout bas, quel malheur ! Et dire que c’est moi qui en suis cause pour avoir eu trop de complaisance à me rencontrer toujours avec vous, et pour avoir trop abandonné votre frère à son malheur et à son chagrin ! Votre mère me l’a reproché toute la nuit, pendant que Gratien, brûlant de fièvre, rêvait tout haut dans l’étable et que nous lui donnions à boire. — Denise ! criait-il, Denise ! c’est elle qui me tue Pourquoi m’a-t-elle éclairé mon chemin avec sa main toute ma vie, puisqu’elle devait m’abandonner ensuite à ma nuit sur la montagne ? Que deviendrai-je quand ma mère sera morte, et que Denise sera occupée tout le jour à son ménage, à son mari, à ses enfants ?… Oh ! pourquoi m’ont-ils rapporté de l’abîme ? Qu’on m’y rejette ! qu’on m’y rejette, ma mère ! À quoi bon me rapporter au soleil, puisque je ne dois plus jamais revoir le jour, ni par le soleil ni par ses yeux !

Et votre mère, entendant cela, me disait : Malheureuse ! c’est toi qui as tout fait ! Qu’avais-tu besoin d’être tout le jour pendue à la veste ou à l’ombre de ton fiancé, sans plus penser à l’aveugle que s’il n’existait pas ? Est-ce pour cela que Dieu et moi nous te l’avons fié ?

Elle a raison, Claude, nous sommes bien coupables d’avoir tant pensé, vous à moi, moi à vous, que nous ne pensions plus à personne autre ! Il faut nous punir, ou le bon Dieu nous punira !…

XV.

À ces mots, un frisson de terreur me courut sur le cœur, et je fis signe à Denise de s’arrêter, comme si la peur me faisait deviner ce qu’elle voulait me dire. J’entrevis soudain mon malheur, mais je n’osai me l’avouer, tremblant d’y regarder, et fermant mes yeux et mon cœur comme lorsque je venais au bord de l’abîme, et que, me penchant pour voir le fond, je reculais effrayé.

Nous nous regardâmes, Denise et moi, en nous serrant les mains et en pleurant puis nous rentrâmes à l’étable.

Gratien était toujours faible et pris par la fièvre ; mais le jour et le bon air du matin l’avaient un peu soulagé. Il ne criait plus, et il semblait chercher à nous fixer avec ses yeux d’aveugle, si aimants et si pleins de larmes, qu’ils faisaient pitié. Denise s’approcha de lui, lui prit la main, et lui causa avec des paroles si douces que le pauvre Gratien se mit à sourire et sembla se tranquilliser. Et moi alors, un peu apaisé par le mieux qu’il sentait, je le quittai pour aller à mon ouvrage.

Je descendis à la carrière avec un peu de soulagement, et je me mis à travailler à force pour tromper mon chagrin mais je m’arrêtais souvent au milieu de mon travail, agité par les pensées tristes que je roulais en moi. Renoncer à Denise, cela me désespérait. Je me disais : Ça n’est pas possible Gratien ira mieux c’est la fièvre qui l’a fait parler ; ça passera avec la maladie ; puis, quand il sera guéri, nous ne l’abandonnerons plus, Denise et moi ; elle sera près de lui quand je serai au travail, et le dimanche nous lui tiendrons bien compagnie. Enfin, je tâchais, monsieur, de faire entrer un peu de consolation dans mon esprit. Il faisait tour à tour jour et nuit dans mes réflexions ; des fois le découragement était le plus fort, des fois l’espérance l’emportait, et, malgré tout, je remontais le soir aux Huttes un peu réconforté.

Mais l’état de Gratien chassait mon espoir. Il maigrissait à vue d’œil, et tout son pauvre corps dépérissait ; les soins de Denise n’y pouvaient rien. Je vis bien alors, malgré mon envie, que ce n’était pas le corps seul qui était malade, mais que le mal était surtout au cœur.

La fièvre empirait toujours ; elle revenait le reprendre toutes les nuits avec plus de force et le rejeter dans le délire. Gratien se remettait alors à appeler Denise, toujours Denise. Et moi, je pleurais auprès de notre pauvre aveugle comme toute la maison, et je me disais tout bas bien tristement : Il faudra donc lui faire le sacrifice.

Je restai deux mois ainsi combattu par mon chagrin et par mon devoir, résigné un jour, découragé le lendemain, et ne pouvant prendre sur moi de renoncer à Denise. Ma mère avait beau me supplier chaque jour, je cédais un moment, attendri par ses larmes et le mal de Gratien, puis je résistais. J’avais beau prier le bon Dieu, rien n’y faisait. Je ne travaillais plus, et je demeurais dans la carrière les bras pendants et les yeux tristement fixés sur les Huttes.

J’avais passé ainsi bien des journées, lorsqu’un soir, en remontant, j’entendis sonner la cloche de Saint-Point, qui met si bien dans le cœur la pensée du bon Dieu. J’étais si attendri par mes pensées du jour, que je fus saisi de piété en l’entendant. Je priai à chaudes larmes en songeant à Gratien, à mon frère malade, en pensant que ma résistance faisait durer sa maladie et sa peine, et mettait le chagrin à la maison. Je me dis que c’était mal de retarder ainsi sa guérison, qu’il fallait bien renoncer à Denise, et que Dieu le voulait.

J’arrivai aux Huttes ainsi préparé à mon devoir, lorsque je rencontrai dans la cour Denise qui semblait m’attendre. « Eh bien ! Claude, me dit-elle, Gratien souffre toujours ; j’ai peur que Dieu nous maudisse, si nous le laissons ainsi dépérir. Il faut sauver notre frère aveugle. Vous êtes clairvoyant, vous ; vous êtes capable de gagner votre vie avec vos deux bras ; les filles ne vous manqueront pas pour fiancée dans le pays ; tout le monde vous estime comme un premier ouvrier et comme un brave garçon ! Allons tâchez de ne plus penser à moi ; mais il faut que je reste ici pour faire mon devoir, pour servir de servante à votre mère et de sœur ou de… à Gratien ! » Elle ne put jamais dire le mot de femme !

Elle fondit en larmes à ces mots et se sauva dans le grenier à foin pour pleurer tout le jour. On l’entendait sangloter de la maison à travers les claies du plancher.

Alors ma mère vint à son tour et me dit : — Claude, je t’avais dit qu’il fallait vous fiancer, Denise et toi. Je croyais que c’était la volonté de Dieu et le bien de la maison ; mais je vois bien que ce serait une faute que le bon Dieu punit, et que ça ferait le malheur de celui qui est déjà le plus malheureux de tous, de mon pauvre Gratien ! Il aime Denise autant que toi, vois-tu peut-être encore davantage, parce qu’elle n’est que ton plaisir, et qu’elle est sa lumière, à lui ! Que veux-tu faire ? Veux-tu que ton frère n’ait plus de bâton vivant toute sa vie pour conduire ses pas, et qu’il tombe à chaque pas dans le creux des chemins ou dans le creux de son cœur ? Ou bien veux-tu sentir toujours là, tout seul, au coin du foyer de la maison, un malheureux dont chaque respiration sera un reproche et une condamnation de ta dureté pour lui ? Encore une fois, que veux-tu faire ?

— Je veux faire ce que vous commandez, ma mère, coûte que coûte. J’aime mieux Denise que la clarté du ciel dans mes yeux, c’est vrai ! mais j’aime mieux la paix dans la maison, l’obéissance à votre volonté et la grâce de Dieu que mon bonheur même. Ainsi, commandez, ma mère, et je ferai sans murmure ce que vous aurez dit.

— Eh bien ! va-t’en, dit-elle en me passant les deux bras autour du cou en sanglotant sur ma tête ! va-t’en, mon pauvre Claude ! Et elle me retenait pourtant tout en me serrant sur sa poitrine. En levant les yeux vers la fenêtre du fenil, je vis Denise qui avait tout vu, tout entendu, qui s’essuyait les yeux avec le bord de son tablier. J’entendis le mot : « Adieu, Claude ! » à travers la toile et à travers son sanglot. Ça fut dit, monsieur ; je pris mon cœur à deux mains, je pris mon sac au clou, et je descendis la montagne sans me retourner, de peur de ne pas pouvoir en arracher mes pieds, ou de revoir la fumée des Huttes. Voilà, monsieur. Trois mois après, Denise fut mariée, par obéissance, avec l’aveugle. Elle ne pensa plus à moi, et elle fut une bonne femme de Gratien.


CHAPITRE IX.



I.

Moi. — Et vous, Claude, que devîntes-vous après ce déchirement de vos deux cœurs ?

Lui. — Moi, monsieur, je commençai ce jour-là mon tour de France.

Moi. — Racontez-le-moi, si cela ne vous fait pas de peine, et si le soleil qui baisse nous en laisse le temps.

Lui. — Oh ! ça sera bientôt dit. Je n’étais plus avec moi-même, je n’étais plus là où j’étais ; j’étais tout entier où je n’étais plus. Mon corps allait et venait dans ces pays, mais mon cœur et mon esprit étaient restés sur la montagne. Denise, ma mère, Gratien et Annette y étaient. Le reste du monde m’était tout un. Mais, par exemple, c’est alors que je commençai à penser davantage et quasi toujours au bon Dieu. Ce sacrifice que j’avais été contraint de faire de tout mon bonheur en ce bas monde m’avait attendri l’âme et comme retourné le cœur en haut. Le Seigneur me récompensait en me faisant comprendre à moi, ignorant, que son amour pouvait encore remplir un cœur vide. Et puis je me dis : Puisque ta mère t’a commandé de faire le plus grand des sacrifices à ton frère l’aveugle, tous les autres sacrifices que tu pourras faire aux autres seront bien faciles et bien légers. Eh bien, fais-les tous autant que tu en trouveras à faire sur ta route. Dieu te récompensera aussi, pas dans ce monde, parce qu’il n’a plus rien à t’y donner à présent qu’il t’a repris Denise, mais dans l’autre vie.

II.

Et ça dit, monsieur, je m’en allai pendant sept ans de ville en ville, de chantier en chantier, avec ma boucharde et ma têtue, demandant de l’ouvrage là où il y en avait, et me perfectionnant dans mon état autant que ça se peut à un pauvre garçon trop âgé déjà pour apprendre à lire, à écrire et à tracer des profils au crayon sur le papier. Mais la pierre, par exemple, je la pliais et la dépliais ainsi qu’un papier. Les maîtres m’aimaient et les camarades aussi, parce que j’étais fidèle avec les uns, et, tant que je pouvais, serviable avec les autres.

III.

Ce fut de ce moment, monsieur, que je pris la résolution de ne gagner que juste ce qui m’était nécessaire pour mon pain, pour mes habits, pour l’usure de mes outils et pour ma place sous une tuile dans les villages, dans les chantiers ou dans les maisons pour lesquels je travaillais. Seulement, je ne le disais pas, de peur qu’on me prît pour un homme qui voulait se rendre singulier. Je prenais des maîtres le prix de ma journée comme un autre. Mais ensuite, quand je voyais un camarade vieilli, cassé, chargé de famille ou bien quand un des jeunes ouvriers avait père, mère et sœurs à nourrir de son marteau ou bien, enfin, quand un d’entre eux avait un accident, une maladie, une absence forcée, alors je travaillais pour eux au chantier, je faisais leur ouvrage, et ils touchaient leur solde comme à l’ordinaire. On m’avait donné le sobriquet du remplaçant dans tous les chantiers, et, si quelqu’un avait un jour à se reposer, il venait naturellement à moi et il me disait : Allons, Claude, il faut un bon garçon à ma place. Et j’y allais, monsieur.

IV.

Vous me direz Pourquoi aviez-vous ainsi renoncé à vous-même, et usiez-vous vos outils, votre temps et votre jeunesse sans songer un peu à l’avenir ? Voici, monsieur : c’est que, perdant l’espérance d’épouser Denise, je m’étais bien résolu de ne jamais me marier, parce qu’une autre comme Denise pour moi, j’aurais bien fait dix fois le tour de France et de plus loin encore, sans jamais la rencontrer. Que voulez-vous ? quand même il y en aurait d’aussi avenante et de plus belle, ça n’était toujours pas elle. Nous étions deux grains de la même paille. Tous les autres grains de la gerbe peuvent bien être aussi bons ; mais il n’y a que ceux-là pourtant qui se rencontrent, qui s’ajustent et qui se connaissent sur l’épi. Denise de moins pour moi dans le monde, il n’y avait plus de femme. Toutes celles que je voyais passer les dimanches, allant aux danses ou aux églises, je disais : Ce n’est pas là Denise. Elle m’était restée dans les yeux comme un grain qui vous fait voir mille étoiles, mais qui aussi vous fait pleurer. Puisque tu as fait ce sacrifice au pauvre aveugle et à la paix de la maison, que je me disais, tu peux bien en faire d’autres toute ta vie ! Et en vérité, ce peu que je faisais maintenant pour le pauvre monde ne me coûtait rien. Quand on a donné le cœur qu’on a sous les côtes, qu’est-ce que c’est donc que de donner son bras ou sa main ?

Et encore que j’avais l’amitié de tout le monde, dans les chantiers, pour ma récompense. C’est comme cela que j’ai mis sept ans à faire mon tour de France, prenant toujours un chemin qui me menait plus loin toutes les fois que j’étais tenté, par le mal du pays, de revoir la montagne et la vallée de Saint-Point.

V.

— Mais qu’est-ce qui vous consolait dans votre éloignement, dans votre isolement et dans vos peines ? dis-je à Claude. Vous aviez donc des nouvelles de votre mère et de Denise ? Vous leur écriviez donc ? Vous aviez donc un ami avec qui vous parliez des Huttes, de votre enfance, de votre amour, de votre malheur ?

— Non, monsieur ; personne ne m’écrivait et je n’écrivais à personne, parce que nous ne savions ni lire ni écrire dans la famille. Je ne parlais jamais ni d’elle ni de moi ; on ne savait seulement pas de quelle montagne je venais. J’étais de bonne grâce avec tous les camarades, sans avoir d’attachement particulier avec aucun, excepté qu’il ne fût tombé de l’échelle ou qu’il ne se fût cassé un membre dans le chantier. Et pourtant j’avais un ami qui me consolait et qui me soutenait contre tout ! dit-il en levant imperceptiblement pour tout autre que pour moi ses yeux vers le soleil qui baissait.

— Vous me raconterez cela dimanche, lui dis-je en me levant pour redescendre, n’est-ce pas, Claude ? Vous m’en avez déjà assez dit pour m’attrister toute la semaine.

— Oh ! monsieur, il ne faut jamais être triste, reprit-il avec un sourire de contentement qui contrastait avec son récit, avec sa solitude et avec les tombes vertes éparses sous nos pas autour de lui. Il ne faut jamais être triste, car la tristesse enlève la force des bras ; et puis la vie est si peu de chose, que ça ne mérite pas seulement qu’on s’arrête pour pleurer dessus. Tout finit bien, allez, monsieur, soyez en sûr. Il ne s’agit que d’attendre son heure, ici-bas ou dans l’autre temps.

— Qu’appelez-vous l’autre temps ? lui dis-je.

— Celui qui ne finit pas, répondit-il.

Nous nous séparâmes comme deux amis qui se sont donné rendez-vous de l’œil en se disant adieu.


CHAPITRE X.



I.

J’aimais ce pauvre homme, et ce pauvre homme m’aimait, bien que si inférieur à lui en philosophie, en sentiment des choses surnaturelles, en détachement, en résignation, et bien que plongé dans ce courant des pensées humaines au-dessus desquelles il rayonnait, sans s’en douter, comme une âme au-dessus du brouillard. Il y avait cependant quelque chose de commun entre nous deux : la sensation de la divinité dans la nature. C’était là l’aimant qui m’attirait vers les Huttes et qui faisait supporter mes longues visites à Claude. Je remontai vers sa retraite huit jours après.

