Premières publicationsOllendorf24 (p. 474-479).

Ici des machines qui parlent, là des bêtes qu’on adore[1]. VOLTAIRE, l’Ingénu.


Tandis qu’en mon grenier, rongeant ma plume oisive,
Je poursuis en pestant la rime fugitive,
Que vingt pamphlets nouveaux, provoquant mon courroux,
Loin d’échauffer ma veine, excitent mes dégoûts,
Que tour-à-tour j’accuse, en ma rage inutile,
Et ce siècle fécond et mon cerveau stérile,
Ce maudit Télégraphe enfin va-t-il cesser
D’importuner mes yeux, qu’il commence à lasser ?
Là, devant ma lucarne ! il est bien ridicule
Qu’on place un télégraphe auprès de ma cellule !
Il s’élève, il s’abaisse ; et mon esprit distrait
Dans ces vains mouvements cherche quelque secret.
J’aimerais mieux, je crois, qu’on me forçât de lire
Ce nébuleux Courrier ; dont au moins je peux rire [2].

Flottant de doute en doute et d’espoir en espoir,
Parfois j’ai découvert ce que j’osais prévoir.
Bon ! me dis-je, à la France il annonce peut-être
Des ministres du Roi qui serviront leur maître ;
Sans doute on voit déjà les haines s’endormir,
Et le trône des Lys commence à s’affermir ;
— Ou, veut-on reléguer, malgré leur fureur vaine ;
Collard à Charenton, Guizot à Sainte-Hélène ?
Est-il vrai qu’un festin où Decaze a trempé
Renverse du fauteuil le Chef du canapé ?
Verrait-on la Doctrine immolée au Système ?
L’abbé, qui change tout, est-il changé lui-même ?
Va-t-il,

dans Albion [3] pour grossir le trésor,
Conseiller au Régent de démolir Windsor [4] ?
Un bon Roi tôt ou tard chasse un mauvais ministre.
Hélas ! pour repousser tout augure sinistre,
Que faut-il à la France, objet de tant de soin ?
Rien qu’un Bourbon de plus et quelques sots de moins.

Et me voilà soudain, rêvant, sans me contraindre,
Ce bonheur idéal auquel je pense atteindre.
Je pourrai donc, malgré la Minerve en fureur,
Fêter l’heureux Juillet sans fêter la Terreur ;
Le soldat de Condé ne sera plus un traître ;
Le vendéen mourant aura servi son maître [5],
Il perdit tout pour lui, mais du moins, en retour,
Sa veuve obtiendra bien plus de deux sous par jour,
Et maint votant ira, dans sa misère errante,
Végéter, en mangeant vingt mille écus de rente.
Ainsi l’espoir m’abuse, et mon esprit poursuit
Ces songes d’un instant, qu’un autre instant détruit,
Moins sûr dans ces calculs, qu’un moment vit éclore,
Qu’un ministre n’est sûr de l’être une heure encore.

Toi qui seul, de nos jours, pus, toujours agissant,
Servir tous les forfaits et rester innocent,
Discret avant-coureur de l’indiscrète histoire,
Télégraphe, où sont-ils les beaux jours de ta gloire ?
Sais-tu qu’il fut des temps où, du Nord au Midi,
Tu suivais l’heureux camp d’un despote hardi,
Quand, sur ton front muet, posant ses pieds agiles,
La renommée errait sur tes tours immobiles,
Et disait, dans un jour, au monde épouvanté,
Ou le Kremlin en flamme ou le Tage dompté ?
Mais aussi lorsqu’enfin la victoire inconstante
Du Conquérant farouche eut déserté la tente,
Quand Dieu, plaignant l’exil où languissaient nos Lys,
Eut repris son tonnerre à l’aigle d’Austerlitz,
Tu fus l’appui du Corse, et, mentant pour sa gloire,
D’un revers, en courant, tu fis une victoire.
Tandis que, par le froid, par le nombre accablés,
Nos braves, en cent lieux, mouraient inconsolés,
Que ces

nobles guerriers d’une clameur funèbre
Frappaient les bords du Don et les rives de l’Ebre,
Grâce à toi, bien souvent, dans ce brillant Paris,
Un pompeux Te Deum fut l’écho de leurs cris.
Bien souvent… mais pourquoi rappeler tes mensonges ?
Le temps a d’Attila dissipé les vains songes ;
Les sceptres qu’il conquit en sa main sont brisés
Et, comme ses honneurs, tes honneurs sont passés.
Tu ne vois plus la foule à ta flèche mouvante
Fixer de longs regards d’espoir ou d’épouvante,
Et maint nouvel OEdipe essayer de prévoir
Le sort du lendemain dans tes signaux du soir.
Aujourd’hui le bourgeois, qu’un vague ennui promène,
Te jette un œil distrait qui t’interroge à peine ;
Car nos grands roitelets et leurs petits débats,
S’ils l’excèdent souvent, ne l’intéressent pas.

