Revue des Deux Mondes3e période, tome 109 (p. 414-443).


LE TABAC


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L’usage du tabac est répandu dans le monde entier. Les fumeurs à eux seuls se comptent par centaines de millions. La culture du tabac couvre, sur le globe, près d’un demi-million d’hectares, et l’impôt qu’il supporte fait rentrer, chaque année, en France seulement, trois cents millions de francs dans les coffres de l’État.

Une coutume aussi générale, une habitude qui se maintient depuis tant d’années, malgré les attaques dont elle a de tout temps été l’objet, mérite qu’on la prenne au sérieux. Il importe de l’étudier sous toutes ses faces et de soumettre les différens élémens de la question à une analyse complète à l’aide des moyens d’investigation dont nous disposons aujourd’hui, car c’est un problème scientifique au premier chef. S’il intéresse la morale et la philosophie, si ses conséquences sociales sont du ressort des économistes, c’est aux sciences naturelles, à la physiologie et à l’hygiène qu’il appartient de leur fournir les bases expérimentales sur lesquelles peuvent se fonder leurs appréciations.

Il faut d’abord connaître la composition de ce produit, la façon dont il impressionne l’économie, les troubles passagers qu’il produit, les maladies qu’il peut faire naître ou aggraver, pour porter un jugement raisonné sur les inconvéniens de son usage. Il faut de plus aborder cette étude avec une indépendance d’esprit qu’il n’est pas facile de rencontrer. Les personnes qui n’ont jamais fumé parlent du tabac, comme les aveugles des couleurs ; les fumeurs ont pour leur habitude une indulgence bien naturelle, et ceux qui ont été contraints d’y renoncer apportent dans le débat la passion des néophytes et l’intolérance des convertis. J’appartiens à la catégorie des fumeurs qui se sont corrigés. Après avoir abusé du tabac pendant près de cinquante ans, je me suis vu contraint d’y renoncer. J’ai défendu le terrain pied à pied ; je n’ai cédé que devant une nécessité absolue ; mais je sais ce qu’il m’en a coûté et ne cherche pas à faire des prosélytes. Je tiens seulement à dire ce que je crois vrai sur une question que j’ai bien étudiée et à l’égard de laquelle l’expérience personnelle ne me fait pas défaut.

I.

Le tabac, chacun le sait, nous vient de l’Amérique. Ce sont les Espagnols qui l’ont importé en Europe au xvie siècle. Il était en usage aux Antilles, au Mexique et au Brésil, lorsqu’ils y arrivèrent. Christophe Colomb raconte, dans son journal de navigation[1], comment il en eut connaissance. Lorsqu’il aborda pour la première fois à l’île de Cuba, il chargea deux hommes de son équipage d’explorer le pays : « Ces envoyés, dit-il dans sa narration, rencontrèrent en chemin beaucoup d’Indiens, hommes et femmes, avec un petit tison allumé, composé d’une sorte d’herbe dont ils aspiraient le parfum suivant leur coutume. »

L’évêque Barthélémy de Las Casas, contemporain de Christophe Colomb, rapporte ce fait d’une manière plus circonstanciée, dans son Histoire générale des Indes (chap. XLVI) : « L’herbe dont les Indiens aspirent la fumée, écrivait ce prélat en 1527, est bourrée dans une feuille sèche, comme dans un mousqueton de ceux que les enfans font en papier (pétards), pour la Pâques du Saint-Esprit. Ces Indiens l’allument par un bout et sucent ou hument par l’autre extrémité, en aspirant intérieurement la fumée, avec leur haleine, ce qui produit un assoupissement dans tout le corps et dégénère en une espèce d’ivresse. Ils prétendent qu’alors on ne sent presque plus la fatigue. Ces mousquetons, ou ces tabacs, comme ils les appellent eux-mêmes, sont en usage parmi nos colons. J’en ai connu plusieurs, dans l’île espagnole, qui s’en servaient et, comme on les réprimandait sur cette vilaine coutume, ils répondaient qu’il leur était impossible de s’en défaire. Je ne sais quel goût et quel profit ils pouvaient y trouver. »

Telle est l’origine des cigares et du nom que les Européens ont donné depuis à tous les produits de la nicotiane. Dans l’île de Cuba, la dénomination de tabaco est encore synonyme de cigare. On dit communément chupar un tabaco.

Au Brésil, le tabac avait reçu le nom de petun et, d’après les historiens portugais, la fumée de ces feuilles, aspirée à fortes doses, servait à enivrer les augures. Dans les assemblées délibérantes, on soufflait de la fumée de tabac au visage des orateurs. Les Indiens du temps de Fenimore Cooper fumaient encore le calumet de paix, quand ils avaient enterré la hache de guerre.

Les premiers plants de tabac furent apportés à Lisbonne en 1560. Peu de temps après, Jean Nicot, ambassadeur du roi François II auprès de Sébastien, roi de Portugal, en reçut quelques feuilles d’un marchand flamand qui revenait d’Amérique et qui lui fit connaître les propriétés de cette plante. Jean Nicot les rapporta ; il en fit don à Catherine de Médicis et au grand-prieur François de Lorraine. C’est de là que vient le nom d’herbe à la reine, d’herbe du grand-prieur, qui fut donné au tabac à cette époque.

Sous l’influence de ce haut patronage, son usage se répandit rapidement à la cour et dans la bourgeoisie ; il ne tarda pas à pénétrer dans toutes les classes de la société et à passer la frontière. Depuis cette époque, il a fait son chemin, en dépit de toutes les oppositions, peut-être même à cause des persécutions dont il a été l’objet.

Voilà trois siècles qu’on épuise contre cette malheureuse plante tout l’arsenal des proscriptions : libelles, amendes, excommunications. Je n’en finirais pas, si je voulais énumérer les ordonnances, les arrêtés, les édits qui ont été rendus contre lui. On a même été jusqu’aux supplices. En Perse, Schah-Abbas faisait trancher le nez aux priseurs et couper les lèvres des fumeurs. Amurat IV, plus radical et plus facétieux, faisait pendre ces derniers la pipe à la bouche et menaçait les autres de les brûler vifs sur un bûcher de feuilles de tabac. À Moscou, Michel Federowich se contentait de faire administrer aux uns et aux autres soixante coups de bâton sous la plante des pieds.

Les mœurs se sont adoucies depuis lors. Le tabac n’est plus proscrit ni en Russie, ni en Perse. Le shah lui-même donne l’exemple. Il fume et déploie à cette occasion son faste habituel. Il a la plus belle pipe qui soit au monde. Elle est enrichie de pierreries et vaut, dit-on, deux millions de francs. En Europe, on ne persécute plus les fumeurs, on se borne à les menacer de maux sans nombre et surtout à les rançonner.

Le cardinal de Richelieu a eu le premier l’idée ingénieuse de se servir du fisc pour combattre l’invasion du tabac et d’en faire l’objet d’un revenu pour le trésor. Il se borna, dans le principe, à le frapper d’un simple droit de consommation ; mais bientôt il s’empara de ce commerce devenu très lucratif et ne permit la vente qu’en vertu d’une licence. Cependant le premier bail du tabac ne fut fait que plus tard, au mois de novembre 1674. Ce produit fut affermé pour six ans, avec le droit sur l’étain, à un sieur Jean Breton, à raison de 500,000 livres pour les deux premières années et de 700,000 pour les quatre autres. En 1720, la ferme du tabac fut cédée à la Compagnie des Indes, au prix de 1 million 500,000 livres. En 1771, elle rapportait déjà 27 millions.

Depuis cette époque, la ferme a été remplacée par le monopole : il est exercé par la régie, et le produit s’en est accru dans des proportions telles qu’il compte aujourd’hui parmi les revenus les plus importans du trésor. En 1821, l’honnête et candide Mérat, qui avait voué au tabac une haine farouche, trouvait exorbitante la somme de cent millions qu’il rapportait à l’État. Que dirait-il aujourd’hui que le monopole produit près de quatre fois davantage ? Il est vrai que nulle part en Europe le prix du tabac n’est aussi élevé que chez nous. Il ne revient pas à la régie à plus d’un franc cinquante par kilogramme, tous frais compris, et elle le vend 12 fr. 50. C’est du reste, hâtons-nous de le dire, un impôt parfaitement justifié et contre lequel personne ne récrimine.

Cette plante, objet de tant d’anathèmes, appartient à la famille des solanées et constitue un genre dédié à Jean Nicot. On la cultive dans le monde entier ; elle réussit également dans la zone tempérée et dans les régions intertropicales. On évalue à 450,000 hectares la surface qu’elle occupe sur le globe. En France, la culture n’est pas libre ; elle n’est autorisée que dans une quinzaine de départemens et en Algérie. Deux espèces de tabac y sont plus particulièrement cultivées : le tabac ordinaire ou grand tabac (nicotiana tabacum) et le petit tabac (nicotiana rustica).

La première est la plus répandue. C’est à elle qu’on a donné les huit ou dix noms sous lesquels on a successivement désigné le tabac[2]. C’est une grande et belle plante annuelle, atteignant jusqu’à deux mètres de hauteur. Sa tige porte de grandes feuilles alternes, d’un vert glauque, et se termine par une grappe de fleurs élégantes dont la corolle d’un rose pâle est supportée par un calice persistant à cinq divisions.

Le petit tabac ne dépasse pas une hauteur de cinquante à soixante centimètres. Ses feuilles sont épaisses, molles, d’un vert foncé, chargées de poils visqueux. Les inflorescences terminales sont des grappes composées de cimes. La corolle, d’un jaune pâle, un peu verdâtre, est supportée par un calice campanule, couvert de poils glanduleux et terminé par cinq dents inégales.

Le genre nicotiana renferme une cinquantaine d’autres espèces originaires, pour la plupart, de l’Amérique, quelques-unes de l’Australie et des îles de l’Océan-Pacifique. Dans ce nombre, on en cultive quinze ou vingt qui donnent naissance aux différens tabacs étrangers dont la saveur et les propriétés sont très variées, ainsi que le savent tous ceux qui en font usage. Enfin quelques espèces, remarquables par la richesse de leur coloris et la grâce de leur port, sont cultivées dans les jardins comme plante d’agrément.