Je le trouvai occupé à rappeler un essaim de ses ruches. L’essaim s’en allait en tourbillonnant dans l’air limpide au dessus de sa tête, cherchant à la fois à fuir et à rester dans l’enclos. Il semblait combattre entre deux instincts contraires l’un de liberté, l’autre de regret. Claude prit l’essaim à deux mains quand il fut posé sur un prunier, et il le logea sans être piqué dans le tronc creusé d’un sapin qu’il avait préparé à ses mouches.

— Voilà une nouvelle famille qui m’est venue cette semaine, monsieur, me dit-il. Elle n’est pas venue sans que quelqu’un l’ait appelée et lui ait dit l’heure. Voyez, ajoutât-il en me montrant une vingtaine de plantes de sainfoin en fleur ; la table était mise pour tous ces invités à la noce du bon Dieu, n’est-ce pas ? ajouta-t-il.

— Et la maison aussi, lui dis-je en lui montrant le tronc d’arbre creusé et dressé par lui sur deux pierres. Mais comment, Claude, retirez-vous votre visage intact et vos mains sauves de cette nuée d’aiguillons volants qui me perceraient, moi, de mille et mille dards ?

— Eh c’est qu’elles me connaissent de mère en filles, de ruches en essaims, et même avant que de sortir au soleil pour la première fois. Il paraît que leur mère ou bien Dieu leur dit d’avance : — Ne faites pas de mal à celui qui vous veut du bien. — On croit que ça n’a pas d’éducation, les bêtes ; on se trompe, allez. Pourquoi donc est-ce que les volées de corneilles se laissent approcher par celui qui porte un soc de charrue luisant sur l’épaule, et se sauvent de celui qui porte un fusil sous le bras ? Est-ce que vous croyez que leurs père et mère ne leur ont pas appris ce que c’était que la poudre ? Et les petits poissons, monsieur, je me suis bien souvent amusé les dimanches, quand j’étais petit, à en prendre, au bord du ruisseau, avec la main, à les mettre dans mon chapeau et à les verser bien loin, bien loin sur l’herbe. Eh bien, quoique si loin du lit du ruisseau, et quoique la hauteur de l’herbe leur cachât la vue de l’eau, ils y retournaient tous d’eux-mêmes sans se tromper de route, monsieur. Comment l’auraient-ils fait si on ne le leur avait pas appris en sortant des œufs ?

Nous causâmes longtemps ainsi de ces phénomènes de l’intelligence des animaux, puis je donnai un tour insensiblement plus sérieux à la conversation. Il s’y prêtait, car il sentait bien que ce n’était pas tant la curiosité humaine qui m’amenait près de lui que la curiosité divine, c’est-à-dire le bonheur de parler de Dieu.

II.

Tel était l’aimant entre cet homme et moi. Je n’en détachais pas aisément ma pensée. Quand, du fond de mon jardin ou des hauteurs de mes bois situés sur l’autre revers de la vallée, j’entendais dans le silence du milieu du jour retentir le coup de marteau régulier du tailleur de pierre, mon oreille écoutait ce bruit comme un bourdonnement de plus d’un pauvre insecte appelé homme qui creuse le rocher, qui sonde la terre, qui perce le ciel pour y chercher ce qui l’appelle sans cesse et ce qui lui échappe éternellement ici-bas, son Dieu ! Je me disais : Chaque coup de ciseau de cet homme est aussi un coup de sa pensée dans ses tempes pour les élargir à la proportion de la grande idée dont il est malade. Je me demandais à moi-même consciencieusement, à moi qui ai usé ma langue sous mon palais et mes yeux sous mes paupières à lire, à écrire et à parler de ce Dieu dans toutes les fois et dans toutes les langues, quelles pouvaient être les notions que cette âme inculte avait pu concevoir à elle seule du souverain Être.

J’étais donc naturellement porté, quand je me retrouvais avec lui, à faire revenir l’entretien sur ce sujet. D’ailleurs, je voyais que c’était la pente aussi de son âme débordante de piété instinctive, et que, pour peu qu’on l’y inclinât, elle y versait. Je m’assis donc à la même place où j’avais parlé avec lui de Denise, et, quand il eut fini de mettre sa ruche d’aplomb sur ses cales, il revint s’y asseoir lui-même à une certaine distance en face de moi car, bien que Claude fût confiant et simple dans son attitude et dans son langage, il n’était point familier. Il avait cette convenance naturelle qui commande tous les respects en les observant. Il maintenait ses distances comme un bon fantassin, qui ne doit ni se laisser atteindre par celui qui marche derrière lui, ni marcher lui-même sur le pied de celui qui le devance. Il sentait et il marquait sa place dans la création, comme il sentait et marquait la place des autres. Une décence souveraine et non apprise l’enveloppait d’une naturelle dignité. On voyait qu’il se trouvait petit parmi les hommes, mais qu’il se respectait en Dieu. Voici à peu près notre entretien de ce jour-là.

Moi. — Vous m’avez dit, Claude, il y a huit jours, en me racontant vos peines, que vous aviez un ami dans le sein de qui vous les versiez toutes, et qui les adoucissait un peu pendant votre longue absence des Huttes. Quel était donc cet ami qui vous tenait lieu de votre mère, de Denise, de votre montagne, de votre cœur même que vous y aviez laissé ?

Lui. — Je suis bien hardi, monsieur, peut-être, d’avoir osé me servir de ce nom ; il me le pardonnera ; cet ami, monsieur, c’était le bon Dieu.

Moi. — Et qui est-ce qui vous avait parlé de lui ?

Lui. — Sauf ma mère, quasi personne, monsieur ; mais c’était lui-même qui m’avait toute ma vie parlé dans le cœur.

Moi. — Et qu’est-ce qu’il vous disait ? Et qu’est-ce ce que vous lui disiez vous-même dans ces rapprochements intérieurs qui vous rendaient si patient envers vous-même et si serviable envers les autres ?

Lui. — Ce qu’il me disait, monsieur, il me serait bien impossible de vous le redire car Dieu ne parle pas la langue des savants comme vous, ni le patois des simples comme moi. Je ne sais pas comment il se faisait entendre à mon faible esprit mais je l’entendais en moi, quand je me retirais du bruit de mes camarades pour l’écouter, comme nous entendons d’ici, monsieur, ce grand murmure général qui monte de la vallée, sans savoir si ce sont les personnes, les voix, les pas, les feuilles, les eaux, les plantes en germant, les oiseaux en chantant, les hommes en respirant qui le font mais nous savons que c’est quelque chose qui vit, n’est-ce pas, puisque ça bruit ?

Eh bien ! ce bruit sourd de la présence du Seigneur dans les créatures et en moi, je l’ai toujours heureusement entendu, comme je vous dis, et je dis heureusement pour moi, monsieur car sans cela je me serais pensé mort, j’aurais cru que ma poitrine était une bière ou l’on avait enseveli une âme qui vivait encore, avec les vers de terre pour compagnie. Je me serais jeté dans la première carrière que j’aurais rencontrée, pour écraser ma pensée avec ma tête contre les pointes du rocher. Mais, grâce à ce sentiment de la présence de Dieu et à son bruit sourd, mais clair, que j’entendais, surtout quand je n’avais rien à faire, que je rentrais au logement ou que je couchais au chantier sous l’appentis ; grâce à cette bonté qu’il avait et qu’il a toujours eue de me dire quelques paroles douces au cœur, je me suis toujours consolé. L’homme est comme un enfant qu’on berce en chantant avec des paroles qu’il ne comprend pas, et qui sourit après avoir pleuré. N’est-il pas vrai, monsieur ? J’étais comme cela. Je n’ai jamais su ce que le bon Dieu me disait ; mais, rien que de l’entendre de si loin, ça me soulageait, ça me soutenait, ça me faisait patienter et espérer. Il paraît, monsieur, que la moindre parole de là haut dans nous, cela répand, rien que par l’écho de notre poitrine, bien du jour, bien de la compréhension, bien de la croyance et bien de la paix dans notre imbécillité, dans notre brouillard et dans notre trouble. Cela doit être, je pense ; car cette parole qui a fait tout le monde en appelant seulement toutes les créatures les unes après les autres, et en les faisant paraître et répondre rien qu’à la voix, bien qu’elles ne fussent pas encore, jugez donc quelle force cela doit avoir ! Et quand cela daigne se faire entendre à un pauvre ver de terre comme nous, jugez donc comme cela doit le réconforter dans son néant ?

Moi. — Oh ! oui, Claude, je n’en doute pas, vous entendiez en vous l’écho de la parole éternelle, mieux qu’un autre peut-être, tout ignorant que vous êtes, selon les hommes de bruit. Vous n’aviez entre cette parole et vous que le bruit de votre marteau, nous avons celui du monde ; mais enfin, comment connaissiez-vous que Dieu parlait à votre pauvre âme, et à quels signes sentiez-vous qu’il s’entretenait ainsi seul à seul avec vous ?

Lui. — Voilà, monsieur. Il me venait des idées que je n’avais pas conçues de moi-même et que personne ne m’avait dites ; il me montait des chaleurs du cœur qu’aucune main n’avait touché ; il se répandait en moi comme une façon d’ivresse, bien que je n’eusse pas goûté de vin. Alors j’entendais toutes sortes de choses sourdes, impossibles à rendre avec le peu de mots que ma mère m’a appris en venant au monde. Je ne sais pas en quelles paroles ça disait, mais ça me disait : Je suis, je vis, je dure, je crée, je vois, j’écoute, j’aime, je console, je viens, et tout vient à moi, et tout ce qui a commencé en moi finit en moi ! Et, quand tout ce qui a commencé en moi se sera refondu avec moi, tout sera puissant, heureux et éternel par moi et avec moi ! Et je ne suis ni grand ni petit, car je suis tout pour toute chose et pour toute créature ! Et je ne méprise rien, et je ne mesure rien ; et il n’y a devant moi ni chose petite ni chose grande car le grand ou le petit, ça n’existe pas pour moi qui suis sans mesure Et je suis ton père, comme je suis le père du soleil qui est sur ta tête ! Et je suis ta mère, comme je suis la mère des étoiles qui sont au fond de ton firmament ! Et je suis ton juge, comme je suis le juge de tout ce qui accomplit ou transgresse mes lois en intention Et je suis ton ami, comme je suis l’ami de tout ce qui est sorti de ma propre vie pour vivre ! Et je suis ton consolateur, car c’est par ma volonté et pour ma volonté que tu souffres ! Et tu peux me parler comme à un confident, car je t’entends sans que tu parles ! Et je suis en haut et je suis en bas, et je suis avant et je suis après, et je suis la mer où tu peux tout jeter de tes désirs, de tes peines, de tes espérances, sans crainte de ne pas retrouver une de tes respirations, une de tes gouttes de sueur, une de tes larmes car je rends tout, je suis le ciel de tout, le fond de tout, le bord de tout, je suis tout, et rien ne peut fuir de moi, excepté dans le néant, et le néant, c’est un mot des hommes bornés ! Il n’y a pas de néant ! je le remplis ! Mon vrai nom, c’est vie !

Et mille choses comme cela, monsieur, que j’écoutais et que je croyais un peu comprendre, bien qu’elles fussent tant au dessus de ma compréhension. Et, après que cette parole m’avait remué un moment comme le battant de la cloche remue l’air en y donnant un coup de marteau avant d’y répandre la musique de l’Angélus à travers les feuilles que cette musique fait frissonner en passant ; après, disais-je, monsieur, que cette parole m’avait remué un moment, elle répandait en moi une musique, une paix, une lumière, tellement qu’on aurait dit, tant je me sentais bien, qu’on avait descendu une étoile du ciel pour m’éclairer l’esprit en dedans, ou qu’une main avait accordé toutes les cordes de mon cœur, de ma tête et de mon corps, comme l’organiste accorde ses fils de laiton et ses tuyaux de manière que je devenais moi-même un instrument qui chantait juste et sur lequel les mains de Dieu pouvaient quasiment jouer en moi !

C’étaient de doux moments à travers mes peines, monsieur ça me faisait quelquefois pleurer des yeux du corps ; mais ça me séchait bien les yeux de l’âme, quand la mémoire de Denise pleurait trop dans mon pauvre cœur.

Et puis je m’habituai ainsi à prier sans fin.

Moi. — Vous croyez donc que le Seigneur est comme un homme qui ne sait pas ce qu’il veut et qui se laisse fléchir d’un côté ou de l’autre par la prière, par les larmes du dernier qui parle ?

Lui. — Oh ! non, monsieur ; mais je crois que le bon Dieu en nous créant pour faire sa volonté, a prévu que nous aurions besoin de ceci, de cela, pendant notre passage sur la terre ou ailleurs, et qu’il a lui-même donné à ses pauvres créatures l’instinct de lui demander ce que nous désirons, ne fût-ce que pour nous maintenir en adoration, en désir et en reconnaissance, perpétuellement devant lui. Il fait ce qu’il veut ; mais, nous autres, nous faisons ce qu’il nous inspire en le priant. Demander et recevoir, est-ce que ce n’est pas tout l’homme, monsieur ? Pourquoi donc, nous qui demandons tout a ceux qui ont si peu à donner, ne demanderions-nous pas sans cesse à celui qui a tout ? Je sais bien qu’on dit : Mais toute volonté du bon Dieu est éternelle et immuable comme lui-même ; donc c’est inutile de chercher à la changer par la prière. Mais moi, je pense qu’il a prévu de toute éternité que nous lui demanderions par la prière telle ou telle grâce, et qu’il l’a aussi accordée d’avance de toute éternité a la prière que nous lui ferions, de manière que ce changement soi-disant de sa volonté n’en est au fond que l’accomplissement éternel. Je me dis quelquefois : Le seigneur est semblable à l’architecte d’un dôme de fer comme j’en ai vu, qui laisse du jeu entre les matériaux qui forment sa charpente, afin que le fer s’allonge ou se raccourcisse librement, selon les saisons, sans que ça rompe son mécanisme. Ce jeu de l’architecte de là-haut, monsieur, qui laisse son effet à sa volonté immuable, en laissant son effet à l’invocation des hommes, je me figure que c’est la prière. C’est bien bête, n’est-ce pas ? Mais, que voulez-vous ! nous sommes tous bêtes quand nous parlons du bon Dieu. D’ailleurs, continua-t-il, quand même cela serait inutile, c’est égal, c’est toujours si consolant de parler là-haut !

Moi. — Et quelles prières lui faisiez-vous le plus souvent, Claude ?

Lui. — Oh ! je me rappellerais plutôt, monsieur, l’impression de tous les souffles qui ont traversé mes lèvres depuis que je respire, que les mots et les sons de toutes les prières que je lui ai adressées ; car il en est bien, sans mentir, sorti de mon cœur à peu près autant qu’il est sorti de souffles de ma respiration. Tenez, mon cœur en est devenu gros de soupirs sous mes côtes.

D’abord, je savais la prière que ma mère m’avait apprise par cœur quand j’étais petit, la prière de Jésus-Christ, qu’il laissa aux hommes comme une langue qu’on entendait là-haut : Notre Père, qui êtes au ciel ! vous savez ? Il y a à peu près là tout ce qu’on peut demander. C’est comme un gros sou dans la poche, contre lequel on vous donne partout un morceau de pain.

Moi. — Mais chacun doit se faire sa prière à soi-même, Claude, car les besoins de l’un ne sont pas ceux de l’autre. Quelles prières faisiez-vous le plus habituellement pour vous ?

