Le Système nerveux - Doctrines et théories récentes

Le Système nerveux - Doctrines et théories récentes
Revue des Deux Mondes4e période, tome 158 (p. 664-697).
LE SYSTÈME NERVEUX

DOCTRINES ET THÉORIES RÉCENTES


J.-P. Morat, Nerfs et fermens, 1893. — Qu’est-ce qu’un centre nerveux ? 1895. — Le système nerveux et la nutrition, 1896 (Publications de la Revue Scientifique). — Le système nerveux et la chimie animale, 1900 (Revue générale des Sciences). — C. Radzikowski, Quelques recherches d’électro-physiologie nerveuse, Lausanne, 1900. — A. Herzen, Une question préjudicielle d’électro-physiologie nerveuse (Revue Scientifique, 1900). — Quelques points litigieux de physiologie et de pathologie nerveuses. Genève, 1900. — A. Prenant, Les théories du système nerveux (Revue générale des Sciences, 1900). — J. Soury, Cerveau (Dict. de physiologie, 1897).


Le système nerveux offre un champ très étendu aux investigations des physiologistes, des anatomistes, des médecins, des naturalistes et des psychologues, voire même des physiciens et des chimistes. Aucun autre domaine scientifique n’est plus exploré ; aucun ne fournit matière à autant de découvertes de détail, à autant de publications et de mémoires. On remplirait des bibliothèques avec ceux que chaque année voit éclore. On ne saurait donc avoir la prétention, et nous ne l’avons pas en effet, de donner en quelques pages une image complète d’un mouvement aussi actif et étendu. Il faut choisir, parmi les acquisitions récentes qui résultent de tant d’efforts, celles qui offrent un intérêt plus général, une valeur plus grande au point de vue doctrinal, et qui sont susceptibles de modifier les théories et les conceptions relatives au fonctionnement du système nerveux. Nous dirons donc quelques mots du rôle général de l’appareil nerveux et, en second lieu, de l’interprétation qui ramène l’activité cérébrale au type commun des activités nerveuses. Nous insisterons davantage sur la doctrine des cycles réflexes : elle fournit un cadre où l’on peut montrer en leur place naturelle les doctrines et les théories récentes : la théorie des neurones et celle des réseaux, ainsi que les hypothèses sur la nature de l’agent nerveux et sur la fatigue des nerfs.


I

Le système nerveux remplit deux rôles distincts.

Considéré chez les animaux supérieurs et chez l’homme, c’est-à-dire à son plus haut degré de développement, il est l’instrument des relations conscientes de l’être vivant avec le monde extérieur. Mais cette fonction n’appartient qu’à l’une de ses portions, au cerveau, ou plus exactement à l’écorce des hémisphères cérébraux, siège de l’intelligence et de la volonté. C’est par là que les phénomènes nerveux intéressent le philosophe. Mais le système nerveux a un autre rôle que de présider aux phénomènes psychiques ; ceux-ci ne forment, en quelque sorte, qu’un épisode de son fonctionnement ; il remplit un office beaucoup plus général. Il est l’instrument de la solidarité des parties de l’organisme, et c’est par là surtout qu’il intéresse le physiologiste.

Dans les cas où l’être vivant n’est pas composé d’élémens divers, mais seulement d’un élément unique, d’une seule cellule, ce qui a lieu chez les Protozoaires, il n’est pas besoin d’un appareil de solidarisation ; ces animaux, le plus souvent microscopiques, n’ont point de système nerveux.

Lorsque l’organisme, au contraire, comme chez les Métazoaires, résulte de l’association d’un nombre considérable d’élémens cellulaires groupés en tissus, organes et appareils, les activités partielles de toutes ces parties, au lieu de rester indépendantes et sans lien, doivent nécessairement s’ajuster les unes aux autres et s’harmoniser pour la réalisation d’un but commun, ou, pour parler plus exactement, d’un processus plus ou moins ordonné qui est la vie de l’individu, synergie plus ou moins parfaite de toutes les vies partielles et élémentaires. Le système nerveux est l’instrument de ce concert des parties : il représente le lien social. Il tient la plupart des parties sous sa dépendance et il est ainsi l’intermédiaire de leurs relations. Plus cette dépendance est étroite, mieux est développé l’appareil et mieux aussi est assurée la solidarité universelle, et, par conséquent, l’unité de l’organisme. La fédération cellulaire prend le caractère d’une individualité unique, en proportion du développement de cette centralisation nerveuse. Avec un système nerveux idéalement parfait, la corrélation des parties atteindrait aussi sa perfection. Il serait alors permis de dire, conformément à la loi de corrélation de Cuvier, transportée cette fois du terrain an atomique sur le terrain physiologique, que l’être vivant forme un tout complet, dans lequel les diverses parties sont tellement liées qu’aucune d’elles « ne peut éprouver de changement sans que toutes les autres changent aussi. » Cuvier avait au plus haut degré le sentiment de l’ordre et de l’unité nécessaires à l’association organique. Son principe des conditions d’existence n’est autre chose que l’exagération de ce sentiment. En affirmant que chaque animal possède tout ce qu’il lui faut, et rien que ce qu’il lui faut, pour assurer son existence dans les conditions où elle doit s’écouler, l’illustre naturaliste transportait dans la réalité le cas idéal que nous venons d’imaginer, d’une liaison rigoureuse des parties de l’organisme. Cette tendance devait nécessairement le conduire à accorder au système nerveux une importance exceptionnelle et excessive. Il a été, en effet, jusqu’à dire : « Le système nerveux est, au fond, tout l’animal ; les autres systèmes ne sont là que pour l’entretenir et le servir. » Et l’on sait que sa division du Règne Animal en quatre embranchemens est précisément fondée sur les quatre formes du système nerveux.

Mais cette solidarité extrême des parties de l’économie vivante n’est réalisée chez aucun animal. C’est un rêve de philosophe. C’est celui de Kant par lequel l’organisme parfait serait : « un système téléologique, un système de fins et de moyens réciproques, un ensemble de parties existant pour et par les autres, pour et par le tout. » Un édifice si complètement lié ne serait probablement pas viable. En fait, les organismes vivans présentent un peu plus de liberté dans le jeu de leurs parties : leur appareil nerveux n’atteint heureusement pas cette perfection rêvée ; leur unité n’est pas si rigoureuse. La notion « d’individualité, » d’existence individuelle, n’est donc pas absolue. Elle est relative ; elle offre tous les degrés. Le développement du système nerveux en donne la mesure.

Des deux fonctions du système nerveux, celle qui consiste à assurer les relations des diverses parties de l’organisme entre elles est donc la plus générale et la plus essentielle. Elle appartient à l’ensemble du système. Celle qui consiste à établir les relations conscientes avec le milieu extérieur est, — au point de vue physiologique, — secondaire et accessoire. C’est une fonction de perfectionnement, entée sur la précédente qui est déjà, elle-même, une fonction de perfectionnement. Elle appartient à une partie spécialisée du système général, à l’écorce cérébrale.

Les relations de l’animal avec le monde extérieur peuvent être réalisées d’une manière qui suffit à l’entretien de la vie, sans devenir conscientes ; et cela par le simple jeu des organes nerveux généraux, à l’exclusion de l’écorce cérébrale. L’organe de la vie psychique les rend seulement plus parfaites : il permet à l’être vivant de réagir, d’une manière appropriée et rationnelle, aux excitations et aux atteintes du milieu ambiant ; il lui en assure la domination. Tandis qu’il appartient aux philosophes de considérer les manifestations de l’Intelligence et de la Volonté en elles-mêmes, comme si elles existaient pour elles-mêmes, et pour couronner, en quelque sorte, l’œuvre de l’organisation animale ; il est permis à des physiologistes de voir, dans cet épanouissement de la vie psychique, surtout un moyen de perfectionnement de la solidarité organique.


II

Les relations conscientes de l’animal avec le monde extérieur offrent deux aspects : le milieu ambiant agit sur l’animal par la sensibilité ; l’animal réagit sur le milieu par le mouvement volontaire.

Le contact du monde extérieur se traduit par des excitations qui impressionnent les organes sensoriels placés en surveillance à la périphérie du corps. Ces impressions, pur ébranlement moléculaire, sont transportées du point où elles ont été recueillies, c’est-à-dire de la frontière de l’organisme, vers un poste central, sorte de station intermédiaire, appelée centre nerveux, et qui se trouve dans la moelle épinière ou les parties de l’encéphale qui lui sont homologues, voire même dans des masses ganglionnaires indépendantes de l’axe nerveux. La nécessité de cette étape interposée sur le trajet de l’impression est absolue. La règle ne souffre pas d’exception : aucune impression n’est jamais conduite tout d’une traite à sa destination. Le mot de centre nerveux n’a réellement pas d’autre signification que celle-là : station intermédiaire sur la route de l’agent nerveux[1].

