Le Tailleur de pierre de Saint-Point (éd. 1863)/05

Œuvres complètes de LamartineChez l’auteur (p. 444-448).

CHAPITRE V


Je redescendis dans un recueillement intérieur pareil à celui que j’emportais dans mon enfance en sortant des entretiens de ma mère, le soir, dans le jardin où elle faisait ses méditations pieuses sur Dieu, tout haut, avec ses petits enfants. J’entendais dans mon âme les paroles simples, quoique si pleines de sens divin, de ce pauvre disciple de la solitude. Le timbre même de sa voix résonnait dans mon oreille comme le timbre de ces cloches des villages élevés des Alpes, qui résonnent au-dessus des brouillards de la vallée, et dont l’unique fonction est de relever dans les âmes la pensée de Dieu, le sursum corda des bûcherons, des faucheurs et des pasteurs des montagnes. Je me sentais meilleur, plus chaud de cœur et plus incliné vers le bien, rien que pour avoir approché quelques instants de ce foyer de berger caché derrière ces buissons et ces roches. Chaque homme à une atmosphère qui l’environne et qui répand autour de lui de bonnes ou de mauvaises influences, de la chaleur ou de la glace, selon que son âme est plus ou moins tournée en haut et reflète plus ou moins de divinité en lui. La répulsion et l’attrait ne sont que le sentiment de cette atmosphère des hommes sur nous. Les uns nous attirent comme l’aimant, les autres nous repoussent comme le serpent, sans que nous sachions pourquoi. Mais la nature le sait, elle ; peut-être faut-il écouter ces répulsions ou ces attraits comme des sensations et des avertissements du sens de l’âme. Souvent l’attrait révèle une vertu cachée ; la répulsion, un vice enfoui dans les êtres qui nous l’inspirent. Les âmes aussi ont leurs physionomies : on ne les analyse pas, on les éprouve. Qui ne s’est pas dit, en approchant de certains hommes : « Je me sens meilleur auprès de lui ? »

Je contins toute la semaine mon impatience de revoir Claude et de causer à mon aise avec lui, dans la crainte de le déranger de son ouvrage pendant les jours de travail, et de nuire ainsi aux bonnes œuvres dont il remplissait ses journées pour le prochain. Mais le dimanche venu, je remontai, pour ainsi dire instinctivement, aux Huttes, et je trouvai Claude à la même place où je l’avais laissé dans l’enclos. Seulement, il n’était pas endormi cette fois au soleil, au milieu de son herbe en fleur. Il avait fauché sa maigre pelouse pendant la semaine. Il achevait de relever avec le râteau le foin sec et odorant en petits monceaux qu’il rapporterait, à son heure, à l’abri dans sa cabane, pour nourrir ses bêtes l’hiver. Comme il y avait eu de fortes rosées le matin, il craignait pour la soirée et pour le lendemain quelque pluie d’orage, et il entassait sa fenaison pour qu’elle ne fût pas délavée par l’eau. Il parut me revoir avec plaisir. Je déposai ma veste de chasse sur une pierre, et je l’aidai à achever son ouvrage comme si j’avais été du métier. Il ne fit aucune façon pour m’en empêcher. Avant midi, tout le foin était amoncelé çà et là sur la pente tondue du petit pré. Il m’offrit un morceau de son pain de seigle et un de ses petits fromages de chèvre, assaisonnement du paysan dans toutes nos montagnes. Je rompis avec plaisir ce pain de mon enfance avec lui. Le repas, arrosé de l’eau glacée de la source, puisée dans une gourde, et du jus de quelques cerises précoces, piquées du ver et tombées de l’arbre avant l’heure, accrut entre nous la familiarité. Quand on a bu et mangé ensemble, on est compère dans la langue et dans les mœurs du pays. Nous nous assîmes sous un des monceaux de foin, dont le sommet donnait un peu d’ombre à nos têtes, et nous reprîmes la conversation du dimanche précédent.

Moi. — Vous ne m’avez pas dit, Claude, comment ce hameau des Huttes, dont vous êtes aujourd’hui le seul habitant, avait été ainsi abandonné aux ronces et aux lierres ; et comment tous les hommes, toutes les femmes et tous les enfants s’en étaient écoulés, comme l’eau qui fuit d’une écluse quand un orage emporte la digue en laissant le poisson mort dans le sable sec au fond. Vous ne m’avez pas dit non plus qui est-ce qui avait anciennement roulé ces grosses pierres brutes autour de cette petite enceinte de terre plus profonde, construit cette croix à trois pierres, et élevé ces cinq ou six monticules de gazon que vous ne fauchez pas comme le reste, et qui ressemblent tant à des tombes du cimetière de Saint-Point, que je vois verdoyer sous ma fenêtre.