Lui. — Oh ! c’était aussi différent que le jour est différent de la nuit ; c’était selon l’heure, le vent, le soleil, la pluie, selon l’impression que je ressentais en moi de toutes choses ; c’était plutôt une conversation qu’une prière je respirais tout haut, voilà tout.

Moi. — Et que demandiez-vous le plus souvent dans vos prières ?

Lui. — Ah ! monsieur, vous le savez bien sans que je vous le dise je demandais d’abord le pain et la paix du cœur pour ma mère, mon frère, ma sœur et pour Denise ; que le bon Dieu les visitât aux Huttes nuit et jour, et qu’il répandît une bénédiction sur chacun de leurs jours ! Surtout qu’ils n’eussent pas de chagrin à cause de moi.

Moi. — Et pour vous, qu’est-ce que vous demandiez ?

Lui. — Oh ! pour moi, pas grand chose ; il me faut si peu. Je demandais seulement de vivre en rendant service aux plus malheureux que moi, de passer mon temps honnêtement dans l’état où Dieu m’avait mis sur cette terre, et d’être réuni après avec Denise dans son sein, pour l’aimer et pour nous aimer sans fin. Quant à tout le reste, cela m’était bien égal ; un Dieu, un amour, une éternité, cela suffisait bien à un pauvre paysan comme moi. Je n’ai jamais eu l’ambition de la richesse, ni de la science, ni de commander aux autres. Je ne me suis jamais senti que le besoin d’aimer et de rendre heureux, selon mes forces, autour de moi.

Moi. — Vous dites que vous n’avez jamais eu l’ambition de la science ; cependant cet Être, auquel vous avez pensé depuis que vous êtes né, est la science suprême. Est-ce que vous n’avez jamais cherché à entendre parler de lui par de plus savants que vous ; à savoir les différents noms qu’on lui a donnés dans les différents âges de la terre, dans les différentes langues et dans les différents cultes ? En un mot, vous qui étiez tout amour et tout prière devant notre souverain Maître à tous, ne récitiez-vous pas aussi un acte de foi en lui, un Credo, comme on dit en latin à l’église ? Et quel était ce Credo, que vous vous étiez sans doute fait à vous-même par votre perpétuelle adoration ?

Lui. — Oh ! monsieur, mon Credo, il n’était pas long ! Il consistait en peu de paroles : « Vous êtes avant tout, vous êtes partout et vous serez après tout. Je sors de vous, je serai appelé à vous, je ne puis rien savoir hors de vous. Je désire croire de vous ce qu’il vous plaira de m’en faire connaître, je ne puis pas avoir le regard plus long que les yeux. C’est à vous d’y peindre votre image comme vous voulez que je l’adore ! Mon esprit est petit ; j’aurai beau l’étendre, vous le déborderez toujours ! Faites-moi croire vous-même ce que vous voudrez ! La bête du bon Dieu que vous voyez là, et qui s’épanouit des ailes sur cette mousse, ne peut pas faire son Credo au soleil elle ne peut pas lui dire : Tes rayons sont ceci ou cela ; mais elle lui dit : Je sens que tu me chauffes et je te bénis ! J’étais aussi simple que cette bête du bon Dieu, monsieur, et mon Credo était, je pense, à proportion de l’homme à l’insecte, comme le sien. »

Moi. — Mais est-ce que personne ne vous parlait de ce Dieu que vous aimiez tant, et ne vous enseignait-on pas à l’adorer et à le servir dans telle ou telle croyance ?

Lui. — Non, monsieur ; il n’y avait pas d’églises ouvertes et de prêtres payés par la république en ce temps-là. Tout le monde croyait ce qu’il voulait ; on adorait le bon Dieu à sa fantaisie. Il y en avait même qui ne l’adoraient pas du tout, parce qu’ils disaient que les prêtres s’étaient entendus avec les rois ou les chefs pour les mettre dans leur parti, et pour posséder ainsi la terre en son nom. « Et quand ça serait, que je leur disais, est-ce une raison pour renier votre père, parce qu’on lui a donné un autre nom que le sien, ou parce qu’on aura fait un faux en son nom ? » Ces hommes, qu’on appelait des athées, me faisaient bien de la compassion, croyez-le. Il me semblait qu’ils étaient plus privés de vue dans leur âme que mon frère Gratien dans les yeux. Je les évitais tant que je pouvais et je priais pour eux en particulier, comme pour des créatures plus malheureuses que les autres. Au contraire, je me sentais attiré vers ceux qui avaient une religion, n’importe laquelle, et qui se mettaient à genoux devant quelque chose, n’importe quoi, pourvu que ce fût de bon cœur et de bonne foi, parce que je me disais à moi-même : « Ceux-là ont deux yeux de dedans comme moi ils voient le bon Dieu sous une figure ou sous une autre ; ils cherchent à le voir, à le connaître et à l’adorer, du moins ! Ça leur fait honneur et ça les rend bons : car on peut bien être faible, mais on ne peut pas être méchant quand on se croit en présence de la suprême bonté. » Je fus content, sans savoir de quoi, quand on rouvrit les temples, et que la nation reconnut un Dieu et tous les cultes qu’on voudrait librement lui rendre. « Ah ! que je me dis, voilà un peuple ; auparavant nous n’étions qu’un troupeau. »

Moi. — Et vous étiez-vous donc fait une religion à vous même, alors, pour honorer et servir Dieu avec ceux-ci ou avec ceux-là, dans une église, dans un temple ou dans une association de frères s’entendant entre eux pour rendre hommage et obéissance au souverain Maître ?

Lui. — Non, monsieur, je ne m’en étais pas fait encore en ce temps-là, ni avec moi-même ni avec les autres ; je priais et je servais tout seul selon mon idée, parce que voyez-vous, j’allais continuellement de chantier en chantier, de ville en ville, d’un pays à un autre, et que je fréquentais toute espèce de société parmi mes pareils, qui avaient toute espèce de religion, ici philosophes, ici catholiques, ici protestants, ici rien du tout. Chacun disait ses raisons et maudissait les autres. Je n’étais pas capable de juger entre eux. Seulement, je me disais en moi-même : Quel malheur et quelle honte que tous ces gens-là se repoussent ainsi les uns les autres au nom de leur père à tous ! Et quel crime et quelle impiété qu’ils invoquent tous les gendarmes, les bourreaux, les échafauds, pour emprisonner, torturer, tuer ceux qui ne voient pas le ciel de la même couleur qu’eux ! Si quelqu’un est véritablement du bon Dieu parmi eux c’est bien sûr le plus miséricordieux. Je n’avais donc pas d’autre catéchisme alors, monsieur, que celui-là pour m’éclairer à travers toutes ces religions que je traversais de contrée en contrée : « Adore et prie avec tout le monde, et ne crois qu’avec toi-même. » Car c’est toujours bon d’adorer et de prier avec les hommes ; mais quelquefois c’est mauvais de croire comme eux quand ils croient des choses contre nature, contre la grandeur et contre la bonté de Dieu ! En un mot, que je me disais laisse dire ceux-ci et ceux-là, sans te disputer avec eux sur ce que tu ne sais pas, ni eux non plus. Crois avec tous ce qui est bien, et ne crois avec personne ce qui est mal ! Voilà le catéchisme d’un pauvre homme que je m’étais fait, monsieur. Et si vous me dites : Mais qui est-ce qui t’apprenait à distinguer ce qui était bien de ce qui était mal ? Ah ! dame, monsieur, je ne saurais pas trop quoi vous répondre. C’était une voix en dedans de moi que je ne faisais pas parler, mais qui parlait de soi-même pour dire oui ou non, sans réplique. C’est cette voix que les savants appellent conscience, et que nous autres, pauvres gens, nous appelons le gros bon sens. Ça ne dispute pas, mais ça ne se trompe pas pourtant ; ça ne sait rien dire, mais ça sait tout juger, voyez-vous ! Il faut bien un dernier mot au fond de l’homme, monsieur, quand il débat avec lui-même et qu’il ne sait pas à qui entendre. Eh bien ! cette conscience, c’est le dernier mot ! Et ce dernier mot de tout, c’est Dieu qui l’a écrit en nous, comme on écrit la route de temps en temps, sur les poteaux du chemin, pour qu’on ne se trompe pas de route.

Il y avait, par exemple un vieux tailleur de pierre, Hongrois de nation qui avait travaillé à je ne sais pas combien d’églises, de temples, de chapelles, de minarets, de mosquées, de pagodes, de pyramides dans toute la terre, depuis un pays qu’il appelait l’Inde, jusqu’à l’Égypte, la Turquie, la Hongrie, l’Allemagne, Rome et Strasbourg. Il n’y avait pas de dieu pour lequel il n’eût taillé une pierre, de sorte qu’il était bien sûr, comme il le disait parfois en riant, d’avoir un ami partout dans le paradis. Il m’avait pris en amitié à cause de ma jeunesse, de mon ignorance et de ma bonne conduite, qui me faisait rechercher plutôt les vieux que les jeunes parmi les compagnons, parce qu’il y a toujours plus de sucre dans le fruit mûr que dans le fruit vert. Il savait lire, et moi non. Il avait la complaisance de me lire le dimanche ses livres de prière et d’anciennes histoires des premiers temps, que j’écoutais avec un plaisir et avec un étonnement toujours nouveaux. Il y avait de ces histoires qui faisaient adorer les bontés de Dieu et qui faisaient pleurer d’attendrissement sur les aventures de pauvres familles comme les nôtres. Il y en avait d’autres qui faisaient lever les épaules, parce qu’elles racontaient des quantités de dieux des mariages de dieux avec les filles de la terre, des tromperies, des méchancetés de tel ou tel dieu faisant des ruses, des malices, des noirceurs aux hommes. Ces livres, qui venaient de l’Inde, de l’Arabie, de la Grèce, de je ne sais où, me faisaient penser et repenser à ces tas de mensonges mêlés à ces tas de vérités que le bon Dieu a permis qui fussent jetés ainsi par les anciens devant nous, afin que nous eussions éternellement à chercher ces paillettes d’or dans ces monceaux de sable à la sueur de nos fronts. Je me disais : C’est donc la volonté divine que l’âme travaille comme le corps à se chercher sa nourriture, puisqu’il n’a pas vanné lui-même le grain, qu’il nous l’a jeté mêlé avec la paille, et que dans ces champs les mieux cultivés il fait pousser autant de mauvaises herbes que d’épis ? Ça m’étonnait, mais ça ne me scandalisait pas, monsieur ; le bon Dieu est le maître, il sait pourquoi il a fait comme cela ; c’est peut-être pour que nous pensions toujours et toujours a lui, avançant vers sa connaissance parfaite un pas après l’autre car enfin, si nous étions arrivés à sa connaissance parfaite du premier pas, nous ne marcherions plus, nous ne chercherions plus. Or, vivre, c’est chercher, n’est-ce pas ?

Pourtant on trouve quelquefois, à travers les temps, de loin en loin, des vérités et des saintetés qui nourrissent pendant des siècles et des siècles la faim de vérité et de sainteté que Dieu a mise dans les hommes. Ainsi ce vieillard me lisait par aventure des pensées, comme il les appelait, de grands sages anciens inspirés de la sagesse d’en haut plus que les autres. Il y en avait dont j’ai retenu les noms, comme Pythagore, Socrate, Platon, Confucius, Cicéron. Ces hommes-là, monsieur, avaient des pensées sur Dieu qui éclairaient pour ainsi dire toute la nuit de mon esprit, comme la neige tombée du ciel, il y a peut-être plusieurs fois mille ans, là bas, sur le Mont Blanc que vous voyez d’ici, et qui n’a pas plus fondu, éclaire le soir et le matin la plaine encore sombre du plat pays.

Mais il y avait surtout un petit livre dont les pages étaient toutes recoquillées et toutes déchirées à force d’avoir été lues et relues par ce vieillard, et dans lequel il me lisait toujours pour finir des sermons si doux qu’il semblait que c’était un frère aîné qui parlait à ses petits frères, et des paraboles si simples, si près de terre, qu’il semblait que c’était une mère qui baissait la branche pour faire cueillir des noisettes à son enfant ! C’était le Nouveau-Testament, monsieur, que j’ai bien connu et bien mieux pratiqué encore depuis que j’en ai entendu réciter des pages et tirer des leçons de bonne conduite dans les paroisses.

Ah ! que j’aimais cet homme divin, monsieur, qui venait se mêler tout petit au pauvre monde, ne rejeter personne, causer avec les pêcheurs et les jardiniers, tout comme avec les savants pardonner au nom de Dieu aux femmes méprisées, mais repentantes, jouer avec les petits enfants, enseigner infatigablement son peuple, se sacrifier à la vengeance des prêtres juifs qui le persécutaient parce qu’ils étaient l’ombre et qu’il était la lumière, puis enfin se laisser crucifier par les juges du pays. Pourquoi ? Pour ne pas mentir à son Père qui parlait en lui, et pour acheter au prix de son sang un peu d’adoration plus pure au Créateur. Ah ! quelles belles idées il leur apportait de Dieu sur la montagne ! Comme on sentait que c’était là une parole, un Verbe, comme on dit, un lever de soleil sur l’âme d’un monde où tous les songes d’une longue nuit s’étaient changés en faux dieux ! Comme celui qu’il annonçait était bien le vrai Dieu, le seul Dieu ! Sans père ni mère, sans pays et sans nation, sans amis et sans ennemis, sans colère et sans foudre, le père, la mère et le frère de tous, des païens comme des Hébreux, des sages comme des ignorants, des grands comme des petits ! Et comme son prophète était bien de lui ! Comme il était bien animé de tout son amour pour sa création car il aurait voulu recréer le monde corrompu, plein de mensonges et de faux dieux, en lui redonnant la vie de sa propre vie ! Peut-on aimer plus que cela le Créateur et les hommes ? Mourir pour que les hommes adorent plus saintement Dieu ! Mourir pour qu’il luise plus clairement sur le monde ! Quoi de plus ? À la chaleur on connaît le feu. Il faut que celui-là ait eu une bien claire vue de Dieu dans son âme, pour que cette clarté qui le brûlait intérieurement lui ait inspiré un tel sacrifice à son père, pour ses frères et par la main de ses frères ! Voilà un Verbe de Dieu ! Voilà le fils du père ! Voilà le frère de tous ceux qui sont nés ou qui naîtront de la femme me disais-je, quand le vieillard finissait de lire. Aussi, voyez comme une goutte de son sang, en tombant seulement du haut d’une croix sur le sable, a tellement pénétré jusqu’au noyau de la terre, qu’elle en tressaille encore depuis deux mille ans, et que sa parole n’a pas encore fini de retentir, et qu’elle sera mêlée à jamais à toutes les autres paroles qui viendront on ne sait pas quand s’ajouter à la sienne, jusqu’à ce que le nom de Dieu soit achevé sur ce globe de terre et dans ces globes de feu !

Le vieillard souriait en m’entendant, moi, ignorant, parler comme cela du Nouveau Testament. Il était bien aise de voir ce bon grain fermenter dans mon pauvre esprit.

Voilà comment nous parlions en lisant, et je me sentais tout retentissant au dedans de moi, comme une nef d’église vide, où les pierres qui résonnent à la voix du prêtre paraissent répéter par leurs mille échos des paroles saintes que pourtant elles ne comprennent pas.