On ne peut mieux faire, pour donner une idée des communications nerveuses, que de les comparer au réseau téléphonique d’une grande ville. Les abonnés, fussent-ils très voisins l’un de l’autre, ne peuvent entrer en communication directe : ils sont obligés de recourir au poste central. Et l’on voit ainsi des messages qui pour se rendre d’un étage à un autre de la même maison, doivent faire un long détour par la station. Un tel trajet est un véritable réflexe téléphonique. Il en est de même pour le message nerveux parti de l’organe sensoriel. Ce n’est qu’après une station obligatoire dans le poste central, c’est-à-dire dans un centre nerveux encéphalo-rachidien, qu’il est enfin dirigé vers l’écorce cérébrale.

La fonction du cerveau est alors éveillée. Cet organe, dans les points où il est atteint, est provoqué à agir selon sa nature. Il y a, dans son activité, un côté matériel, objectif, physiologique, comparable à l’action de tout autre organe commandé par le système nerveux, tel que le muscle ou la glande. A la vérité, l’activité matérielle du tissu nerveux cortical n’est pas un fait visible comme le raccourcissement d’un muscle ou l’excrétion d’une humeur, mais elle est cependant du même ordre : elle appartient au monde de la matière.


Avec cette activité de l’écorce, se clôt la série des phénomènes qui a débuté par l’excitation extérieure : le cycle d’excitation est achevé. L’acte est complet. Seulement, — et c’est là le fait merveilleux, — ce fonctionnement organique, qui seul tombe sous la prise du physiologiste, s’accompagne d’un fait nouveau qui s’y surajoute, fait d’ordre psychique, sans rapport intelligible et sans commune mesure avec lui, hétérogène à lui, inexplicable en un mot : c’est le phénomène de perception. Il y a sensation perçue : le moi a pris conscience d’une modification qui s’est produite. Le phénomène a passé du monde physique dans le monde de l’âme.

Les choses ne s’arrêtent point là. La perception devient à son tour le point de départ d’une série d’actes, jugement, comparaison, etc., qui s’enchaînent et révèlent l’intelligence. La volonté d’un acte approprié à la sensation perçue et conforme au jugement porté sur elle, — par exemple, la détermination d’écarter la cause d’une excitation douloureuse, — pourra naître dans l’esprit, et c’est par là que se terminera la scène.

C’est entre la perception et la détermination volontaire que se déroule le tableau des phénomènes psychiques, manifestations des facultés de l’âme. Ils relèvent de l’observation psychologique et échapperaient entièrement à la prise de la science objective si, précisément, ils n’avaient leurs correspondans dans le monde physique. Un fossé profond, peut-être un abîme infranchissable, sépare en effet le monde de l’âme du monde matériel. Mais on sait, du moins, qu’à toute manifestation de l’ordre psychique correspond, de l’autre côté du fossé, une manifestation de l’ordre physique, à savoir l’activité organique d’une partie de l’écorce cérébrale. Et réciproquement, à un fonctionnement organique déterminé correspond un fonctionnement psychique également déterminé. La notion de cette exacte correspondance entre la série des actes d’idéation et la série des actes purement physiologiques est le postulat de la psycho-physiologie contemporaine. C’est la conclusion de toutes les données de la science ancienne et de la science contemporaine : c’est le fruit des observations des philosophes, auxquelles Lucrèce avait déjà donné une expression si saisissante en montrant, dans une langue admirable, l’ascension et le déclin de l’intelligence attachés aux progrès et à la décadence du corps ; c’est le résultat des enseignemens de la médecine mentale et de toute la pathologie nerveuse.

On comprend l’importance de ce principe. Il ouvre à l’expérimentation physiologique le domaine de la psychologie. Il autorise toutes les espérances. L’existence d’une correspondance rigoureuse entre les états matériels et les états psychiques équivaut à l’établissement d’un pont qui serait jeté de la rive psychique à la rive physiologique ; ou plutôt elle le rend inutile. On peut espérer de connaître, un jour, les lois qui règlent les états matériels du cerveau, les relations qui existent entre eux, leurs enchaînemens et leurs influences réciproques. Ce seront les mêmes lois, les mêmes relations, les mêmes enchaînemens qu’il suffira de transporter de l’autre côté du fossé, dans le domaine psychologique, pour éclairer le fonctionnement de l’âme.


L’incitation volontaire qui termine la série des actes psychiques nous ramène enfin dans le pur domaine de la physiologie. L’activité matérielle des centres psycho-moteurs de l’écorce cérébrale, qui répond au phénomène psychique de la détermination volontaire, va devenir le point de départ d’un nouveau cycle nerveux d’excitation. Un nouveau message téléphonique sera lancé, qui, à travers un centre, aboutira à un organe fonctionnel, le muscle par exemple, et aura pour résultat l’exécution d’un mouvement. L’excitation part de la cellule cérébrale psycho-motrice, comme tout à l’heure elle était partie d’une surface cutanée sensible, ou de tout autre organe sensoriel ; elle n’arrive à sa destination, c’est-à-dire au muscle, qu’après un relais obligatoire comme tout à l’heure encore, dans une station intermédiaire, c’est-à-dire dans un centre encéphalo-rachidien.

Il résulte de ces explications une conception du fonctionnement du cerveau, de l’écorce cérébrale, qui est très importante pour la théorie et qui eût été inintelligible sans ces détails. L’activité cérébrale se développe entre deux cycles d’excitation enchaînés. Elle est le terme de l’un et l’origine de l’autre. Elle se manifeste par deux sortes d’actes extrêmes. L’un de ces actes appartient au cycle nerveux qui débute dans un organe des sens ou dans la peau, et il termine ce cycle : il consiste dans une mise en branle de la cellule psycho-sensitive (neurone sensitif central), et, par elle, de tout le mécanisme cortical, avec ses conséquences psychiques. Le cerveau se comporte ici à la façon de tout autre organe fonctionnel terminal, c’est-à-dire placé habituellement à l’extrémité d’un cycle d’excitation. Il fait ce que ferait le muscle, provoqué à l’action par l’excitation nerveuse qui lui parvient et qui réagit suivant sa nature, c’est-à dire par une contraction musculaire. De même ici, l’écorce cérébrale, sollicitée à l’action par l’excitation stimulatrice, fonctionne suivant sa nature et déroule le tableau des phénomènes psychiques.

La seconde espèce d’acte cérébral appartient à un cycle nerveux qui débute par l’incitation volontaire : celle-ci, ou plutôt l’ébranlement matériel qui l’accompagne, vient solliciter la celIule psycho-motrice (neurone moteur central) ; et le cycle se termine dans un organe fonctionnel ordinaire, tel que le muscle. Le cerveau se comporte, cette fois, à la façon d’un organe sensoriel initial, point de départ ordinaire du cycle réflexe d’excitation. L’incitation motrice remplace, ici, l’agent physique, excitant habituel des appareils sensoriels. Son rôle dans le fonctionnement physiologique de l’économie est tout à fait comparable à celui des stimulans sensoriels, tels que la lumière, excitant adéquat de la rétine ; la vibration sonore, excitant approprié de l’organe auditif ; le contact ou la pression, excitans de la surface sensible cutanée.

Toute l’histoire physiologique de l’hémisphère cérébral tient dans la connexion de ces deux réflexes enchaînés l’un à l’autre. Ils sont, d’ailleurs, parfaitement conformes, l’un et l’autre, au type général des cycles réflexes ordinaires, à cela près que, dans l’un, c’est l’écorce cérébrale qui intervient, par l’une de ses parties, comme organe terminal fonctionnel, et que, dans l’autre, il se comporte, en une autre de ses parties, comme un organe initial sensoriel. L’un des avantages les plus appréciables de cette manière d’envisager les choses est de permettre de ramener tous les actes nerveux physiologiques à un type unique.


III

L’unification des manifestations nerveuses avait été essayée de bien des manières, mais toujours sans succès, par suite d’une erreur qui a été commune aux anatomistes, aux embryogénistes et aux psycho-physiologistes. La méprise a consisté dans l’assimilation trop étroite de l’hémisphère cérébral aux centres nerveux encéphalo-rachidiens.

