Le Tailleur de pierres de Saint-Point/08

Lecou, Furne, Pagnerre. (p. 179-204).


CHAPITRE VIII.



I.

Maintenant, ajouta ma mère, vous pouvez vous parler. Se parler, dans notre langage, ça veut dire se faire honnêtement la cour avant les fiançailles.

Je pendis mon sac au clou. Je repris mes outils et je dévalai tout joyeux la montagne pour faire ma journée à la carrière. Mais je gâtai bien des pierres ce jour-là. Le marteau allait comme chantait la tête. Je voyais le visage de Denise comme un arc-en-ciel dans la poussière que faisait voler mon ciseau. Je regardais toujours si le soleil ne se couchait pas, pour avoir le droit de quitter le travail et de remonter la revoir aux Huttes. Il me semblait que le bon Dieu l’avait cloué au milieu du ciel et qu’il ne redescendrait plus jamais du côté du château.

II.

Quand je revins à la hutte le soir, ma mère avait raconté à mon frère Gratien et à ma petite sœur Annette qu’elle voulait nous fiancer dans cinq semaines, Denise et moi, pour que nous réunissions les deux moitiés du champ des genêts, de l’enclos des pierres, et les gros châtaigniers dont la moitié des fruits appartenait au coquetier et l’autre à nous, selon que la branche pendait du côté de sa steppe ou de la nôtre ; ce qui occasionnait des paroles entre les deux branches de la famille. « Et puis, mon pauvre enfant, avait ajouté la mère, c’est aussi pour toi, vois-tu, que je désire ces fiançailles ; car une fois Denise mariée à la maison, elle ne risquera plus d’être demandée, comme elle l’a été déjà, par des garçons d’en bas, et de quitter les Huttes. Moi une fois morte et Denise absente pour toujours, que deviendrais-tu ! Qui est-ce qui te tiendrait la main dans les sentiers ? » Cette nouvelle avait bien réjoui mon frère et ma petite sœur. Mon frère disait : « Quel bonheur que Denise ne quitte plus la maison Je suis donc sûr d’avoir mon soleil toujours dans ses yeux. » Nous parlâmes des fiançailles joyeusement tout le soir, en mangeant la soupe. Tout était contentement dans les Huttes. Denise avait le cœur à tout ; elle allait, elle venait, elle n’avait jamais été si attentive pour couper le pain de mon pauvre frère et pour amuser Annette. Elle appelait ses poules dans la cour et ses pigeons sur le toit avec une voix que je ne lui avais jamais entendue. Il fut dit qu’on nous fiancerait le lendemain de la Pentecôte. Ma mère descendit à la vallée pour inviter les parents, parler au notaire et avertir le sonneur de carillonner ce matin-là.

III.

Depuis ce moment, nous commençâmes à nous parler, comme on dit, Denise et moi. C’est-à-dire, monsieur, que lorsqu’elle trayait ses bêtes, j’allais avec elle à l’étable et je tenais la chèvre par les cornes pendant que Denise était à genoux sur les feuilles sèches de la litière et qu’elle levait vers moi le visage en souriant pour badiner ; que je portais sa botte de foin ou de genêts sur mon épaule, quand elle revenait le soir ou à midi du champ ou de la friche, pendant qu’elle avait les bras pendants et qu’elle s’amusait à manger des prunelles de buisson oubliées par les oiseaux l’hiver, ou à cueillir des bouillons-blancs et des coquelicots.

Les jours de dimanche et de fête, elle mettait plus souvent sa robe galonnée et ses souliers, et nous descendions rien que nous deux jusqu’à la boutique près de l’église, où nous achetions tantôt une assiette, tantôt un fer à repasser, tantôt un couteau, tantôt un cent d’épingles, tantôt une aune de dentelles noires pour le temps où nous serions mariés. En route, nous nous amusions à qui courrait le plus vite sur les pentes d’herbe glissante de la montagne, à qui sauterait le mieux les saignées que l’on fait pour abreuver les prés, à qui découvrirait le premier le caillou le plus reluisant sous l’eau courante, la plus fine fleur sous la mousse, le plus joli nid sous les buissons. Quelquefois nous nous tenions les deux mains par le bout des doigts et nous marchions sans nous rien dire, comme deux enfants qui reviennent de l’école. Voilà ce qu’on appelle se parler, comme je vous ai dit, chez nous.