Si trois cents villageois, pour chômer une fête,
S’assemblent par milliers, l’arme au bras, l’aigle en tête,
Et, du sanglant bonnet, se parant sans dessein,
S’en vont danser sous l’orme en sonnant le tocsin,
Tu portes aux ultras, sans frein dans leur colère,
Les ordres modérés de ce bon ministère [6].
D’autres fois tu répands, chez vingt peuples surpris,
Qu’une sombre terreur agite nos esprits,
Qu’il existe un complot, que les guerres civiles
Vont ravager nos champs et désoler nos villes,
Et qu’un témoin trop sûr a vu, près du château,
Trois généraux ultras causer au bord de l’eau.
Parfois encor, tu dis à l’Europe en alarmes
Que la France est en deuil et Paris dans les larmes,
Car Monseigneur, trottant sur un coursier trop prompt,
S’est, en tombant de peur, fait une bosse au front.

Pourtant, quoique déchu, tes rapides nouvelles
Font encor de nos jours tourner bien des cervelles.
Que de Serre, un matin, perde tout à-la-fois
Le sens qu’il eut un jour, les sceaux qu’il eut neuf mois,
Que l’abbé

se retire, et qu’enfin, sans mystère,
Le trône ait trouvé grâce auprès du ministère,
Combien ces bruits, au loin portés par ton secours,
Vont changer de projets, de serments, de discours !
Varius, qui toujours déserta les églises,
Ce soir même, au sermon mènera trois marquises ;
À ce vieil émigré, qu’il rencontre en chemin,
Il promet aujourd’hui, pour demander demain ;
Voyez comme il surprend, par son nouveau langage,
Le pauvre homme, moins fait au respect qu’à l’outrage :
« — Votre parti me plaît : pour partager son sort,
En tout temps j’ai brûlé de le voir le plus fort,
Et quand sur nos ventrus il lançait l’anathème,
J’ai pu dire autrement : mais je pensais de même.
Souvent j’ai ri tout bas, quand l’abbé confondu,
Cachait un déficit sous un mal-entendu,
Assiégeait la tribune, et, fier du parallèle,
Répondait en causant à l’éloquent Villèle.
Je m’indignais de voir se glisser au bureau
Le beau-père attentif qui comptait son troupeau,
Ou le centre affamé, désertant la séance,
Payer cent mille écus le rôt d’une excellence ;
Ou Bar**te, éludant un orateur chagrin,
Vivre en prince, aux dépens de vingt commis sans pain.
J’admirais avec vous tous ces nobles courages
Par qui le trône enfin survit à tant d’orages ;
Et lorsqu’un pair voulut, pour la France alarmé,
Voir le sénat du, peuple aux factieux fermé,
Je blâmais cette loi qu’osait flétrir son zèle
Et je parlais pour lui, tout en votant pour elle… »
Ce n’est pas tout ; Monsieur proteste, avec chaleur,
Qu’il a des vrais français respecté le malheur.
Les privés, suivant lui, sont une race infâme ;
Monsieur aima toujours le roi, du fond de l’âme ;
Et, quoiqu’un sot journal en ait dit par erreur,
Monsieur chez lui souvent a ri de la Terreur.
On se quitte : et notre homme, en l’ardeur qui l’enivre,
Contre les libéraux déjà rêve un gros livre.

Télégraphe ! ô quel coup pour son cœur affligé !
Hélas ! le lendemain ton langage est changé.
«

Le trône est sans appui ; la charte électorale
Répand dans vingt cités le trouble et le scandale ;
Nos préfets sont les seuls qu’attirent leurs repas,
Et l’agitation marche encore à grands pas ;
Grâce aux ultras, que perd leur haine irréfléchie,
Les ministres du Roi vont suivre l’anarchie ;
Car, redoublant partout ses efforts triomphants,
L’anarchie au sénat vomit tous ses enfants. »