Les psycho-physiologistes s’étaient efforcés de montrer que le fait de conscience est susceptible de présenter tous les degrés de développement, et qu’il accompagne l’activité de tous les centres nerveux véritables. Dans le simple réflexe médullaire de la grenouille excérébrée, E. Pflüger n’hésita pas à apercevoir « une manifestation de la conscience rachidienne ; » et Vulpian ne fut pas loin d’accepter l’existence d’une conscience bulbo-protubérantielle, déjà moins rudimentaire. Leurs successeurs signalèrent une série continue de transitions permettant de passer insensiblement de la réaction motrice purement automatique au mouvement volontaire, délibéré et approprié au but, qui est une manifestation caractérisée d’une volonté consciente. Les naturalistes procédèrent de même en comparant les manifestations nerveuses, instinctives, conscientes ou simplement automatiques, dans toute la série des animaux, et en insistant sur l’impossibilité d’établir une coupure nette entre ces diverses catégories. Ce furent surtout les anatomistes qui crurent apporter les argumens les plus convaincans. Ils n’eurent pas de peine à mettre en lumière l’analogie de constitution élémentaire et de structure des centres nerveux encéphalo-rachidiens et de l’écorce cérébrale, composés les uns et les autres des mêmes cellules et des mêmes fibres, ou du moins de cellules et de fibres d’un type très homogène. S’appuyant sur un préjugé arbitraire d’après lequel la variété des phénomènes entraînerait la variété des structures, et réciproquement, ils conclurent de l’analogie anatomique à l’identité physiologique. Les embryogénistes, enfin, firent observer que les centres nerveux et l’hémisphère cérébral avaient la même origine, qu’ils provenaient les uns et les autres du même organe primitif, le tube nerveux encéphalo-rachidien, et présentaient une évolution dont les premiers stades se confondaient complètement.


Tous ces efforts tendaient au même but. Il s’agissait de discréditer une division des actes nerveux en actes consciens et actes inconsciens, les uns ayant pour instrument l’écorce cérébrale, les autres les centres gris encéphalo-médullaires. On n’avait pas tort en essayant de rejeter de la physiologie une division fondée sur des considérations qui lui étaient étrangères, sur la distinction fondamentale de l’âme et du corps, de l’esprit et de la matière, et sur l’idée cartésienne de leur hétérogénéité absolue. On avait raison de vouloir substituer au préjugé philosophique de la dualité des actes nerveux la doctrine de leur unité essentielle. Seulement, cette unité, on la plaçait où elle n’était pas, en identifiant l’hémisphère cérébral au reste du névraxe, moelle épinière, bulbe et ganglions.

Il n’est pas vrai que l’anatomie et le développement justifient une assimilation complète de l’hémisphère cérébral aux autres centres nerveux. Il y a entre eux une diversité très appréciable dans le mode de différenciation. Il est entendu qu’ils proviennent les uns et les autres du tube nerveux primitif, encéphalo-rachidien et particulièrement des trois vésicules superposées qui l’élargissent et le terminent en avant. Mais, tandis que les autres organes encéphaliques, cervelet, bulbe rachidien, protubérance annulaire, ganglions cérébraux, naissent des parois des trois vésicules primitives, aux dépens de cellules anciennement émigrées de la surface ectodermique, et qu’ils se constituent par épaississement progressif, extension continue, étranglement et division de ces parois vésiculaires, les hémisphères cérébraux se forment par un autre procédé, aux dépens d’autres cellules. Ils proviennent d’une région très limitée de la première vésicule entourant l’orifice antérieur du tube nerveux, le neuropore de His ; ils se forment par bourgeonnement et non point par simple agrandissement et déformation de parties existantes. C’est un bourgeon qui s’implante, grandit et se divise ultérieurement. Les élémens qui le forment sont les cellules le plus récemment émigrées et le plus nouvellement métamorphosées en élémens nerveux[2]

Ainsi, même au point de vue anatomique, l’hémisphère cérébral se singularise des autres parties de l’encéphale et de la moelle. Les différences prennent un bien autre relief lorsque l’on envisage les modes d’activité. Quoique les physiologistes emploient le même mot de centres nerveux pour désigner indifféremment les divers départemens du névraxe, l’écorce des hémisphères comme le cervelet, le bulbe ou les ganglions cérébraux, ils savent bien que le premier de ces organes n’est pas un centre, au même titre que les autres. Il n’est pas un simple relais sur le trajet de l’excitant, c’est-à-dire une station où l’agent nerveux serait à peine retardé et pas du tout transformé : celui-ci, en réalité, peut y subir une multiplication énorme. Une excitation minime est capable, dans l’hémisphère cérébral comme dans les organes fonctionnels véritables, de provoquer un déploiement d’énergie considérable.

Est-ce à dire que l’assimilation, presque universellement acceptée, de l’écorce cérébrale aux autres centres soit une erreur absolue ? Non, sans doute ; elle est seulement un anachronisme. C’est en se distinguant des véritables centres que le cerveau arrive à l’existence : en devenant, si l’on veut, un centre perfectionné, il cesse d’être un centre réel. Il n’est plus, comme celui-ci, au milieu du cycle d’excitation : il est soit à un bout, soit à l’autre. Il enchaîne deux cycles d’excitation ; il relie un réflexe parti du monde extérieur à un réflexe qui y retourne.

Ces points admis, on peut reconnaître les analogies très réelles que les anatomistes et les embryogénistes ont mises en lumière et qu’ils ont seulement outrées. On peut admettre que les centres constituent un cerveau virtuel ; que, toute disposition organique qui relie la sensibilité au mouvement, — ou, pour parler plus rigoureusement, qui enchaîne une action partie du monde extérieur à une action qui y retourne, — est un rudiment de cerveau et son activité un rudiment d’intelligence et, enfin, que : dans la série animale, ces rudimens peuvent arriver à leur forme achevée, par une gradation insensible. C’est dans ce sens que l’on peut dire avec M. Soury que l’intelligence est la fonction des faisceaux et des fibres d’association ou, d’une façon plus générale, de tout dispositif nerveux qui enchaîne l’excitation émanée du monde extérieur à celle qui y est renvoyée.


IV

Après avoir montré comment l’activité spéciale du cerveau se relie au type général des activités physiologiques nerveuses, il faut se demander comment les unes et les autres peuvent intervenir pour réaliser la solidarité, c’est-à-dire le fonctionnement synergique des diverses parties de l’organisme.

Ce consensus des parties, but final et objet propre du système nerveux, est rendu possible par suite de la propriété qu’il possède de provoquer les diverses parties à l’action. Le nerf est le stimulateur des propriétés fonctionnelles ; il déchaîne les activités. Le muscle possède en lui tout ce qu’il faut pour sa contraction : il forme lui-même les réserves de glycogène qui devront être dépensées dans cet acte et qui libéreront l’énergie nécessaire à son accomplissement. Mais il serait incapable de passer de lui-même de la possibilité au fait, de la préparation à l’acte. Il resterait indéfiniment inerte, si le nerf ne lui donnait pas le signal de l’action. — De même, l’activité glandulaire est mise en jeu par la stimulation nerveuse. — De même encore, certaines activités nutritives ou trophiques, préparées dans l’élément anatomique, se réalisent sous la provocation du nerf.

Cette propriété stimulatrice du nerf est le pivot sur lequel tout repose. Il est clair qu’en provoquant au moment convenable ces trois sortes d’effets, mouvement, sécrétion, nutrition, le système nerveux sera en état d’entretenir et de régler la circulation, la respiration, la sécrétion, la calorification et la nutrition même, puisque ces fonctions générales de l’économie ne mettent pas en jeu d’autres espèces de manifestations vitales que celles-là.

La stimulation que le système nerveux transmet à l’organe fonctionnel, il la reçoit lui-même du monde extérieur : elle vient des agens physiques qui opèrent à la périphérie de l’organisme sur les surfaces sensibles et les organes sensoriels.

Les physiologistes ont dû se préoccuper de savoir si tous les phénomènes de l’être vivant étaient commandés ainsi par le système nerveux, ou seulement certaines catégories d’entre eux. On s’est demandé aussi quel était le processus intime de l’excitation, et de quels mécanismes physiques elle pouvait être rapprochée.

Un physiologiste très pénétrant, M. J.-P. Morat, a fait une étude approfondie de ces questions. A descendre au fond des choses, l’excitation de l’organe fonctionnel, du muscle, par exemple, est un fait chimique. Le stimulus nerveux est une amorce ; il agit comme une force de dégagement, pour ébranler un édifice chimique instable dont la destruction, une fois commencée, se poursuivra d’elle-même. Tous les fonctionnemens qui ont, à leur base, un phénomène chimique de destruction, — ce qui est le cas pour la contraction musculaire et pour beaucoup d’activités trophiques, —tous les processus qui n’ont besoin pour se dérouler que d’une impulsion, d’un amorçage, sont sous la domination possible du système nerveux. Celui-ci peut, en effet, leur apporter cette provocation ou ce signal d’action, et il ne peut d’ailleurs pas leur apporter autre chose.