IV.

Le plus souvent, nous nous asseyions, à l’écart des autres, sur les roches où la mousse chaude jaunissait au soleil, là, au bord du ravin profond dont nous écoutions l’eau chanter au fond sur les pierres, hélas ! comme elle chante encore à présent, monsieur. Ça nous faisait rêver, disait Denise à ma mère. Le soleil au milieu du ciel là-haut, la nuit sombre là-bas, au fond, sous nos pieds, dans le ravin ; le bord de l’abîme sur lequel penchaient ces branches d’arbre qui semblaient vouloir regarder dedans, comme si leurs feuilles avaient eu des yeux ; les merles qui partaient des nids avec un bruit qui fait peur aux filles ; les pinsons qui ramageaient sur le cerisier, ou les alouettes dans le bleu de l’air ; les lézards qui nous regardaient sur les rochers ; le bruit de nos souffles qui se répandait tout doucement quand les oiseaux restaient silencieux, et qui nous faisait entendre que nous étions deux, voilà, monsieur, la plupart du temps, comment nous passions les heures, ah ! les belles heures d’été pendant les semaines où nous devions nous parler. Et puis nous revenions, quand les ombres s’allongeaient, d’un pas quasi aussi lent que ces ombres sur le penchant de la montagne. Nous n’avions pas marché, monsieur, nous nous étions reposés tout un soir, et pourtant il semblait que nous ne pouvions pas nous lever de ces roches, et nous traînions à terre des pieds aussi lents et aussi fatigués que si nous avions labouré ou sarclé tout le jour au soleil.

V.

Il faut tout dire : je n’étais pas le même ouvrier qu’avant dans mes chantiers, ni elle la même ouvrière à la maison. Je descendais tard, je remontais tôt, je travaillais sans cœur au métier. Je m’ennuyais maintenant d’être seul, moi qui avais tant aimé autrefois de ne voir autour de moi se remuer que mon ombre. Denise, de son côté, n’était plus tout à fait la même aux champs, à l’étable, autour du foyer. Elle se peignait bien plus longtemps à sa fenêtre, devant le miroir que je lui avais acheté. Elle se lavait bien plus souvent les pieds, les mains, le visage, dans le bassin de la fontaine, quand la poussière du foin ou de l’orge battue dans la grange l’avait tant soit peu poudroyée. Ses chemises de gros chanvre étaient bien mieux plissées sur le devant de sa taille depuis que je lui avais donné son fer à repasser. Quelquefois même elle se laissait complaisamment mettre des fleurs blanches de ronces dans ses cheveux. Oh ! si tu pouvais la voir comme elle est belle avec sa fleur de buisson disait Annette au pauvre aveugle ; et elle lui racontait la beauté de sa cousine, et comment les fleurs de ronces luisaient comme une étoile sur les cheveux de Denise, et comment les feuilles en retombant jetaient de petites ombres sur ses joues.

VI.