Lui. — Que voulez-vous que je vous dise, monsieur ? La terre parle bien d’elle-même. Là où l’on voit le dos d’un sillon, on peut bien dire qu’il y a eu un épi et un coquelicot, n’est-ce pas ? Là où l’on voit des sépultures, on peut bien dire qu’il y a eu des hommes et des femmes. Cet enclos était autrefois le cimetière des Huttes. On l’avait choisi parce que c’est le seul endroit de la montagne où la terre a assez de profondeur pour couvrir une bière. D’ailleurs, on ne la creusait pas souvent, puisqu’il n’y avait que trois maisons qui ne faisaient qu’une famille. Tous les dix ou quinze ans peut-être, on y couchait un vieillard ou un enfant des Huttes. On cultivait tout alentour, en respectant seulement la motte de terre du dernier couché, comme dans nos cabanes on met le berceau à côté du lit. J’ai entendu mon grand-père raconter bien des fois comment il avait vu, dans son enfance, bâtir la grosse croix avec ces trois pierres que trente hommes d’à présent ne placeraient pas les unes sur les autres. Ils trouvèrent la première plantée telle que la voilà dans la terre, comme le tronc d’un châtaignier sans tête, de mille ans, cassé par le vent à la naissance des branches. On ne sait pas si c’est un os de la terre qui a percé la peau, ou bien si c’est une roche qui s’est fait un trou profond à cette place en tombant elle-même du haut de cette crête. Ça leur a donné l’idée d’en mettre une en travers sur celle-là, et puis une autre plus courte en haut, pour faire une croix qui fût vue de loin par les bergers et par les chasseurs, au-dessus des neiges. Ils amoncelèrent de la terre en forme de chemin, depuis les roches que vous voyez là-haut jusqu’au niveau du sommet du tronc de la croix. Alors ils firent glisser sur ce chemin artificiel la seconde pierre, et de même pour la troisième. Puis ils démolirent la chaussée de terre qui leur avait servi d’échafaudage, et personne ne put comprendre après comment ces trois roches, élevées en l’air au-dessus de tout le pays, avaient pu se dresser, s’enchâsser et se tenir ainsi debout en croix toutes seules. « Les habitants d’en bas, disait mon grand-père, nous méprisent pendant que nous vivons, mais nos morts auront toujours plus d’ombre qu’eux. » Voilà comment ça fut fait, monsieur, et depuis ce temps deux générations de la famille se sont couchées sous l’arbre de pierre qu’elles se sont planté.

Moi. — Mais vous, Claude, si vous continuez à vivre seul ici, qui est-ce qui vous y couchera à votre tour ? Il n’y a plus de mains après vous pour vous creuser votre dernier lit.

Lui. — Oh ! que si, monsieur, il y a de bonnes âmes dans les hameaux où je travaille, allez ! Et quand j’ai rendu service à une maison, je leur dis : « Je vous tiens quitte pendant que je vis ; mais quand je serai mort je ne vous tiens pas quitte de vos prières. Je vous ai bâti une maison pour votre vie ; vous me creuserez bien ma maison pour mon éternité, n’est-ce pas ? » Et nous rions, et ils me le promettent, monsieur. Je ne suis pas en peine ; je serai bien couché là où j’ai marqué ma place si souvent des yeux.

Moi. — Et où est votre place, Claude ?

Lui (en me montrant le monticule le plus rapproché et où l’herbe était foulée par la place de deux genoux). — Là, monsieur.

Moi. — Et pourquoi là plutôt qu’ailleurs, mon pauvre Claude ? Le bon Dieu ne sait-il pas nous retrouver partout ?

Lui. — C’est vrai, monsieur ; mais c’est que je veux qu’il me retrouve si près d’une autre qu’il ne puisse pas nous séparer.

Moi. — Vous avez donc votre idée ensevelie avant vous sous cette terre ?

Lui. — Oui, monsieur, mon idée et mon cœur aussi.

Moi. — Cela tient sans doute à toutes vos autres idées et à toutes les racines de votre cœur ; si je ne craignais pas de le faire saigner en y touchant, je vous demanderais de m’expliquer ce mystère en me racontant un peu de votre vie.

Lui. — Que voulez-vous que je vous raconte, monsieur ? Nous n’avons pas de vie, nous autres ; nous n’avons que notre état et notre pain à gagner. Un coup de marteau sonne comme l’autre, un morceau de pain a le goût de l’autre. Qu’y a-t-il là pour vous intéresser ?

Moi. — C’est vrai ; votre état est uniforme, et votre pain est toujours pétri de la même pâte. Vous n’avez pas d’aventures, mais vous avez un cœur et une âme. C’est l’histoire de votre cœur et de votre âme dont je voudrais savoir quelque chose, voyez-vous, afin de comprendre comment vous avez été rendu par le temps si tendre et si compatissant aux affligés, et afin de glorifier le bon Dieu dans cette simplicité d’une âme obscure comme dans la sublimité d’un grand génie.

Lui. — Eh bien, monsieur, puisque c’est pour louer le bon Dieu, je n’ai rien à vous refuser en son nom ; je vais tout vous dire : ça ne sera pas plus long que le temps de voir le soleil traverser la vallée et aller du clocher de Saint-Point aux bords des sapins que vous avez plantés tout en haut de votre bois.