Plus tard je compris mieux ce que me disait le vieillard. En attendant, ses réflexions me calmaient tout en m’étonnant. Ne sachant rien des religions des autres, je me fis à moi-même une règle pour en juger tant bien que mal. Je me dis : Il y a du vrai et du faux dans tout cela ; il y a de Dieu, il y a des hommes. Comment faire pour séparer ces vérités de ces mensonges, pour connaître que le Seigneur est ici et que l’homme est là ? Mon Dieu ! c’est bien simple, même pour un pauvre homme il n’y a qu’à voir avec sa conscience où est le bien, où est le mal. Là où est le bien, là est le bon Dieu ; là où est le mal, là est l’homme. La vérité ne peut pas produire le mal, pas plus que la lumière ne peut produire la nuit, ou que la colombe ne peut couver la vipère. La haine, la persécution, le mépris, l’extermination des hommes, rien de cela n’est de Dieu. L’amour du prochain, le support les uns des autres, la compassion, le sacrifice de soi-même, l’adoration d’un seul Dieu d’esprit et de vérité, tout cela est de lui ! et je plaindrai les premiers sans leur vouloir du mal, et je croirai et j’adorerai avec les seconds.

C’est ainsi, monsieur, que dans ma bassesse je tâchais de me faire ma religion à moi même et de servir mon créateur de mes petits moyens, selon sa volonté.

Et c’est alors que je me dis : « Mais ça ne suffit pas de penser à lui et de le prier comme tu fais en te levant, en te couchant et en te reposant a midi, il faut encore lui montrer que tu es un fidèle ouvrier de sa maison, sur terre, que tu veux servir sans gage, rien que pour ton pain, et que ton gage, tu le donneras a ceux qui sont plus faibles, ou plus malades, ou plus nécessiteux que toi. » Et vous ne sauriez croire, monsieur, combien le Seigneur me payait ma journée dans mon cœur mieux que le bourgeois ou l’entrepreneur dans la bourse. Il me semblait que toute la monnaie que je ne prenais pas pour moi ou que je prenais pour la reporter le soir au blessé, au malade, à la femme, aux enfants, au père ou à la mère infirme des compagnons, ça formait toute la nuit dans mon oreille une bourse pleine d’argent et d’or, que le bon Dieu m’aurait versée lui-même dans la main ! Et ça me donnait toujours un nouveau cœur à l’ouvrage.

Et quand les camarades me disaient : « Mais si tu ne ramasses rien pour toi, que feras tu, Claude, dans ta vieillesse ? » Oh ! alors, je répondais : « J’ai un frère et une sœur aux Huttes, qui me retireront et qui me nourriront dans mes vieux jours. Voilà pourquoi je n’ai pas besoin de penser à moi : mon père y a pensé. J’ai un petit bien. Je ne veux pas me marier. Sans cela, il faudrait bien que je gagne et que j’économise pour ma femme et mes enfants à mon tour. » Et quand les camarades et les jeunes filles, leurs sœurs, me disaient : « Pourquoi donc que tu ne veux pas te marier, Claude ? Il y en a bien dans le pays qui te prendraient pour ton bon cœur et pour tes deux bras encore ! » Alors, monsieur, je ne répondais rien, je devenais tout rouge ou tout pâle en pensant à Denise, et je m’en allais regarder couler la rivière ou courir les nuages sur les hautes montagnes.

Je revins rêveur au village, n’ayant pas osé, ce jour là, sonder plus avant dans le cœur du pauvre tailleur de pierres.


CHAPITRE XI.



I.

Je remontai le dimanche suivant ; je le trouvai au fond du ravin, à peu près à l’endroit où son frère l’aveugle était tombé ou s’était jeté dans la nuit de son désespoir. Il était assis non loin de ses chèvres, qui broutaient l’extrémité des jeunes tiges sur les escarpements des deux bords du ravin. Le bruit qu’elles faisaient en secouant les jeunes branches, en détachant le gravier sous leurs sabots de corne, et le petit gazouillement du ruisseau sur les cailloux de son lit empêchaient Claude dé m’entendre. Il était au pied d’un sorbier dont les feuilles légères et découpées laissaient pleuvoir sur lui et sur l’herbe autour de lui de légers rayons du soleil dans l’ombre, comme des lucioles vivantes se poursuivant la nuit sur le bord d’un large fossé. Des multitudes d’oiseaux chantaient, sifflaient, gazouillaient, volaient parmi les branches de chêne, de frêne, de hêtre, de cerisier sauvage au-dessus de sa tête. Des fleurs de ténèbres et d’humidité nuançaient çà et là le tapis déchiré de gazon, et pendaient en touffes et en bouquets jusque sur le lit du ravin comme pour respirer l’eau qu’elles parfumaient à leur tour. L’air du midi tombant d’un ciel calme et embrasé s’insinuait à travers ce dôme d’arbustes et attiédissait la fraîcheur ordinaire du ravin. On ne voyait à travers les branches que de petits pans de ciel bleu qui faisaient paraître la verdure des feuilles plus crue et plus foncée en contraste avec le firmament. Les moucherons s’échappaient par nuages de l’eau chaque fois qu’un oiseau s y abattait pour boire. Ils flottaient comme de petites nuées vivantes au-dessus de l’écume du ravin, et le rayon du soleil, en les traversant, les faisait reluire de toutes les couleurs de leurs ailes comme des arcs-en-ciel ailes sur des cascades de vie débordante.

II.

Au milieu de ce site, bien plus enchanté pour Claude que pour moi, puisqu’il était la scène de son enfance, de toute sa vie, et qu’il le revêtait, pour ainsi dire, de toutes ses impressions, de tous ses souvenirs, Claude semblait absorbé dans la contemplation de ce qui l’entourait. On eût dit qu’il faisait partie vivante, végétante ou pétrifiée de la terre, et qu’il y était aussi enraciné que le tronc du sorbier contre lequel il s’appuyait. Je me gardai bien de le déranger par aucun bruit importun et prématuré ; j’étais curieux de voir vivre et d’entendre respirer cet homme devant Dieu seul.

Il y était, en effet, comme toujours, par la pensée et par l’adoration mais il ne se doutait pas qu’il y avait un regard et une oreille entre son âme et Dieu.

III.

Il traçait avec distraction des lignes sur le sable avec une branche de noisetier qu’il tenait à la main. Il faisait rouler du pied des grains de sable ou de petits graviers dans l’eau, en paraissant écouter avec un certain charme le petit bruit de cloche plaintive que ces chutes faisaient rendre au bassin. Il appelait par son nom tantôt une chèvre, tantôt l’autre ; il sifflait son chien ; il suivait de l’œil le papillotement des rayons sur l’eau ; il s’accoudait tantôt sur un bras, tantôt sur l’autre ; il fermait et il rouvrait tour à tour sa lourde paupière, comme pour contenir ou pour laisser évaporer ses pensées. Il avait de longs intervalles pendant lesquels on ne l’entendait pas plus aspirer son souffle que s’il eût été mort, puis de longues et inépuisables respirations, comme s’il eût voulu épancher toute sa vie dans une haleine. On voyait qu’il y avait à la fois du calme et du mouvement dans cette âme, et qu’elle ressemblait à la mer, qui coupe ses majestueux silences par de majestueuses ondulations. L’enthousiasme intérieur pesait évidemment sur lui comme Dieu, père invisible, sur son Océan. Il priait.

IV.

Que n’aurais-je pas donné pour traduire en paroles cette prière sourde, cette invocation muette qui se passait toute ainsi entre ses lèvres et son cœur ? On n’a jamais noté les palpitations d’une âme simple, plus belles sans doute mille fois que les hymnes des poètes et les prières savantes et étudiées de ceux qui font profession d’enthousiasme et de contemplation. Il ne me fut pas donné d’en saisir autre chose que la contre-empreinte sur sa physionomie, dans son attitude, dans ses gestes, et quelquefois le nom de Dieu qu’il prononçait en inclinant le front ou en élevant ses regards vers la cime des arbres. Mais dans l’accent avec lequel il prononçait ce nom, il y avait toute une révélation de la présence et de la sainteté de son Créateur. J’entendis distinctement aussi le nom de Denise, et ces mots huit ou dix fois répétés : Es-tu là ? — Me vois-tu ? — Est-ce toi, Denise, qui me réponds dans l’âme ? Dis-moi donc quand il plaira au bon Dieu de nous réunir. — Je suis bien impatient peut-être, n’est-ce pas ? C’est bien mal à moi de ne pas savoir attendre la volonté de là-haut, que tu sais, toi ! Mais la montagne est si seule sans toi ! Obtiens donc du bon Dieu qu’il ait pitié de Claude ? Denise ! Denise !… que la vie me dure ! Et quelques autres paroles confuses et entrecoupées comme celles-là. Puis, comme s’il eût eu honte de son impatience et comme s’il eût rougi de s’attendrir ainsi sur lui-même, il se leva, s’essuya les yeux, sourit tristement au soleil qu’il apercevait en haut sur l’extrémité du ravin, et remonta lentement la pente de mon côté. Je fis alors du bruit dans les feuilles et quelques pas, comme si je venais d’arriver seulement aux Huttes, et comme si je cherchais Claude vers l’enclos de roches. À ce bruit, il me reconnut, remonta tout à fait, me salua son bonnet à la main et ses cheveux au vent. Je lui serrai la main avec un sentiment d’amitié véritable, que je reconnus dans l’impression forte et confiante de sa propre main. Nous allâmes, en causant de la beauté de la saison et de la sérénité du jour, nous asseoir sous le grand châtaignier, dont ses feux de berger dans son enfance avaient creusé le tronc et calciné les racines.

V.

Après avoir ramené insensiblement et par de longs et flexibles détours la conversation sur lui-même et sur sa vie passée : Eh bien ! Claude, lui dis-je, étiez-vous suffisamment heureux dans cette vie de dévouement à vos frères pendant votre tour de France, et ne pensiez-vous jamais qu’à soulager vos camarades, à Dieu et aux livres que le vieillard vous lisait sur ses perfections et sur votre destinée après cette existence ?

— Oh monsieur, me répondit-il, je pensais bien aussi trop souvent à autre chose, au pays, à la montagne, à ma mère, à mon frère, à ma petite sœur et à Denise. Plus j’essayais de chasser ces idées, qui me rendaient le marteau si lourd dans la main et le goût du pain si amer, plus elles me revenaient toujours malgré moi. Mes camarades se moquaient de moi en badinant et m’appelaient le songeur. — Dis donc, Claude ! me disaient-ils, est-ce que tu as oublié quelqu’un dans les étoiles, ou est-ce que tu as perdu quelque chose dans les montagnes, que tu regardes ainsi, en soupirant, toujours en haut ? Je devenais tout rouge, monsieur, et je ne savais quoi répondre. Hélas ! ce n’était que trop vrai que j’avais tout laissé et tout perdu sur les hauteurs ; et toutes les fois qu’en sortant des villes pour me promener les dimanches, ou en traversant les plaines d’un pays, je voyais des cimes de montagnes comme celle-ci et une fumée de hutte ou de bûcheron montant de derrière des sapins, je ne pouvais en détacher mes yeux. Quand je portais la main pour mieux voir, je ramenais mes doigts tout mouillés. Je me disais : C’est comme chez nous ! Il y a peut-être des ravins, des roches, des chevreaux qui broutent, des eaux qui coulent en chantant par les rigoles, un foyer où l’on jette les fagots fleuris pour faire la soupe de la famille ; une vieille mère, une belle fiancée, une Denise !… Et puis, je me sentais les jambes si lasses que je ne pouvais plus marcher, et que j’étais forcé de m’asseoir sur le revers du fossé, en face de ces chaînes hautes d’où me descendaient ces pensées au cœur. En un mot, monsieur, j’avais ce que nous appelons, nous autres, le mal du pays, la maladie, presque la seule que nous ayons, la maladie du pauvre monde qui, n’ayant pas grand chose à aimer autour d’eux, se mettent à aimer le coin de terre qui les a portés. Je pense que c’est comme ce châtaignier : si on le transplantait, qui regretterait et qui aimerait la motte de terre qui a nourri ses racines !

VI.

Et alors, monsieur, et à chaque moment, le jour et la nuit, je me donnais tout seul un moment de peine et de plaisir en me disant : Pensons librement à eux. Qu’est-ce qu’ils disent ? Qu’est-ce qu’ils font là-haut, juste au moment où je pense ? Voilà la nuit, ils rentrent à la hutte, ils rallument le feu pour le souper ; voilà le matin, ils sortent avec leurs râteaux et leurs sarcloirs sur l’épaule pour aller nettoyer le pré ou l’auge ; voilà midi, ils mangent ensemble à l’ombre du foyard, au coin du champ ; voilà le soir, ils se reposent sur la porte et ils font peut-être leurs prières en pensant à moi ! Voilà le printemps, ils lavent les agneaux à la fontaine ; voilà l’été, ils rapportent sur l’aire devant la maison les gerbes d’où pendent des pavots coupés, et qui sonnent comme des fils de laiton quand elles sont sèches et que le fléau tombe dessus. Denise, ma mère et ma sœur les foulent les pieds nus, pendant que mon pauvre frère écosse les pois tout seul dans un coin de la cour, de peur qu’il ne blesse quelqu’un avec son fléau. Voilà l’automne, ils battent les châtaigniers. Voilà l’hiver, ils se chauffent à la lueur du creusieu, à la chaleur des moutons dans l’écurie, en tillant le chanvre ou en cassant les noisettes pour faire l’huile. Mais combien sont-ils ? Ma mère y est elle encore ? Est-elle bien voûtée ? Ses mains, qui commençaient à maigrir, tremblent-elles ? Y a-t-il de nouveaux enfants autour des tabliers des femmes ou dans des berceaux au pied du lit ? Ah ! monsieur, je ne pouvais plus jamais m’arrêter, une fois que je me dessinais en idée toutes ces choses devant les yeux, et que je me faisais en moi-même toutes ces questions auxquelles je me répondais sans savoir, tantôt d’une manière, tantôt d’une autre. C’étaient comme des rêves réveillés, quoi !

VII.

Et plus le temps s’écoulait, et plus ces pensées se cramponnaient à mon esprit, comme ces lierres qui se cramponnent d’autant plus à ces murs qu’ils vieillissent plus. Enfin je n’y pouvais quelquefois plus tenir. Je me disais : Allons, retournons-y demain ; n’y a-t-il pas sept ans ? N’est-il pas tombé assez de neige et de feuilles mortes sur le sentier où nous nous sommes dit adieu, Denise et moi ? Pense-t-elle à moi seulement, maintenant, autrement que comme une sœur pense à un frère absent ? N’est-elle pas mariée et heureuse depuis si longtemps ? N’a-t-elle pas plusieurs petits qui pendent à sa robe ou qu’elle porte sur son sein en allant aux roches ? Cette idée, que nous avions eue autrefois l’un pour l’autre, n’est-elle pas passée des milliers de fois de son cœur, comme l’eau de la neige fondue au printemps a passé des milliers de fois dans le lit du ravin ? Peut-être qu’ils seront bien aises de me revoir, au contraire ? Peut-être que ma mère me demande à son lit de mort ? Peut-être qu’ils ont plus de bouches à nourrir à la maison qu’ils n’ont de bras pour piocher, pour semer et pour moissonner ? Peut être qu’ils ont besoin d’un ouvrier, qu’ils n’ont point de gages à donner à un valet ou à une servante, et qu’ils disent entre eux : — Ah ! si Claude était là ! — Il me semblait les entendre, monsieur, tout comme s’ils avaient parlé à côté de moi, à mon oreille.

VIII.

