Le Tailleur de pierre de Saint-Point (éd. 1863)/02

Œuvres complètes de LamartineChez l’auteur (p. 401-407).

CHAPITRE II


Le lendemain, à midi, au retour de la chasse, j’entendis dans la cour les aboiements des chiens. Je descendis : c’était le père Litaud et le tailleur de pierre.

« Voilà Claude des Huttes, me dit le vieux fermier avec un accent de satisfaction dans la voix qui révélait en lui le sentiment du triomphe intérieur qu’il éprouvait d’avoir mieux réussi qu’il ne pensait la veille dans sa négociation. Il consent, ajouta-t-il, à venir faire l’ouvrage de monsieur et à travailler pour le château, parce que madame est bonne pour les pauvres.

» — Eh bien, allons voir le mur et mesurer le nombre et la largeur des dalles nécessaires à la couverture, » dis-je aux deux paysans.

Ils s’acheminèrent avec moi vers les mélèzes.

Tout en marchant, je considérais à la dérobée le tailleur de pierre, car cet homme m’inspirait dès l’abord un certain respect. Quoique humble et timide d’attitude, on voyait qu’il ne se sentait point subjugué par l’ascendant de mon habit et par le prestige de ma maison, plus grande que celles du village, mais qu’il rendait compte de chacun de ses pas et de chacune de ses impressions à quelqu’un de plus grand et de plus haut que moi. Son recueillement portait Dieu en lui. L’allée tournante était longue du seuil de la maison à la brèche des cèdres. J’eus le temps de bien dessiner sa physionomie dans mon souvenir.

Claude des Huttes était un homme d’environ trente-six à quarante ans, de taille moyenne, de stature plutôt grêle et un peu courbée en avant, comme celle d’un manœuvre accoutumé à se plier sous le poids de choses lourdes. Ses jarrets n’avaient pas la vigueur élastique, les muscles tendus des chasseurs de chevreuils de nos Alpes, ils penchaient en avant, comme ceux de l’ouvrier qui s’agenouille souvent pour son travail. Une de ses épaules était beaucoup plus élevée, plus nouée et plus forte que l’autre : c’était celle où s’emmanchait le bras droit, qui lève et qui abaisse sans cesse le marteau. Bien que ses bras fussent maigres, et bien que les manches qui n’en couvraient que la moitié en laissassent voir les veines, les tendons et les muscles presque à nu, ses mains étaient longues, massives, nouées aux articulations, rudes d’écorce comme des tenailles. L’habitude de remuer, de tourner, de façonner les grosses pierres, avait développé et endurci chez lui ce premier outil de l’homme, la main. Il les laissait pendre comme deux balanciers inertes, qui l’embarrassaient visiblement quand il ne portait rien. Ses pieds nus et larges, dont les orteils, puissamment prononcés, mordaient le sol, s’imprimaient devant moi sur le sable de l’allée humide, comme les clous des fers de mon cheval dans l’herbe du pré après une rosée. Il tenait son bonnet de laine rousse à la main. Ses cheveux noirs, épais, saupoudrés de quelques grains de poussière de marbre, flottaient de la longueur d’une main derrière son cou ; ils étaient coupés carrément, à larges entailles, par ses propres ciseaux, de manière à déborder seulement comme un ourlet noir entre la nuque et le collet, pour protéger son cou contre la pluie et la neige. Il n’avait pour tout vêtement qu’une chemise de fil de chanvre écru, ouverte au cou, nouée sur la poitrine par deux clous de laiton dont l’un servait d’épingle, et dont l’autre, recourbé en cercle autour du premier, formait une espèce de nœud de cuivre qui pinçait la toile et l’aplatissait sur la poitrine. Il portait sa veste sur l’épaule gauche. Ce n’était évidemment pour lui qu’un signe de respect, une marque de déférence, une décoration honorifique qu’il ne portait que pour moi et non pour lui. Un pantalon de laine blanche, de même étoffe que sa veste, était serré autour de sa taille par une forte ceinture de cuir roux à petites poches fermées par un lacet de cuir aussi, d’où sortaient à moitié les branches de ses compas et les manches de ses trois marteaux. Ce pantalon ne descendait qu’aux chevilles du pied. Un long tablier de peau de chèvre flottait et bruissait à chaque pas sur ses genoux. Il marchait avec la cadence lente et mesurée d’un homme qui pense en marchant, et dont la symétrie intérieure, ce balancier du pendule humain, règle instinctivement les mouvements du corps. Tel était l’extérieur du tailleur de pierre.