Au contraire, tous les processus qui, dans l’être vivant, reposent sur la modification d’un équilibre stable, c’est-à-dire d’un état réversible, échappent à la prise directe du système nerveux, car il faudrait pour opérer cette modification un apport d’énergie dont le nerf est incapable. Ce qui circule en lui, ce n’est pas une quantité énergétique appréciable, c’est une force de dégagement, un simple stimulus. M. Morat a fait observer que les fermens solubles, qui constituent une autre catégorie d’agens exécutifs, très particuliers à l’être vivant, sont dans une situation analogue. Ils n’apportent pas d’énergie dans les réactions où ils interviennent, ils n’en cèdent habituellement pas aux corps dont ils provoquent la décomposition : ils agissent à la façon du stimulus nerveux. Ils sont donc capables de suppléer le système nerveux dans un certain nombre de phénomènes et ils partagent avec lui la direction d’une catégorie nombreuse d’actions vitales.


V

Les phénomènes nerveux ne sont jamais des actes isolés. Ils forment des enchaînemens, des séries liées. Si l’on arrivait, par quelque artifice, à susciter le fonctionnement d’une partie limitée de l’appareil, les choses n’en resteraient pas là. L’activité ne s’éteindrait pas sur place ; elle se propagerait, au contraire, de proche en proche jusqu’à un centre nerveux, et de là à quelque organe fonctionnel : elle produirait finalement la contraction d’un muscle, la sécrétion d’une glande ou une sensation perçue. L’acte fonctionnel est l’aboutissant fatal de toute activité nerveuse. L’action nerveuse est une action dirigée : c’est une succession d’actes qui a lieu dans un ordre déterminé.

Le plus simple de ces enchaînemens a reçu le nom de cycle d’excitation, cycle réflexe<ref> Le nom de réflexe est encore l’un de ceux qui prêtent à confusion, parce que l’acception en a changé depuis le temps où Astruc, au siècle dernier, l’introduisit dans la science. Il était employé, au début, pour distinguer les manifestations nerveuses inconscientes, par opposition à celles auxquelles prend part l’hémisphère cérébral et qui sont perçues ou voulues. Mais précisément cette distinction a dû être effacée et le mot de réflexe désigne maintenant le type commun à toutes les catégories d’actes nerveux. <ref>, acte réflexe élémentaire.

Or, et c’est là le fait remarquable, tous les enchaînemens nerveux, depuis les plus simples jusqu’aux plus compliqués, dont on pourrait croire qu’ils offrent une infinie variété, sont conformes à ce prototype élémentaire. Une manifestation nerveuse est un cycle réflexe ou une association de cycles réflexes. Il en résulte que la connaissance parfaite du cycle simple entraînerait celle des manifestations les plus complexes et suffirait à débrouiller les problèmes les plus obscurs des fonctions nerveuses.


Voici comment il faut comprendre cet acte élémentaire : Toute manifestation nerveuse a pour point de départ une stimulation. Transmise à un organe appelé centre nerveux, cette excitation en provoque l’activité et revient, plus ou moins modifiée, à un organe qui la traduit par quelque phénomène apparent. Au début de l’opération, un appareil pour recueillir la stimulation ; à son terme, un appareil pour la manifester ; entre ces extrêmes, un centre pour la transformer ; des voies de communication pour l’amener de l’une à l’autre de ces trois stations ; tel est le dessin de l’appareil nerveux élémentaire, appelé, par un médecin anglais, Marshall Hall, arc diastaltique, et, par le plus grand nombre des physiologistes, arc réflexe. Cet appareil est l’instrument de l’acte nerveux élémentaire, prototype de tous les autres, c’est-à-dire de l’acte réflexe ou cycle d’excitation.


Affirmer que le point de départ de toute action nerveuse est dans une stimulation extérieure revient à dire que le système nerveux n’a point de spontanéité ; et cette notion, si familière aux hommes de science, heurte certainement l’opinion commune qui considère comme spontanés le plus grand nombre des phénomènes nerveux. En réalité, Parc diastaltique n’entre en jeu que sous une provocation : de lui-même, si rien ne venait le solliciter, il resterait indéfiniment inerte. Cette condition, d’ailleurs, ne lui est point particulière. Tous les appareils, tous les organes, tous les tissus sont soumis à la même loi. Ils n’entrent en exercice que sous une sollicitation préalable ; leur activité est une réaction ou une réplique : elle a, tout au moins, besoin d’être amorcée.

Cette vérité doit être affirmée d’autant plus énergiquement que le préjugé général la méconnaît davantage. Les physiciens disent que la matière est inerte, c’est-à-dire incapable de sortir de son état actuel de repos ou de mouvement, d’elle-même, et sans le secours d’un agent extérieur qu’ils appellent force. Cette grande loi de l’inertie n’est pas l’attribut exclusif des corps bruts ; elle ne leur est pas spéciale : en dépit des apparences, elle régit aussi les corps vivans, dont la prétendue spontanéité est une illusion démentie par toute la physiologie.

Il y a donc, ici, intervention d’un stimulant. Ce stimulant est extérieur à l’animal ; c’est un agent physique, chaleur, électricité, lumière, choc mécanique, forme quelconque de l’énergie ambiante. Il peut lui être intérieur ; nous voulons dire situé en deçà de l’enveloppe corporelle, et porter son action sur une surface sensible intérieure. La pression de sang à l’intérieur du cœur, le contact d’une humeur ou d’r une substance produite par les tissus avec les terminaisons d’un nerf sensible, sont des exemples de stimulation de ce genre. Dans les deux cas, le stimulant est également extérieur et étranger à l’appareil sur lequel s’exerce en premier lieu son action.

Ce stimulus, selon le physiologiste, est exclusivement matériel ; c’est quelqu’un des agens physiques ou chimiques qui appartiennent à la nature. Une autre opinion, bien plus répandue parmi les profanes, est que ce stimulus n’est pas toujours matériel, qu’il n’est pas nécessairement emprunté aux forces générales de la nature, qu’il peut être psychique. C’est ainsi, par exemple, que le souvenir d’une douleur peut faire couler les larmes. L’action de la volonté, l’intervention des facultés de l’âme pourrait, sous le nom d’influence du moral sur le physique, provoquer l’apparition de manifestations nerveuses de tout ordre, aussi bien visibles et sensibles, matérielles en un mot, que psychiques. Cette opinion, qui a tant de fondement apparent, semble donc remettre en question le principe qui vient d’être affirmé tout à l’heure, à savoir qu’il n’y a pas de manifestations nerveuses spontanées. L’âme, en effet, possédant une activité libre, si l’on admet que cette activité est susceptible d’être, par elle-même, un stimulus efficace, les manifestations nerveuses correspondantes seront spontanées.

Mais, comme nous l’avons dit plus haut à propos de l’activité cérébrale, pour éviter d’entrer dans des controverses philosophiques, on échappera à la difficulté par un biais. On remarque qu’il y a un moment où le stimulant, pris au monde de l’âme, passe dans le monde physique et vient se révéler par l’entrée en activité matérielle d’un organe nerveux. Celle-ci est le véritable point de départ de la série de phénomènes nerveux aboutissant finalement à l’acte fonctionnel qui ferme le cycle. La première manifestation organique qui apparaît est considérée par le physiologiste comme le primum movens ou le stimulant de l’enchaînement nerveux.


Que ce soit en tant qu’activité organique ou en tant qu’agent physique, le stimulant appartient donc toujours au monde matériel. On peut aller plus loin. Le principe de l’unité des forces physiques et la théorie cinétique permettent de confondre sous les diverses formes de l’activité mécanique tous les phénomènes objectifs. On a donc affirmé que toutes les stimulations fournies aux organes sensoriels étaient essentiellement identiques et, pour ainsi parler, homogènes entre elles.

Lorsque l’on parle de la chaleur, de l’électricité, de la lumière, du son, comme d’autant d’agens divers susceptibles d’agir en tant que stimulans du système nerveux, on emploie donc un langage conventionnel, s’il est vrai que le monde objectif soit la proie de la mécanique, et que tout n’y soit que mouvement. La chaleur, l’électricité, la lumière, le son, les actions chimiques étant supposés être des modes vibratoires particuliers, sont essentiellement identiques. Ces vibrations ne se distinguent évidemment entre elles que dans la mesure dans laquelle des mouvemens peuvent se distinguer, c’est-à-dire par la masse, la vitesse et la forme des trajectoires. Ces différences n’établissent pas entre ce que nous appelons les agens physiques une distinction de nature ou une diversité spécifique, mais seulement des différences quantitatives. Ce n’est que dans notre for intérieur, par la perception, qu’ils deviennent dissemblables et spécifiquement distincts. L’hétérogénéité est donc le fait de la perception, le résultat de l’intervention de la conscience.