À la fin, sans m’en rendre bien compte à moi-même, je me rapprochai insensiblement du pays. Je vins travailler de Toulon à Bercelonnette dans les Basses-Alpes, puis à Grenoble, puis aux carrières de Vienne en Dauphiné, puis aux carrières du Courson sur la Saône, où l’on taille des pierres pour la ville de Lyon, puis à Belleville, puis à Ville-franche en Beaujolais, puis à Mâcon, d’où l’on voit les revers des montagnes où sont les Huttes, noircies le soir comme un mur à moitié démoli, contre le ciel. Ah ! une fois que je fus là, je retenais bien encore mes pieds par ma volonté, monsieur, mais je ne pouvais plus retenir mes yeux. Aussitôt que je les levais de dessus ma pierre de taille, ils voyageaient d’eux-mêmes vers ces montagnes. C’était si dur, monsieur, de me dire : Dans sept heures de marche tu te contenterais, tu serais où tu voudrais être, tu verrais ce que tu veux voir ! Eh bien, non ! tu n’iras pas, tu te borneras à regarder de loin ton pays ! On ne saura pas encore que tu en es et que tu as passé si près d’eux !

IX.

Vous me direz : Mais vous ne donniez donc aucune nouvelle de vous, et vous ne receviez donc aucune nouvelle des autres ! D’abord, monsieur, ni moi ni personne de la maison nous ne savions lire ou écrire et puis je n’avais jamais rencontré un garçon de la montagne dans les chantiers qui pût me dire ceci ou cela du pays. Ensuite, faut-il vous le dire ? tout en désirant tant savoir ce qui était arrivé depuis mon tour de France à la maison, j’avais peur de l’apprendre. Je sais bien que c’est une contradiction, mais c’est comme ça. Est-ce que vous n’avez pas senti quelquefois que l’homme était, pour ainsi parler, double, et que, pendant que l’un désirait une chose, l’autre craignait en lui-même ? Donc, pas un mot des Huttes n’était venu à moi depuis si longtemps, et pas un mot de moi n’était arrivé aux Huttes. C’était pour moi comme un autre monde où j’aurais vécu avant la mort, et que je ne reverrais jamais qu’après ma résurrection.

X.

Mais, depuis que je m’étais laissé entraîner par moi même, et comme malgré moi, à revenir si près, et depuis que je mesurais des yeux, tout le jour, le nombre de pas que j’avais seulement à faire pour arriver à ces montagnes et pour revoir la famille, je n’étais plus si maître de mes jambes ni de ma volonté. J’étais quelquefois comme fou de désir, monsieur ; mon cœur battait comme s’il avait voulu s’échapper de ma veste et aller sans moi là-bas.

Je ne dormais plus, ou je dormais quasi éveillé, en voyant en songe toutes sortes de choses de la maison, que je ne pouvais plus effacer de mes yeux quand j’étais réellement réveillé. Je devenais encore plus silencieux que d’habitude ; je n’avais plus goût même à soulager celui-ci ou celui-là par mon travail, et, pour comble, je ne priais quasi plus le bon Dieu, ou du moins je ne m’entendais pas moi-même quand je marmottais mes prières. Oh ! ce fut un terrible temps de ma vie ! Je me repentis bien d’être venu si près, et je formai bien souvent la nuit le projet de retourner à Toulon ou à Bayonne, et de rester à jamais si loin, si loin, que je n’eusse pas la tentation qui me travaillait l’esprit. Mais, bah ! quand le jour revenait et que je revoyais la montagne, c’était fini, c’était comme si j’avais eu des semelles de plomb aux deux pieds ; je ne pouvais plus partir.

XI.

Voilà exactement comme je vivais pendant ces quinze malheureux jours, et plût à Dieu que j’eusse écouté la voix qui me retenait, au lieu d’écouter celle qui m’appelait aux Huttes. Mais Dieu sait le meilleur ! Ce fut plus fort que moi. Une nuit que je ne pouvais pas absolument m’endormir et que les tempes me battaient sur l’oreiller comme les ailes d’un oiseau qui veut briser sa cage, je me relevai en sursaut, je m’habillai sans me donner le temps de penser à ceci ou à cela ; je pris mon sac sur mon dos et je me mis à marcher à travers la campagne et la nuit sombre sans sentir la terre sous mes pieds, comme on dit que les fantômes marchent. J’étais tout en sueur ; mais ma sueur était froide comme si on m’avait jeté un seau d’eau sur la tête. Avant que le jour se fît là-bas sur le mont Blanc, j’étais déjà au pied des montagnes. Je montai par les sentiers et par les bois de sapins sans souffler seulement et sans m’asseoir sur aucune pierre. Il me semblait que je monterais toujours, toujours, sans jamais atteindre. Pourtant, quand le soleil en plein vint me réchauffer un peu et que le grand jour me rendit un peu de raison, je me dis : Où est-ce que tu vas, et qu’est-ce que tu vas faire ? Sais-tu seulement si ta mère vit ? si ton frère, heureux avec Denise, ne te verra pas avec jalousie à la maison, sachant que Denise t’avait donné son cœur avant que ta mère lui donnât sa main ? Sais-tu si tu ne troubleras pas le cœur de Denise par ta vue ? Sais-tu si tout le bonheur de la maison ne disparaîtra pas à ton arrivée, comme l’ombre de ces arbres est chassée par le soleil ? Et si cela est, de quoi t’aura servi d’avoir été courageux et bon une fois, et absent tant d’années de ta jeunesse, pour perdre en une heure tout le fruit de ta peine ? Ne vaut-il pas mieux qu’ils te croient tous mort, comme ils doivent le croire, n’ayant jamais plus entendu parler de toi ? Enfin, mille choses comme cela, monsieur. De telle sorte que je faisais un pas et puis que je reculais de deux, que je reprenais mon élan et puis que je m’arrêtais, regardant la terre et le bout de mes souliers, immobile, sans respiration, comme un mort debout. Ah ! monsieur, quelle marche douloureuse ! comme si j’avais monté un Calvaire, voyez-vous !

XII.

Ne pouvant ni me résoudre à revenir sur mes pas ni me décider à continuer plus avant, et voyant le soleil de midi tellement clair que les bergers pourraient me reconnaître de loin et porter la nouvelle de mon retour au pays, aux Huttes, je m’enfonçai un peu à l’écart du sentier contre une roche, et je me mis la tête dans mes mains pour réfléchir. Non, que je me dis, je ne peux pas retourner, c’est trop avancé ; il y a des cordes qui me tirent le cœur, tellement que mon cœur y resterait si j’essayais de tirer de l’autre côté. Je verrai demain la maison de ma mère, je saurai qui vit ou qui meurt sous le toit de mon père ; je ne m’en irai pas sans que la voix de Denise ait encore une fois réjoui mon oreille, si Denise vit encore du moins ! Mais je ne me ferai pas voir, j’attendrai ici que la nuit soit venue, je marcherai nu-pieds, je retiendrai mon souffle pour ne pas éveiller le chien, je m’approcherai comme un voleur, hélas ! pour voler un seul coup d’œil sur ceux que j’ai tant aimés et tant regrettés.

XIII.

Comme je parlais ainsi en dedans de moi, le visage vers la terre, sans rien voir et sans rien écouter du dehors, voilà que j’entends une voix toute cassée qu’il me semble reconnaître et qui me crie du sentier : C’est donc vous, monsieur Claude ? On disait que vous étiez mort et qu’on ne vous reverrait plus jamais au pays ! Ce n’était donc pas vrai ! Comme vous avez l’air riche à présent une bonne veste, un chapeau encore bon, et de fort bons souliers à clous ! Donnez-moi donc un sou par charité. Je suis le vieux Sans aime ! Je levai la tête tout tremblant à cette voix et je reconnus le pauvre idiot qui courait les montagnes, sa besace sur le dos, depuis son enfance, et qu’on appelait dans le pays l’innocent ou le Sans aime. Les années ne l’avaient guère changé, si ce n’est que les cheveux qui sortaient de son bonnet de laine déchiré étaient blancs au lieu d’être gris, comme ils étaient déjà quand j’étais petit. Le temps glisse sur ces hommes innocents, voyez-vous, monsieur, comme la pluie sur ces roches, parce qu’ils ne le sentent pas passer. Ils ne sont jamais vieux, parce qu’ils sont toujours enfants. — Ah ! bonjour, mon pauvre innocent, que je lui dis ; tu m’as donc bien reconnu tout de même ? Mais qu’est-ce qu’ils font aux Huttes ?

Je tremblais de sa réponse.

— Aux Huttes ? me répondit-il. Ah ! je ne sais pas ; il y a bien six ans que je n’ai pas passé par les Huttes, voyez-vous, parce qu’ils ont un nouveau chien qui aboie comme un loup. Je m’écarte quand j’ai à passer la montagne, et je regarde de loin leur fumée, de peur que les enfants ne me lancent le chien. Je ne sais ce qu’est de venu l’aveugle, ni la mère, ni Denise, ni la petite ; j’ai bien seulement vu les débris de loin sur les rochers ; mais voilà tout. Mais que vous avez donc de beaux habits et de beaux souliers !

XIV.

Cette admiration obstinée de l’innocent pour ma veste et pour mes souliers me fit venir une idée, monsieur. Je me dis : Si je changeais avec lui, et si je me servais de sa besace, de sa chemise de toile, de son bonnet et de ses sabots pour m’approcher des Huttes sans qu’on soupçonnât autre chose de loin que l’innocent, je pourrais voir et entendre sans être reconnu, et, si je vois qu’ils n’ont pas besoin de moi à la maison, eh bien, je m’en retournerai sans avoir rien dérangé dans le cœur de personne. Je n’eus pas de peine à persuader à l’innocent de changer ses sabots contre mes souliers, sa tunique de toile contre ma veste, son manteau troué et sa besace vide contre mon chapeau. Cela fait, je lui donnai cinq sous pour aller me faire une commission soi-disant dans un village à huit lieues de la montagne, afin de l’éloigner pour deux ou trois jours des Huttes. Il partit content sans se douter de rien, la pauvre âme, et moi je m’enfonçai davantage sous les sapins, de peur d’être vu par quelque berger. Je mangeai des croûtes de pain que l’innocent avait laissées dans sa besace, et je bus dans le creux de ma main à une source que j’avais trouvée quand je gardais les chevreaux. J’attendis ainsi, en priant Dieu et en pensant à la maison, que la nuit bien noire eût enveloppé les sapins. Je mis les sabots de l’idiot sur le sentier, afin qu’il pût les retrouver à son retour, et je m’avançai nu-pieds et sans bruit vers les Huttes.

XV.

Le hasard voulut qu’en approchant de la maison, où je voyais briller une petite lumière, je fus rencontré par le chien qui revenait de chasser tout seul un lièvre ou un lapin dans les roches. Il jeta deux ou trois voix au bruit et s’élança sur les haillons de l’innocent pour les mordre. Mais je lui laissai la besace dans les dents, et, l’ayant appelé à demi-voix par son nom, il lâcha le haillon, se rapprocha peu à peu, en grondant de moins en moins, comme quelqu’un qui n’est pas sûr s’il faut se fâcher ou rire ; puis, m’ayant flairé de plus près, il me reconnut à son tour, me couvrit de caresses et s’attacha à moi sans plus vouloir me quitter. Cela fit que personne dans la maison ne fut avisé de mon approche.

XVI.

Il pouvait être à peu près deux heures avant minuit. Il n’y avait ni lune ni étoiles dans le ciel des nuages noirs couvraient tout. On ne voyait rien qu’une petite étincelle sortant d’une vitre d’une lucarne basse qui ouvrait dans le mur de fond de la maison, du côté du rocher qui domine le ravin. On n’entendait rien que quelques petits frissons de vent dans les bruyères, le travail précautionneux des taupes sous les buissons et le marmottement de l’eau courante au fond du grand abîme où j’étais tout à l’heure, monsieur. Je marchai doucement, doucement, faisant bien attention à ne pas faire rouler un caillou et à ne pas faire bruire une herbe sous mes pieds nus. À mesure que j’approchais, je me sentais plus envie de m’en retourner, sans avoir été plus avant, de peur de savoir ce qui me ferait ensuite trop de chagrin d’avoir appris. Dieu ! me disais-je, si je n’allais revoir ni ma mère, ni mon frère, ni Denise autour du foyer, mais quelques visages de femme et d’homme et d’enfants étrangers, entrés, comme les fourmis que vous voyez là, dans la maison vide de l’escargot ! qu’est ce que je deviendrais ? Oui, oui, il vaut mieux s’en aller, avoir revu le mur, la fumée et la lueur du creusieu, et croire que tout est encore là comme de mon temps.

XVII.

Deux ou trois fois je m’arrêtai, et je fis un pas pour remonter d’où je descendais. Vous ne croiriez jamais, monsieur, que ce fut le chien qui me retint et qui me força à redescendre. Il grondait, il me léchait les pieds, il me mordait le bord de mes haillons comme pour me forcer à revenir avec lui. Je craignais le bruit qu’il allait faire, et je continuai à le suivre. Mais, pour dire vrai, je ne savais déjà plus ce que je faisais ou ce que je ne faisais pas. J’étais comme ces hommes qui marchent et qui pensent, dit-on, en dormant.

Je n’osai pourtant jamais, malgré le chien, me diriger du côté de la cour de l’étable et de la porte de la maison. Je descendis dans le ravin, je remontai l’autre bord en me tenant avec les orteils aux racines et avec les mains aux herbes. Arrivé en haut, je grimpai encore le rocher que vous voyez qui sert de base à la hutte, et je me trouvai droit contre le mur, tout à côté de la petite lucarne éclairée, qui était encore toute comme grillée en dehors par les fils des feuilles et des grappes de notre lierre.

XVIII.

J’écoutai un peu mais je n’entendais rien que les coups sourds de mon cœur dans ma poitrine, comme ceux du blutoir d’un moulin qu’on a détraqué. J’écartai petit à petit les grappes et les feuilles du lierre, et je parvins, sans être entendu, à faire à ma tête une étroite ouverture par laquelle je pouvais voir à travers la vitre ce qui se faisait dans la maison. Mais, au premier moment, j’avais beau regarder, je ne voyais qu’un brouillard de feu, tant le trouble et l’impatience de mon esprit m’avaient jeté un nuage sur la vue. Peu à peu, ça se débrouilla pourtant, et je commençai à apercevoir un feu dans l’âtre et des figures qui allaient et qui venaient autour de la flamme, en faisant résonner leurs sabots sur les cadettes de pierre du plancher. Mais je ne pouvais me dire encore si c’étaient des hommes ou des femmes, des vieillards ou des enfants. Ô ciel ! me disais-je, si j’avais tant seulement une fois entrevu le corsage de Denise, ça me soulagerait, et je pourrais mieux voir les autres. Puis je me sentais froid à tous les membres, et je me disais : Mais si elle n’y était plus ! Ah ! quel moment, monsieur, quel moment ! une éternité ne dure pas plus qu’une minute comme celle-là !

XIX.

À la fin, mes yeux ou les vitres s’éclairèrent ; un gros fagot de genêts jeta une grande flamme dans le foyer et illumina toute la chambre… Denise, Denise ! m’écriai-je tout bas. C’était elle, monsieur, je l’avais bien vue passer à la lueur du feu. Elle portait quelque chose à la main comme une tasse qu’elle était venue prendre sur le feu, et elle la portait du côté de l’ombre, vers un lit qui était au fond de la chambre. Je tombai un instant à la renverse sur un tas de fagots qui étaient sur le rocher, et il me fallut un effort et du temps pour me remettre sur mes jambes et pour reprendre ma place à la lucarne. Alors non-seulement je vis mais j’entendis distinctement une voix cassée et amicale, la voix de ma mère, qui disait du fond du lit : « Merci, ma pauvre Denise je te donne bien des ennuis et je te fais coucher bien tard et lever matin mais, grâce à Dieu, tu n’auras pas longtemps à prendre ces peines ; le bon Dieu ne tardera pas à me mettre en repos. »

Ah ! monsieur, je compris que ma mère était bien malade, mais qu’au moins je pourrais lui dire adieu et recevoir sa bénédiction avant son décès. Le cœur me fendit et je me pris à pleurer.