En France, le tabac destiné à la consommation est semé en mars ; on repique les jeunes plants à la fin de mai et on récolte en automne. Tantôt on coupe la tige, tantôt on cueille les feuilles une à une, et, dans ce cas, on les réunit à l’aide d’une ficelle qui traverse le pétiole et on les met à sécher sous des hangars bien aérés. La dessiccation est une œuvre délicate qui demande des soins assidus et dure six semaines ou deux mois.

Lorsqu’elle est terminée, les planteurs réunissent les feuilles en manoques de 25 ou 50 et en font livraison aux magasins établis par l’État dans les départemens où le tabac se cultive. Ces magasins en opèrent la recette et le classement et les expédient dans les manufactures nationales, pour y subir les préparations nécessaires. On commence par les trier pour rejeter les feuilles moisies. Cette opération porte le nom d’époulardage. On opère alors le mélange des différentes sortes, qu’on désigne par le nom du département ou du pays étranger qui les a produites. On combine les tabacs des diverses provenances de façon que le mélange renferme toujours la même proportion de nicotine.

Il entre huit ou dix sortes de tabacs dans le scaferlati ordinaire, qui représente plus de la moitié de tout ce qui se consomme en France. C’est, comme on le voit, un produit très complexe. En mélangeant, en proportions variables, les feuilles des différentes provenances, on parvient à maintenir sa teneur en nicotine toujours au même degré, c’est-à-dire à 2,3 pour 100 du poids du tabac sec. On tient, en France, à ne pas dépasser ce chiffre. Les Italiens, au contraire, n’aiment que les tabacs très forts.

Après le mélange, on procède à la mouillade, qui consiste à humecter le tabac avec une solution de sel marin titrée à 18 pour 100. Cette opération a pour but de rendre aux feuilles l’eau qu’elles ont perdue par la dessiccation, et sans laquelle il serait impossible de les travailler.

Après quarante-huit heures de mouillade, le tabac à fumer est haché et passe au torréfacteur, dans lequel il est soumis à une température qui ne dépasse jamais 80 degrés. On achève alors de le sécher en l’exposant à l’air froid, puis on le met en tas qu’on laisse fermenter pendant trois mois. Au bout de ce temps, on le met en paquets et on l’expédie dans les entrepôts.

La préparation du tabac à priser est un peu plus compliquée. Après l’époulardage, le mélange et la mouillade, les feuilles sont hachées et mises en tas de trente ou quarante tonnes, qu’on abandonne à l’action de l’air et qu’on soumet à une ventilation véritable, pour accélérer la fermentation. Celle-ci détermine une combustion lente qui donne au tabac sa couleur foncée et son arôme spécial. Au bout de trois mois, il est devenu noir et aggloméré en grosses masses résistantes. La fermentation y a fait naître de l’acide acétique et de l’ammoniaque. La nicotine, au contraire, a diminué de moitié ; de 6 pour 100 elle est tombée à 3. En prévision de ce déchet, on choisit les espèces les plus riches pour confectionner le tabac à priser.

À ce moment, on le râpe, on le tamise et on le dépose dans de grandes caves, où il continue à fermenter pendant dix ou onze mois. Pendant ce long travail, la température s’élève, dans la masse, jusqu’à 80 degrés, et la réaction alcaline apparaît. Elle est due à la disparition des acides malique et citrique. C’est alors que le montant du tabac se prononce. Il résulte du dégagement incessant de carbonate d’ammoniaque qui entraîne avec lui des vapeurs de nicotine. Quand la poudre est parvenue à cet état, on la met en tonnes et on la dirige sur les entrepôts.

Le tabac à chiquer est livré au commerce sous la forme de gros rôles et de rôles menu-filés. Les premiers se composent d’un intérieur analogue à celui des cigares et enveloppé, comme lui, d’une feuille de tabac qui sert de robe. Les rôles menu-filés sont constitués par la robe toute seule, roulée sur elle-même à l’aide d’un rouet. On choisit, pour la fabrication des rôles, les tabacs les plus riches en nicotine, et, quand ils sont confectionnés, on les trempe encore dans du jus de tabac concentré.

Les cigares ordinaires sont faits avec des tabacs de différentes provenances, et la robe avec du Kentucky léger. Les cigarettes de la régie sont en scaferlati.

La quantité de tabac livrée à la consommation, en France, va toujours en augmentant. En 1888 , elle a été de 36,020,985 kilogrammes, dont 24,805,716 kilogrammes ont été fournis par la culture indigène. Le reste a été acheté à l’étranger sous la forme de feuilles, de cigares, ou de tabacs fabriqués.

Ces achats représentent une valeur de 36,231,635 francs. Leur vente a rapporté à l’État 368, 493, 970 francs, c’est-à-dire plus de dix fois la valeur du produit. La France est en effet, comme je l’ai déjà dit, le pays où le tabac coûte le plus cher ; c’est également un de ceux où l’on en consomme le moins. Toutes les nations du nord de l’Europe nous dépassent de beaucoup sous ce rapport. Ainsi, tandis que la consommation annuelle ne dépasse pas, chez nous, 810 grammes par tête, elle est de 2, 500 grammes en Belgique, de 2, 000 grammes en Hollande, de 1, 500 en Allemagne, de 1, 240 en Autriche, de 1, 020 en Norvège, de 1, 000 en Danemark, de 940 en Hongrie et de 830 en Russie. Ces calculs ont été faits par M. de Foville.

La majeure partie de ce tabac est absorbée par les fumeurs. Il n’en a pas toujours été ainsi. C’est sous forme de poudre à priser qu’il s’est introduit en France et qu’on en a fait usage pendant deux siècles. En 1789, où la consommation annuelle montait déjà à 228 grammes par tête, on n’en fumait que le douzième. Priser était, au xviiie siècle, une habitude de bonne compagnie. Rien ne peut peindre, dit-on, la grâce suprême avec laquelle, sous la régence, ducs et marquis secouaient, d’un geste négligent, les grains de tabac d’Espagne tombés sur leur jabot de dentelle. Les acteurs du Théâtre-Français eux-mêmes peuvent à peine nous en donner une idée. La tabatière était entrée dans les mœurs et jouait son rôle en diplomatie. Les rois en faisaient cadeau aux personnes qu’ils voulaient honorer d’une manière spéciale. Elle ne figure plus aujourd’hui que dans les collections de bibelots précieux. Celle du Louvre est splendide et fait l’admiration de tous les visiteurs.

De la noblesse, l’habitude de priser était descendue dans les rangs de la bourgeoisie. Nos mères s’y livraient d’une manière ostensible ; mais la mode en a fait justice. Les femmes du monde y ont renoncé les premières ; les autres ont fait comme elles. De nos jours, la tabatière est reléguée dans les antichambres et les loges de concierges. C’est à peine si le tabac à priser représente aujourd’hui le tiers de la consommation totale. Quant à la chique, il n’en est plus question dans la bonne compagnie ; on ne la retrouve plus que chez quelques paysans bretons et dans le bonnet de travail des vieux matelots, mais le nombre en diminue tous les jours, et bientôt elle sera chassée même du gaillard d’avant.

L’habitude de fumer, au contraire, gagne tous les jours du terrain, ainsi que le prouvent les recettes de la direction des tabacs ; mais elle s’est transformée. On a commencé par fumer la pipe ; l’habitude s’en est, dit-on, introduite dans nos armées, pendant la guerre de Hollande, sous le ministère de Louvois, et s’y est généralisée pendant les grandes guerres de la république et de l’em-pire. Elle a passé de là dans la population civile. On ne fumait guère autre chose, il y a cinquante ans. Le cigare était un objet de luxe ; on le réservait pour les lieux publics, où il était toléré, bien qu’on le considérât comme une habitude de mauvaise compagnie. La pipe se fumait à domicile, et les gens bien élevés la reniaient. Pas un d’entre eux ne se fût permis de fumer devant une femme qu’il respectait.

On prenait alors des précautions sans nombre, pour ne pas sentir le tabac, lorsqu’on allait dans le monde. C’est une peine qu’on ne se donne plus aujourd’hui. Les femmes supportent très bien cette odeur ; il y en a même un certain nombre qui fument. Dans les villes d’eaux, sur les plages à la mode, dans les villégiatures élégantes, il est de bon ton, pour les femmes qui sont dans le mouvement, de porter avec elles un étui à cigarettes à leur chiffre et une boîte d’allumettes minuscules. On flirte tout en fumant, et les plus douces paroles s’échangent entre deux bouffées de tabac. Cela n’a rien de désagréable, et en Espagne il y a bien longtemps qu’il en est ainsi.

La tolérance des femmes du monde tient tout d’abord à ce qu’elles ne veulent pas se priver de la société des hommes, qui aiment mieux déserter les salons que de s’imposer une contrainte gênante et des soins ennuyeux ; mais, si le tabac a cessé d’être mis en quarantaine, il faut l’attribuer surtout à ce que la cigarette a remplacé la pipe, qu’on abandonne de plus en plus. Dans cinquante ans, on n’en trouvera plus que dans les collections. Il y en a déjà de très curieuses. On cite notamment celle du capitaine Crabbe, de Bruxelles, qui a réuni 5,000 spécimens de pipes en terre, en bois, en métal, en verre, de toutes les formes et de tous les pays. Le prince de Galles en possède également une qu’on dit fort remarquable, et pourtant il ne fume que la cigarette.

Ce changement dans les habitudes a notablement augmenté les recettes de la régie. La cigarette gaspille beaucoup de tabac. On n’en fume jamais plus des deux tiers et le reste est perdu. Son adoption constitue un véritable progrès. Elle a moins d’inconvéniens que l’autre façon de fumer, pour les relations sociales comme pour l’hygiène. Elle est plus propre, plus élégante ; elle ne communique pas aux habits et aux appartemens cette odeur acre, pénétrante et tenace que leur donne la pipe. Son action sur l’économie est moins énergique. Elle détermine pourtant certains troubles qui lui sont particuliers et dont je parlerai, lorsque j’aurai fait connaître les propriétés toxiques du tabac.

