Le Système vraisemblable/Édition Garnier

Œuvres complètes de VoltaireGarnierTome 31 : Mélanges (X) ; Commentaires sur Corneille (I) (p. 163-168).

LE SYSTÈME
VRAISEMBLABLE[1]
(fragment.)


I.

Puisque Brama, Zoroastre, Pythagore, Thalès, et tant de Grecs, et tant de Français et d’Allemands, ont fait chacun leur système, pourquoi n’en ferait-on pas aussi ? Chacun a le droit de chercher le mot de l’énigme.

Voici l’énigme. Il faut avouer qu’elle est difficile.

Il y a des milliasses de globes lumineux dans l’espace, et de ces globes nous en connaissons environ douze mille par le secours des télescopes, en comptant les deux mille qu’on a découverts dans l’Orion. Les anciens n’en connaissaient que mille et vingt-deux. Chacun de ces soleils, placé à des distances effroyables, a autour de lui des mondes qu’il éclaire, qui tournent autour de sa sphère, qui gravitent sur lui, et sur lesquels il gravite.

Parmi tous ces globes innombrables, parmi tous ces mondes roulant dans l’espace, asservis tous aux mêmes lois, jouissant de la même lumière, nous roulons nous autres dans notre coin de l’univers autour de notre soleil.

La matière dont notre globe et tous ses habitants sont composés est telle qu’elle contient beaucoup plus de pores, d’interstices, de vide, que de solide. Notre monde et nous, nous ne sommes que des cribles, des espèces de réseaux.

Notre terre et nos mers, tournant perpétuellement d’occident en orient, laissent échapper sans relâche une foule de particules aqueuses, terrestres, métalliques, végétales, qui couvrent le globe jour et nuit, à la hauteur de quelques milles, et qui forment les vents, les pluies, les neiges, les tempêtes, les éclairs, les tonnerres, ou les beaux jours, selon que ces exhalaisons se trouvent disposées, selon que leur électricité, leur attraction, leur élasticité, ont plus ou moins de force.

C’est à travers ce voile continuel, tantôt plus épais, tantôt plus délié, qu’un océan de lumières est dardé à chaque instant de notre soleil. Le rapport constant de nos yeux avec la lumière est tel que nous voyons toujours notre amas de vapeurs sur nos têtes en voûte surbaissée ; que chaque animal est toujours au milieu de son horizon ; que, dans un temps serein, nous distinguons pendant la nuit une partie des étoiles, et que nous croyons toujours être au centre de cette voûte surbaissée, et occuper le milieu de la nature. C’est par cette mécanique de nos yeux et de l’atmosphère que nous voyons le soleil et les astres à l’endroit où ils ne sont pas ; et qu’en regardant un arc-en-ciel nous sommes toujours au centre de ce demi-cercle, en quelque endroit que nous nous placions.

C’est en conséquence des erreurs perpétuelles et nécessaires du sens de la vue que, dans de belles nuits, les étoiles, éloignées l’une de l’autre de tant de millions de degrés, nous paraissent des points d’or attachés sur un fond bleu, à quelques pieds de distance entre eux ; et ces étoiles, placées dans les profondeurs d’un espace immense, et les planètes, et les comètes, et le vide prodigieux dans lequel elles tournent, et notre petite atmosphère qui nous entoure comme le duvet arrondi d’une herbe qu’on nomme dent-de-lion, nous appelons tout cela le ciel ; et nous avons dit : Cette épouvantable fabrique s’est faite uniquement pour nous, et nous sommes faits pour elle.

L’antiquité a cru que tous les globes dansaient en rond autour du nôtre pour nous faire plaisir ; que le soleil se levait le matin comme un géant pour courir dans sa voie, et qu’il venait le soir se coucher dans la mer. On n’a pas manqué de placer un dieu dans ce soleil, dans chaque planète qui semble courir autour de la nôtre ; et on a empoisonné juridiquement Socrate, accusé d’avoir douté que ces planètes fussent des dieux.

Tous les philosophes ont passé leur vie à contempler cette voûte bleue, ces points d’or, ces planètes, ces comètes, ces soleils, ces étoiles innombrables ; et tous ont demandé : À quoi bon tout cela ? Ce grand édifice est-il éternel ? S’est-il construit de lui-même ? Est-ce un architecte qui l’a bâti ? Quel est cet architecte ? À quel dessein a-t-il l’ait cet ouvrage ? Que lui en peut-il revenir ?… Chacun a fait son roman ; et, ce qu’il y a de pis, c’est que quelques romanciers ont poursuivi à feu et à sang ceux qui voulaient faire d’autres romans qu’eux.