Les philosophes ont aperçu cette vérité, et Kant lui a donné l’expression la plus nette et la plus forte. Mais la science vient en quelque sorte la consacrer et l’expliquer en la revêtant de formules plus concrètes. Le même agent physique provoque dans le sensorium des réactions dont la nature dépend de l’organe qui l’a recueillie et du point de l’écorce cérébrale où vient aboutir l’excitation. « Les divers organes des sens, soumis à un même agent physique, l’électricité, lui répondent de manière différente, la langue par des saveurs, le nez par des odeurs, la peau par des sensations de picotement, l’œil par des lueurs et l’oreille par des sons. »

C’est là ce qui constitue la loi des énergies spécifiques des sens. Elle a, on le voit, un fondement expérimental.

Les physiologistes ont donc admis, comme une vérité d’expérience, que la sensation est un état de conscience, qu’elle ne traduit pas une qualité ou un état des corps extérieurs, mais un état du cerveau variable avec le lieu d’où part la stimulation et celui où elle arrive. La sensation n’est pas l’image de l’objet qui la provoque, mais le signe des actions que cet objet exerce sur le cerveau.

Les philosophes sont parvenus d’une autre manière à cette vérité, adoptée, consacrée, et passée maintenant dans l’enseignement classique.

Il existe cependant quelques dissidences. Nous n’avons pas à dire si les argumens philosophiques présentés contre la doctrine régnante par MM. Jaurès, Bergson et Mélinand sont péremptoires. Mais il nous sera bien permis de contester les critiques élevées contre l’argument scientifique. Celles de Lotze ne seraient pas différentes si elles venaient d’un homme tout à fait ignorant en physiologie. Celles de Wundt contre le principe des énergies spécifiques sont indirectes. La plupart des autres ont leur source dans une confusion qui s’est établie dans l’esprit de leurs auteurs entre les propriétés, en réalité différentes, des trois organes qui prennent part à la sensation : l’organe des sens, le nerf, l’écorce cérébrale. Le nerf n’a certainement pas d’énergie spécifique, et les physiologistes ne lui en accordent pas, puisqu’ils lui attribuent au contraire la seule propriété de transporter, sans lui imprimer la moindre modification, un agent nerveux toujours et partout identique. Quant à l’idée que l’excitant électrique, que l’on emploie pour exciter les nerfs, pourrait contenir des rayons lumineux rouges, et que le nerf pourrait choisir dans ce mélange l’excitant qui lui convient, c’est une supposition inintelligible à la fois pour un physicien et pour un physiologiste.


VI

La stimulation fournie par le monde extérieur et qui devient le point de départ de toute action nerveuse n’est donc, en définitive, en dépit de la diversité des noms que nous lui donnons, pas autre chose qu’un mode particulier d’ébranlement moléculaire. Elle trouve, à la frontière de l’arc réflexe, un premier dispositif par où elle prend contact et entre en conflit avec cet appareil ; c’est un organe sensoriel, l’œil, l’oreille, la peau, qu’on désigne, pour éviter d’en préciser la nature, ou d’en faire l’énumération, du nom d’« organe collecteur, organe initial, » « terminaison nerveuse, » ou encore « organe d’impression. »

Si cet organe où tombe la stimulation est adéquat à celle-ci, c’est-à-dire à l’espèce d’ébranlement moléculaire qui la constitue ; si, par exemple, c’est la rétine, dans le cas d’un ébranlement lumineux, ou les terminaisons auditives, dans le cas d’un ébranlement sonore, le contact va avoir une suite. L’impression se produit ; elle est le premier des actes qui vont former le cycle réflexe.

Il est très essentiel de signaler ici la discordance du langage physiologique et du langage philosophique. Le mot d’impression n’y a pas la même signification, ce qui est une source intarissable de malentendus. Son sens physiologique est très précis. Il désigne la transformation de l’agent physique en influx nerveux, susceptible de circuler le long des nerfs.

Ce n’est pas, en effet, l’ébranlement lumineux qui chemine le long du nerf optique et est amené à l’écorce cérébrale, qui d’ailleurs serait indifférente à son action. Ce n’est pas davantage l’ébranlement sonore lui-même qui se transporte le long du nerf auditif. Les nerfs ne conduisent qu’un agent particulier, l’influx nerveux ou agent nerveux. Il faut que la stimulation, pour comporter une suite, ait pour premier effet la production de cet agent. L’ébranlement physique se métamorphose donc, dans l’organe sensoriel, en influx nerveux ou, en d’autres termes, il engendre celui-ci. Et, c’est cette transformation d’un ébranlement moléculaire intransportable en un autre susceptible d’être mobilisé qui constitue le phénomène de l’impression sensorielle.


VII

Après l’impression, la conduction. L’agent nerveux, engendré dans l’organe d’impression, est conduit à la partie suivante de l’arc réflexe, c’est-à-dire au centre nerveux. Il y est amené par un nerf afférent. Le rôle du nerf est celui d’un organe conducteur, d’un instrument de transmission. Que veut-on dire par là ? On traduit un fait, révélé par l’expérience, à savoir, qu’après que la stimulation a frappé l’organe sensoriel, le centre nerveux lui-même entre en activité. L’emploi d’artifices appropriés (constatation de la variation négative) apprend encore que tous les points de ce cordon de communication entrent successivement en activité.

On peut se représenter cette succession d’états d’activité qui se manifestent le long du nerf par la propagation ou le transport d’un quid proprium, cheminant de proche en proche. On l’appelle, aujourd’hui, l’influx nerveux.

Qu’est-ce que cet influx nerveux ? et comment peut-on s’en représenter la transmission ? Une question de ce genre s’est souvent posée, non plus en physiologie, mais bien auparavant, en physique, et particulièrement à propos de la propagation de la lumière et du son. Le problème s’y présente de la même manière. Un phénomène, qui s’est produit en un point A, se manifeste plus tard en un point B distant du premier, et progressivement en tous les points de la ligne A B qui les réunit. Cet état de choses fait naître l’idée d’une transmission, c’est-à-dire d’un mobile, dont la nature reste à fixer, et qui se déplace le long de la ligne.

Lorsqu’il s’agit d’imaginer la nature de ce transport, l’esprit n’a le choix qu’entre deux hypothèses. L’expérience et la réflexion ne lui en suggèrent pas d’autre : ou bien, c’est un transport de matière, analogue au mouvement d’un projectile ; ou bien c’est un fait analogue à l’ébranlement qui se propage à la surface d’un bassin où l’on jette une pierre, c’est-à-dire un transport de mouvement sans transport de matière, transport s’effectuant par communication de proche en proche, sans déplacement sensible et définitif du corps interposé. Ce sont les deux systèmes qu’en physique on connaît sous les noms de système de l’émission et de système des ondulations.

Descartes fut, en physiologie, le champion du système de l’émission. Il compare les nerfs à des tubes creux, à des canaux, dans lesquels circulent les esprits animaux. Ceux-ci sont formés d’une matière subtile qui s’écoule, à la façon d’un liquide, en soulevant des sortes de valvules qu’ils rencontrent sur leur passage.

L’image parut trop grossière aux savans du XVIIIe siècle. Haller suppose un agent plus quintessencié, l’effluve, — l’aura.

L’hypothèse commune à Descartes et à Haller, d’une sorte de projectile nerveux, matériel, bien que subtil, subsista jusqu’à la découverte de l’électricité galvanique. Mais, après 1794, on subtilisa encore plus l’agent de transport et on l’assimila au fluide électrique. On crut réellement que l’influx nerveux se confondait avec l’électricité. Et cette hypothèse a conservé des partisans jusqu’à nos jours. Deux faits expérimentaux, qui lui étaient contraires, en entraînèrent la ruine. Le premier, c’est que le nerf perd son pouvoir de conduction aussitôt qu’il est coupé, alors même que l’on remettrait en contact les deux surfaces de section. La conduction électrique n’est pas annulée par une opération de ce genre. Une solution de continuité constitue, pour le nerf, un désastre irréparable. Il n’y a pas de réunion possible, médiate ni immédiate.

