Le Témiscamingue à la Baie-d’Hudson/Chapitre 1-2

Chapitre IIe


Climat.

Ce fait une fois admis, nous nous trouvons en face d’une conclusion dont l’importance ne saurait être trop méditée au point de vue de notre intérêt national. La voici :

Si la beauté du climat correspond à la richesse et à l’immensité de notre sol, ce jeune pays est appelé à prendre rang parmi les plus grandes nations du monde parcequ’il sera tôt ou tard le siège d’un grand peuple agricole.

Il me faut donc parler du climat ! Ici, je touche à une question délicate. Les préjugés sont si invétérés, si universels. Pauvre Baie d’Hudson, on en a tant médit que je ne me sens pas le courage de relever sa réputation. Mais sincèrement, je crois qu’on lui en a un peu trop mis sur le dos.

Laissons-lui ses banquises errantes, ses vents glaciaux, ses neiges intempestives, mais, ne la rendons pas complice de toutes les gelées qui nous surprennent, et surtout, n’exagérons pas son influence sur la température des pays circonvoisins.

Nous allons bientôt découvrir quel est le vrai coupable, je l’ai pris sur le fait. Pourquoi ne pas le déclarer tout de suite ?

§1 — Influence de la Forêt sur le Climat.

L’auteur de nos longs hivers, de nos revers printaniers, de nos givres d’été, de nos gelées de Septembre, ce n’est pas la Baie d’Hudson, c’est la forêt.

Pour quiconque n’a pas mené la vie des bois, il est assez difficile de se faire une idée de ce que c’est qu’une forêt vierge et de l’influence qu’elle exerce sur la température d’un pays ; surtout quand ces forêts s’étendent sur une superficie de plusieurs centaines de lieues.

Que l’on veuille bien encore remarquer que les forêts qui recouvrent cette partie de l’Amérique du Nord sont presqu’exclusivement composées de conifères, arbres qui ne perdent jamais leur feuillage. Parmi ces essences, l’épinette est l’espèce prédominante.

Or tout le monde sait que l’épinette blanche surtout (la plus commune dans ces régions) a les branches fournies, serrées et compactes ; que ces arbres croissent très-rapprochés les uns des autres et n’admettent pas d’étrangers dans l’intimité de leurs cercles.

Ajoutons que ces monopoleurs de la forêt ont envahi tout le territoire qui s’étend depuis la hauteur-des-terres jusqu’à la Baie-James, où ils se sont tellement fortifiés depuis des siècles, qu’ils y ont atteint des proportions colossales.

L’épinette blanche est donc là dans sa patrie, c’est l’arbre indigène par excellence, elle s’y déploie avec une magnificence vraiment incroyable. Nous reviendrons sur ce fait en parlant du commerce. Pour le moment, il ne s’agit que d’étudier les effets produits sur la température du sol et de l’atmosphère par cette couche immense de verdure impénétrable aux rayons du soleil. Par un beau soleil d’été nous voguons sur la rivière Abittibi entre deux haies de 90 à 100 pieds de hauteurs. Le soleil de midi nous plombe sur la tête et le thermomètre marque 98°. C’est à tel point que dans une boîte de fer-blanc soigneusement fermée, ma chandelle se tourne en liquide et mes allumettes en charbon. Il fait soif ; mais la Rivière Abittibi assez semblable à la rivière Rouge sous ce rapport comme sous beaucoup d’autres, ne roule à nos côtés qu’une eau boueuse et tiède. Comment rafraîchir nos poitrines haletantes ? — Plusieurs s’en souviennent,… nous nous croyions sous la zone torride… Mais attendez ; le canot s’approche du rivage, et sans sortir de notre embarcation, nous puisons à plein gobelet une eau pure et glacée qui s’élance du taillis avec un agréable murmure.

Mettons-nous pied à terre, et faisons-nous quelques pas dans la forêt, un frisson nous saisit, vous vous croyez dans une cave ou plutôt dans une véritable glacière. D’où vient ce phénomène ? — Creusez la terre et vous aurez la solution du problème. Quand vous aurez enlevé 18 ou 20 pouces de détritus, et, qu’à une profondeur d’une couple de pieds, la glaise vous apparaîtra dure et crystallisée comme au cœur de l’hiver, vous comprendrez si c’est la Baie-d’Hudson qui nous gèle, ou bien les millions d’âcres de forêts qui retiennent à leur pied la neige jusqu’à la mi-juin, et qui, d’un bord à l’autre de l’été, repoussent obstinément tous les efforts des caloriques pour arriver au sol.