II.

Les feuilles du tabac renferment des principes communs à toutes les substances végétales, comme l’amidon, la cellulose, le sucre, des acides organiques et des sels, des principes solubles dans l’éther, des matières azotées et enfin un alcaloïde particulier auquel la plante doit ses propriétés et qui porte le nom de nicotine.

Cet alcaloïde, découvert par Posselt et Remann, a été isolé par Vauquelin en 1809. C’est un liquide oléagineux, transparent, incolore, qui brunit et s’épaissit à l’air, en absorbant de l’oxygène. Son odeur acre et vireuse rappelle celle du tabac ; sa saveur est brûlante et sa vapeur tellement irritante, qu’on respire avec peine dans une pièce où on en a laissé tomber une goutte. La nicotine est très hygrométrique, très soluble dans l’eau, l’alcool et l’éther. Elle se combine directement avec les acides, en développant de la chaleur. On la trouve à l’état de malate dans les feuilles des diverses sortes de tabac.

Toutes les espèces n’en renferment pas la même quantité. Le tabac noir et onctueux des Antilles, que sa saveur prononcée, sa combustibilité et sa belle cendre blanche font rechercher par les fumeurs émérites, en contient beaucoup plus que le tabac blond et parfumé du Levant. Celui qu’on récolte en France, quand il est arrivé à maturité, en contient de 3,22 à 7,96 pour 100, suivant les provenances. Dans certains départemens du Midi, le Lot, par exemple, on récolte parfois des tabacs qui en fournissent jusqu’à 10 pour 100 ; mais c’est une proportion tout à fait exceptionnelle. La quantité de nicotine augmente à mesure que la plante se développe, et varie suivant l’épaisseur des feuilles. Les plus minces sont celles qui en contiennent le moins.

La fermentation qu’on fait subir au tabac dans les manufactures volatilise, comme nous l’avons vu, une partie de la nicotine et lui substitue de l’ammoniaque. Il en résulte que, lorsqu’il est livré à la consommation, il renferme moins de nicotine que n’en contenaient les feuilles sèches, avant toute préparation. La combustion en détruit environ les trois quarts. D’après les analyses de M. Pabst, la fumée de 5 grammes de tabac donne environ 3 milligrammes de nicotine ; mais elle contient en outre une foule d’autres principes dont il est inutile de donner ici l’énumération par trop chimique.

La nicotine est le principe actif du tabac, comme l’atropine est celui de la belladone, la morphine celui de l’opium ; toutefois, parmi les substances qui lui sont unies, il en est aussi de toxiques. Les moins volatiles se condensent pendant la combustion et produisent un liquide empyreumatique brunâtre, une sorte de goudron de tabac, dont une partie suinte à travers les pipes poreuses et dont la totalité est retenue par l’eau des narghilés.

Parmi les principes volatils qui passent dans la fumée, en même temps que la nicotine, il faut citer l’acide cyanhydrique et surtout l’oxyde de carbone qui se dégage pendant cette combustion lente. Le docteur Gréhant a constaté qu’on en absorbait une quantité notable, lorsqu’on fumait avec activité, en avalant la fumée, et que le gaz passait dans le torrent circulatoire. Ces faits ont une certaine importance, au point de vue des conséquences pratiques. Ils font comprendre les accidens qu’on éprouve souvent après avoir passé de longues heures, dans un milieu saturé de tabac, même alors qu’on ne fumait pas, et les phénomènes d’intoxication qui sont produits parfois par l’ingestion de viandes ayant séjourné longtemps dans une atmosphère semblable.

Le tabac est un poison, comme la plupart des solanées, comme une foule de plantes que la médecine utilise tous les jours. Ses propriétés ont été étudiées de nos jours, avec toute la rigueur que permet la méthode expérimentale, contrôlée par l’observation clinique. Il m’est impossible de reproduire ici, même en la résumant, cette intéressante étude ; mais je vais m’efforcer d’en exposer clairement les principaux résultats.

La décoction de tabac fait périr les animaux en un temps d’autant plus court que la dose administrée est plus forte. Les phénomènes qui précèdent la mort se rapprochent de ceux que produisent les autres alcaloïdes toxiques ; ils sont identiques à ceux qui se manifestent chez l’homme dans les mêmes conditions et que les médecins n’ont que trop souvent l’occasion d’observer. Tantôt ce sont des forçats ou des matelots qui ont avalé leur chique ; tantôt ce sont des fumeurs qui ont fait le pari stupide de boire un ou deux petits verres du jus empyreumatique qui découle des vieilles pipes, de ce goudron de tabac, dont nous venons de parler. Souvent aussi ce sont des erreurs : du tabac en poudre pris pour du café, des feuilles de tabac mêlées par mégarde à des feuilles d’oranger. Les empoisonnemens dus à la malveillance sont beaucoup plus rares ; cependant, le poète Santeuil est mort, au dire de Mérat, dans des souffrances atroces, pour avoir bu un verre de vin dans lequel on avait mis du tabac d’Espagne.

Il est rare pourtant que le tabac cause un empoisonnement mortel quand on le prend par la bouche, parce qu’il est presque toujours rejeté par les vomissemens, avant d’avoir pu produire tous ses effets. Il n’en est pas de même lorsqu’il est administré par la voie intestinale. Le plus souvent alors l’intoxication est le résultat d’une erreur médicale : on donne encore quelquefois la décoction de tabac, en lavement, dans les cas d’asphyxie par submersion, de hernie étranglée, et, si l’on exagère la dose, la mort peut en être le résultat. Orfila cite quatre cas dans lesquels elle a été causée de cette façon, par des doses variant de 8 à 64 grammes. Le sujet qui a succombé le plus rapidement est mort au bout de quinze minutes, celui qui a résisté le plus longtemps, au bout de deux heures. Huit grammes de tabac ne constituent pas une dose toxique ; mais, dans le fait cité par Orfila, il s’agissait d’un jeune enfant. Il en faut de 15 à 30 grammes pour faire périr un adulte.

Le tabac peut également produire des accidens d’empoisonnement par la voie pulmonaire. On cite des cas de mort chez des gens qui s’étaient endormis dans une pièce remplie de feuilles de tabac en fermentation ; d’autres, les dignes émules des parieurs dont je parlais plus haut, ont succombé pour avoir fait la gageure de fumer, sans interruption, un nombre invraisemblable de pipes, et pour l’avoir tenue.

La peau peut elle-même servir de voie d’introduction au principe toxique. Les accidens de ce genre n’étaient pas rares, lorsqu’on traitait les maladies cutanées avec des pommades ou des linimens dont le tabac faisait la base. Murray rapporte l’observation de trois enfans qui furent pris de vomissemens, de vertiges, et moururent en vingt-quatre heures, dans les convulsions, pour avoir eu la tête frottée avec un onguent au tabac. Dans les nombreuses enquêtes provoquées par les méfaits de cette substance, on trouve l’histoire de contrebandiers qui ont failli mourir après s’être appliqué, sur toute la surface du corps et sur la peau nue, des feuilles de tabac qu’ils voulaient faire passer en fraude. Ferdinand Martin a communiqué à la Société de chirurgie l’observation d’une dame atteinte de lombago et qui avait eu l’idée d’appliquer sur la région douloureuse des flanelles trempées dans une décoction de 30 grammes de tabac à fumer. Ses douleurs furent promptement calmées ; mais elle éprouva, tôt après, tous les phénomènes de l’intoxication nicotinique, et ne se rétablit qu’au bout de trois jours.

Les empoisonnemens par le tabac résultent presque toujours, comme on le voit, d’accidens ou de méprises. Le crime n’y a jamais recours, sans doute parce que ses propriétés toxiques sont trop infidèles. Les assassins préfèrent la nicotine. Elle n’a pas encore un casier judiciaire bien chargé ; mais on se souvient de l’émotion causée par l’affaire Bocarmé, ce Belge qui tua son beau-frère en lui ingurgitant de la nicotine. Les effets de cet alcaloïde sont beaucoup plus prompts et plus terribles que ceux du tabac. Par quelque voie qu’on l’administre dans les expériences, l’animal est foudroyé. Deux gouttes suffisent pour tuer un chien de forte taille ; huit gouttes font périr un cheval en quatre minutes et dans un état effrayant. Il est pris d’un accès de fureur ; il se cabre, se débat, puis il tombe et meurt dans les convulsions. Lors du procès Bocarmé, Stras, qui fut chargé de l’expertise médico-légale, déposa, sur la langue d’un petit oiseau, une goutte du liquide trouvé dans l’estomac de la victime et le vit mourir au bout de 2'45". La même dose tua un pigeon en une minute. « Cet alcaloïde, dit Claude Bernard, est un des poisons les plus violens que l’on connaisse, quelques gouttes tombant sur la cornée d’un animal le tuent presque instantanément. La nicotine, par l’apparence symptomatique de ses effets et par son activité, se rapproche beaucoup de l’acide prussique[3]. »

L’action de ce principe est si subtile, qu’il est impossible de l’analyser, à moins de l’administrer à doses minimes et en solutions très étendues. On observe alors un phénomène des plus intéressans et qui explique la facilité avec laquelle on s’habitue à l’usage du tabac. C’est la tolérance rapide qui s’établit sous l’influence de doses graduellement croissantes. Elle a été constatée par Traube d’une manière positive. Avec un vingt-quatrième de goutte de nicotine, en injection sous-cutanée, il obtenait, le premier jour, des effets très marqués. Le lendemain, chez le même animal, il en fallait une goutte entière pour arriver au même résultat, et au bout de quatre jours cinq gouttes étaient nécessaires. On observe une tolérance analogue chez l’homme pour les injections hypodermiques de morphine, tandis qu’on ne s’habitue ni à la digitaline ni à la strychnine.