XX.

Je passai la main contre la vitre pour effacer le brouillard de mon souffle qui m’empêchait de nouveau de tout voir dans la chambre, et voilà ce que je vis :

D’abord, l’escabeau de ma mère auprès du feu était vide on avait mis dessus le coffre à sel et le sac de farine de blé noir. Je compris que ma mère ne sortait plus du lit depuis longtemps, et que sa place était pour jamais vacante au coin de la cendre.

Ensuite, je vis le petit trépied de bois de noyer sur lequel s’asseyait tous les soirs mon frère pour tiller le chanvre, renversé, les pieds en l’air, dans un coin de la chambre. Son bâton d’aveugle, qu’il tenait toujours entre les jambes, même à la maison, pour toucher de loin ceci ou cela, était rangé avec des manches de pioche et de râteau contre le mur, le long de la pierre de la cheminée, et il y avait dessus de la poussière et des toiles d’araignée. Je me doutai que mon pauvre frère était mort, puisque l’aveugle n’avait plus besoin de bâton. Dieu ! déjà deux places vides en si peu de temps. Je fondis en larmes, et je m’écartai un moment de la lucarne, de peur qu’on ne m’entendît sangloter du dedans.

Ce que c’est que de nous, monsieur ! Essayez donc de vous en aller huit ans de votre château, qu’on dit si plein de monde, de tendresse, de richesse, et puis revenez-y, vous verrez. Ah non, monsieur, je ne vous souhaite pas un quart d’heure comme celui-là !

XXI.

Je revins à la fenêtre après avoir pleuré. Denise venait de se rasseoir devant le feu pour déshabiller les enfants car il y avait deux petits enfants de quatre à six ans qui allaient et venaient à travers la maison pendus à son tablier j’avais oublié de vous le dire.

Donc, je pus voir Denise tout à mon aise, , car elle avait le dos de sa chaise tourné contre la porte et le visage, bien éclairé par la flamme, tourné du côté de la lucarne. Ah ! monsieur, ce n’était plus la même Denise que j’avais laissée. Elle était tout autre, mais on reconnaissait bien toujours la même sous l’autre, la belle jeune fille de dix-huit ans sous la jeune veuve de vingt-six ans. Il semblait qu’il n’y eût qu’à passer la main sur l’ombre de son visage pour la retrouver tout comme elle avait été avant mon tour de France. Elle avait sa robe de laine galonnée de noir, ses joues plus blanches, les coins de la bouche un peu plus abaissés vers le menton, le tour des yeux un peu plus taché de bleu, comme quelqu’un qui a reçu une légère meurtrissure au-dessous des paupières, le corsage un peu plus bas, les bras encore plus blancs de peau et tant soit peu plus maigres.

Une personne qui n’a pas vieilli, mais qui a souffert ou qui a pleuré les nuits, enfin ! voilà comme était Denise ! Ah ! je ne pouvais pas en détacher mes yeux, et je me disais Pauvre Denise ! pauvre Denise ! que n’étais-je là pour t’épargner des peines et de l’ouvrage ! Je t’aime encore mieux comme cela que quand il n’y avait pas une larme dans le coin de tes yeux et pas un coup de doigt de chagrin sur la peau de tes joues ! Dieu que tu me plais mieux encore ainsi que plus jeune et plus avenante ! Ah ! je ne pourrai plus être ton fiancé ! Mais que je voudrais être ton secours et ton serviteur, sans autre gage que de voir et de tenir tes petits enfants orphelins sur mes genoux !

XXII.

Quand elle les eut à moitié déshabillés, ses deux petits, je veux dire un garçon de six ou sept ans et une petite fille de quatre ou cinq ans, et qu’on vit leurs jolies petites épaules roses qui sortaient de leurs chemises de toile bien propre, elle les fit mettre à genoux devant son tablier, et je l’entendis qui marmottait à demi le Pater, dont elle leur faisait répéter les mots, les mains jointes, presque endormis qu’ils étaient déjà. Dieu ! que c’était joli à voir, monsieur, cette jeune femme avec ces petits dont le bon Dieu avait pris le père, toute seule abandonnée au milieu de la montagne, la nuit, à côté d’une vieille mère mourante faisant parler ses deux jolis enfants du père qu’ils ne voyaient pas dans le ciel, tout comme s’ils l’avaient vu, et les embrassant après sur le front ou sur la bouche, pour les récompenser d’avoir bien dit son nom après elle !

Quand ça fut fini, elle leur dit : À présent que vous avez bien dit votre prière au bon Dieu pour nous, mes petits, il faut que nous la disions en finissant pour les autres. Et, comme pour mieux fixer leur attention par quelque chose de visible, elle tendit le bras gauche contre le mur, et elle en détacha quelque chose qui pendait à un clou à côté de la cheminée. C’était mon sac de tailleur de pierre, monsieur, que j’avais laissé à la maison par oubli le jour où je m’étais sauvé sans dire adieu à mon frère, et qui était resté là, comme un souvenir de moi, juste où je l’avais mis. Elle le prit donc et le mit sur ses genoux devant les mains jointes des deux enfants. Je vis briller quelque chose sur le sac, monsieur c’était la croix de laiton de son ancien collier, qu’elle m’avait voulu donner en partant et que je n’avais pas voulu prendre. Il paraît que depuis ce jour elle n’avait pas voulu remettre ce collier et cette croix à son cou, et qu’elle les avait laissés attachés avec une épingle sur mon petit sac de cuir.

— Allons, mes enfants, dit-elle, maintenant faites une prière devant ce crucifix au bon Dieu, pour qu’il mette l’âme de votre père dans son paradis.

Et les petits baissèrent la tête comme elle.

— Faites une prière pour que le bon Dieu soulage et guérisse votre grand-mère, qui est malade, et pour qu’il nous la conserve au moins jusqu’à ce que vous soyez grands.

Et ils baissèrent la tête comme elle.

— Faites une prière pour votre oncle Claude, dont nous parlons tous les jours, et dont voilà le sac sous ce crucifix, afin que, s’il est mort, le bon Dieu lui fasse grâce et miséricorde parmi ses anges, et que, s’il est vivant, le bon Dieu prenne soin de lui dans les pays bien loin, bien loin, où il voyage, qu’il lui fasse trouver une bonne femme et des enfants comme vous, qui l’aiment bien et qui le soulagent dans son travail.

Et ils baissèrent la tête comme elle, mais elle la tint plus longtemps baissée encore que pour les autres ; et, en approchant le crucifix et le sac de ses lèvres pour baiser la croix, elle toucha le sac de ses lèvres avant de le rependre au clou.

Et je connus que Denise avait encore son amitié pour moi. Je n’en voulus pas voir davantage, monsieur.


CHAPITRE XII.



I.

Le feu s’éteignit bientôt dans la chambre, le silence du sommeil s’établit dans la maison. Moi seul je rôdais dehors à tâtons et à la faible clarté du croissant de la lune, qui venait de se lever derrière les châtaigniers. Je ne savais pas ce que je voulais faire mais il m’était impossible de m’écarter. C’étaient comme des cordes qui me tiraient le cœur. Je fis quelques pas d’ici et de là je reconnus tous les endroits où j’avais été, enfant avec ma mère et mon frère, jeune berger, avec Denise : le puits, la source, les pruniers, le verger, le pré, les meules de paille. Il me semblait que tout me disait : Bonjour, Claude, il y a long temps que nous ne t’avons pas vu ! mais nous te reconnaissons toujours, comme la châtaigne reconnaît la coque où elle a été formée, quand on la remet dedans pour l’hiver. La clarté si douce de la lune en pleuvant sur les feuilles était comme une illumination secrète que les esprits de la montagne auraient allumée pour fêter en silence le retour de l’enfant de la montagne. J’étais calme, et je ne pouvais pourtant pas m’endormir.

II.

Après avoir tout parcouru et tout reconnu et même, il faut que je vous avoue toute ma bêtise, après avoir embrassé bien des pruniers, des cerisiers et des sureaux comme s’ils avaient eu un cœur sous l’écorce pour me rendre mon embrassement, je me rapprochai de nouveau de la hutte, et j’en fis le tour. Puis, lassé d’errer ainsi de droite et de gauche, je m’assis sur un tas de paille qu’on avait laissé le soir, pour litière, entre la porte de l’étable des chèvres et l’escalier de la maison. Étendu là, monsieur, je ne saurais pas vous dire combien de pensées et de pensées me roulèrent dans la tête, pendant que le croissant de la lune passait d’une colline à l’autre sur mes yeux. Le lit de l’abîme, que j’entendais murmurer en bas sous la nuit des feuilles, ne roula pas plus de gouttes d’eau cette nuit là. C’était si triste et c’était si doux tout à la fois !

Quand je pensais que mon pauvre frère aveugle n’était plus là, que ma mère était peut-être sur son lit de mort, tout inconsolée de ne pas voir au moins un de ses deux enfants à son chevet, le cœur me fendait. Puis, quand je pensais que Denise était là-haut, toujours si charmante et si tendre, veillant auprès de ma mère ou dormant à côté des berceaux de ses deux petits, et qu’elle m’aimait encore d’assez d’amitié pour avoir appris mon nom de Claude à ses enfants et pour leur faire prier le bon Dieu pour moi sur son crucifix et sur quelque chose qui venait de moi, je me trouvais néanmoins le plus heureux des hommes qui étaient sur la terre. Dans ce combat si long et si indécis de la peine et du contentement, mes idées se brouillèrent, mes yeux se fermèrent ; je rabattis le manteau de mendiant de l’idiot sur ma tête, comme nous faisons de nos vestes, nous autres quand nous voulons dormir je me tournai le visage du côté du mur, et je m’endormis en me disant en moi-même : Tu te réveilleras avant le jour, et tu t’en iras là-haut te cacher sous les châtaigniers, pour n’entrer à la maison qu’après que le soleil sera bien haut et que ta mère sera bien réveillée, la pauvre femme !

III.

Je croyais me reposer seulement quelques heures, et ne pas m’endormir assez pour ne pas entendre le coq chanter.

Mais, monsieur, la lassitude du corps, et encore plus la lassitude de l’esprit et du cœur par toutes les idées qui m’avaient battu le front depuis deux longues journées, trompèrent mon espérance, et je m’endormis si fort et si bien que ni le chant de l’alouette, ni le quiqui-riqui du coq, ni le mugissement de cent bœufs appelant le bouvier dans l’étable, ne m’auraient pas tant seulement réveillé. Le bon Dieu le voulait, quoi ! J’étais aussi mort et aussi sourd que les pierres de l’escalier que j’avais taillées.

Hélas ! ce fut peut-être un grand malheur. Il aurait mieux valu pour tous que j’eusse été sous les châtaigniers et que j’eusse reculé dans mon envie de rentrer à la hutte, même pour recevoir la dernière bénédiction de ma mère.

IV.

Je ne sais combien de temps je dormis, monsieur ; mais voilà que tout à coup j’entends de légers sabots descendre les marches de l’escalier de la maison, droit au-dessus de ma tête, puis des sabots plus légers et plus petits qui descendent après, puis qu’en ouvrant les yeux je vois le grand jour à travers les fentes de mon manteau, puis que j’entends deux petites voix d’enfants effrayés qui disent : — Mère, regarde donc, voilà l’innocent couché contre le mur ; nous n’osons pas passer. — Passez, passez, mes petits, répond une voix douce de femme : c’était celle de Denise) venez, venez, l’innocent ne fait de mal à personne. Il dort là, le pauvre homme parce qu’il n’aura pas trouvé de grange ouverte cette nuit ne le dérangez pas de son sommeil, vous lui porterez une écuelle de lait et du pain quand j’aurai trait les chèvres.

Et elle entra à l’écurie pour traire le troupeau, en passant si près de moi que je sentis le vent de son tablier sur mon visage.

V.

Je vous laisse à penser, monsieur, ce que j’étais dans ce moment. J’aurais voulu être à cent pieds sous la terre et m’en sauver bien loin, bien loin, de peur d’être vu par Denise dans ces habits de mendiant. Qu’allait-elle penser de moi ? Mais les deux petits étaient restés là, dehors, à côté de moi, ne faisant quasi pas de bruit par respect pour la mère, et se mettant leurs petits doigts sur la bouche en me regardant dormir, de peur de moi et de peur de désobéir à Denise. Je n’osais donc pas remuer. Je me disais : Quand elle aura repassé avec le seau de sapin à la main pour remonter à la maison chercher l’écuelle et le pain, et que ses petits l’auront suivie en haut, je me sauverai, et on ne saura pas ce que je suis devenu quand ils redescendront pour me réveiller.

VI.

Mais malheureusement il y avait une écuelle à l’écurie et un morceau de pain du petit berger sur la planche au-dessus de ma tête, à côté de la porte. Donc, en sortant de traire les chèvres, Denise, toujours aussi compatissante qu’autrefois au pauvre monde tenant à la main une écuelle pleine de lait et prenant sur la planche un morceau de mie de pain qu’elle trempa dedans, s’approcha de moi tout près, se pencha avec bonté, et, me parlant de sa voix la plus douce : — Réveillez-vous pauvre Benoît, qu’elle me dit, il fait grand soleil, il y a bien longtemps que vous dormez ; vous devez avoir besoin de déjeuner. Voilà une écuelle de lait et du pain ; prenez, et vous prierez le bon Dieu pour toute la maison… et pour Claude !… ajouta-t-elle encore d’une voix plus tendre.

Ah ! monsieur, mon nom dans ses lèvres et ne pas oser embrasser le bout de ses sabots ! Vous figurez-vous ?

Mais je me sentis comme foudroyé de je ne sais quoi au front, au cœur et dans tous les membres. Le bon Dieu m’aurait, je crois, dit de bouger, que je n’aurais pas fait un mouvement. Je n’en fis aucun, monsieur ; j’espérais qu’elle s’en irait sans m’avoir réveillé.

VII.

Mais Denise, inquiète de ce que je ne lui répondais pas et de ce que je retenais même mon souffle pour ne pas remuer, croyant sans doute que j’étais tombé là, malade ou exténué faute de nourriture, m’appela encore plus haut, et, ne recevant pas toujours de réponse, mit son seau à terre, prit l’écuelle de la main gauche, et de la main droite tira mon manteau de dessus mon visage pour que le soleil m’entrât dans les yeux et me réveillât.

Qu’est-ce que je devins, monsieur, et qu’est-ce qu’elle devint elle-même, quand mon manteau soulevé par sa main lui laissa voir en plein soleil, au lieu du visage de l’idiot qu’elle s’attendait à trouver là, quoi ? le visage et la figure de son fiancé Claude, couvert des haillons d’un mendiant !

VIII.

Elle jeta un cri qui fit sauver les enfants et les poules par toute la cour elle laissa tomber de ses doigts l’écuelle et le lait sur l’herbe, et elle tomba elle-même à la renverse, la main droite soutenant à peine son pauvre corps sur la première marche de l’escalier.

Je me levai pour courir à son secours.

Les enfants revinrent regarder et pleurer à grands cris.

La vieille mère sortit au bruit, à moitié vêtue, sur la galerie, pour voir quel malheur était arrivé à Denise.

Elle me reconnut, jeta un cri, étendit les bras. J’y courus, je l’embrassai, je la reportai sur son lit de mort.