Que fera Varius ? Pensez-vous qu’il balance ?
Varius haletant court chez son excellence ;
Il sort tout radieux, et sans perdre un instant,
Va courtiser Étienne, et saluer Constant.
Il fuit ces émigrés, à face féodale ;
Leur nombre est un fléau, leur luxe est un scandale.
La Renommée, enfant qui languit nouveau-né,
Doit à sa jeune ardeur un centième abonné ;
Il lit jusqu’à Tissot, souscrit pour Sainneville,
Et pare son salon d’un plan du champ d’asile.
Villèle est, à l’entendre, un fanatique ardent,
De Pradt sait le français, Fiévée est un pédant ;
Les nobles, le clergé sont faits pour nos insultes,
Il faut un protestant pour ministre des cultes…
En un mot, monseigneur, qu’il vit hier au bain,
Veut qu’on soit libéral : il s’est fait jacobin.
Rien ne l’arrête ; il ose, et sans art et sans honte,
Flatter l’abbé-baron, excuser l’abbé-comte ;
Devant leurs valets même il met bas son chapeau ;
Car enfin, un boucher peut devenir bourreau [7].
Moi qui, dans tout excès, cherche un juste équilibre,
Loin des indépendants je prétends vivre libre ;
Heureux, si par l’effroi de mes hardis pinceaux,
Je fais rugir le crime et grimacer les sots.
Je veux, en flétrissant leur audace impunie, —
Adorer la vertu, rendre hommage au génie :
Car le temps d’Azaïs a vu naître Bonald,
Et s’il fût plus d’un Brune, il est un Macdonald.
Vengeur des Vendéens, je t’admire et je t’aime ;
Mais le talent m’est cher dans un libéral même,
Étienne me fait rire, et parfois j’applaudis
Dans l’Ermite déchu l’esprit qu’il eut jadis.


Aussi, gaîment je siffle, affrontant leur colère,
Royer à la tribune et Bavoux dans sa chaire ;
Au cou de Rodilard j’attache le grelot,
Et du bonnet d’Hébert, je coiffe Montar***.
Quand Grégoire au sénat vient remplir un banc vide,
Je le hais libéral, je le plains régicide,
Et s’il pleurait son crime, au lieu de s’estimer,
S’il s’exécrait lui-même, oui, je pourrais l’aimer.
Ainsi, jeune et brûlant d’un courroux qui m’honore,
Je fronde un siècle impur, censeur sans tache encore,
Qui ne saurai jamais, peu fait pour parvenir,
Dans l’esclave en faveur voir le maître à venir.

Toi, cependant, aux lois de ta langue inconnue
Courbe ton front bizarre, élancé dans la Que,
Poursuis, cher télégraphe, agite tes grands bras ;
Semblable à ce baron, fameux par son fatras,
Qui, grattant son cerveau, l’œil en pleurs, le teint blême,
Annonce un grand secret, qu’il ne sait pas lui-même.

  1. ERRATUM. — Dans cette phrase de Voltaire (Ingénu, chap. XI), le copiste a substitué le mot machines au mot bêtes ; nous nous empressons de rendre aux bêtes ce qui leur appartient ; nous ne nions pas qu’elles ne parlent, car nous connaissons des gens prêts à nous prouver qu’elles écrivent.
  2. Tout nébuleux qu’il est, le Courrier est pourtant assez clair, lorsqu’il s’agit
    de quelque calomnie ou autre gentillesse.

    Je serais bien de ceux qui disent : ce n’est rien,
    C’est le Courrier qui calomnie ;


    mais cette insouciance tourne toute au profit de l’agresseur. Je demanderai donc la permission d’exhumer un paragraphe du Courrier (vendredi 1er octobre) relatif à une ode, intitulée les Destins de la Vendée.

    « M. Hugo, poète lauréat de Toulouse, inspiré par une fameuse notice de
    M. de Châteaubriand, vient de publier une ode sur la guerre de Vendée. Sous
    le charme de l’inspiration, le poète semble voir la Vendée en insurrection :

    Marches-tu, ceinte de tes armes,
    Au premier rang de nos guerriers ?


    Il voudrait du moins que la Vendée lui montrât des palais bâtis en
    reconnaissance nationale des exploits de ses guerriers :

    Montre-moi quels palais ont remplacé le chaume
    De tes rustiques chevaliers.


    Et quel est, suivant M. Hugo, trop fidèlement inspiré par M. de Chateaubriand, à qui, d’ailleurs, il a dédié son ode, quel est le plus beau titre des Vendéens à la reconnaissance nationale ? Ils ont vu fuir devant eux ces soldats terribles,

    Devant qui fuyait l’étranger.