D’autres curieux s’en sont tenus à ce qui se passe sur notre petit globe terraqué. Ils ont voulu deviner pourquoi les moutons sont couverts de laine, pourquoi les vaches n’ont qu’une rangée de dents, et pourquoi l’homme n’a point de griffes. Les uns ont dit qu’autrefois il avait été poisson ; les autres, qu’il avait eu les deux sexes, avec une paire d’ailes. Il s’en est trouvé qui nous ont assuré que toutes les montagnes avaient été formées des eaux de la mer dans une suite innombrable de siècles. Ils ont vu évidemment que la pierre à chaux était un composé de coquilles, et que la terre était de verre. Cela s’est appelé la physique expérimentale. Les plus sages ont été ceux qui ont cultivé la terre, sans s’informer si elle était de verre ou d’argile, et qui ont semé du blé sans savoir si cette semence doit mourir pour produire des épis ; et malheureusement il est arrivé que ces hommes, toujours occupés à se nourrir et à nourrir les autres, ont été subjugués par ceux qui, n’ayant rien semé, sont venus ravir leurs moissons, égorger la moitié des cultivateurs, et plonger l’autre moitié dans une servitude plus ou moins cruelle. Cette servitude subsiste aujourd’hui dans la plus grande partie de la terre, couverte des enfants des ravisseurs et des enfants des asservis. Les uns et les autres sont également malheureux, et si malheureux qu’il en est peu qui n’aient souvent souhaité la mort. Cependant, de tant d’êtres pensants qui maudissent leur vie, il n’y en a guère qu’un sur cent, chaque année, du moins dans nos climats, qui s’arrache cette vie, détestée souvent avec raison, et aimée par instinct. Presque tous les hommes gémissent : quelques jeunes étourdis chantent leurs prétendus plaisirs, et les pleurent dans leur vieillesse.

On demande pourquoi les autres animaux, dont la multitude surpasse infiniment celle de notre espèce, souffrent encore plus que nous, sont dévorés par nous, et nous dévorent ? Pourquoi tant de poisons au milieu de tant de fruits nourriciers ? Pourquoi cette terre est d’un bout à l’autre une scène de carnage ? On est épouvanté du mal physique et du mal moral qui nous assiègent de toutes parts ; on en parle quelquefois à table ; on y pense même assez profondément dans son cabinet ; on essaye si l’on pourra trouver quelque raison de ce chaos de souffrances, dans lequel est dispersé un petit nombre d’amusements ; on lit tout ce qu’ont écrit ceux qui ont eu le nom de sages ; le chaos redouble à cette lecture. On ne voit que des charlatans qui vous vendent sur leurs tréteaux des recettes contre la pierre, la goutte, et la rage ; ils meurent eux-mêmes de ces maladies incurables qu’ils ont prétendu guérir, et sont remplacés d’âge en âge par des charlatans nouveaux, empoisonneurs du genre humain, empoisonnés eux-mêmes de leurs drogues. Tel est notre petit globe. Nous ignorons ce qui se passe dans les autres.

II.

C’est la contemplation de tant de misères et de tant d’horreurs qui a produit partout des athées, depuis Ocellus Lucanus jusqu’à l’auteur du Système de la nature[2]. Celui dont il nous reste un ouvrage immortel est Lucrèce. Il est immortel sans doute par la force énergique des vers, bien moins élégants que ceux de Virgile : par la richesse et la vérité des descriptions, dans lesquelles Virgile peut-être ne l’a pas surpassé ; par la beauté de sa morale, qui promet plus qu’elle ne donne ; et même par quelques raisonnements métaphysiques pris dans Démocrite et dans Épicure, raisonnements qui ne demandaient qu’un peu d’esprit. Mais quelle ignorante physique ! quelle absurde philosophie ! Appartenait-il à ceux qui ne connaissaient aucune propriété de la lumière, de nier l’auteur de la lumière ? Était-ce à ceux qui croyaient que toute génération vient de pourriture, et que le limon du Nil faisait naître des rats, à nier l’auteur de toute génération ? Par quelle audace des ignorants, qui assuraient que notre soleil n’a que trois pieds de diamètre, pouvaient-ils enseigner que ces milliards de soleils qu’ils ne connaissaient pas ne pouvaient être l’ouvrage d’une intelligence suprême ? Comment pouvaient-ils substituer à un premier moteur le hasard, qui n’est qu’un mot ? Comment pouvaient-ils admettre des effets sans cause ? dire que les yeux étaient placés par hasard au haut de la tête, et qu’alors les animaux avaient commencé à jouir de la vue ? que les mains, après bien des combinaisons, s’étaient mises au bout des bras, et qu’enfin les hommes avaient commencé à s’en servir ? Au milieu de toutes ces extravagances, ces pauvres gens admettaient des dieux dans leurs intermondes ; apparemment pour ne point trop choquer la superstition du peuple grec et du peuple romain. Et à quoi bon des dieux qui ne faisaient rien, qui ne se mêlaient de rien, qui passaient leur temps à manger, à boire, à dormir, à l’aire l’amour ? Autant aurait-il valu peupler leurs intermondes de ces animaux que les Arabes, les Égyptiens, et les Juifs, ne mangeaient pas, et qui servent chez nous à larder nos perdrix.