De la terre à l’atmosphère, et de l’atmosphère à la terre, le froid se trouve donc enfermé comme dans un cercle vicieux.

Maintenant, quand le soir arrive et que le soleil retire ses bienfaisants rayons, comme il ne se trouve aucune provision de calorique ni dans l’atmosphère ni dans le sol, et qu’au contraire, celui-ci laisse échapper ses froides exhalaisons, peu-à-peu, l’air se condense et il n’en faut pas davantage pour qu’au matin vous trouviez la givre sur les branches des arbres et les cailloux du rivage. Heureusement, comme nous le dirons plus tard, que la brièveté des nuits au fort de l’été prévient ordinairement la gelée de se produire, et il est même excessivement rare de voir aucun feuillage endommagé par le froid. Ce qui n’empêche pas que le principe est là toujours perfide et dangereux et que, si de fait la végétation ne souffre aucun dommage à l’époque de son plein épanouissement, ce même épanouissement est de beaucoup retardé et quelquefois compromis.

Si la forêt n’exerce aucune influence sur le retard de la végétation, comment expliquer la floraison relativement précoce des prairies du Nord-Ouest à des latitudes plus septentrionales ?

Or, pour prouver encore plus clairement que c’est la forêt et non pas la Baie-d’Hudson qui nous gèle, je vous prie de remarquer un autre phénomène qui se passe sur la Baie James pendant l’été

D’abord, comme je l’expliquerai dans la suite, les eaux de la Baie-James sont loin d’être froides. En m’y baignant quelquefois j’en ai toujours trouvé la température plus agréable que celle du Lac Témiskaming à la même saison.

Dès qu’il s’élève un vent du Nord, au contact de cet air, les eaux de la Baie se vaporisent comme au-dessus d’une chaudière en ébullition. Naturellement le vent froid se trouve tempéré par ce brouillard qui monte de plus en plus, s’épaissit, se condense et retombe en pluie sur les forêts environnantes.

Il est bien rare, je pense, que ces trains d’orage, comme nous les appellions en plaisantant, se rendent sains et saufs jusqu’à Montréal. La plus grande partie de ces torrents d’humidité, vont s’engouffrer dans les mousses qui tapissent le fond des bois, où privés à jamais des rayons du soleil, ils deviennent un nouvel agent de réfrigération. Voilà des faits incontestables confirmés par la science et par l’expérience.

§IIe — Influence du Défrichement sur la Température

Supposons maintenant ce qui arrivera quand, un bon jour ces forêts auront disparu pour faire place à des campagnes bien cultivées, à des champs bien égouttés, des villages et même des villes.

Au lieu de rester stationnaire jusqu’à la mi-Juin, la neige disparaîtra vers le milieu, ou tout au plus tard à la fin d’avril.

Disons une superficie d’au moins 200,000 milles carrés de neige, balayée de la surface du sol deux mois plus vite que d’ordinaire. Quelle somme énorme de froid sera déjà retranchée ! Pourtant ce n’est encore que du négatif.

Combien maintenant la quantité de calorique absorbée dans un jour seulement par chaque dix pieds carré de sol mis à découvert. Qui n’a observé au printemps comment une simple petite motte de terre, un brin de paille même, jeté sur la neige en accélère la fonte. Mais ce n’est pas par dix pieds, ni par dix acres qu’il faut compter ici, c’est par centaines de milles.

Il ne faudrait pas être très-avancé en physique pour demander quelle différence peuvent produire sur la température d’un appartement un bloc de glace de trois pieds, ou un poêle de même dimension bien rempli et bien chauffé. Quelques temps même après que le combustible est disparu, le foyer continue à envoyer ses chaudes irradiations. Il en est ainsi du sol : Le calorique qu’il absorbe pendant une belle journée de soleil, maintient la tiédeur de l’air durant la nuit. Le lendemain, si la dose de chaleur se répète, il y aura surplus dans la caisse, et cet excédent sera déversé sur les Provinces environnantes.

D’étape en étape, le froid sera repoussé plus au nord ; et si parfois, il lui prend fantaisie d’user de représailles, il pourra, comme les soldats d’Annibal, se faire amollir dans les délices de Capoue.

Du déboisement de terres découlent donc trois effets incontestables : 1o Printemps plus hâtif ; 2o Été plus long et plus chaud ; 3o Automne plus tardif et moins brusque.

Est-ce que déjà on ne voit point ces résultats dans la Province de Québec depuis une période de 50 ans ? Au dire de nos anciens, il n’était pas rare de voir les récoltes gelées sur les bords du St Laurent. Qui parlait de cultiver la vigne en plein air il y a 25 ou 30 ans ? Aujourd’hui les vignobles semblent devenir à la mode autour de Montréal.