Puis je vins relever et consoler Denise à moitié évanouie de sa peur, et je la soutins dans mes bras pour la ramener toute tremblante à la maison et pour la rasseoir sur le banc de bois auprès de la nappe.

IX.

« Est-ce bien vous, Claude, sous ces pauvres habits ? me dit-elle. — Est-ce bien toi, mon pauvre enfant, sous cette besace de mendiant ? Est-ce que la maison est assez malheureuse pour qu’un enfant des Huttes si gentil au travail et si serviable aux autres cherche aujourd’hui son pain de porte en porte ? Ah ! mon Dieu !…

Je les rassurai bien vite en leur avouant pourquoi j’avais changé d’habits avec l’idiot sur la côte de Milly afin de ne pas être reconnu des bergers et de savoir des nouvelles de la maison, sans y rentrer pourtant si… Je n’osai pas achever toute ma pensée, de peur de rappeler le passé à Denise ; mais je tirai du gousset de mon gilet une poignée de pièces de trente sous que j’avais gagnées et mises de côté cette fois, à Lyon et à Mâcon, pour la maison, si on avait besoin d’argent, et je montrai à ma mère et à Denise les manches de ma chemise qui était de belle toile de coton rayée, comme les plus fières filles du pays auraient été bien heureuses d’en avoir de pareille pour se faire des gorgères ou des tabliers.

À ces signes les deux femmes restèrent convaincues que je n’étais pas devenu un mauvais sujet et un mendiant rentrant chez lui pour avilir sa famille.

X.

Elles me firent boire et manger avec les enfants, qui s’accoutumaient à moi et qui riaient en s’affublant du manteau et de la besace du mendiant. Je leur racontai en peu de mots mes voyages de tour de France. Mon Dieu ! Que le monde est grand ! disaient-elles à mes racontances. Denise devint toute pâle quand ma mère me demanda si je n’avais pas fait rencontre d’une fille qui me plût et si je n’étais fiancé avec aucune. Puis Denise devint toute rouge et sortit, sous couleur d’aller donner de l’herbe aux cabris, quand j’eus répondu que non, et que je n’avais jamais pensé à me marier.

Alors, quand je fus seul avec ma mère, elle profita de ce que nous n’étions que nous deux, et elle me raconta ce qui s’était passé pendant mon absence à la maison, en se dépêchant et en parlant bas pour ne pas faire pleurer Denise.

XI.

« Ah ! mon pauvre Claude, commença-t-elle par me dire, que j’ai donc eu tort et que j’ai besoin d’être pardonnée par toi Il ne faut jamais vouloir autrement que le bon Dieu veut, vois-tu, mon garçon, ou bien tôt ou tard notre volonté est écrasée sous la sienne. Tu aimais Denise, Denise t’aimait ; j’ai voulu autrement que vous j’ai trop aimé mon pauvre Gratien. C’était bien naturel, puisqu’il était le plus affligé de mes enfants ; j’ai pensé qu’il n’y avait que Denise qui pût le consoler dans sa triste vie. Elle m’a obéi par sacrifice, la bonne fille ! Elle m’a dit : — Ma tante, j’épouserai celui que vous me direz, puisque je vous dois tout et que vous êtes comme ma mère. Je t’ai fait partir, pensant que toi, qui étais un fort garçon et qui avais tes bras et tes yeux, tu trouverais assez d’autres fiancées, pendant qu’il n’y en avait qu’une pour l’aveugle. Et qu’est-ce qui est arrivé ? Le voilà, mon garçon.

XII.

Le chagrin est entré par la porte de la maison avant que tu l’eusses refermée, vois-tu ! Denise a d’abord fait une maladie qui a duré six mois et qui lui a enlevé les bras, la force et les couleurs elle était devenue pâle comme les violettes à l’ombre sous les coudriers.

L’aveugle ne pouvait pas s’en douter, puisqu’on ne le lui disait pas, et il la croyait le lendemain comme la veille. Sa complaisance et sa douceur étaient toujours les mêmes, et le son de sa voix avait pris quelque chose de plus tendre qu’autrefois. On aurait dit le son d’une cloche fêlée par le marteau. Il croyait que c’était un signe de son amitié augmentée pour lui, le pauvre innocent ! Il attendait impatiemment le moment où je lui dirais : — Tu peux parler à Denise.

XIII.

À la fin, je le lui dis. Denise consentit sans murmure à ce que je lui commandai. Elle n’avait rien contre Gratien : au contraire, elle l’aimait comme un frère malheureux.

Elle se consacrait à son cœur toute sa vie, comme le chien que nous lui avions donné quand il était enfant s’était attaché à ses jambes, qu’il ne voulait plus quitter. Je les fiançai un an après ton départ, et ils ne tardèrent que jusqu’après la Saint-Jean à se marier. Cela ne fit ni bruit, ni joie, ni changement dans la maison, pas plus que s’il y était entré une nouvelle servante. Gratien était bien heureux, et Denise ne montrait point sa pensée. Seulement, si ton sac venait à tomber du clou à terre ou si quelque parent passant par les Huttes demandait de tes nouvelles et disait ton nom, elle s’en allait appeler ses poules ou balayer le palier de l’escalier. Mais jamais un mot plus haut que l’autre entre nous trois.

XIV.

Trois ans passèrent comme ça, et Denise eut d’abord sa fille, puis son garçon. Il semblait que ça devait mettre du bonheur de plus à la maison. Eh bien non, ça ne fut pas comme je croyais.

Voilà qu’un soir qu’on parlait de toi dans le pays, un garçon de Saint-Point revenant de l’armée passa aux Huttes, rencontra l’aveugle sur le pas de la porte, et lui dit : — Je reviens de Toulon sur mer ; ton frère Claude travaille au chantier du fort, mais il ne travaillera pas longtemps, le malheureux ses camarades disent qu’il a le chagrin au cœur, qu’il ne veut ni se divertir, ni boire, ni rire avec eux, qu’il est plus sec que son marteau et plus maigre que sa scie, et qu’il ne passera pas l’hiver en vie. Il vient de partir. On ne sait pas pour quel autre chantier. Je n’ai pas pu le trouver pour lui demander ses commissions pour le pays.

Ce pauvre soldat ne savait pas le mal qu’il faisait. Ça fut le coup de mort pour l’aveugle. Denise, qui était dans le fond de la maison à donner le sein à sa petite, avait tout entendu aussi elle ne fit semblant de rien, mais ça lui tourna son lait tellement que nous fûmes obligés de faire nourrir la petite par une de nos chèvres.

Quant à l’aveugle, il jeta un cri et se battit le front avec les deux mains, comme s’il avait vu, pour la première fois, un éclair du bon Dieu. Ah ! j’ai tué mon frère ! qu’il me dit le soir tout bas en rentrant ; c’est mon bonheur qui lui coûte le sien : je ne puis plus vivre !

XV.

Depuis ce jour il n’eut plus un moment de paix ; Denise elle-même n’en pouvait obtenir un mot de consolation. Sa voix même, autrefois si nécessaire à son oreille, semblait lui faire mal. Il ne dormait plus, il ne mangeait plus de bon cœur, il ne voulait plus que les enfants ni Denise restassent auprès de lui dans la cour ou dans la maison. Il alla coucher tout seul avec les moutons dans l’écurie. Il ne voulait pas même de moi pour le consoler. Il me disait : C’est vous qui les avez sacrifiés pour mon bonheur, vous avez eu tort, et moi j’ai été un Caïn ! Que le bon Dieu nous pardonne à tous et qu’il me prenne vite ! Je veux aller là-haut demander pardon à mon frère ! Je fis venir le médecin ; le médecin me dit : Cet homme n’a point de mal, c’est le moral ; il faut s’en rapporter au temps, et lui complaire en tout, pauvre femme !

Au bout de six mois, il mourut, sans maladie, en te demandant pardon, comme si tu avais été là, devant son lit, et en disant Denise, Denise, ne me reproche pas dans l’éternité de t’avoir aimée à la place d’un autre ! J’ai volé le bonheur d’un autre à ton cœur ! Je suis content de mourir pour punition de mon malheur ! et tant d’autres choses comme celle-là, mon pauvre Claude.

Denise, les enfants et moi, nous le pleurâmes pour tant bien ! Il était si bon, c’est sa bonté qui l’avait tué.

XVI.

Il y a de cela près de deux ans, mon pauvre enfant. Depuis ce moment le temps a été dur pour nous, vois-tu ! Le mal me reprit avec les remords de ton malheur, de celui de Denise, et avec le chagrin de la mort de ton frère. Mes bras perdirent leur force comme mon cœur mes jambes ne me supportaient plus pour aller aux champs ; à peine mon orne commencé, il fallait m’appuyer sur le manche de mon râteau. Je n’étais plus bonne qu’a filer ma quenouille, assise sur le buisson, en gardant les bêtes.

La Denise, assez occupée à ses deux petits déjà, était donc obligée de se lever avant le jour et de se coucher après minuit pour tout faire, les orges, les foins, les châtaignes, piocher, sarcler, moissonner, rapporter les gerbes, égrener les épis, battre les châtaigniers, enfin tout. Elle n’y pouvait pas suffire, la pauvre enfant, et le pain commençait à devenir rare sur la nappe. J’ai été forcée de m’aliter il y a trois semaines. Il a fallu que les bêtes se gardent toutes seules avec le chien. Denise passe les jours à mon chevet pour me soigner. La misère était à la porte aussi bien que le chagrin et la mort, quand le bon Dieu t’a envoyé. Qu’il te bénisse comme je te bénis, mon pauvre Claude ! Peut-être il y aura du remède à tout, si tu peux rester avec nous maintenant, devenir l’ouvrier de ta mère, le père des petits, et qui sait, ajouta-t-elle en pleurant, une seconde fois le fiancé de Denise ?

Ah ! que oui, répondis-je, ma mère ! Si Denise ne me méprise pas, à présent qu’elle m’a vu sous ces habits de mendiant, je resterai, je ne m’en irai plus jamais ; j’aimerai ces petits comme les fils de mon frère et comme les miens ; j’aimerai Denise comme je l’ai aimée toujours et comme elle consentira que je l’aime.


CHAPITRE XIII.



I.

Ça fut dit, et je partis pour aller acheter à Mâcon une veste et du linge de ma condition, à la place des haillons de l’idiot.

À mon retour, le lendemain, ma mère avait tout dit à Denise. Elle me fit bonne grâce en rentrant et me trempa la soupe au bout de la table, à l’endroit où elle me la trempait quand elle était fille et que j’étais son fiancé. Je prenais le petit et la petite sur mes genoux, et je les embrassais bien fort, afin qu’elle comprît que c’était pour elle que je les aimais tant. C’est qu’en effet la petite lui ressemblait, monsieur, et qu’en l’embrassant, il me semblait en embrasser deux.

Mais nous ne nous parlions pas, parce que ma mère disait qu’il fallait avant une permission du maire et une dispense du curé pour se marier entre beau-frère et belle sœur.

C’est alors que je descendis au château, monsieur, et que votre mère, qui était si serviable et si aimée dans toute la montagne, me reçut gracieusement et me fit avoir les papiers. Je vous vis bien alors tout jeune dans le jardin avec vos sœurs. Je ne savais pas que vous viendriez un jour si souvent sur ces roches, vous entretenir avec un pauvre homme comme moi.

II.

Quand j’eus les papiers, monsieur, alors nous nous parlâmes comme nous nous étions parlé autrefois sous les noisetiers et le long des buissons. Seulement les enfants cueillaient des coquelicots ou dénichaient des nids de rossignols autour de nous, en revenant à chaque instant les montrer à moi et à leur mère. Denise souriait en pleurant et pleurait en souriant, comme une nuée d’avril. Elle était encore plus jolie qu’à dix-huit ans, depuis qu’elle dormait toute sa nuit, que le pain et le laitage abondaient sur la table, grâce à mon économie, et qu’elle me sentait là, à côté d’elle, sans que personne pût jamais y trouver à redire et nous séparer. Je lui avais acheté des habits de laine bleue galonnés de rouge, avec des tabliers de coton rayé et des souliers à boucles de laiton, aussi luisants que son crucifix. Ses joues étaient devenues roses comme des pommes d’oiseau. Elle courait sur la pente des prés après sa petite, aussi légère que si elle avait été sa sœur. Étions-nous jeunes ! Étions-nous fous ! Étions-nous heureux, monsieur ! Le jour approchait où nous devions descendre avec toute la famille pour nous marier au village. Ma mère en avait rajeuni elle-même, et commençait à revoir le soleil dans la cour. Ces neuf ans n’étaient rien qu’un mauvais rêve qui semblait n’avoir duré qu’une nuit.

III.

En attendant, j’avais repris mon état pour remettre un peu d’aisance dans la maison et pour acheter le cabinet et le linge qui fait dans le pays le mobilier des nouveaux mariés. Comme j’avais été si longtemps absent de la vallée de Saint-Point, et que les autres tailleurs de pierre ne travaillaient pas à si bon marché pour le pauvre monde, le pauvre monde des hameaux de la montagne avait bien de l’ouvrage à me commander. Celui-ci avait marié sa fille, et il voulait bâtir une chambre de plus pour son gendre ; celui-là avait vu s’écrouler sa grange, son évier ou son pigeonnier. Les femmes me demandaient des mortiers à sel, les hommes des meules, les bergers des auges pour leurs bœufs, les laboureurs des bouts de roue pour leurs portes. Je gagnais, en gagnant petit, plus qu’il ne fallait pour fonder notre ménage. J’avais déblayé ma vieille carrière, entre les Huttes et la vallée, de tous les gravois que les éboulements et les pluies y avaient accumulés depuis neuf ans, et de toutes les ronces qui avaient poussé à travers. J’avais fait, sous les beaux sapins où Denise venait autrefois m’apporter ma mérende, un découvert en voûte creux comme une caverne, d’où je tirais des blocs épais, carrés, sains et jaunes comme du beurre, qui auraient suffi à construire un pilier de cathédrale. J’avais retrouvé mes bras de dix-huit ans. À chaque coup de pic, je me disais, en voyant tomber ma sueur en gouttes de pluie sur la pierre : C’est pour elle ! Et je me sentais plus vigoureux le soir que le matin. Ah ! c’est un bon repos que l’amour tranquille dans le cœur !

Et à la maison tout le monde était gai, jusqu’aux petits.

IV.

Ma mère avait fait des beignets et des gaufres de sarrasin pour le jour de la noce, qui était le mardi de la Saint Jean d’été. Elle avait invité les parents, garçons et filles, qui étaient au village ou répandus ici et là dans les hameaux. Il y en avait une douzaine, petits ou grands, tant fils et filles du coquetier que d’autres. Les tailleuses étaient venues faire la robe et la coiffe de noces à Denise, et elles lui essayaient tout le jour tantôt ceci, tantôt cela. Vous auriez entendu jaboter et rire dans la maison du matin au soir.

V.

Moi, monsieur, je riais un moment avec eux, et puis je redescendais travailler, mais sans tenir longtemps au travail depuis les derniers jours. Mon cœur était trop avec Denise. Pourtant j’avais préparé aussi une surprise à la noce et un bouquet, comme on dit, au feu d’artifice de la Saint-Jean, qu’on a coutume d’allumer sur nos montagnes la veille de cette fête, et un coup de boîte plus fort que ceux qu’on tire chez nous aux noces en signe de réjouissance. Je travaillais secrètement depuis huit jours à creuser une mine comme j’en avais vu creuser dans les rochers de Toulon, capable de faire sauter toute la voûte sous les sapins de ma carrière, et de me donner sans peine des matériaux pour tailler pendant plus de six mois.