Il paraît que Denise trouvait aussi les jours longs à la maison comme je les trouvais longs à la carrière. Car maintenant, avant qu’on entendît sonner midi au clocher de Saint-Point, elle prenait son panier de lattes de hêtre entrelacées, au fond duquel elle mettait une nappe de chanvre, et elle m’apportait elle-même toute seule mon pain, mon lait, mon beurre et mon sel à la carrière. Elle n’avait plus peur de se rencontrer ni même de rester en tête-à-tête avec moi maintenant dans le fond de la carrière ou dans le souterrain. Mais je ne voulais pas qu’elle y descendît, de peur qu’elle ne coupât ses beaux pieds nus sur les débris coupants de mes tailles. Dès que je l’entendais venir, je remontais au bord, je prenais le panier, et j’allais m’asseoir, pour manger ma provende, tout en haut de la carrière, sous le grand sapin dont les racines découvertes pendaient, le long du précipice, comme des serpents accrochés par leurs têtes aux branches et qui laissent ondoyer leurs queues. Alors elle tirait du panier ce qu’elle y avait mis ; elle étendait la nappe de grosse toile sur l’herbe, et elle restait là debout, adossée contre l’arbre à me regarder boire et manger. J’avais beau lui dire : — Asseyez-vous donc, Denise, et mangez un morceau avec moi. — Elle riait et elle disait : — Non. C’était bon quand nous ne nous parlions pas encore et que je n’étais que votre cousine ; mais, à présent que je suis votre promise et que vous serez bientôt mon maître, je dois vous servir et non pas m’asseoir et manger devant vous. C’est la coutume du pays, monsieur ; je n’avais rien à dire mais je me vengeais en faisant semblant de laisser tomber un morceau de mon pain à terre, pour toucher des lèvres, comme par hasard, le bout de ses pieds. Elle les retirait en rougissant. Voila comment nous passions le temps, monsieur.

VII.

Hélas ! monsieur, nous étions si heureux que nous ne pensions qu’à nous. C’est l’habitude. Denise ne s’apercevait pas que, pendant ces absences de la maison et pendant nos longues promenades dans les roches ou pendant nos songeries au bord du ravin, le pauvre Gratien, qui jusque-là ne l’avait pas plus quittée que le galon de son tablier, demeurait souvent tout seul avec Annette ou avec le petit chien. Il restait où on l’avait mis, tantôt sur une pierre au soleil dans la cour, tantôt sur l’herbe sous le sorbier, n’osant plus venir de lui-même où il nous savait, parce qu’il voyait bien, sans que nous le lui disions, que nous aimions mieux être deux que trois, et aussi parce que nous parlions plus bas quand il était à côté de nous. Nous lui disions bien toujours quelques bonnes paroles en allant et en revenant, et il nous répondait bien avec amitié et avec douceur ; mais c’est égal, il voyait confusément, pour la première fois, qu’il était de trop pour Denise.

VIII.

Il parlait tant qu’il pouvait à Annette, qu’il essayait du moins de retenir ainsi autour de lui.

Et c’est par elle que nous avons su ce qu’il disait : — « Reste avec moi, lui disait-il, ma petite Annette ; tu vois bien que Denise n’a pas besoin maintenant ni de toi ni de moi. Elle n’est plus comme autrefois ; nous ne sommes plus, ni toi ni moi, assez bons pour elle. Il faut qu’elle soit toujours à la carrière, toujours aux noisetiers, toujours au ruisseau avec Claude. C’est bien juste, vois-tu. Ils s’aiment, ils sont fiancés, ils vont se marier, ils ont bien d’autres soucis à présent que de penser à nous autres. »


Et Gratien détournait son visage de la petite pour qu’elle ne vît pas de grosses larmes qui roulaient de ses yeux sans lumière sur ses joues. La petite elle-même devenait toute triste de la tristesse de son ami Gratien mais elle était obligée de le quitter aussi pour aller mener les chèvres aux bruyères, parce que Denise n’avait plus ni le temps ni le goût d’y aller comme autrefois. Qu’est-ce que dirait le monde, si on voyait une grande belle fille comme elle, prête à se fiancer, garder les cabris toute la journée, assise sur une roche en filant sa quenouille ? C’était bon quand elle était enfant et quand elle serait vieille. Le monde, pour elle, c’était moi. Elle aurait été humiliée a mes yeux. Elle ne faisait plus que des ouvrages de ferme, depuis qu’elle se croyait déjà la femme de son cousin. Elle était si pleine de son attachement pour eux, qu’involontairement elle oubliait un peu l’œuvre. Mais aussi, monsieur, il faut bien m’en confesser, je ne voyais plus que Denise dans mes yeux, dans mon cœur, dans mes rêves la nuit, dans mon travail le jour, dans moi et hors de moi. Il me semblait que le monde tout entier, ciel et terre, était en moi avec elle, et que hors d’elle et de moi il n’y avait plus rien de vivant. Ah ! que c’était mal, monsieur, de tout rapporter ainsi rien qu’à nous deux, et de sentir tellement notre bien que nous ne sentions quasi plus le mal d’autrui, et que le bon Dieu m’en a bien puni !