Quand on administre la nicotine à dose assez faible pour pouvoir en analyser les effets, on constate les mêmes phénomènes, à très peu de chose près, qu’avec la plante tout entière. Dans les empoisonnemens dont j’ai parlé plus haut, il survient au début une angoisse et une agitation extrêmes avec sensation de chaleur brûlante au creux de l’estomac. La respiration s’accélère pendant que le pouls se ralentit, puis viennent les vomissemens et les selles, les vertiges et les défaillances. La face pâlit, la peau se couvre d’une sueur froide, les idées se troublent, et le malade tombe dans une stupeur profonde, interrompue par des cris, par un tremblement général ou des convulsions. Cette agitation fait place à la paralysie, à l’insensibilité ; la respiration s’embarrasse, le pouls devient filiforme et le malade meurt dans une syncope.

Lorsque le sujet résiste (et c’est le cas le plus fréquent), les symptômes que je viens de retracer s’arrêtent dans leur évolution ; le malade sort de son état comateux avec une violente migraine, une grande faiblesse, et un embarras gastrique qui met quelque temps à se dissiper.

L’exposé qui précède paraîtra peut-être trop technique ; mais il était indispensable. Pour se rendre compte des effets que produit l’usage habituel du tabac, il faut connaître d’abord ceux qu’il détermine lorsqu’il est administré à dose toxique et en une fois. On apprécie beaucoup mieux les phénomènes à la faveur du grossissement expérimental, de même qu’on observe mieux les petits objets en les regardant à la loupe. L’expérimentation sur les animaux et les cas d’empoisonnement chez l’homme ont de plus l’avantage d’isoler nettement les accidens physiques des perturbations morales et intellectuelles qui ne peuvent pas se produire dans le premier cas et qui n’ont pas le temps de se manifester dans le second. On peut ainsi étudier séparément ces deux ordres de phénomènes, et c’est ce que je vais faire.

III.

Les effets produits par l’usage habituel du tabac diffèrent suivant la façon dont on le consomme. On ne les a guère observés que chez les fumeurs, parce que ce sont eux qui appellent l’attention en raison de leur nombre. Et puis leur habitude est ostensible, leur fumée se répand partout, elle incommode les autres, tandis que le priseur, plus discret, peut dissimuler sa tabatière et ne gêne, par son odeur, que les personnes qui s’en approchent de trop près. Quant aux chiqueurs, ils appartiennent à l’histoire.

J’en ai beaucoup connu dans ma jeunesse. C’était encore une habitude assez répandue dans la marine, et les occasions ne m’ont pas manqué d’étudier, comme médecin, les effets de cet horrible collutoire sur les dents et la bouche de ceux qui en faisaient usage ; mais je n’ai nulle envie de faire part aux autres de mes observations à cet endroit ; elles seraient sans charme comme sans intérêt.

Les priseurs qui débutent ont, comme les fumeurs, besoin d’un certain apprentissage. Ils commencent par éternuer à se briser les sinus frontaux ; puis la muqueuse des fosses nasales s’apprivoise ; elle se blase et se trouve même agréablement chatouillée par le piquant ammoniacal et le parfum nicotinique de cette poudre vireuse. À la longue, elle s’épaissit, et, chez les priseurs interpérans, elle ne perçoit plus que faiblement les odeurs. Elle devient même parfois le siège d’une inflammation chronique qui se propage à l’arrière-gorge et détermine une petite toux sèche et caractéristique. On parle même de priseurs qui ont vu survenir des dartres, des ulcérations, des polypes, d’autres sont devenus sourds ; mais ce sont là des cas tellement rares et d’une étiologie si contestable qu’ils ne peuvent pas entrer sérieusement en ligne de compte.

Les seuls phénomènes nicotiniques qu’on observe d’une manière fréquente chez les priseurs, c’est le tremblement des mains, ce tremblement rythmique, qui ne ressemble ni à celui des vieillards, ni à celui des alcooliques et qui se rencontre également chez la plupart des grands fumeurs. Le docteur Amédée Latour, qui a conquis dans la littérature médicale un renom des plus honorables, prisait d’une manière immodérée. Il avait contracté cette habitude pour se débarrasser d’une névralgie faciale et il était atteint d’un tremblement si prononcé qu’il avait de la peine à écrire. À différentes reprises, il avait essayé de se guérir de cette infirmité très gênante pour un publiciste, en renonçant à la tabatière ; mais alors la névralgie reparaissait avec son intensité première et c’était encore pis, et puis Latour était un dilettante de la prise. Il la savourait avec une volupté savante ; elle lui inspirait, disait-il, ses pensées les plus délicates, ses aperçus les plus ingénieux. C’eût été une véritable ingratitude que de divorcer avec cette compagne de ses veilles, et notre confrère a continué à priser jusqu’à la fin de sa longue carrière.

On n’observe pas d’autre accident nicotinique chez les priseurs. Le docteur Beau a fait connaître toutefois un cas d’angine de poitrine bien caractérisé chez un sujet qui faisait abus du tabac en poudre. Un fait unique est sans importance quand il s’agit d’une habitude aussi répandue ; il est inutile, d’ailleurs, de poursuivre un ennemi qui bat en retraite. La prise est condamnée. La mode en a fait justice et ses arrêts sont sans appel. Il n’en est pas de même de ceux de l’hygiène.

Il ne reste donc plus au tabac d’autres prosélytes sérieux que les fumeurs, mais ceux-là ne paraissent pas disposés à se rendre. Jusqu’ici les attaques dont ils sont l’objet ne semblent pas les émouvoir et cela tient en partie à l’exagération même dont elles sont empreintes. Les adversaires du tabac lui ont fait jusqu’ici la partie belle, et c’est véritablement rendre service à la cause qu’ils soutiennent que de déblayer le terrain de tous les argumens de mauvais aloi qu’ils y ont entassés avec les meilleures intentions du monde.

Ces philanthropes appartiennent à la classe des hygiénistes intransigeans pour lesquels l’art de se bien porter est une religion dont ils sont les grands-prêtres, et qui ont élevé le culte de la santé à des hauteurs telles que le commun des mortels aime encore mieux courir la chance d’être malade que de se soumettre à des règles aussi rigoureuses. Ces jansénistes de l’hygiène la feraient prendre en horreur.

La petite église qui s’est donné la mission de courir sus au tabac est composée de gens d’une bonne foi incontestable. Nous ne sommes plus au temps où les docteurs en Sorbonne, qui argumentaient contre le tabac, puisaient de temps en temps leurs inspirations dans leur tabatière ; les nicotinophobes d’aujourd’hui sont convaincus de l’importance de leur apostolat. Ils assimilent le tabac à l’alcool au point de vue de ses effets nuisibles et le poursuivent par les mêmes moyens.

S’inspirant de l’idée généreuse qui a fait naître, au commencement de ce siècle, les sociétés de tempérance, M. Decroix a fondé, en 1868, la première Association française contre l’abus du tabac. Quatre ans après, cette société étendit son action à l’alcoolisme. Ce ne fut plus alors qu’une société de tempérance comme les autres, et M. Decroix, prévoyant qu’elle perdrait fatalement de vue son but primitif, en institua une seconde sous le nom de Société contre l’abus du tabac. L’autorisation lui fut accordée le 5 février 1877. Depuis lors, elle a pris de l’extension et compte aujourd’hui plus de 1,000 membres. Elle a ses revenus, son fonds de réserve, son journal qui paraît tous les mois ; elle décerne chaque année, à la suite d’un concours, des prix qui sont disputés par de nombreux compétiteurs.

En 1881, la Société contre l’abus du tabac, forte de son succès, adressa au ministère de l’intérieur une demande à l’effet d’être reconnue comme établissement d’utilité publique. Avant de se prononcer, le ministre consulta l’Académie de médecine, et celle-ci, après avoir entendu le rapport très remarquable que M. Lagneau lui lut à la séance du 24 mai 1881, au nom de la commission, répondit au ministre : « 1° qu’il y avait un intérêt d’hygiène publique à faire connaître l’action nuisible que peut avoir le tabac employé d’une manière excessive ; 2° que cette action nuisible était démontrée par un ensemble de faits et d’inductions dès à présent acquis à la science. »

Cette sentence, un peu évasive, laissait de côté la question d’utilité publique, et il ne fut pas donné suite à la demande de la Société. Celle-ci n’en poursuivit pas son œuvre avec moins d’énergie dans ses réunions et dans son journal. Cette campagne continue. Tous les faits nouveaux qu’on peut recueillir à la charge du tabac sont apportés à cette tribune, et personne n’est là pour plaider les circonstances atténuantes. Parfois aussi la question est soulevée à la Société de médecine publique ; mais il s’y trouve des contradicteurs, et les discussions sont parfois animées.

Les accusations dirigées contre les fumeurs sont, comme je l’ai dit, de deux ordres. On leur reproche de ruiner leur santé et d’abrutir leur intelligence. Le premier grief est fondé dans une certaine mesure. Il est certain qu’une pareille habitude n’a rien d’hygiénique. Tout le monde connaît les accidens qu’on éprouve lorsqu’on fume pour la première fois. Ce sont des nausées bientôt suivies de vomissemens, de mal de tête, de vertiges, un état assez analogue au mal de mer et rappelant, à l’intensité près, les premiers phénomènes de l’empoisonnement aigu par le tabac. Ces troubles se dissipent rapidement, et, lorsqu’on revient à la charge, l’accoutumance s’établit assez vite. Les expériences de Traube en donnent, comme nous l’avons vu, l’explication.

Lorsque l’habitude est acquise, la plupart des fumeurs ne ressentent plus aucun malaise ; il en est même qui peuvent se livrer impunément à leur penchant au moment de se mettre à table. Ceux-là sont l’exception. En général, l’action de fumer fait cesser le sentiment de la faim ; c’est même un moyen de prendre patience lorsqu’on ne peut pas le satisfaire. Après le repas, au contraire, le désir devient irrésistible. C’est le moment psychologique ; et le plaisir qu’on éprouve alors est plus vif qu’à tout autre moment de la journée. Pour certains fumeurs, la pipe ou le cigare sont la condition essentielle d’une bonne digestion ; mais il en est d’autres chez lesquels ils déterminent des troubles gastriques.