Le second argument qui parut plus décisif encore était relatif à la vitesse de l’agent nerveux. Cette vitesse de transmission a été mesurée et trouvée infiniment plus faible que celle de l’électricité dans les conducteurs. Elle est par seconde d’environ 27 mètres au lieu de 300 000 000. Mais cet argument a beaucoup perdu de sa valeur. Un physicien, M. Brillouin, a fait observer qu’on pouvait ralentir à volonté la vitesse de propagation d’un flux électrique, et obtenir, pour les variations du potentiel le long d’un fil humecté d’huile, une vitesse comparable à celle de l’agent nerveux. D’autre part, M. G. Weiss a réduit la vitesse de propagation du son à 30 mètres par seconde dans le caoutchouc, et l’on peut imaginer que ce qui se réalise pour le son peut aussi se réaliser pour l’agent électrique.

Des deux argumens sous le poids desquels avait succombé l’hypothèse de la nature électrique de l’agent nerveux, l’un, comme nous venons de le voir, tiré de la différence de vitesse, a perdu de sa valeur. L’autre, tiré de l’obligation de l’intégrité d’organisation de la fibre nerveuse, pour la conservation de ses propriétés, a conservé toute la sienne. Il n’existe rien de pareil dans le cas de l’électricité cheminant le long d’un conducteur, rien de comparable ; au contraire, la simple contiguïté des parties, fragmentées ou non, suffit à la conduction.

On a passé outre à cette objection capitale, et dans ces derniers temps, quelques auteurs ont proposé de relever la théorie électrique de son discrédit. Un anatomiste distingué, M. Prenant, s’est fait le promoteur de cette idée. L’agent électrique, sans doute, remplit d’une façon claire quelques-unes des conditions imposées à l’agent nerveux. Aussi, n’est-ce point sans regret et sans nécessité qu’on y avait renoncé. C’est un excitant qui conserve, sans changement, son intensité, lorsqu’il circule le long d’un conducteur bien isolé, et qui ne la dissipe que par diffusion, dans des masses ou des réseaux également conducteurs.

L’agent nerveux est dans une condition à peu près analogue : il circule, égal à lui-même. Les différences qui peuvent s’observer s’expliquent par des conditions locales. Il n’est pas vrai, comme on le dit, que l’intensité de l’agent nerveux s’accroisse toujours, à la façon d’une avalanche, à mesure qu’il progresse ; ou, ce qui revient au même, la faculté conductrice du nerf ne diminue pas en s’approchant du muscle. Les variations qui s’observent, en réalité, n’ont pas de caractère de fixité.

Le nerf présente encore d’autres analogies avec un appareil électrique. Il manifeste, par exemple, dans des circonstances convenables, un courant propre, qui éprouve des variations pendant le fonctionnement. L’étude de ces variations est un moyen de saisir son activité sur le fait. Aucun autre signe objectif ne distingue le nerf qui est en action, c’est-à-dire, qui conduit l’influx nerveux, de celui qui est au repos. Le dégagement de chaleur, que quelques auteurs ont invoqué, n’existe décidément pas, d’après Rolleston et Boeck. Les mutations chimiques sont inappréciables. Le phénomène électrique de la variation négative seul est là, pour avertir l’observateur. Mais il faut se hâter de dire avec A. Herzen, que, si le phénomène électrique est le signe et la conséquence de l’activité, il n’est pas cette activité elle-même et il n’en est même point la cause ; car, si l’on observe toujours la variation négative dans les nerfs en action, l’inverse n’est pas vrai ; et, une excitation inefficace provoque encore parfaitement la variation. Il s’en faut encore de beaucoup, comme on le voit maintenant, que le moment soit venu d’exhumer la théorie électrique. Les objections dirimantes subsistent ; et, on ne les fait pas disparaître en imaginant des arrangemens qui feraient de l’appareil nerveux un réseau de conducteurs électriques, animé par des accumulateurs neuro-cellulaires, disposés de place en place.

Un des derniers faits qui aient été invoqués en faveur de cette doctrine fort ruineuse, est celui de l’infatigabilité du nerf. On a considéré que la faculté qu’il possède d’être toujours prêt à l’action, l’assimilerait à un conducteur électrique inerte. Nous verrons dans un moment le peu de poids de cet argument.

Les théories de l’émission, sous quelque forme qu’elles se soient présentées, qu’il s’agisse du transport des esprits animaux de Descartes, de l’aura de Haller ou du fluide électrique de Galvani, ont nettement montré leur impuissance. On reste donc en présence des seules théories ondulatoires.

Celles-ci ont revêtu deux aspects : celui d’un transport d’action mécanique vibratoire et celui d’un transport d’action chimique. Dans le premier cas, on imagine que chaque particule exécute un léger mouvement vers la voisine et la choque, si bien que la poussée se transmet en définitive à toute la série comme il arrive avec les capucins de cartes dont les enfans se font un jeu : seulement, la particule revient à sa place aussitôt après avoir agi. Comme son déplacement est de l’ordre de petitesse de ses dimensions mêmes, qui peuvent être aussi minimes qu’on voudra l’imaginer, il en résulte que ces excursions infimes resteront inappréciables, et qu’en dernière analyse le mouvement se sera communiqué à travers un conducteur où rien n’aura paru bouger. Ce mouvement qui se déplace c’est l’onde nerveuse, et, cette manière de concevoir l’agent nerveux est celle qui rencontre aujourd’hui, chez les physiologistes, le plus de crédit.

L’onde chimique cependant a commencé, depuis quelques années, à lui disputer la faveur. Quelques-uns supposent que le mouvement qui se propage, dans des conditions d’ailleurs analogues aux précédentes, est une action chimique. Représentons-nous une traînée de poudre que l’on enflamme à l’une de ses extrémités et nous aurons une image du phénomène. La seule difficulté vient de ce que l’action chimique dont le nerf est le théâtre est, certainement, très faible et qu’elle se propagerait cependant avec une assez grande vitesse ; encore n’est-ce pas là, à proprement parler, une véritable objection. D’autre part, cette doctrine a pour elle, qu’en définitive la stimulation nerveuse au moment où elle arrive à destination, c’est-à-dire à l’organe fonctionnel, au muscle, exerce l’office d’un agent chimique, d’un agent d’amorçage dans une réaction chimique, rôle qu’il assumera d’autant mieux s’il possède déjà préalablement cette forme.

En continuant d’employer le terme d’agent nerveux, d’influx nerveux, on ne préjuge rien sur la nature du transport et l’on s’abstient de décider entre ces théories. Il n’y a d’ailleurs pas plus de nécessité que de possibilité de le faire ; et les physiologistes peuvent poursuivre l’étude expérimentale du nerf avec succès, tout en laissant la question dans cet état d’indétermination.

Parmi ces études, celles qui sont relatives à la vitesse de propagation de l’agent nerveux, ont été reprises, en ces derniers temps, par quelques expérimentateurs. Une question restait en suspens, ou du moins, ce qui revient au même, elle avait été résolue en sens contraires. Il s’agissait de savoir si la vitesse variait à mesure de la progression et si elle allait en se ralentissant comme l’ont prétendu Munk et Rosenthal ; ou, si la vitesse restait constante et le mouvement de l’onde nerveuse uniforme, comme l’avait trouvé du Bois-Reymond. Cette dernière alternative semblerait être ta vraie, d’après les expériences récentes de G. Weiss.


VIII

Une intéressante discussion a été soulevée dans ces derniers temps, à propos de la fatigue du nerf. L’activité prolongée ou répétée du cordon nerveux entraîne-t-elle, chez lui, cet ensemble de modifications que l’on observe chez d’autres organes et que Ton désigne, dans leur ensemble, sous le nom de fatigue ? C’est un état qui se manifeste chez tout organe en général, et chez le muscle, en particulier, par l’affaiblissement de toutes ses propriétés, par sa paresse à réagir, par la lenteur de son fonctionnement, et, au degré extrême, par une inertie à peu près complète. Y a-t-il quelque chose d’analogue chez le nerf, ou bien celui-ci est-il infatigable ?

La loi de l’alternance de l’activité et du repos est une des plus universelles qui s’imposent aux êtres vivans. Le fonctionnement du cœur et de l’appareil respiratoire en fournissent des exemples évidens. Les muscles ordinaires montrent les mêmes alternatives d’action et de repos. Le muscle, sollicité à la contraction, fait un rapide effort, donne une brève secousse et se relâche aussitôt. Il ne saurait fournir un travail continu. Les infractions à la règle sont purement apparentes. Lorsqu’un muscle doit exercer un effort soutenu, ses libres se suppléent les unes les autres ; des équipes de travailleurs musculaires se succèdent, à tour de rôle, pour l’exécution du travail et se reposent aussitôt que leur courte tâche est accomplie. Cette succession rapide d’efforts donne l’illusion de la continuité.