Plus le jour de nos fiançailles approchait, moins nous nous quittions l’un l’autre.

IX.

Quelquefois nous restions longtemps, après la nuit tombée, à parler tout doucement ensemble sous le sorbier, près de la maison, ou sur la margelle de la fontaine, après que je lui avais tiré son seau d’eau du puits. Le feu du foyer allumé par ma mère flambait déjà depuis longtemps à travers les vitres ou les fentes de la porte, que nous ne pouvions pas encore nous décider à rentrer. Il fallait que la petite vînt nous appeler deux et trois fois pour revenir souper. Je vous laisse à penser comme Gratien était une âme en peine, les pieds sur les chenets, le visage dans ses mains, n’entendant rien que le pétillement des genêts dans l’âtre et le piétinement des sabots de la mère à travers la maison. Où était la voix douce et le rire amical de sa chère Denise ? Tout était nuit pour lui depuis son malheur, monsieur ; mais, depuis mon bonheur, tout devenait aussi silence autour du pauvre garçon. Son âme se brisait et nous ne nous en doutions pas. Puisque nous étions si contents, tout le monde ne devait-il pas l’être ? Quel raisonnement n’est-ce pas ? C’est pourtant celui des cœurs heureux.

X.

Un dimanche soir nous nous étions attardés plus que les autres jours car c’était justement le dernier dimanche avant celui où nous devions être fiancés, et nous nous disions : « Encore huit jours, Denise ! Encore une semaine, Claude ! » Nous nous sentions si heureux de ce bonheur vu de si près et qui s’approchait toujours sans que rien pût l’arrêter maintenant, que nous ne pouvions quasiment plus marcher pour revenir à la hutte. Il faisait chaud comme si le vent était sorti de la bouche du four, quand il a été échauffé le matin avec des fagots de bonne odeur. Il y avait sur les étoiles de petits nuages pareils à des troupes d’agneaux. Nous les regardions sans nous parler. Nous étions allés, sans nous en apercevoir, bien haut, bien haut, par-dessus ce rocher, jusqu’à l’endroit où la ravine à pic se creuse comme un puits entre les bords à pic de sable rouge, et où nous avions mis une haie d’épines sèches entre les troncs d’arbres pour empêcher les bêtes de tomber dedans. Denise était debout, adossée à un tronc blanc de foyard, et moi j’étais à six pas d’elle, debout aussi, enroulant des bras le tronc d’un jeune châtaignier et m’appuyant la tête contre l’écorce. Ce que nous pensions ainsi en repos devant notre terre et contre nos arbres, en face des étoiles et pouvant entendre nos cœurs pleins battre contre le bois, le vent le sait. De quoi nous parlions, un mot par quart d’heure, les feuilles seules le peuvent dire ; mais je sais bien que nous ne pensions pas à rentrer. Est-ce qu’on sent le temps, monsieur, quand le cœur s’est arrêté et qu’il ne dit plus l’heure par aucune peine ou par aucun désir ?

XI.

Donc, nous ne savions plus du tout l’heure qu’il était. Mais il paraît qu’il était près de minuit et que, ne nous voyant pas revenir, quoique si tard, à la maison, ma mère et Gratien s’étaient mis l’âme en trouble de nous. Pour nous, nous étions si en paix, que nous entendions jusqu’au bruit des feuilles. Mais voilà que tout à coup, du côté opposé à celui où nous étions, nous entendons un petit bruit de bâton qui battait les feuilles comme pour faire envoler les oiseaux des nids, puis un bruit de pas dans l’herbe, puis un grand cri, puis une chute de quelque chose ou de quelqu’un qui tombe comme une grosse pierre au fond de l’eau, à soixante pieds sous les arbres ! Puis, rien !… monsieur !

XII.