J’avouerai que les épicuriens avaient d’excellents préceptes et une très-bonne conduite. Ils voulaient du moins imiter leurs dieux, qui ne faisaient point de mal, et qui n’entraient point dans les querelles misérables de l’espèce humaine. L’amitié était pour eux quelque chose de sacré. Ils cherchaient le bonheur, ils ne le trouvaient pas toujours, puisque le sage Atticus se fit mourir de faim, et que l’ingénieux Lucrèce finit par se pendre ; en quoi il a été imité de nos jours par l’Anglais Creech[3], son commentateur.

III.
de spinosa.[4]

Spinosa n’avait pas l’imagination de Lucrèce ; il ne s’en piquait point : c’était un esprit sec, mais profond ; hardi, mais méthodique, qui conciliait en apparence des contradictions, et qui était très-obscur dans sa méthode ; d’ailleurs vrai philosophe par ses mœurs pures, satisfait de sa pauvreté, généreux dans cette pauvreté même, homme sans reproche, ami serviable, bon citoyen. Il examina toute sa vie l’existence et les attributs de Dieu, comme on étudie l’algèbre et le calcul différentiel, uniquement pour s’instruire. On n’a eu qu’après sa mort son livre, qui passe pour un cours d’athéisme. Je ne sais si son livre mérite ce nom flétrissant ; je l’ai lu avec toute l’attention dont je suis capable : il admet nettement une intelligence suprême ; il ne nie point l’existence de Dieu, mais il se fait de Dieu des idées contradictoires ; il m’a paru géométriquement absurde. Son Dieu est un composé de la nature entière, et sa nature est un composé de la matière et de l’intelligence : ces deux êtres forment un tout qui est unique ; ces deux êtres si différents font un seul être nécessaire, le seul être possible. Une substance (selon lui) n’en peut former une autre. Il n’y a donc qu’une seule substance, et cette substance, dans laquelle est l’intelligence, c’est là son Dieu. Tout ce qui existe n’est qu’un mode de Dieu. Ainsi, comme l’a très-bien remarqué Bayle[5], le Dieu de Spinosa étant tout, il se bat lui-même quand les hommes se battent ; il se calomnie, il se tue, il se mange, il se boit, il se vide de ses excréments. Le plus énorme ridicule est évidemment renfermé dans les lemmes et les théorèmes métaphysiques de Spinosa ; et avec cela il veut qu’on serve et qu’on aime Dieu sincèrement, et sans intérêt. Il dit expressément qu’il l’aime ainsi, N’est-ce pas une folie raisonnée ? Je m’en rapporte à tout homme éclairé et sage.

Ce qui a séduit plusieurs lecteurs, c’est son grand principe qu’une substance n’en peut créer une autre. En effet cette opération ne se conçoit pas par notre faible entendement, et aucun philosophe de l’antiquité ne l’admet. Aussi Spinosa se moque-t-il de la création proprement dite comme de la plus extravagante chimère qui soit passée par la tête des hommes. Il perd sa modération de philosophe quand il en parle. Voici ses paroles :

« On n’est pas excusable de se laisser conduire dans une opinion aussi absurde et aussi essentiellement contradictoire que celle de la création. »

Nous verrons, dans son lieu, ce qu’il est peut-être permis à d’aussi faibles créatures que nous d’oser penser sur la manière dont nous et les autres créatures nous avons pu recevoir l’existence.

IV.

Disons ici un mot du livre intitulé Système de la nature[6]. C’est une déclamation, ce n’est point un système. Déclamer contre Dieu n’est point prouver qu’il n’y a point de Dieu.

(Le reste manque.)
  1. Je publie cet écrit d’après un manuscrit, écrit de la main de Wagnière, que m’a communiqué Decroix, l’un des éditeurs de Kehl. L’auteur avait d’abord intitulé son ouvrage le Système à mon tour. Mais sur l’original les mots à mon tour sont effacés, et on lit au-dessus, de la main de Voltaire, vraisemblable. Quelques autres mots sont aussi corrigés de la même main. (B.)
  2. Voyez tome XXX, pape 471.
  3. Voyez tome XVIII, page 92. Thomas Creech, né en 1639, se pendit en juin 1700.
  4. Voyez ce que Voltaire a déjà dit de Spinosa, tome XVIII, page 365 ; XXVI, pages 65 et 522.
  5. Dictionnaire historique et critique, article Spinosa, remarque N, paragraphe iv.
  6. Voltaire a parlé du Système de la nature, tome XVIII, page 309.