    C’est-à-dire ils ont combattu et même vaincu des Français ! C’est ce qui fait dire à M. Edmond Gérand, dans la Ruche d’Aquitaine, « il y a tout à-la-fois poésie de sentiments, de pensées et d’expressions… l’on y remarque des traits
    d’un lyrisme parfait. »

    Ce petit article m’a appris une chose. Je savais bien qu’on ne pouvait pas lire le Courrier’, mais j’ignorais que le Courrier ne sût pas lire. Et en effet, un vieux prêtre prophétisant les destins de la Vendée adresse à l’armée royale ces vers :

    Vos guerriers périront ; mais toujours invincibles,
    S’ils ne peuvent punir, ils sauront se venger : —
    Car ils verront encore fuir ces soldats terribles,
    Devant qui fuyait l’étranger.
    Vous ne mourrez pas tous, sous des bras intrépides ;
    Les uns sur des nefs homicides,
    Seront livrés aux flots mouvants ;
    Ceux-là proméneront des os sans sépulture,
    Et cacheront leurs morts sous une terre obscure,
    Pour les dérober aux vivants.


    Où le Courrier trouve-t-il là tout ce qu’il me fait dire ? il est évident qu’il a lu ces vers avec les lunettes qui font voir à M. Royer-Collard un empire dans le royaume de France, et à M. Pierrot un Démosthène, ou quelque chose d’approchant, dans M. Royer-Collard. Ensuite il s’indigne de ce que les Vendéens ont combattu et, même vaincu des Français. Et il oublie, ce pauvre esprit spécial, que tel est le malheur inséparable des guerres civiles, où les défenseurs des mauvaises causes méritent seuls l’indignation. Or quelle était la mauvaise cause, je le demande à ce journal que je ne puis croire celui des ministres du Roi ?

    Pour ce qui regarde la récompense nationale, on ne promet aux Vendéens
    que le ciel,
    Le Seigneur vous promet le ciel.

    Récompense bien peu nationale, en effet. La prétendue insurrection est encore
    plus plaisante : le Courrier ne s’est pas aperçu que les Vendéens ne marchaient
    là qu’avec l’armée ; je suis étonné qu’il ne me dénonce pas comme le Tyrtée
    de la conspiration royaliste. Voici d’ailleurs (qu’on me pardonne encore cette
    citation) les vers qui effraient tant le génie spéculatif :

    Déplorable Vendée, a-t-on séché tes larmes ?
    Marches-tu, ceinte de tes armes,
    Au premier rang de nos guerriers ?
    Si l’honneur, si la foi n’est pas un vain fantôme,
    Montre-moi quels palais ont remplacé le chaume
    De ces rustiques Chevaliers.


    Il est en effet scandaleux qu’on demande au ministère des palais pour les frères d’armes de Bonchamp et de Cathelineau, M. Azaïs n’a eu qu’une maison !

    Ces palais ont aussi beaucoup offusqué la Renommée (3 octobre). La Renommée aime l’économie. Un de ses rédacteurs, amendeur et sous-amendeur infatigable, l’a prouvé à tort et à travers, et tout le monde se souvient du fameux quart de quoi. Pour y atteindre, la Renommée voudrait que ma lyre reproduisît les prodiges d’Amphion ; l’on pense, d’un autre côté, que si la trompette de la Renommée ne pourrait construire des palais, elle pourrait bien, comme celle des Hébreux devant Jéricho, démolir, non des murailles, mais les châteaux, voire même les chaumières ; pourvu que ce soient celles des Vendéens.
  3. Il paraît, d’après ce qu’ont dit les journaux, que M. l’abbé baron L*** vient de s’acheter une retraite en Angleterre.
  4. On sait dans quelle vue le même vient de prendre une mesure qui entraîne la démolition du château royal de Chambord.
  5. Une feuille qu’on dit ministérielle disait dernièrement encore que les
    Vendéens n’avaient rien fait pour le Roi, et que par conséquent on ne leur devait rien. Les 50 sous par mois que reçoivent leurs malheureuses veuves sont donc une générosité ?
  6. Voir les Moniteurs de septembre dernier, le mémoire du général Donadieu, les rapports et discours de M. le comte de Caze, etc.
  7. Témoin cet habitant de Versailles, d’abord boucher, puis député de la Convention et régicide. Les crimes de cet homme furent grands : mais nous croyons devoir ajouter que son repentir les a, sinon effacés, du moins rendus pardonnables.