Denise se jeta vers moi en poussant aussi un petit cri de peur, et moi vers elle. Une pensée lui vint à l’instant : Si c’était l’aveugle ? Je courus devant elle chercher, à six pas de là, l’entrée du sentier en corniche que mon père avait fait dans le temps à ma mère pour descendre sans danger à l’abîme afin d’y laver les agneaux. Denise me suivait en me tenant la veste d’une main et en se retenant de l’autre aux mousses et aux lierres de la pente. Nous entendions en approchant un bruit de bras qui s’agitaient convulsivement dans l’eau peu profonde, et un gémissement étouffé comme de quelqu’un qui ne peut pas avoir son souffle.

— Gratien, mon Gratien, est-ce toi ? lui cria Denise.

Je le tenais déjà dans mes bras, moi, monsieur, mon pauvre frère à demi mort : c’était lui !…

Nous le déposâmes sur le bord. Il reprit la connaissance et la parole. Mais croiriez-vous qu’au lieu de remercier Dieu et nous, monsieur, il dit à demi-voix, ne croyant pas être entendu : « Quel malheur ! » On ne savait pas bien s’il parlait du malheur d’être tombé ou du malheur d’être relevé de la chute. Ça me donna un soupçon plus tard qu’il avait voulu se détruire, ne pouvant plus supporter son isolement, mais peut-être aussi qu’il était tombé de lui même en nous cherchant et en prenant un arbre pour un autre. Quand j’en parlai le surlendemain à ma mère, elle me mit le doigt sur les lèvres et elle me dit : — « Ne le crois jamais, Claude ! On offenserait le bon Dieu rien que d’y songer. »

XIII.

Il n’était pas brisé de ses membres, monsieur, le pauvre Gratien ; mais il était tellement étourdi et meurtri de tout son corps par sa chute au fond de l’abîme, qu’il ne pouvait faire aucun mouvement pour s’aider un peu à sortir de l’eau et à remonter les degrés sur les bords escarpés. Je le pris sur mon épaule comme une pierre dans la carrière ; Denise lui soutenait la tête par derrière moi. Nous remontâmes ainsi jusqu’aux arbres du bord ; nous le rapportâmes évanoui et grelottant à la maison, et nous le couchâmes dans l’écurie, entre les moutons, qui le réchauffèrent de leur corps et de leur souffle. Ma mère, Annette et Denise poussaient des cris comme si le loup avait emporté les agneaux. Tout était désolation et confusion dans la hutte. À la fin, la chaleur de l’étable et les embrassements des femmes rappelèrent entièrement Gratien à la vie. Il dit que, voyant sa mère inquiète de notre absence prolongée, il était allé le long du ravin pour nous chercher, et qu’en nous cherchant il s’était trompé de sentier ; le bord lui avait manqué, il avait roulé jusqu’au fond du précipice.

Cependant, s’il nous eût effectivement cherchés, il aurait sans doute huché ou crié pour être entendu au loin, dans la nuit, de Denise et de moi. Mais nous n’avions entendu aucun cri avant le bruit de sa chute ; il n’avait donc pas crié. Ça m’augmentait toujours le soupçon que le malheureux s’était jeté exprès dans le précipice, faute de pouvoir supporter l’isolement auquel mon mariage avec Denise allait le condamner.

XIV.

Denise semblait tellement, de son côté, avoir le même soupçon, que le lendemain, quand vint le jour et que nous revînmes devant l’aveugle encore couché avec la fièvre dans l’étable, elle devint de feu, puis pâle comme une morte au son de ma voix. Elle ne leva pas les yeux sur moi, et ma présence parut lui donner comme un coup mortel dans la poitrine. Quand je voulus m’approcher d’elle en traversant la cour : — Ah ! Claude, me dit-elle tout bas, quel malheur ! Et dire que c’est moi qui en suis cause pour avoir eu trop de complaisance à me rencontrer toujours avec vous, et pour avoir trop abandonné votre frère à son malheur et à son chagrin ! Votre mère me l’a reproché toute la nuit, pendant que Gratien, brûlant de fièvre, rêvait tout haut dans l’étable et que nous lui donnions à boire. — Denise ! criait-il, Denise ! c’est elle qui me tue Pourquoi m’a-t-elle éclairé mon chemin avec sa main toute ma vie, puisqu’elle devait m’abandonner ensuite à ma nuit sur la montagne ? Que deviendrai-je quand ma mère sera morte, et que Denise sera occupée tout le jour à son ménage, à son mari, à ses enfants ?… Oh ! pourquoi m’ont-ils rapporté de l’abîme ? Qu’on m’y rejette ! qu’on m’y rejette, ma mère ! À quoi bon me rapporter au soleil, puisque je ne dois plus jamais revoir le jour, ni par le soleil ni par ses yeux !