La loi de l’alternance du repos et du travail reçoit, dans le cas du muscle, une explication très satisfaisante, qui, d’ailleurs, s’applique, plus ou moins exactement, à tous les autres organes. La contraction entraîne une dépense d’énergie, qui est fournie par les réserves de glycogène accumulées dans le tissu musculaire. L’énergie mécanique et la chaleur sont des transformations de l’énergie chimique entreposée dans ces matières. La secousse détruit rapidement et même explosivement ces réserves lentes à se reconstituer. A mesure que la provision s’épuise, l’énergie disponible diminue et l’activité devient de plus en plus difficile. La restauration s’opère dans la période du repos, comme la destruction pendant le travail.

On conçoit donc que la nécessité de la période réparatrice sera d’autant moindre que la dépense énergétique de la période de travail aura, elle-même, été plus faible. C’est là précisément la condition du nerf. Nous avons eu déjà l’occasion de dire, à propos de son rôle excitateur, qu’il ne cédait aucune énergie aux organes qu’il provoque à l’action. Il ne dépense rien pour les autres, et à peu près rien pour lui-même, ou du moins peu de chose. Il devient donc vraisemblable a priori, qu’un tel organe, de petite dépense énergétique, ne se fatiguera que difficilement, qu’il pourra agir longtemps sans faiblir et fournir un travail soutenu. Mais, d’autre part, cette supposition est contraire à une sorte de préjugé irréfléchi et anthropomorphique, tiré d’une assimilation vague et inconsciente d’un organe aussi délicat que le nerf à un être frêle et maladif, préjugé qui fait supposer que le nerf est incapable de longs efforts.

Il appartenait donc à l’expérience de décider, et c’est en effet à l’expérimentation que s’est adressé Bernstein, en 1874. Il a soumis un nerf moteur, pendant plus d’un quart d’heure, à l’action d’une série de décharges d’induction, dont chacune était capable de le provoquer à l’activité.

Pour savoir si, au bout de ce temps, le nerf avait encore conservé son aptitude à entrer en activité, et si les dernières excitations étaient aussi efficaces que les premières, il suffisait de voir si, à la fin, elles étaient capables de provoquer le muscle à l’action. Seulement il avait fallu, pendant toute la durée de l’expérience, soustraire ce muscle à l’excitation, faute de quoi, il serait devenu lui-même incapable de réagir, et, par conséquent, de renseigner sur l’état du nerf. Il faut pour cela employer un artifice qui arrête l’excitation avant qu’elle arrive au muscle ; en d’autres termes, établir un barrage. Malheureusement, le moyen de « bloquage temporaire » que Bernstein avait employé, l’électro-tonus, avait été mal calculé ; il avait altéré le nerf. Lorsque le barrage fut supprimé, l’altération était irréparable ; l’excitation réellement engendrée ne pouvait plus franchir le segment atteint. On crut qu’elle ne s’était pas produite, et on conclut en conséquence que le nerf était assez rapidement fatigable.

Un physiologiste russe, M. Wedenski, reprit cette expérience dix ans plus tard. Il prit mieux ses dispositions, fit un emploi plus judicieux du barrage électrotonique et put s’assurer ainsi qu’après avoir subi, pendant six heures, l’action des courans induits interrompus, le nerf avait conservé toutes ses propriétés. Il était infatigable, à peu près comme un fil de télégraphe continuellement prêt à la transmission électrique.

D’autres expérimentateurs, A. Waller, à Londres, Maschek à Prague, l’Américain Bowditch, répétèrent l’épreuve en la variant. Ils employèrent d’autres moyens pour bloquer temporairement le muscle à l’agent nerveux ; ils eurent recours aux vapeurs d’éther ou au curare. Un physiologiste français, M. Lambert, en 1893, soumit à l’investigation, non plus un nerf musculaire, mais un nerf glandulaire, la corde du tympan. Le résultat fut toujours le même. Le nerf est vraiment infatigable, ou, du moins, il se fatigue très difficilement. Il est, moins que tout autre organe, soumis à l’obligation du repos.


IX

L’influx nerveux engendré dans l’organe sensoriel par la transformation de l’agent physique en agent nerveux, c’est-à-dire en définitive, par la mutation d’un ébranlement moléculaire en un autre, arrive, après avoir parcouru le nerf, au centre médullaire et le met, à son tour, en activité. Cet organe est caractérisé par sa structure anatomique ; c’est une masse grise, où abondent les cellules ou, pour mieux dire, les corps des cellules nerveuses. Elle est paresseuse à l’action ; elle y met du temps ; après quoi, elle transmet, elle-même, la stimulation qu’elle a reçue, à l’organe qui la suit. C’est le filet nerveux qui va du centre au muscle ou à tout autre organe fonctionnel et que Marshall Hall a proposé d’appeler voie eisodique ou efférente. pour ne pas employer l’expression trop particulière de nerf moteur.

Cette transmission à travers le centre médullaire a pris un certain temps. Il y a eu, en ce point, un ralentissement dans la circulation de l’influx nerveux. Il a subi un retard très appréciable, que les physiologistes ont souvent l’occasion de mesurer et pour lequel Donders et Rosenthal, il y a quelques années, avaient proposé le nom de temps de réflexion. L’agent nerveux, au sortir du centre, chemine le long du nerf efférent comme il avait cheminé le long de la voie afférente et avec une vitesse à peu près égale.

Il faut remarquer que l’agent nerveux semble n’avoir subi dans ce trajet que des changemens insignifians ; il a été quelque peu retardé au passage de la moelle, il a plus ou moins gagné ou perdu en intensité. Il semble donc bien que ce soit toujours le même voyageur reconnaissable à ses traits caractéristiques pendant les diverses étapes de la route. Son rôle est évident. Il apporte au muscle un message, un signal d’action, parti de l’organe sensoriel. Ce résultat acquis, l’acte élémentaire est achevé.

Les phénomènes qui s’accomplissent dans les centres comporteraient de longues explications, si nous nous proposions de faire un exposé méthodique de la question. Mais ce n’est pas notre but ; nous ne donnons une esquisse du fonctionnement général réflexe que pour avoir l’occasion de rattacher, en leur lieu et place, les résultats des travaux récens. Or, en ce qui concerne les centres proprement dits, les faits acquis sont antérieurs aux dix dernières années. Leur exposé ne remplirait donc point le but que nous nous proposons. Nous parlons ici des faits physiologiques. Au point de vue anatomique, il en est tout autrement. Nous avons à nous occuper maintenant des progrès réalisés dans cette direction en tant qu’ils se rattachent à l’axe réflexe élémentaire.


X

On a admis de tout temps que nos connaissances dans le domaine des sciences naturelles devaient être fondées sur l’anatomie. Cette condition, qui n’a pas d’analogue dans les sciences physiques, tient à la fois à l’idée exacte que la structure joue un rôle considérable dans les phénomènes de l’être vivant et à l’idée fausse, malheureusement fort répandue, que la structure implique et explique la fonction. En ce qui concerne le système nerveux, les études anatomiques ont été poussées à un tel degré de développement, qu’à elles seules elles forment presque une branche de science. Cela tient à ce que le problème habituel de la physiologie nerveuse et, on pourrait dire aussi, de la pathologie nerveuse est, en effet, un problème anatomique. Lorsqu’un organe entre en fonction, on se propose de savoir sous quel branle il le fait ; d’où part l’excitation nerveuse qui le provoque : quelle voie cette excitation suit pour arriver à la moelle ; quel centre, c’est-à-dire quelle portion du névraxe elle fait entrer en jeu ; quelle voie, enfin, le stimulus a suivie pour gagner sa destination. Résoudre ces questions, c’est ce que l’on appelle déterminer l’influence du système nerveux sur un organe. C’est un problème d’anatomie, en même temps qu’une étude de physiologie spéciale.

Suivre le trajet des nerfs dans les organes, c’est, en ce qui concerne la plupart de ceux-ci, une besogne à laquelle suffit la dissection et la recherche à l’œil nu, au moyen du scalpel, de la pince et des ciseaux. Mais cette méthode naïve ne suffit plus lorsqu’il faut pousser jusqu’aux dernières ramifications, et surtout lorsqu’il s’agit de dépister les fibres à travers la moelle épinière et l’encéphale, c’est-à-dire au milieu d’un fouillis prodigieux d’élémens semblables.