Les gens nerveux, ceux qui mènent une vie trop sédentaire, les hommes de cabinet, surtout lorsqu’ils ont la mauvaise habitude de fumer avant le repas, perdent peu à peu l’appétit. Une anxiété pénible, un état nauséeux le remplacent. Chez d’autres, il survient du pyrosis. Il est des fumeurs qui ne peuvent pas allumer un cigare, à certains momens de la journée, sans éprouver la sensation de fer chaud qui caractérise cette affection. Presque tous les fumeurs à outrance sont dyspeptiques, et cela s’explique par l’abondance de la salivation, la diminution du suc gastrique, et de l’énergie fonctionnelle de l’estomac.

Après les troubles digestifs les accidens les plus communs sont ceux qui s’observent du côté des voies respiratoires et du cœur. La pharyngite granuleuse est très commune chez les gens qui fument avec excès ; l’irritation de l’arrière-gorge se transmet souvent au larynx et il en résulte parfois une toux sèche, quinteuse, d’un caractère particulier. D’autres sont atteints le soir d’une oppression passagère, lorsqu’ils ont trop fumé dans la journée. On a même parlé d’une forme spéciale d’asthme causée par l’abus du tabac ; mais il faut qu’elle soit bien rare, car je ne l’ai jamais observée, quoique j’aie passé ma vie au milieu des fumeurs.

Les accidens cardiaques sont plus fréquens. Certains médecins prétendent même que le quart des fumeurs présentent des palpitations et des irrégularités du pouls. Je ne sais pas dans quel milieu ces observations ont été recueillies, mais je n’ai jamais rien vu de semblable. J’ai, comme tous les médecins, rencontré des cas d’angine de poitrine, surtout chez les personnes qui passaient leur vie dans une atmosphère saturée de tabac et chez celles qui ont le tort d’avaler la fumée de leur cigarette, et je n’en ai pas été surpris, parce qu’alors la fumée pénètre jusque dans les petites ramifications des bronches, où elle impressionne directement les filets nerveux les plus déliés des poumons et du cœur, et son action provoque les accès de suffocation qui constituent cette redoutable maladie.

Au début, ces troubles sont passagers. Tantôt, c’est une angoisse d’une seconde, une douleur fulgurante rapide comme l’éclair, mais si caractéristique que le médecin qui la ressent ne s’y trompe pas. Tantôt, c’est un petit accès caractérisé par la faiblesse du pouls qui devient presque insensible, par une sueur froide et l’imminence de la syncope. Le tout ne dure que quelques minutes. Dans d’autres cas, tous les symptômes de l’angine de poitrine se déclarent. Ils sont rarement mortels à la suite des premières attaques ; mais lorsque le malade ne renonce pas à son habitude, elles se rapprochent, deviennent plus graves et la mort survient pendant une d’entre elles. J’ai vu succomber ainsi quelques-uns de mes amis qui étaient restés incorrigibles, malgré les avertissemens de la maladie et les miens.

Les enfans et les femmes, plus impressionnables que les hommes, sont aussi plus sujets aux troubles de la circulation et n’ont pas besoin de faire abus du tabac pour les ressentir. Le docteur Decaisne a rapporté, à la Société de médecine publique, des observations qui le prouvent. Sur 88 enfans de neuf à quinze ans adonnés au tabac, 27 lui avaient présenté des palpitations, de l’intermittence du pouls ou de la chloro-anémie. Ils avaient de plus l’intelligence paresseuse et un goût prononcé pour les liqueurs fortes. Ce tableau est un peu chargé. Decaisne était un des adversaires les plus passionnés du tabac, et il faut quelque peu se défier de ses assertions.

Toutefois, il est certain que les accidens nicotiniques se produisent plus facilement chez les enfans que chez les grandes personnes. Ils succombent plus vite aussi dans une atmosphère saturée de fumée de tabac. Les docteurs Liébault et Desloges ont observé chacun un cas de mort, chez des jeunes gens de quinze et de dix-sept ans qui s’étaient endormis dans une petite chambre remplie de fumée de tabac. Ce sont encore là des faits bien exceptionnels. Que dire de ceux que le Medical-Record de New-York racontait récemment, de ces trois jeunes gens morts victimes de leur passion et dont l’un s’était pendu, parce que son père lui refusait de l’argent pour acheter du tabac ? C’était pousser un peu loin les choses ; mais tout est excessif en Amérique, même la crédulité pour les choses invraisemblables.

Le séjour des estaminets, dans lesquels la fumée est quelquefois tellement épaisse qu’on a peine à se voir d’un bout de la salle à l’autre, est particulièrement à redouter pour les personnes sujettes aux palpitations, alors même qu’elles ne fument pas. Le docteur Vallin a cité, à la Société de médecine publique, trois faits bien concluans à cet égard. L’un était relatif à un jeune officier qui avait renoncé au tabac depuis trois mois et qui fut atteint de suffocation simulant l’angine de poitrine, après avoir passé plusieurs nuits dans sa chambre, où ses amis venaient tous les soirs fumer pendant quelques heures. Ce cas rappelle l’épidémie d’angine de poitrine observée par le docteur Gélineau, sur des matelots entassés dans l’entrepont d’un navire de commerce, pendant une tempête qui avait nécessité la fermeture de tous les panneaux et qui y avaient fumé à outrance pour passer le temps. Ceux qui n’avaient pas contribué à enfumer le local furent pris comme les autres et cela devait être, car ils avaient respiré la même atmosphère toxique, et les troubles de la circulation sont particulièrement produits par l’action de la nicotine sur les petites bronches, ainsi que je l’ai dit en parlant des fumeurs de cigarettes.

Si ces derniers sont plus particulièrement exposés aux accidens cardiaques, les fumeurs de pipe, en revanche, ont à redouter l’épithélioma, autrement dit le cancer des lèvres et celui de la langue. Le premier se rencontre surtout chez les gens du peuple qui fument la pipe de terre à très court tuyau, à laquelle ils ont donné un nom qui n’a rien de flatteur pour leur amour-propre. Le cancer des fumeurs se montre d’habitude au point où le tuyau brûlant porte sur la lèvre inférieure. Celui de la langue apparaît sur le côté de l’organe, à l’endroit contre lequel le jet de fumée vient frapper à chaque aspiration. Dans d’autres cas, il débute par le psoriasis buccal, sorte d’épaississement de l’épithélium de la langue qui devient blanc, lisse et comme corné.

Ces deux formes d’une horrible maladie sont, sans contredit, le danger le plus sérieux que puissent courir les fumeurs. C’est la crainte de ces formidables accidens qui en convertit le plus grand nombre. Il ne faut pas toutefois s’en exagérer la fréquence. Les médecins qui voient les cas se multiplier sous leurs yeux sont naturellement disposés à le faire. C’est une erreur d’optique presque inévitable dans notre profession. Il n’y a que la statistique qui puisse permettre d’approcher de la vérité. Celle de la ville de Paris présente toutes les garanties d’exactitude désirables et, depuis trois ans, elle donne le chiffre des décès causés par le cancer de la bouche. Il est en moyenne de 155 par an. Or, d’après les calculs auxquels je me suis livré, le nombre des fumeurs est à Paris de 355,000 environ. En admettant que la moitié d’entre eux fasse usage de la pipe et que tous les cas de cancer de la bouche puissent leur être attribués, ils ont à se partager chaque année 155 décès de cette espèce. Cela ne fait pas une victime sur 1,000, encore est-il bien entendu que les gens soigneux, qui apportent dans leur habitude la modération et les précautions nécessaires, ont infiniment moins de chances que les autres de finir de cette triste façon.

On a reproché au tabac de contribuer à la dépopulation du pays, en affaiblissant les facultés reproductrices chez l’homme et en amenant des pertes chez la femme. Le premier de ces griefs est fondé sur ce fait très réel que la fumée du tabac, lorsqu’on est encore sous son influence, apaise toutes les ardeurs ; mais son action est essentiellement passagère et n’ôte rien aux aptitudes générales des fumeurs. Leurs familles sont aussi nombreuses que celles des autres, et les peuples qui fument le plus sont précisément ceux qui ont le plus d’enfans. L’Allemagne est, après l’Angleterre, la nation européenne dont la natalité est la plus élevée, et c’est une de celles qui consomment le plus de tabac. Les Allemands fument deux fois plus que les Français et ont cinq fois plus d’enfans qu’eux. La question est donc jugée. La dépopulation de la France tient, hélas ! à des causes bien autrement graves ; mais ce n’est pas le moment de les exposer.

L’action abortive du tabac est plus discutable, mais elle ne peut exercer aucune influence sur le mouvement de la population, car elle n’intéresse qu’une classe très restreinte de femmes, celles qui travaillent dans les manufactures de tabac.

Depuis Ramazzini, ces établissemens ont en hygiène une mauvaise réputation. Il a dépeint leur personnel sous les couleurs les plus sombres, et ceux qui ont écrit après lui ont encore noirci le tableau. Les ouvriers qui travaillent le tabac, dit Patissier, sont maigres, décolorés, jaunes et asthmatiques. Il pouvait en être ainsi en 1701, lorsqu’a paru le traité des maladies des artisans, parce qu’alors les manufactures étaient dans un état déplorable au point de vue de l’hygiène ; aujourd’hui elles sont vastes, bien ventilées, et toutes les précautions sont prises pour sauvegarder la santé des ouvriers.

Quoi qu’on fasse cependant, il ne peut pas manquer de se dégager des vapeurs de nicotine dans des ateliers où on soumet des quantités énormes de tabac à la dessiccation, à la fermentation, où on les met en ballots, en tonnes ; lorsqu’on nettoie les feuilles et qu’on les mélange, pendant le râpage et la mouture, il se répand au voisinage, des poussières aussi actives que les vapeurs. Les ouvriers qui vivent dans cette atmosphère sont dans le cas des fumeurs et s’y habituent comme eux, après avoir présenté les mêmes malaises au début. Ceux qui travaillent dans des pièces trop petites et insuffisamment ventilées éprouvent quelquefois des phénomènes plus sérieux ; mais, en somme, les ouvriers des manutactures se portent bien.