Et votre mère, entendant cela, me disait : Malheureuse ! c’est toi qui as tout fait ! Qu’avais-tu besoin d’être tout le jour pendue à la veste ou à l’ombre de ton fiancé, sans plus penser à l’aveugle que s’il n’existait pas ? Est-ce pour cela que Dieu et moi nous te l’avons fié ?

Elle a raison, Claude, nous sommes bien coupables d’avoir tant pensé, vous à moi, moi à vous, que nous ne pensions plus à personne autre ! Il faut nous punir, ou le bon Dieu nous punira !…

XV.

À ces mots, un frisson de terreur me courut sur le cœur, et je fis signe à Denise de s’arrêter, comme si la peur me faisait deviner ce qu’elle voulait me dire. J’entrevis soudain mon malheur, mais je n’osai me l’avouer, tremblant d’y regarder, et fermant mes yeux et mon cœur comme lorsque je venais au bord de l’abîme, et que, me penchant pour voir le fond, je reculais effrayé.

Nous nous regardâmes, Denise et moi, en nous serrant les mains et en pleurant puis nous rentrâmes à l’étable.

Gratien était toujours faible et pris par la fièvre ; mais le jour et le bon air du matin l’avaient un peu soulagé. Il ne criait plus, et il semblait chercher à nous fixer avec ses yeux d’aveugle, si aimants et si pleins de larmes, qu’ils faisaient pitié. Denise s’approcha de lui, lui prit la main, et lui causa avec des paroles si douces que le pauvre Gratien se mit à sourire et sembla se tranquilliser. Et moi alors, un peu apaisé par le mieux qu’il sentait, je le quittai pour aller à mon ouvrage.

Je descendis à la carrière avec un peu de soulagement, et je me mis à travailler à force pour tromper mon chagrin mais je m’arrêtais souvent au milieu de mon travail, agité par les pensées tristes que je roulais en moi. Renoncer à Denise, cela me désespérait. Je me disais : Ça n’est pas possible Gratien ira mieux c’est la fièvre qui l’a fait parler ; ça passera avec la maladie ; puis, quand il sera guéri, nous ne l’abandonnerons plus, Denise et moi ; elle sera près de lui quand je serai au travail, et le dimanche nous lui tiendrons bien compagnie. Enfin, je tâchais, monsieur, de faire entrer un peu de consolation dans mon esprit. Il faisait tour à tour jour et nuit dans mes réflexions ; des fois le découragement était le plus fort, des fois l’espérance l’emportait, et, malgré tout, je remontais le soir aux Huttes un peu réconforté.

Mais l’état de Gratien chassait mon espoir. Il maigrissait à vue d’œil, et tout son pauvre corps dépérissait ; les soins de Denise n’y pouvaient rien. Je vis bien alors, malgré mon envie, que ce n’était pas le corps seul qui était malade, mais que le mal était surtout au cœur.

La fièvre empirait toujours ; elle revenait le reprendre toutes les nuits avec plus de force et le rejeter dans le délire. Gratien se remettait alors à appeler Denise, toujours Denise. Et moi, je pleurais auprès de notre pauvre aveugle comme toute la maison, et je me disais tout bas bien tristement : Il faudra donc lui faire le sacrifice.

Je restai deux mois ainsi combattu par mon chagrin et par mon devoir, résigné un jour, découragé le lendemain, et ne pouvant prendre sur moi de renoncer à Denise. Ma mère avait beau me supplier chaque jour, je cédais un moment, attendri par ses larmes et le mal de Gratien, puis je résistais. J’avais beau prier le bon Dieu, rien n’y faisait. Je ne travaillais plus, et je demeurais dans la carrière les bras pendants et les yeux tristement fixés sur les Huttes.