Mais sous cet extérieur grossier et sous ces habits rustiques éclatait néanmoins dans la tête nue de cet homme une empreinte, je ne dirai pas seulement de dignité, mais d’une sorte de divinité de visage humain, qui imposait à l’œil et qui faisait rentrer toute idée de vulgarité et de dédain dans l’âme. La ligne de son front était aussi élevée, aussi droite, aussi pure d’inflexions et de dépressions ignobles que les lignes du front de Platon dans ses bustes reluisants au soleil de l’Attique. Les muscles amaigris, creusés, palpitants des orbites de ses yeux, de ses tempes, de ses joues, de ses lèvres, de son menton, avaient à la fois le repos et l’impressionnabilité d’une jeune fille convalescente de quelque longue maladie ou de quelque secrète douleur. Les paupières de ses yeux, bordées de longs cils, se relevaient sur le globe bleu clair et largement ouvert des prunelles, comme la paupière de l’homme accoutumé à regarder de bas en haut et à fixer les choses élevées. Les cils jetaient une ombre pleine de mystère entre les bords de ses paupières et l’œil. La méditation et la prière pouvaient s’y abriter sans interrompre le regard. Son nez, droit et légèrement bombé au milieu par le réseau des veines entrevues sous une peau fine, se rattachait aux lèvres par des narines transparentes. Les plis de la bouche étaient souples, sans contraction, sans roideur ; ils fléchissaient un peu vers les bords sous le poids d’une tristesse involontaire, puis ils se relevaient par le ressort d’une fermeté réfléchie. Le teint avait la blancheur mate et saine du marbre exposé à l’air ; l’ombre forte de ses cheveux noirs flottant sur ses joues dans quelques gouttes de sueur en relevait la pâleur. Il penchait son visage un peu en avant, par la puissance habituelle de la réflexion plus encore que par l’attitude du métier. En marchant ainsi près de cet homme, entrevu de côté à la lueur du soleil qu’il me cachait et qui le vêtissait de son auréole de rayons, on sentait qu’on marchait à côté d’une âme. Tout pensait, tout sentait, tout aspirait, tout montait dans cette tête détachée du corps rustique qui la portait. On croyait voir le profil d’une pensée se détacher dans le soleil du matin, sur le fond bleu et lumineux du firmament. Je n’osais pas lui adresser la parole, de peur de déranger le recueillement de ses traits. Sa voix, quand il répondait brièvement au vieux fermier, était timbrée, creuse et grave comme le son d’une dalle de marbre amincie et sans fêlure sous le petit marteau du polisseur ; son accent ne causait pas, il chantait. On eût dit que tout était hymne dans cette poitrine, jusqu’à oui et non.

Le père Litaud me jetait par moments un regard d’intelligence à la dérobée pour me dire : « Voyez si le tailleur de pierre n’est pas tel que je vous ai dit. » Puis il hochait un peu ses cheveux blancs, pour se dire à lui-même : « Je doute que monsieur lui fasse entendre raison. »

Nous arrivâmes aux mélèzes. Je montrai le haut du mur éraillé au tailleur de pierre. Il déplia sa toise pliée en éventail et marquée en pieds, pouces et lignes, pour mesurer le nombre et l’épaisseur des dalles que je demandais.

« C’est tant de toises, me dit-il en se rapprochant.

» — Eh bien ! faites-les-moi le plus tôt possible. Voilà ma carrière, à deux pas d’ici, d’où vous allez tirer. Mais dites-moi d’abord combien vous voulez avoir par pied carré ?

» — Je n’en sais rien, répondit-il avec un embarras visible et touchant.

» — Et qui le saura, lui dis-je, si ce n’est vous ? Ce sera donc moi tout seul ?

» — Non, monsieur, répliqua-t-il avec une timidité plus embarrassée encore, et qui fit gonfler les veines et rougir légèrement la peau de son front baissé. Ni vous ni moi ; ce sera Dieu.