Je n’en avais rien dit à personne, pas même à Denise, pour que ça partît à la fin du repas des noces, et que chacun à une lieue de là, sur les montagnes et dans la vallée, dît en l’entendant éclater : Voilà le coup de noce du tailleur de pierre. Je l’avais remplie d’un demi-quintal de poudre bien bourrée avec de la sciure de pierre par-dessus. De peur de malheur j’y avais attaché une mèche qui brûlait lentement et que j’avais recouverte de gravier, de poussière et d’herbe sèche, pour que les pieds des bêtes ne la dérangeassent pas. Il n’y avait que moi qui connusse la touffe d’orties où le bout de la mèche était enroulé en sortant de terre près de la carrière, au bord du chemin.

VI.

Le matin de la veille des noces, j’allai encore à la carrière pour ne pas me casser les bras, comme on dit ; je donnai quelques coups de pic et de levier dans mes pierres, je visitai ma mèche, je préparai mon amadou avec une traînée de poudre arrivant jusqu’au chemin, et je me dis en remontant : Tu battras le briquet, la poudre prendra feu, l’amadou s’allumera, il communiquera lentement le feu à la mèche ; tu auras le temps, sans te presser, de remonter jusqu’aux Huttes, tu prendras un verre pour boire à la santé des parents en embrasant Denise, et le coup partira. C’était mon idée, monsieur.

VII.

Cela fait, je descendis, tout courant, au village de Saint-Point pour acheter six bouteilles de vin blanc, afin de faire boire le lendemain à la noce. Je m’amusai un peu avec l’un, avec l’autre, avec le cabaretier, avec le sonneur, avec le curé et sa servante. Chacun m’arrêtait, me faisant compliment sur le bonheur que j’avais d’épouser une si brave et une si belle veuve ; car elle était bien aimée et connue, quoiqu’on ne la vît que par hasard à l’église, aux grandes fêtes, et jamais aux danses. On l’appelait, comme je vous ai dit, la sauvage des Huttes ; mais on ne l’estimait que plus. On m’offrait un verre de vin partout, je ne pouvais pas refuser sans être malhonnête ; je bus quelques coups de trop. La preuve, c’est que moi, qui ne faisais que siffler en travaillant dans mon chantier, je remontai aux Huttes qu’il était déjà quasi nuit, et en chantant si haut que ma voix faisait sauver les oiseaux déjà couchés dans les buissons et sur les arbres.

VIII.

Je ne pensais qu’à mon bonheur d’être le lendemain le compère de Denise, et de redescendre là avec elle, qui aurait un gros bouquet à sa gorgère, et un autre d’œillets rouges sur sa coiffe. Je la voyais d’avance à mon bras, avec ses beaux souliers aux pieds ou à la main, de peur de les déchirer sur les cailloux. J’avais tout à fait oublié que c’était aussi la veille de la Saint-Jean, le soir où l’on promène des torches de paille enflammée et des mâts de sapin allumés sur les montagnes.

En approchant de mon chantier dans l’ombre, j’entendis quelques bruits dans les feuilles, et comme un chuchotement de voix de femmes et d’enfants de l’autre côté de la carrière, tout en haut, sous le grand sapin. Je m’arrêtai et je me dis : Ce sera Denise, les tailleuses et les enfants qui seront venus à ma rencontre, par surprise et par badinage, ne me voyant pas remonter si tard. Et ce n’était que trop vrai ; car, au moment où je pensais cela, j’entendis la voix claire et tremblante de Denise qui me huchait de toute sa force, tout en riant, d’un bord de la clairière à l’autre. Les enfants huchèrent de leur jolie petite voix comme elle, en criant gaiement Claude ! Claude ! à travers les bois.

Je répondis en huchant aussi pour que ma voix montât bien fort vers eux, qui étaient en haut et moi en bas : Denise ! Denise ! c’est toi ! c’est moi ! Et je fis quelques pas en courant pour aller les embrasser en contournant les bords escarpés de ma carrière.

Mais à ce moment, monsieur, une grande lueur m’entra tout à coup dans les yeux, et une douzaine de voix de garçons, de jeunes filles et d’enfants se mirent à hucher aussi du côté opposé à l’élévation où j’avais entendu Denise. C’étaient les garçons, les filles et les enfants de la noce du lendemain qui étaient venus, pour me faire fête et surprise, passer la nuit aux Huttes et promener en signe de réjouissance leurs torches de paille et leurs mâts de sapin allumés autour de Denise et de moi. Ils venaient d’y mettre le feu en m’entendant répondre à Denise, et ils s’avançaient en poussant des cris de joie et en secouant leurs flammes et leurs étincelles au-dessus de leurs têtes dans la nuit.

IX.

À la réverbération de ces torches enflammées, je vis clairement Denise au sommet de la carrière, droit sur la voûte en face de moi. Son garçon la tenait par la main, et sa petite fille était pendue à son cou, assise sur son bras, comme on représente la sainte Vierge portant l’enfant Jésus. Elle regardait vers moi avec un visage de bonheur et d’amour, tout illuminé en rouge par le feu des Bordes. Je lui tendis les bras, puis tout à coup je poussai un grand cri, et je lui fis signe de se sauver de là où elle était.

Ma pensée venait de me frapper comme un coup de marteau dans la tête. Les garçons et les jeunes filles s’approchaient d’abord du chemin où j’avais semé mon amorce sur mon amadou le matin. Une étincelle emportée par le vent suffisait pour allumer la mèche et pour faire sauter le rocher sur la caverne où était Denise !

Hélas ! monsieur, je pensais trop tard. Je n’avais pas eu le temps de décoller ma langue de mon palais et d’étendre la main vers Denise, qu’un coup de tonnerre souterrain éclata sous ses pieds, et que je la vis lancée avec ses deux petits enfants encore à son cou à la hauteur de la tête du sapin, et retomber au-dessus d’un nuage de fumée comme une sainte descendant du ciel, s’engloutir avec eux dans la voûte qui venait de s’entrouvrir et de se refermer avec le bruit de l’écroulement du monde sur elle !… Grand Dieu ! que ne se referma-t-il du même coup sur moi !

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Je ne pus retenir un cri d’horreur et une larme de pitié.

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X.

Je vis que le pauvre homme ne pouvait plus poursuivre. J’eus compassion de son déchirement. Je me hâtai de l’entraîner vers un autre site et de détourner sa pensée de cet horrible dénouement de son amour, remettant à un autre jour les détails de l’événement dont on s’entretenait encore dans toutes nos montagnes. Il me comprit, il se leva tremblant, pleurant et priant. C’était la volonté de Dieu, monsieur. Il s’inclina comme sous la main divine qu’il aurait sentie sur sa tête.

Nous reprîmes tous deux en silence le chemin de la vallée. En passant au bord de la carrière abandonnée, il détourna la tête. J’aperçus une croix de pierre contre un vieux tronc de sapin que je n’avais pas encore remarqué, au-dessus d’un large éboulement. C’était sans doute la place où il avait vu, après l’explosion, Denise soulevée vers le ciel comme une sainte au-dessus du nuage.

Il m’accompagna cette fois jusqu’au bord des prés. Je semblais lui être devenu plus cher depuis que j’avais pleuré Denise avec lui.


CHAPITRE XIV.



I.

Quand je le revis le dimanche suivant, Hélas ! monsieur, me dit-il, que venez-vous chercher ? je n’ai plus rien à vous dire. Denise fut retrouvée morte, avec ses deux enfants, par les pionniers, dans les débris de la caverne. Le médecin dit qu’ils étaient déjà morts asphyxiés et foudroyés par la fumée et le feu de la mine, avant de retomber dans le sépulcre que je leur avais creusé.

On les reporta là, à la place où vous êtes, à côté de ma mère, qui n’avait pas pu survivre un seul jour à notre malheur. Si vous dépliiez cette couverture de gazon sur ce lit de terre, vous reverriez toute une famille.

Ils me gardent la place, comme vous voyez, monsieur : voilà mon lit de noce à côté de Denise.

Je vis un vide entre deux tombeaux.

— Et vous vivez là, lui dis-je avec pitié, toujours face à face avec votre amour évanoui ?

— Je ne pourrais plus vivre ailleurs, me dit-il mon cœur y a pris racine comme ce buis, qui puise sa sève dans la mort.

— Et ne murmurez-vous donc jamais en vous-même, Claude, contre cette Providence qui vous a montré le bonheur de si près deux fois, pour vous le ravir lorsque vous croyiez le tenir dans vos bras ?

— Moi murmurer contre le bon Dieu, monsieur ? s’écria-t-il. Oh ! non ! il sait ce qu’il fait, et nous, nous ne savons que ce que nous souffrons. Mais je me suis toujours imaginé que les souffrances, c’étaient les désirs du cœur de l’homme écrasés dans son cœur jusqu’à ce qu’il en sortît la résignation, c’est-à-dire la prière parfaite, la volonté humaine pliée sous la main d’en haut.

— Mais ce désir plié sous la main d’en haut ne se redressera-t-il jamais, Claude, comme le ressort comprimé, quand on enlève le poids qui le courbe ?

— Oui, monsieur ; mais s’il se redresse dans ce monde, c’est la révolte, et, s’il se redresse là-haut, c’est le paradis.

— Et qu’est-ce que le paradis, selon vous, Claude ?

— C’est la volonté de Dieu dans le ciel comme sur la terre, monsieur.

— Mais, si cette volonté se trouvait contraire à la vôtre là-haut encore, et vous séparait de nouveau de ce que vous aimez ?

— Eh bien, j’attendrais encore, oui, monsieur, j’attendrais une éternité sans murmurer, jusqu’à ce que le bon Dieu me dît : Voilà ce que tu cherches !

— Vous croyez donc fermement retrouver Denise ?

— Oui, monsieur.

— Et quand ?

— Quand il plaira à Dieu.

— Et, en attendant, souffrez-vous ?

— Je ne souffre plus, monsieur, j’aime et j’espère. Et vous croyez, n’est-ce pas, aussi ?

— Non, monsieur, je n’ai pas la peine de croire. Je vis de deux amours ; l’amour, n’est-ce pas la foi ? J’en ai pour deux.

— Ainsi, vous n’êtes pas trop malheureux ?

— Pas du tout, monsieur Dieu m’a fait la grâce de le voir partout, même dans mes peines. Peut-on être malheureux dans la compagnie du bon Dieu ?

II.

Je revins encore souvent pendant le même été visiter Claude et m’entretenir avec lui de choses et d’autres, mais surtout des choses d’en haut. Je trouvais toujours le même goût à sa simplicité et à l’onction de ses paroles. Il était pour moi comme un de ces troncs d’arbres où les mouches à miel ont laissé un rayon sous la rude écorce, et qu’on va sucer avec délices quand on le découvre, après une longue marche au soleil, au bord d’un bois.

Je passai quelque temps sans revenir à Saint-Point. J’y revins en 18…, je montai aux Huttes, je n’y trouvai qu’un chevreau sauvage qui broutait l’herbe poussée sur le seuil de la cabane vide et abandonnée. Un monticule de plus s’élevait dans l’enclos, à côté de celui où dormait Denise.

Je rencontrai en redescendant un des fils du coquetier, qui allait ramasser des prunes tombées sous le vent dans le verger des Huttes, pour en remplir les paniers de son âne.

— Claude est donc mort ? lui dis-je.

— Oui, monsieur, il y a deux ans à la Saint-Martin me répondit ce pauvre boiteux.

— Et de quoi est-il mort ?

— Oh ! il est mort de l’amour de Dieu, à ce que dit monsieur le curé..

— Comment, de l’amour de Dieu, Benoît ? On en vit, mais on n’en meurt pas, lui dis-je ; c’est peut-être aussi de l’amour de Denise ?

— Ah ! monsieur, voilà ! Il aimait tant le bon Dieu, celui-là, qu’il ne pensait plus à lui, pas plus qu’une hirondelle qui vient de sortir de sa coquille, et qui ne saurait pas manger si sa mère ne lui apportait pas un moucheron dans le nid. Il n’avait rien ramassé pour les années de maladie ; il travaillait pour l’amour de Dieu dans tous les hameaux. Il disait seulement à ceux dont il avait fait l’ouvrage : Si je viens à devenir infirme ou malade, vous me nourrirez, n’est-ce pas ?

Et en effet, monsieur, il eut la iambe cassée et l’épaule démise en relevant le toit de la cabane de la veuve Baptistine, qui s’était éboulée la nuit sur elle et sur ses enfants ; et en leur sauvant la vie, il perdit la sienne.

— Mais tout le monde eut bien soin de lui, n’est-ce pas, dans sa dernière maladie ? car on est bien charitable dans le pays, surtout quand il ne faut pas débourser un pauvre liard ?

— Oh ! oui, monsieur, on le reporta sur un brancard dans sa cabane, et un jour l’un, un jour l’autre, on y montait pour lui porter son pain et pour le retourner sur sa paille. Il n’aurait manqué de rien s’il avait voulu ; mais il avait si peur de faire tort au monde et de prendre quelque chose qui ne lui était pas dû, qu’il ne recevait absolument que son morceau de pain juste pour lui et pour son chien. Et quand on voulait lui faire accepter autre chose, comme un peu de viande ou un peu de bouillon pour le soutenir, ou une goutte de vin pour l’égayer, il disait : Non, je n’ai pas gagné cela de vous, je n’en veux pas ; je ferais tort à vos enfants. Enfin, il n’y avait ni raisons ni prières qui fissent ; il fallait tout remporter.

Un jour qu’il paraissait plus faible que de coutume, nous y allâmes, ma femme et moi, et nous lui portâmes une écuelle de bouillon de poulet que nous avions tué pour lui, et je lui dis : Prends, Claude. Nnous avons tué notre nourrin, et nous en avons fait la soupe.

— Oh ! que non, nous dit-il en regardant l’écuelle ; ce n’est pas là du bouillon de nourrin, vous avez tué une poule pour me régaler ; mais je ne prendrai pas votre bien, parce que je ne pourrais jamais vous le rendre.

Nous eûmes beau dire, monsieur, rien n’y fit ; il ne voulut pas boire le bouillon qui l’aurait fortifié ; il n’accepta que du pain. Ma femme laissa l’écuelle pleine sur la planche de son lit, et nous nous en allâmes. Le lendemain, quand je revins pour lui tenir compagnie le dimanche, l’écuelle pleine était encore où nous l’avions laissée, et lui, monsieur, il était mort de faiblesse avec son chien noir sur ses pieds. Ah celui-là était bien un saint du bon Dieu, allez !

III.

Maintenant, quand l’automne me ramène à Saint-Point, je remonte une fois aux Huttes, au moment où les feuilles des châtaigniers tombent. La tombe du pauvre Claude m’inspire la prière, la résignation et la paix. J’aime à m’y asseoir au coucher du soleil à penser à Denise et à lui réunis sous les rayons du soleil qui ne se couche plus.

IV.

Et cet homme me manque dans la vallée. La petite lampe que je voyais de ma fenêtre luire la nuit à travers les brumes de la montagne est comme une étoile qui se serait éteinte dans ce pan du ciel, ou comme un ver luisant qu’on a l’habitude de voir éclairer l’herbe sous le buisson et qui tout à coup s’obscurcit sous les pieds. Ce n’était qu’un ver de terre, mais ce ver de terre contenait une parcelle du feu des soleils. Ainsi était le pauvre Claude.

Quelquefois, au milieu des champs, quand tout fait silence dans la vallée sous la brûlante atmosphère du midi, un jour d’été, j’écoute involontairement, l’oreille inclinée du côté de la montagne, et je crois entendre son marteau régulier et lointain tomber et retomber sur la pierre sonore, comme un balancier rustique du cadran de l’éternité.

FIN.