J’avais passé ainsi bien des journées, lorsqu’un soir, en remontant, j’entendis sonner la cloche de Saint-Point, qui met si bien dans le cœur la pensée du bon Dieu. J’étais si attendri par mes pensées du jour, que je fus saisi de piété en l’entendant. Je priai à chaudes larmes en songeant à Gratien, à mon frère malade, en pensant que ma résistance faisait durer sa maladie et sa peine, et mettait le chagrin à la maison. Je me dis que c’était mal de retarder ainsi sa guérison, qu’il fallait bien renoncer à Denise, et que Dieu le voulait.

J’arrivai aux Huttes ainsi préparé à mon devoir, lorsque je rencontrai dans la cour Denise qui semblait m’attendre. « Eh bien ! Claude, me dit-elle, Gratien souffre toujours ; j’ai peur que Dieu nous maudisse, si nous le laissons ainsi dépérir. Il faut sauver notre frère aveugle. Vous êtes clairvoyant, vous ; vous êtes capable de gagner votre vie avec vos deux bras ; les filles ne vous manqueront pas pour fiancée dans le pays ; tout le monde vous estime comme un premier ouvrier et comme un brave garçon ! Allons tâchez de ne plus penser à moi ; mais il faut que je reste ici pour faire mon devoir, pour servir de servante à votre mère et de sœur ou de… à Gratien ! » Elle ne put jamais dire le mot de femme !

Elle fondit en larmes à ces mots et se sauva dans le grenier à foin pour pleurer tout le jour. On l’entendait sangloter de la maison à travers les claies du plancher.

Alors ma mère vint à son tour et me dit : — Claude, je t’avais dit qu’il fallait vous fiancer, Denise et toi. Je croyais que c’était la volonté de Dieu et le bien de la maison ; mais je vois bien que ce serait une faute que le bon Dieu punit, et que ça ferait le malheur de celui qui est déjà le plus malheureux de tous, de mon pauvre Gratien ! Il aime Denise autant que toi, vois-tu peut-être encore davantage, parce qu’elle n’est que ton plaisir, et qu’elle est sa lumière, à lui ! Que veux-tu faire ? Veux-tu que ton frère n’ait plus de bâton vivant toute sa vie pour conduire ses pas, et qu’il tombe à chaque pas dans le creux des chemins ou dans le creux de son cœur ? Ou bien veux-tu sentir toujours là, tout seul, au coin du foyer de la maison, un malheureux dont chaque respiration sera un reproche et une condamnation de ta dureté pour lui ? Encore une fois, que veux-tu faire ?

— Je veux faire ce que vous commandez, ma mère, coûte que coûte. J’aime mieux Denise que la clarté du ciel dans mes yeux, c’est vrai ! mais j’aime mieux la paix dans la maison, l’obéissance à votre volonté et la grâce de Dieu que mon bonheur même. Ainsi, commandez, ma mère, et je ferai sans murmure ce que vous aurez dit.

— Eh bien ! va-t’en, dit-elle en me passant les deux bras autour du cou en sanglotant sur ma tête ! va-t’en, mon pauvre Claude ! Et elle me retenait pourtant tout en me serrant sur sa poitrine. En levant les yeux vers la fenêtre du fenil, je vis Denise qui avait tout vu, tout entendu, qui s’essuyait les yeux avec le bord de son tablier. J’entendis le mot : « Adieu, Claude ! » à travers la toile et à travers son sanglot. Ça fut dit, monsieur ; je pris mon cœur à deux mains, je pris mon sac au clou, et je descendis la montagne sans me retourner, de peur de ne pas pouvoir en arracher mes pieds, ou de revoir la fumée des Huttes. Voilà, monsieur. Trois mois après, Denise fut mariée, par obéissance, avec l’aveugle. Elle ne pensa plus à moi, et elle fut une bonne femme de Gratien.