Eh ! bien, c’est ma conviction personnelle, dussé-je passer pour ridicule aux yeux de la génération présente, que le jour où nos petits-neveux auront fait disparaître les immenses forêts du Nord, et les auront converties en champs cultivés : « nous aurons deux longs mois d’été de plus en Canada. »

Quand je parle ici du Nord, je ne prétends pas mener mes colons jusque sur les bords du grand lac des Esclaves, quoiqu’ils seront bien libre de s’y rendre ; mais je veux parler de la zone comprise surtout entre le 46e et le 52e parallèles qui atteint depuis les lacs Hurons et Nipissing jusqu’à la Baie-James y compris les lacs St Jean et Mistassini.

Dans ce temps-là, on ne craindra pas non plus d’aventurer ses navires sur la Baie-d’Hudson, parce que la zone des banquises sera reculée. Comme conséquence naturelle du réchauffement de l’atmosphère au-dessus des susdites régions, les lignes isothermes actuelles qui donnent une moyenne estivale de 60° aux environs de Moose, seront peut-être rétrogradées jusqu’à la ligne septentrionale de la Baie-James, et les glaces se fondront en grande partie avant d’atteindre les côtes.

Ici, je m’arrête un peu épouvanté de mon audace. Si plus tard de nouveaux théoriciens veulent reculer encore plus au Septentrion les bienfaits d’un été perpétuel, comme la science fait chaque jour des progrès merveilleux, peut-être auraient-ils alors à leur disposition des moyens plus efficaces que ceux que je propose aujourd’hui. En attendant, faute de mieux, défrichons nos forêts.

Cependant, je désire être bien compris. Quand je parle de défrichement, je n’entends pas une guerre d’extermination. Les forêts comme les montagnes jouent un rôle dans l’économie climatérique d’un pays, et la prudence exige que l’on conserve de ces bois les quantités nécessaires ; comme l’enseigne si bien mon bon ami Chapais.

§IIIe — Climat de Moose Comparé sous les mêmes latitudes en Europe & en Asie.

Il ne faut pas s’imaginer par tout ce que je viens de dire au débit de la forêt que toute la région qu’elle recouvre est un pays inhospitalier, inhabitable. J’ai voulu faire voir, tout simplement que si l’on a quelque reproche à faire au climat de ce territoire, cela est moins attribuable à la situation géographique des lieux qu’à un concours de circonstances purement accidentelles. J’ajouterai même, tout en conservant la vérité de ma première proposition, que le climat de ce pays, pris en général, est loin d’être aussi défavorable qu’on a voulu le faire croire, et c’est ce que je vais maintenant prouver.

D’abord, par la position géographique : Prenant Albani comme point de départ de plus septentrional, je trouve que ce poste n’est qu’à 120 milles plus au Nord que la ville de Winnipeg, tandis que le Lac Népissing, sur la frontière du Sud, correspond à la latitude des Trois Rivières. Le point central de cette région se trouve à la latitude du Lac St Jean à une hauteur de 492’ au-dessus des niveau de la mer. C’est à près la même élévation que la rivière Mattawan à son embouchure dans l’Ottawa.

D’après cette vue d’ensemble, que l’on ouvre nos meilleurs ouvrages géographiques et que l’on compare avec les différents plateaux de l’Europe et de l’Asie situés sous les mêmes parallèles et à des altitudes encore plus considérables, et l’on verra que beaucoup de pays de l’ancien monde, situés dans des expositions en apparence plus défavorables, supportent néanmoins de nombreuses populations agricoles.

Qu’il suffise de mentionner que les Îles Britanniques sont situées toutes entières au nord de la latitude de Moose-Factory. Sans doute, celles-ci peuvent invoquer en leur faveur les bienfaisantes influences du Gulf-Stream ; mais on ne dira pas que le nord de l’Allemagne et une partie de l’Empire Russe, tant en Europe qu’en Asie peuvent revendiquer le même privilège. Pourtant, c’est un fait constant que dans ces contrées le blé murit même au-delà du 53° c’est-à-dire à 50 milles encore plus au nord qu’Albani.

Or, si l’on peut établir en principe que le point le plus septentrional de la région qui nous occupe est favorable à la culture du blé, il en découlera, comme conséquence à fortiori, que toute la région elle-même jouit d’un climat très-favorable à l’agriculture.

Voilà pourquoi, j’ai pris comme point de comparaison le Fort Moose sur les bords de la Baie-James, lat. 51° 15′. Mais comme il ne suffit pas de poser un principe sans l’étayer sur des faits, voici les données que j’ai recueillies touchant le climat de cette localité.