» — Comment, Dieu ! m’écriai-je.

» — Oui, ajouta-t-il, il n’y a que lui qui sache combien de temps j’emploierai à tirer les pierres de la carrière, à les tailler et à les polir. Quand elles seront faites, je compterai ce qu’il me faudra juste pour ma nourriture, rien pour ma peine, monsieur ; car la peine, ce n’est pas l’homme, c’est Dieu qui l’impose et qui la paye. Vous, dans votre chambre, sur votre cheval ou avec vos livres, sous ces arbres à l’ombre, vous en aurez eu peut-être plus que moi. »

Ces paroles, dites sans apprêt et coulant tout naturellement de ses lèvres comme la respiration, avec un accent non de défi, de suprématie et d’insolence, mais avec l’accent de la simplicité et même de la compassion, me frappèrent. Je ne cherchai point à le heurter en résistant, ni à lier prématurément avec lui une conversation dont il aurait pu se défier. Je ne montrai sur mon visage ni étonnement ni peine.

« Eh bien, dis-je au père Litaud, conduisez-le à la carrière, et mettez-le à l’ouvrage. »

Je rentrai. Une demi-heure après, j’entendais de ma fenêtre les coups retentissants du pic, et les chutes sourdes des blocs de pierre qui roulaient du haut de la carrière dans le fond du ravin.

Je repartis le soir de Saint-Point.

Trois semaines après, je revins m’y établir avec la famille pour y passer le reste de l’été. En me réveillant, le lendemain de mon arrivée, je n’entendis aucun coup de pic ou de marteau dans la carrière. J’y allai : elle était vide. Il y avait seulement au fond un petit monceau de pierres grises nouvellement détachées des parois et deux ou trois dalles ébauchées sur le bord. Je courus chez le père Litaud pour lui demander raison de cet ouvrage pressé, convenu et abandonné.

« Je n’en sais rien, me dit-il ; Claude des Huttes a travaillé quelques jours, puis, un matin, je ne l’ai plus vu. L’idée lui aura chanté autrement. Je vous le disais bien, monsieur, il n’y a pas à se fier à ces saints. Ils font des marchés avec Dieu qui priment leurs marchés avec les hommes. Peut-être qu’il se sera dit : « Je suis l’ouvrier du pauvre monde ; si je travaille pour les messieurs, les pauvres n’auront plus personne qui travaille pour eux ; l’hiver viendra, les granges ne seront pas réparées, les étables ne seront pas closes, le grain souffrira, le bétail périra, les enfants crieront le froid dans les cabanes. Ce sera ma faute. Dieu m’en demandera compte. Le château trouvera bien toujours des ouvriers pour de l’argent, l’ouvrage du maître du jardin n’est pas pressé, les pierres se détachent, mais elles ne souffrent pas. Allons-nous-en ! » Ou bien quelque chose comme cela ; que sais-je, moi ? On ne peut pas entendre ce que la tête de l’homme lui dit tout bas, n’est-il pas vrai ? Et il sera parti avec ses outils. Si monsieur le désire, j’irai encore une fois là-haut pour lui parler et pour le reprier de descendre.

» — Non, dis-je au vieillard, j’irai moi-même ; montrez-moi seulement du doigt sa demeure. »

Le vieillard tendit la main en élevant le bras vers le plus haut sommet de la chaîne des montagnes du levant ; il me fit remarquer presque à l’extrémité du faîte, à droite d’un bouquet de huit ou dix grands châtaigniers, à gauche d’une roche grise qui fumait d’une légère brume comme le fond d’une cascade, deux ou trois points blancs dans les genêts d’or.

« Ce sont ses chevreaux, monsieur, me dit-il ; la maison n’est pas loin, mais vous ne pouvez pas la voir d’ici. Le toit est caché par l’angle de ce mamelon et par les branches de noisetier, qui sont plus hautes que le mur et qui rampent sur le chaume. On voit seulement la fumée l’hiver, quand il brûle un fagot de bruyères pour réchauffer les petits de ses chèvres.

» — C’est bien, lui dis-je ; je connais la montagne, je n’ai pas besoin de route pour m’y guider. N’y ai-je pas gardé les chèvres aussi quand j’étais petit ? »