Les femmes, au sujet desquelles la discussion a surtout été soulevée, dans les sociétés savantes, ont été l’objet de plusieurs enquêtes dirigées par les médecins des manufactures, et les avis ont été partagés à leur égard ; toutefois, l’opinion qui a prévalu à la suite de ces débats, c’est que le tabac n’est pas abortif et n’a pas d’influence fâcheuse sur la santé des ouvrières. L’avortement n’est pas plus fréquent chez elles que parmi les femmes des professions analogues ; la faiblesse et la mortalité excessive de leurs enfans ne s’expliquent que trop facilement par l’abandon dans lequel elles sont forcées de les laisser, pendant qu’elles sont à l’atelier. Le tabac n’a rien à y voir.

Revenons aux fumeurs endurcis et aux maladies qui les menacent, car je n’ai pas encore fini d’en épuiser le catalogue. Il y a d’abord l’amblyopie nicotinique que Siebel a signalée le premier, et qui a été bien étudiée par les ophtalmologistes modernes. C’est un affaiblissement de la vue tout spécial. Il se distingue des autres par la facilité avec laquelle il disparaît, lorsque le malade renonce au tabac, et la promptitude avec laquelle il se manifeste de nouveau, lorsqu’il recommence.

Cette affection est extrêmement rare. Il en est de même des cas de paralysie qu’on a signalés en Allemagne. Quant au delirium tremens, aux convulsions, à l’épilepsie, aux hallucinations, à la démence, à la sénilité précoce, à la lypémanie, qu’on a accusé le tabac de produire, je me contenterai de cette énumération. Elle rappelle la scène du Malade imaginaire, dans laquelle le docteur Purgon menace son infortuné client de tous les foudres de la pathologie ; mais les fumeurs ne se laissent pas aussi facilement terrifier que le malheureux Argan et savent à quoi s’en tenir. On doit inévitablement rencontrer, dans leurs rangs, toutes les maladies imaginables, parce qu’ils sont extrêmement nombreux, et que le tabac ne préserve d’aucun des maux qui affligent l’humanité. Son abus se concilie même très bien avec celui de l’alcool, et ses détracteurs se plaisent à les confondre tous les deux. Nous retrouverons le même parti-pris dans l’analyse des phénomènes psychologiques, que le moment est venu d’aborder.

IV.

De tous les reproches qu’on adresse au tabac, celui d’abrutir l’intelligence est le plus cruel pour les fumeurs, et les preuves qu’on invoque à l’appui d’une accusation si grave ne sont véritablement pas sérieuses. Celle qu’on met le plus volontiers en avant est empruntée à la statistique qui a prouvé que, dans tous les établissemens d’instruction publique, les fumeurs étaient plus mal classés que les autres. Decaisne l’a constaté pour les lycées, MM. Bertillon, G. Doré, Élie Joubert pour les élèves de l’École polytechnique, le docteur Coustan pour ceux de l’École normale, de l’École navale et de celle des ponts et chaussées.

Il faut beaucoup de bonne volonté pour se contenter d’une démonstration semblable. N’est-il pas plus logique de se dire que les élèves qui fument réussissent moins bien que les autres dans leurs études, parce qu’ils sont plus paresseux et qu’ils trouvent, dans le tabac, un auxiliaire pour leur nonchalance et un consolateur pour leur ennui ? Contraints à une immobilité hors de toute proportion avec la somme de travail qu’ils sont décidés à fournir, ils fument pour tuer le temps. Il est probable que, si on avait poussé plus loin les recherches, on aurait reconnu que ces élèves-là sont également ceux dont la conduite laisse le plus à désirer et qui sont le plus souvent punis. Il est inutile d’insister plus longtemps sur cet argument de commande.

Lorsqu’il s’agit de l’influence fâcheuse que le tabac peut exercer sur les facultés intellectuelles, il est une réflexion qui se présente à l’esprit de tout le monde et qui a jailli d’elle-même au cours de toutes les discussions ; elle consiste dans une comparaison internationale. Il y a, de l’autre côté du Rhin, un peuple dont j’ai déjà cité l’exemple et chez lequel le culte du tabac est élevé à la hauteur d’une institution. On en consomme la moitié plus que chez nous, et pourtant nous sommes forcés de convenir que ces Germains ne sont pas aussi abrutis qu’ils devraient l’être, qu’ils ne font pas mauvaise figure dans le monde scientifique et qu’ils occupent en Europe une situation qui n’est que trop prépondérante.

La Société contre l’abus du tabac répond à ce raisonnement d’une façon bien originale. Si les Allemands, dit-elle, résistent à cette intoxication phénoménale, c’est parce qu’ils n’ont qu’un mauvais tabac, sans arôme et sans goût, falsifié, pauvre en nicotine, une sorte de foin qu’ils fument dans des pipes en porcelaine dont le long tuyau laisse la fumée se refroidir et se dépouiller de ses principes empyreumatiques. Ah ! s’ils avaient notre bon tabac de caporal, si franc, si savoureux, si toxique, s’ils avaient nos petites pipes de terre bien imprégnées de jus, bien fétides, ce serait bien autre chose. Leur intelligence n’y résisterait pas, et leur prestige national s’évaporerait avec cette dangereuse fumée. Voilà pourtant à quoi tiennent les destinées des empires ! Je passe outre.

Un argument plus spécieux est celui que les détracteurs du tabac tirent de l’affaiblissement de la mémoire que beaucoup d’observateurs prétendent avoir constaté. Il est certain que, s’il portait atteinte à la plus brillante de nos facultés, à celle qui se subordonne toutes les autres, le contre-coup s’en ferait nécessairement sentir dans toute l’étendue de la sphère intellectuelle ; mais le fait ne me semble pas bien démontré. Il est d’une constatation si difficile ! On invoque en sa faveur l’exemple de quelques personnages marquans, tels que l’abbé Moigno, qui ont dû renoncer au tabac pour recouvrer leur mémoire. Quelques médecins m’ont dit avoir fait sur eux la même observation. Ces personnes étaient assurément de bonne foi ; mais elles ont pu se faire illusion sur la cause de leur amnésie. Je n’ai pas la prétention de trancher la question en dernier ressort ; mais si je m’en rapportais à mes propres impressions, je serais disposé à croire que les vieux fumeurs dont les souvenirs ont perdu de leur netteté attribuent volontiers à leur mauvaise habitude un affaiblissement qu’il serait plus juste de mettre sur le compte des années.

Je ne songe pas à faire l’apologie du tabac, et je ne demande pas qu’on élève une statue à Jean Nicot. Fumer est une mauvaise habitude pour tout le monde, surtout pour les femmes et les enfans ; mais c’est précisément parce que le tabac est un grand coupable, qu’il ne faut pas le faire plus noir qu’il n’est. En exagérant ses méfaits, en lui en prêtant d’imaginaires, on s’expose à manquer complètement son but. En effet, les enfans qu’on se propose surtout de préserver, lorsqu’ils voient autour d’eux nombre de fumeurs bien portans et brillans d’intelligence, sont disposés à penser qu’on les trompe, quand on agite devant eux cet épouvantail, et ils en arrivent à ne plus croire aux inconvéniens les plus réels de la mauvaise habitude contre laquelle on veut les prémunir.

Pour en finir avec cette étude, il me reste un dernier point à aborder. C’est le côté philosophique de la question, celui qu’on a le plus discuté et qui a provoqué l’enquête dont je parlais en commençant. Il s’agit de savoir quel est le mobile qui pousse tant de gens à contracter une habitude malséante, dispendieuse et nuisible à la santé. Pour les gens qui ne fument pas, c’est un problème insoluble. Je ne comprendrai jamais, disait naguère encore un professeur d’hygiène, le bonheur qu’on peut trouver à transformer sa bouche en tuyau de cheminée. Dupuytren appelait l’habitude de fumer l’ignoble plaisir de s’empester et d’empester les autres.

Il n’y a rien de surprenant à ce que les gens qui ne font pas usage du tabac ne comprennent pas l’attrait qu’il inspire ; mais les fumeurs eux-mêmes ne s’en rendent pas un compte bien exact. L’opinion générale est celle-ci : on commence à fumer par imitation, et on continue par habitude. C’est une distraction, un moyen de tromper l’ennui.

« Le garçon de quatorze à quinze ans qui commence à fumer, dit M. Dumas, ne demande pas plus que celui qui commence à boire, une excitation cérébrale à cette habitude nouvelle. Il imite tout bonnement les êtres barbus qu’il voit la pipe ou le cigare à la bouche. C’est pour lui un des signes extérieurs de la virilité à laquelle il aspire. C’est le moyen le plus facile de se faire croire qu’il est déjà un homme et d’essayer de le faire croire publiquement aux autres. »

C’est aussi vrai que spirituellement dit, et il n’est guère de fumeur qui ne retrouve dans ses souvenirs quelques traces de ce sentiment ; mais si le désir d’affirmer sa virilité et de faire comme les autres explique les premiers débuts, malgré tout ce qu’ils ont de pénible, il ne rend pas compte de l’attrait irrésistible qui s’attache à l’habitude une fois contractée et de la promptitude avec laquelle elle s’établit.

Les coutumes, les goûts des populations, les modes elles-mêmes changent et font place à d’autres qui disparaissent à leur tour, après avoir inspiré le même engouement ; l’habitude de fumer, la passion du tabac vont croissant en dépit des obstacles. Il n’y a guère que trois cents ans que les compagnons de Christophe Colomb ont rencontré des Indiens porteurs de tisons bizarres dont ils aspiraient la fumée, et ceux qui ont imité ces sauvages se comptent aujourd’hui par millions. Ils couvrent le monde entier. Les premiers adeptes de ce nouveau culte ont bravé les anathèmes, les persécutions, et certains d’entre eux les supplices. Ceux d’aujourd’hui n’ont pas les mêmes luttes à soutenir, mais il y en a dans le nombre qui supportent bien des misères, qui compromettent même leur santé plutôt que de se convertir, et ceux-là sont pourtant des hommes énergiques et intelligens, quoi qu’on dise.