§IV — Quelques Observations Météorologiques faites aux alentours de la Baie-James.

La moyenne des chaleurs d’été à Moose est de 60°. Dans les jours les plus chauds, la moyenne se tient à 80°. Cet été, 1884, le maximum que j’ai observé moi-même à Albani, à 120 milles plus au nord a été 95°. Mr McLeod, bourgeois de New-Post, 72½ milles au sud de Moose, m’a assuré avoir compté 100° à son thermomètre le 20 juin. Ce sont là, comme on le voit des chiffres extrêmes. Ainsi que je l’ai déjà fait remarquer, sur les rivières, surtout dans les parties boisées, les chaleurs sont étouffantes pendant le jour, tandis que la nuit, le mercure descend quelquefois à 26° à la fin de juin. Sur la Baie-James, cependant, la température est plus uniforme que dans l’intérieur des terres ; ce qui semblerait prouver une fois de plus l’influence de la forêt sur les refroidissements subits de l’atmosphère.

Dans les plus grands froids de l’hiver, il n’est pas rare de voir le thermomètre descendre à 40°. Quant à la quantité de neige qui tombe à Moose pendant un hiver, tous s’accordent à dire qu’elle est ordinairement moindre qu’à Ottawa.

Il ne sera pas inutile de mettre en regard quelques chiffres sur la température de Manitoba.

Année 1881
Manitoba Moose-Factory
Chaleur maximum 93° 91°
moyenne 56° 60°
Froid = maximum 40° 39°

N.B. Au moment où j’écris ces lignes, le 20 Décembre 1884, le thermomètre marque 38° de froid, ici à Maniwaki (Upper Gatineau) à 100 milles au nord d’Ottawa.

§Ve. — Ouverture de la Navigation.

L’ouverture de la navigation à Moose est entre le 10 et le 26 de Mai. D’après des tables existantes au Fort de la Compagnie B. H. jamais on n’a vu la navigation entravée plus tard que le 1er Juin. Et les mémoires qui font foi de ce fait remontent à près d’un siècle d’observations continues. On rapporte qu’en 1860 la mer était libre le 1er jour de Mai. C’est ordinairement vers la dernière semaine de Novembre que les vaisseaux se mettent en hivernement.

D’après ces compilations qui sont très-exactes et qui remontent à une période d’une soixantaine d’années, il faut donc conclure que la Baie-James offre 6 mois complets de navigation. Ce fait est dû sans doute aux débâcles prématurées des grandes rivières affluentes, qui vont chercher leurs eaux dans les régions méridionales. Or si la rumeur que j’ai recueillie est également vraie, savoir : que la Baie-d’Hudson est libre pendant les douze mois de l’année, ce qui me paraît très-plausible ; et que le courant du détroit est si fort qu’il ne permet à aucune banquise de s’y arrêter, le problème de la navigation de cette importante mer intérieure serait bien vite résolu.

Remarques.

Après tout, je ne vois pas pourquoi le climat de ce fameux territoire de la Baie-d’Hudson serait plus terrible que celui de nos Provinces du Golfe St. Laurent. Je serais même porté à croire que la comparaison est toute à l’avantage du premier, puisque par les cotes du Labrador, il se trouve soustrait à l’influence du grand courant Arctique, si peu aimable, parait-il, qu’un bon jour, on rêva de lui fermer la porte au nez en bouchant le détroit de Belle-Isle.

En voilà assez, je crois, sinon pour convertir tout-à-fait les incrédules, du moins pour leur donner sérieusement à réfléchir. Si malgré cela le seul mot de Baie-d’Hudson, les fait encore frissonner, je leur conseillerai une petite expérience :

Ce serait d’oublier pendant deux ou trois jours qu’ils ont dans la belle ville de Montréal, ou ailleurs, une résidence bien meublée et bien chauffée. Puis, choisissant une de ces charmantes semaines de pluie froide dont nous gratifie ordinairement la fin de Juillet, d’essayer au beau milieu de la rue Craig, les douceurs de la vie sauvage telle qu’on la pratique sur les bords de la Baie-James : Coucher sur la terre nue sans autre abri qu’une petite tente, cuire ses aliments et sécher ses habits à un petit feu de bois vert qui vous lance plus de boucane aux yeux que de chaleur au dos, manger sub dio dans d’élégantes écuelles de fer-blanc et mille autres douceurs semblables… et je parie que, sur cent qui tenteront l’expérience, quatre-vingt-dix-neuf maudiront le détestable climat de Montréal.