Il faut donc qu’il y ait dans cette passion autre chose que la satisfaction d’une habitude mécanique. « Il faut, dit encore M. Dumas, que le trouble particulier, que l’ivresse spéciale causée par le tabac aient des séductions bien irrésistibles, pour qu’étant de découverte récente et d’initiation si pénible, il ait si vite rattrapé le vin, vieux comme le monde. »

Le charme de cette intoxication n’est pas facile à expliquer. C’est de l’apaisement, dit M. Faye, c’est un engourdissement devenu nécessaire, dit le docteur Charles Richet, c’est un état de torpeur qui prête à la rêverie, ajoutent quelques autres ; ce n’est rien de tout cela, réplique le comte Tolstoï, c’est le désir d’étouffer la voix de sa conscience ; et le célèbre romancier, confondant le tabac avec l’alcool et l’opium, les enveloppe dans le même anathème.

Pour expliquer sa manière de voir, il a recours à une théorie qui n’a pas précisément le mérite de la nouveauté et qu’on désigne, en physiologie, sous le nom de dualité du dynamisme humain. Que le lecteur me pardonne ce vocable pédant, ce n’est pas moi qui l’ai inventé, ce sont les vitalistes de l’école de Montpellier.

Dans la période de sa vie consciente, dit Léon Tolstoï, l’homme a souvent l’occasion de reconnaître en lui deux êtres absolument distincts : l’un aveugle et sensitif, l’autre éclairé et pensant. Le premier mange, boit, se repose, dort, se reproduit et se meut, comme une machine remontée pour un certain temps. L’autre, l’être pensant, éclairé, uni à l’être sensitif, n’agit pas par lui-même, et ne fait que contrôler et apprécier la conduite du premier, en l’aidant activement, s’il l’approuve, et en restant neutre, dans le cas contraire. Cet être spirituel, mais impuissant, joue dans la psychologie humaine le rôle de la boussole du navire, dont l’autre est le timonier. Ce dernier peut suivre les indications de l’aiguille aimantée ; il peut également n’en tenir aucun compte ; il est même libre, lorsque ces avertissemens l’ennuient, d’affoler sa boussole. C’est à ce dernier parti qu’ont recours les gens faibles et timorés ; ils étouffent leur conscience et, pour le faire, ils ont recours à l’alcool ou au tabac.

« Supposons par exemple, dit l’auteur, que la vie d’un homme ne soit pas d’accord avec sa conscience, et que cet homme n’ait pas assez de force pour rétablir l’harmonie. D’autre part, les distractions qui devraient empêcher son attention de se fixer sur ce désaccord sont ou insuffisantes par elles-mêmes, ou bien le sont devenues pour lui. Cet homme, alors, qui veut persévérer dans la mauvaise voie, malgré les avertissemens de sa conscience, se décide à empoisonner, à paralyser, complètement et pour un certain temps, l’organe par l’intermédiaire duquel se manifeste la conscience. »

« L’explication de cette habitude, aujourd’hui répandue dans l’univers entier, de fumer et de s’alcooliser, ne nous est fournie ni par un penchant naturel, ni par le plaisir et la distraction que cela donne, mais par la nécessité de se dissimuler à soi-même les manifestations de sa conscience. Telle est donc la véritable cause de l’usage si répandu des excitans qui empoisonnent le cerveau et particulièrement du tabac, qui est le narcotique le plus répandu et le plus pernicieux. »

Ainsi, c’est bien entendu, le tabac est plus dangereux que l’alcool, que l’opium et que tous les autres narcotiques. Il possède, par conséquent, au plus haut degré le don d’endormir la conscience. Les fumeurs sont des gens qui ont un méfait à se reprocher ou qui s’apprêtent à le commettre.

Ce bon bourgeois qui fume tranquillement sa pipe, étendu dans son fauteuil, en lisant son journal, est un malfaiteur qui rumine quelque horrible forfait. Le matelot qui fume pendant son quart songe probablement à jeter son capitaine à la mer. Les braves gens qu’on voit, dans les estaminets, fumer en jouant aux cartes, avec cet air bon enfant que donne le plaisir d’une habitude satisfaite, ce sont des hommes pervers, et que suis-je moi-même, qui ai bien fumé dans ma vie au moins cent mille pipes ou cigares ? Faut-il que j’aie eu besoin d’endormir ma conscience ! Que de forfaits j’ai dû méditer, pendant ces innombrables heures où j’avais volontairement affolé ma boussole ! Ce qui m’étonne, c’est de n’en avoir perpétré aucun. Je ne me doutais pas du danger ; j’avais même la bonhomie de croire que le tabac avait pour effet de rasséréner l’esprit et de faire cesser les dangereuses suggestions de la haine et de la colère.

La thèse du comte Tolstoï n’est véritablement pas soutenable, mais il est dans son argumentation un point particulièrement dangereux ; c’est l’assimilation qu’il établit entre les effets du tabac et ceux de l’alcool. Pas un des personnages que le traducteur de son travail a consultés n’a protesté contre cette confusion, et cependant elle est fausse et perfide. Le paradoxe du romancier russe peut, dans une certaine mesure, s’appliquer à l’ivresse. On s’enivre parfois pour oublier, pour s’étourdir. C’est même un détestable moyen. Les lâches, et les scélérats le sont tous, boivent souvent pour se donner du cœur, les meurtriers surtout, tandis qu’il n’y a pas d’exemple, comme le fait observer M. Aurélien Scholl, d’un crime commis la pipe ou le cigare à la bouche.

L’auteur dont je discute les idées en cite un cependant. C’était un cuisinier qui, après avoir coupé la gorge de sa victime et l’avoir vue tomber à la renverse, en perdant des flots de sang, n’avait eu le courage de l’achever qu’après avoir été s’asseoir et fumer une cigarette dans le salon voisin. Étrange scélérat ! étonnante cigarette !

L’auteur lui-même confesse que, pendant longtemps, il a endormi sa conscience à l’aide du tabac. Elle n’avait pas, il est vrai, de grands reproches à lui faire. Tantôt elle le gourmandait pour sa paresse, tantôt elle lui reprochait une omission, un manque d’exactitude, un petit accès d’emportement dans lequel il n’avait pas mesuré le ton de ses paroles. Pour étouffer ses remords, il allumait une cigarette, et tout était oublié. Si le tabac n’avait jamais commis de pires méfaits, personne, je crois, ne songerait à lui chercher querelle.

Je reviens à l’assimilation qu’on s’acharne à établir entre le tabac et les autres modes d’intoxication volontaire. Ces derniers ont tous un caractère commun, celui d’égarer la raison et le sens moral. Le hachich détermine des hallucinations, du délire, plonge les gens dans un état voisin de la folie, l’opium endort et procure à certaines personnes des rêves agréables ; mais l’accoutumance s’établit rapidement, il faut augmenter les doses, et alors toutes les fonctions s’alanguissent, et le teriaki, le fumeur d’opium, tombe dans un marasme profond, dans un abrutissement parfois interrompu par des accès de fureur homicide, dont on a tous les jours des exemples dans les rues de Canton et de Pékin.

Les morphinomanes ne subissent pas la même perversion de l’intelligence, mais ils deviennent menteurs, dissimulés, indifférens à tout ce qui est étranger à leur passion, même aux sentimens de la famille, même à l’honneur. Leur santé s’altère plus promptement encore que celle du fumeur d’opium, et leur existence ne se prolonge pas davantage.

L’alcool est encore plus redoutable. Je l’ai étudié sous toutes ses faces dans un autre travail[4], et je n’y reviendrai pas aujourd’hui. Il me suffira de rappeler que ce vice ignoble et dégradant atteint les nations dans leurs forces vives, les familles dans leur honneur, leur fortune et leur postérité, qu’il peuple les hôpitaux, les asiles d’aliénés et les prisons, et qu’il coûte chaque année plus d’un milliard et demi à la France.

Le tabac n’a pas de pareils méfaits à se reprocher. Il n’a jamais égaré la raison, anéanti la volonté, ni perverti la sensibilité de personne. Le fumeur le plus endurci jouit toujours et à tous les instans de la lucidité la plus parfaite. Au moment même où il est sous l’influence de la nicotine, il cause, il raisonne, étudie et travaille avec une liberté d’esprit qui prouve que son intelligence n’a reçu aucune atteinte. On dirait plutôt que le tabac la dégage des impressions physiques et que, suivant l’expression du docteur Richet, il n’émousse la sensibilité des organes que pour laisser plus de liberté à l’évolution des fonctions psychiques.

Il existe encore entre le tabac et les autres poisons volontaires une différence caractéristique ; c’est qu’on peut s’en déshabituer, tandis que l’alcoolisme et la morphinomanie sont à peu près incurable. À la fin de ma longue carrière, c’est à peine si je me souviens d’avoir constaté deux ou trois guérisons d’alcooliques, et je n’affirmerais pas qu’elles eussent été bien solides si les sujets s’étaient trouvés aux prises avec de nouvelles tentations. Quant aux morphinomanes, ils sont absolument incurables, tant qu’ils ne sont pas internés, et la façon dont on les traite dans les hôpitaux qui leur sont consacrés en Allemagne et en Amérique prouve assez combien est terrible une passion qui réclame l’emploi de pareils remèdes.

Les fumeurs au contraire se corrigent, quand ils le veulent bien. Il leur faut pour cela une volonté ferme ; mais on rencontre tous les jours sur sa route des gens qui ont eu ce courage, et depuis que les accidens causés par le tabac sont mieux connus, on voit un assez grand nombre d’hommes y renoncer d’eux-mêmes en avançant en âge. L’habitude se perd alors d’une façon si complète qu’au bout de quelques années, on peut se trouver dans un cercle de fumeurs, sans éprouver le désir de les imiter, et si la velléité vous vient alors d’allumer un cigare, vous n’y trouvez plus le plaisir des anciens jours. C’est une faculté éteinte, une source de plaisir tarie, et il faut en faire son deuil, comme de tant d’autres.

Je pourrais m’en tenir là ; mais je ne veux pas finir cet article, sans hasarder à mon tour une explication. Elle ne vaut probablement pas mieux que les autres ; aussi je ne cherche à l’imposer à personne.

De tout temps les hommes ont recherché avec avidité les substances qui agissent sur leur système nerveux d’une façon ou d’une autre. C’est une tendance générale et qui est exclusivement propre à l’espèce humaine. Échapper à la vie réelle, au terre-à-terre des occupations de chaque jour, vivre dans le rêve, dans un monde idéal que l’imagination peuple à son gré, qu’elle embellit de ses prestiges, tout cela a, pour certains esprits, d’irrésistibles séductions. C’est pour obéir à cette attraction dangereuse qu’ils recherchent inconsciemment les rêves de l’opium et du hachich, les enivremens de l’éther et du chloral ou l’ivresse grossière de l’alcool[5]. Les faibles s’abandonnent sans résistance à leur penchant et tombent dans les excès dégradans que je viens de passer en revue ; mais le tabac ne présente ni de pareilles séductions, ni de semblables dangers. Son action sur le système nerveux est faible et toute spéciale. Il n’endort pas, mais il calme et émousse la sensibilité des organes ; il cause une torpeur agréable pendant laquelle la pensée conserve toute sa lucidité, la faculté du travail toute sa puissance. C’est là le genre d’attrait qu’il exerce et qui le fait rechercher par un grand nombre de penseurs et de gens studieux. Pour ceux-là, le tabac est l’auxiliaire du labeur intellectuel. Lorsque la fatigue commence, que le besoin d’un instant de repos se fait sentir ; quand la pensée ne se présente plus avec sa netteté ordinaire ou que l’esprit hésite sur la forme à lui donner, le savant, l’écrivain, le chercheur s’arrête, il allume sa pipe et bientôt, à la faveur de ce doux narcotisme, l’idée apparaît claire et limpide à travers le petit nuage bleuâtre dans lequel le fumeur s’est enveloppé.

Je ne voudrais pas faire du lyrisme à propos d’une mauvaise habitude pour laquelle je me borne à plaider les circonstances atténuantes ; mais j’en appelle à tous ceux qui ont connu les longues nuits passées devant la table de travail, pour l’élaboration de quelque œuvre bien aride, et je leur demande s’ils n’ont pas trouvé, dans le tabac, un secours et un soutien. Le comte Tolstoï ne le conteste pas, mais il a une façon à lui d’expliquer ce phénomène :

« Lorsqu’on écrivant un roman ou une nouvelle, j’étais, dit-il, mécontent de ce que j’avais écrit et avais conscience que je devais cesser le travail commencé ; mais que, d’un autre côté, j’avais le désir de le terminer quand même, je prenais une cigarette et je fumais.

« Discutant quelque question, avais-je conscience que mon contradicteur et moi l’envisagions sous un autre point de vue et que nous ne pouvions, par conséquent, jamais nous comprendre, alors, si j’avais le désir de continuer la discussion malgré tout, j’allumais une cigarette et je continuais à parler. »

Ainsi, c’est toujours pour commettre une méchante action, pour faire de mauvaise besogne ou pour persévérer dans quelque argutie que l’éminent romancier faisait appel au tabac. J’ai toujours éprouvé le contraire. Cette différence tient peut-être à ce que Léon Tolstoï fumait la cigarette et moi la pipe.

La cigarette, qui se consume en quelques minutes, dont la fumée est si faible qu’il faut la respirer pour en jouir, ne produit d’effet un peu marqué qu’à la condition d’en fumer coup sur coup un grand nombre. Il faut avoir une conscience bien somnolente pour qu’elle se laisse endormir par quelques bouffées sans saveur, lorsqu’on n’en consomme qu’une seule. La cigarette est la compagne des œuvres rapides et des pensées légères. On la fume, en promenant, en esquissant une caricature, en faisant un bon mot, en improvisant un couplet de facture. La pipe est plus sérieuse. Elle dure longtemps ; la fumée est plus abondante, plus riche en nicotine, c’est l’amie des méditations solitaires, des œuvres de longue haleine poursuivies dans le silence de la nuit et du cabinet de travail. Elle est la compagne des mauvais jours ; elle aide à supporter le chagrin et l’inquiétude. C’est la pipe que les Allemands fument dans leurs brasseries, silencieux et recueillis, en buvant des bocks sans nombre, et je ne serais pas éloigné de croire qu’elle contribue, avec la brume de leur triste climat, à donner à leur littérature le caractère nébuleux qui la distingue.

Je me serais bien mal expliqué, si j’avais laissé croire que je considère le tabac comme une condition nécessaire du travail intellectuel. Elle ne le devient que pour ceux qui ont contracté l’habitude d’en faire usage, et ils peuvent divorcer avec elle sans rien perdre de leurs aptitudes. Quant aux autres, il est bien évident que cela ne les concerne pas.

Je n’ai pas non plus la pensée de généraliser les observations qui précèdent. Je sais bien que les fumeurs d’estaminet, que les paysans qui s’en vont par les chemins en aspirant avec effort les bouffées économiques de leurs petites pipes noires, je sais que les soldats en marche, que les matelots à bord, que les ouvriers dans l’atelier ne cherchent pas, en allumant leurs pipes, à favoriser l’essor de leurs pensées, mais j’affirme que le tabac ne les a jamais poussés à mal faire. Ils fument parce que cela leur fait plaisir, sans en demander davantage, et je dirai, avec M. Émile Zola, « pourquoi ne pas laisser cette habitude à ceux qui n’en souffrent pas ? »

En résumé, le tabac est absolument inoffensif au point de vue intellectuel ; mais il peut avoir sur la santé une influence fâcheuse et même causer des maladies graves. C’en est assez pour qu’on n’en conseille l’usage à personne et pour qu’on s’efforce d’en détourner les femmes et les enfans. En s’attachant à ce dernier côté de leur programme, en s’affiliant les instituteurs de tous les degrés, pour agir, par leur intermédiaire, sur la population des écoles, la Société contre l’abus du tabac a rendu des services réels ; mais elle va à l’encontre de son but, par des exagérations qui ne peuvent que le compromettre.

En ce qui concerne les fumeurs adultes, tant qu’ils n’en éprouvent aucun inconvénient, il est inutile de chercher à les convertir, ce serait, du reste, peine perdue. Lorsqu’ils commencent à ressentir quelques troubles et qu’ils arrivent à l’âge où ces troubles peuvent avoir de la gravité, il faut leur faire connaître les dangers auxquels ils s’exposent sans les atténuer, mais sans noircir le tableau. S’il s’agit d’accidens graves par leur nature même, comme les menaces d’angine de poitrine, comme les altérations de la langue et des lèvres, il faut être absolument affirmatif et prescrire l’abandon immédiat et complet de la cigarette ou de la pipe, car l’expérience a prouvé qu’on ne réussissait jamais à obtenir la cessation graduelle.

Les gens qui n’ont pas de raison sufiisante pour s’imposer ce sacrifice font bien, toutefois, de prendre quelques précautions, d’éviter les lieux où beaucoup de fumeurs sont réunis, d’aérer souvent la pièce dans laquelle ils se tiennent d’ordinaire, de ne jamais fumer dans leur chambre à coucher et surtout dans leur lit, pour ne pas dormir dans cette atmosphère. Je leur conseille également de ramener leur habitude à des proportions raisonnables. J’en ai l’expérience personnelle. Sur dix pipes ou cigares, il y en a cinq qu’on allume sans conviction, sans un vif désir, et qu’on fume d’une façon presque automatique ; en en supprimant la moitié, on double le plaisir que font éprouver les autres, et la santé s’en trouve bien.

Il faut résister également à la tentation de fumer à jeun et surtout avant le repas. C’est là, comme je l’ai dit, l’origine de la plupart des dyspepsies.

Les fumeurs de cigarettes qui les allument partout, en tout temps et sans relâche, doivent éviter d’aspirer la fumée comme ils le font en général, parce que cette pratique les expose aux accidens cardiaques dont j’ai parlé.

Les fumeurs de pipe qui ne sont pas des nomades, comme les précédens, et qui peuvent prendre leurs précautions, font bien de rechercher les pipes à long tuyau, de substance poreuse, et de les nettoyer avec soin. Une excellente habitude consiste également à se laver la bouche à l’eau fraîche toutes les fois qu’on a fumé.

Ces précautions sont faciles à prendre. Elles constituent un compromis qui n’a rien de bien pénible et qui est de nature à diminuer, dans de notables proportions, les inconvéniens d’une habitude à laquelle il est si cruel de renoncer que nombre de fumeurs préfèrent en subir les conséquences. C’est à ces impénitens que je m’adresse, avec l’espoir de les soustraire à la nécessité de faire un jour comme moi.

Jules Rochard.
  1. Le journal de navigation de Christophe Colomb a été publié dans la collection des voyages et découvertes des Espagnols, par M. Navarette.
  2. Herbe à Nicot, à tous maux, saine, sainte, de Ternabon, herbe à la reine, à l’ambassadeur, herbe de Sainte-Croix, du Grand-Prieur, buglosse antarctique, petun, jusquiame du Pérou, tabac mâle à larges feuilles, vrai, de la Floride, etc. !
  3. Cl. Bernard, Leçons sur les effets des substances toxiques et médicamenteuses. Paris, 1857, p. 397.
  4. L’Alcool : son rôle dans les sociétés modernes. (Voir la Revue du 15 avril 1886.)
  5. La dernière forme que cette passion ait revêtue est, dit-on, l’ivresse produite par le naphte. Les femmes employées dans les manufactures de caoutchouc, qui sont très nombreuses à Boston, s’enivrent à l’envi en respirant les vapeurs qui s’échappent des grandes cuves où l’on purifie ce produit à l’aide du naphte. Ces vapeurs procurent, à ce qu’il paraît, des rêves plus agréables et des sensations plus énervantes encore que le hachich lui-même. On accuse les émigrantes allemandes d’avoir révélé ces propriétés aux ouvrières américaines.