Pour débrouiller le chaos de la moelle et fixer jusqu’au trajet des plus petits faisceaux, il a fallu utiliser des concours très variés. On s’est adressé à l’anatomie comparée, à l’embryogénie, à la tératologie, à l’expérimentation physiologique, à l’anatomie pathologique : mais l’histologie constitue la méthode de choix. C’est Stilling qui, en 1842, imagina, le premier, de durcir la moelle sans en altérer la délicate texture, puis de la couper en tranches assez minces pour se prêter à l’examen microscopique. La méthode de Stilling a été considérablement perfectionnée par la suite. Les organes nerveux ont été débités systématiquement en coupes minces sériées : les coupes ont été colorées par des réactifs extrêmement variés, capables de se fixer électivement sur telle ou telle partie, de manière à la faire ressortir. C’est, grâce à ces procédés d’investigation infiniment délicats, que l’on a pénétré la structure intime de l’appareil nerveux.

La Physiologie a largement profité de ces progrès. Cependant il faut remarquer qu’elle avait pu pousser déjà, fort loin, l’étude générale des propriétés nerveuses, avec une anatomie encore rudimentaire. Dans l’exposé qui précède nous n’avons eu besoin, à aucun moment, de faire intervenir la structure microscopique. Malgré le préjugé général, nous pensons que les acquisitions remarquables faites par l’histologie du système nerveux dans ces dernières années n’ont pas changé grand’chose à ce que nous savions de son fonctionnement.

Il avait suffi de savoir que les centres nerveux étaient surtout formés par une masse de cellules nerveuses ; et, les nerfs, principalement de fibres. On a cru longtemps que c’étaient là deux élémens distincts. Ce n’est guère qu’après les observations de Deiters, en 1865, que l’on a commencé de croire à un élément unique, la cellule nerveuse. La fibre, ou, du moins, la partie essentielle de la fibre, celle qui en occupe l’axe, le cylindraxe ou axone est un prolongement de la cellule nerveuse. Beaucoup plus tard les belles observations de M. Ranvier ont appris que la gaine de ce cylindraxe était une production étrangère à lui, et d’ailleurs à peu près indifférente à son fonctionnement. Cette gaine singulière, à laquelle le cordon nerveux doit sa couleur blanche et son éclat nacré, est formée d’une série de cellules géantes, atteignant jusqu’à 1 millimètre et davantage, enfilées comme les perles d’un collier par le cylindraxe, et lui servant d’agens d’isolement et de protection en même temps que de prébendiers. Un élève de Ranvier, Vignal, en 1889, observa l’origine de ces élémens qui ne sont autre chose que des cellules embryonnaires du tissu conjonctif environnant, et la manière dont ils arrivaient à se disposer autour de l’axone.

L’une des conséquences de ces recherches fut de ramener à la loi générale de composition cellulaire l’élément nerveux et jusqu’à son enveloppe même. La règle : Tout est cellule et vient de cellule, se vérifiait encore une fois.

Quelques obscurités subsistaient néanmoins. La cellule nerveuse outre son prolongement de longueur colossale, l’axone ou cylindraxe, présente des ramifications très nombreuses qui ressemblent au chevelu d’une racine, mais que l’on n’avait pas pu suivre. Ces rameaux s’engagent dans les rameaux des cellules voisines, et ainsi se constitue l’inextricable fouillis fibrillaire au milieu duquel s’aperçoivent quelques corps cellulaires et qui constitue la substance grise des centres nerveux. On croyait qu’il y avait coalescence, fusion de substance, entre tous ces prolongemens ; c’était le réseau de Gerlach. Cette croyance entraînait deux conséquences. La première est d’ordre anatomique ; c’est à savoir que les cellules n’étaient pas des élémens complètement distincts et individualisés, puisqu’ils étaient réunis par une sorte de tissu commun, comme les polypes associés en colonies, par un cœnenchyme. La seconde conséquence était physiologique ; l’influx nerveux amené à la cellule de la moelle par le cylindraxe ne pouvait que se disperser, au hasard des rencontres, dans cet écheveau embrouillé, et s’y perdre.

Les recherches exécutées en ces dernières années par Golgi, Ramon y Cajal, Kolliker, Lenhossek, Retzius, et d’autres encore, semblent avoir levé ces difficultés en établissant la doctrine des neurones.

Ces observateurs ont apporté la lumière dans le fouillis inextricable de la substance grise des centres nerveux — et, cela, grâce à deux procédés de coloration infiniment précieux, le procédé chromo-argentique de Golgi et le procédé au bleu de méthylène, d’Ehrlich. La découverte de ces moyens a opéré une véritable révolution en anatomie microscopique.

La substance grise cérébrale, plongée dans les réactifs employés jusqu’alors pour colorer les élémens, c’est-à-dire dans le carmin ou le chlorure d’or, s’imprègne dans sa totalité : tous les fils de cet écheveau se teignent également ; l’œil n’en peut isoler, distinguer et suivre aucun. Par une bizarrerie inexpliquée, le réactif de Golgi choisit dans une coupe un très petit nombre de cellules pour s’y fixer, une ou deux, par plan focal : il néglige toutes les autres, mais ces deux-là, il les colore à fond, jusque dans leurs ramifications les plus lointaines ; du moins, on le crut. Il en révélait la structure. Il montrait que ces ramifications dendritiques ne se fondent pas les unes dans les autres : qu’elles ne font que se diviser de plus en plus, dichotomiquement ; qu’il n’y a point de réseau : et enfin que les cellules nerveuses sont des élémens individualisés dont les prolongemens ne font autre chose que d’entrer en contact par leurs extrémités. Une cellule ainsi unie aux voisines est un neurone.

Le procédé d’Ehrlich, très précieux aussi et très pénétrant, révèle les détails de structure du corps cellulaire. Un autre moyen, plus récent, dû à Nissl, a permis d’apercevoir dans ce corps cellulaire des masses remarquables, les élémens chromophiles, très intéressans en ce qu’ils semblent être, dans la cellule nerveuse, une réserve énergétique, jouant le même rôle que le glycogène dans la fibre musculaire, et peut-être liée encore plus étroitement au fonctionnement de l’élément anatomique et à sa conservation. Ces masses diminuent et disparaissent avec la maladie et la sénescence de l’organe ; elles deviennent ainsi un signe, par leur abondance, de la santé et de l’aptitude fonctionnelle de l’élément nerveux ; par leur rareté ou leur dispersion, au contraire, un signe de la dégénérescence et de la décadence de l’organe. Si l’on considère que ceci s’applique également aux cellules de l’écorce cérébrale, c’est-à-dire de l’organe dévolu à la vie intellectuelle, on conçoit l’intérêt que ces observations peuvent avoir pour la pathologie cérébrale.

Une autre constatation qui intéresse aussi, hautement, la pathologie et, peut-être plus encore, la physiologie du cerveau, a été faite par M. Marinesco. En étudiant, par la méthode de Nissl, des cerveaux d’animaux et d’hommes même, aux différens âges, cet habile anatomiste n’a jamais vu les élémens nerveux en état de division, « de reproduction caryocinétique, comme l’on dit. Après la naissance et les toutes premières années, il semble qu’il ne se forme plus de cellules nerveuses nouvelles ; leur nombre n’augmente pas ; celles qui existent ne se reproduisent par aucun moyen. Instrument des facultés de conscience qui expriment la permanence de l’individu et son unité, la cellule nerveuse subsiste autant que lui, sans se renouveler, sans se détruire (sauf le cas de maladie de l’organe) : subissant seulement la marche ascendante et, plus tard, le déclin de la vitalité et suivant la courbe de l’évolution générale. Elle mérite bien le nom que lui a donné l’anatomiste Bizzozero, d’élément perpétuel.


XI

On peut se rendre compte maintenant de la composition anatomique de l’axe réflexe dont nous avons esquissé à grands traits le fonctionnement. Il est formé de deux neurones, c’est-à-dire de deux cellules, l’une correspondant à la voie ascendante, le neurone sensitif ; l’autre, à la voie descendante, le neurone musculaire. Ceux-ci entrent en contact par les pointes ou extrémités de leur ramure, dans la moelle. Le centre de l’arc réflexe est formé de leurs rameaux, associés par simple contiguïté de substance et non point par continuité, comme on le supposait autrefois, d’après le schéma de Gerlach.

Ce n’est pas ici le lieu d’entrer dans de grands détails sur les formes de ces élémens. Le traité classique d’Histologie de Mathias Duval, ouvrage admirable de clarté, comme d’ailleurs toutes les autres publications de cet esprit lumineux, peut être consulté utilement par le lecteur désireux de pénétrer plus avant dans ces questions. M. Mathias Duval a d’ailleurs greffé sur la doctrine du Neurone une théorie de l’amiboïsme nerveux ou de la plasticité cellulaire qui fournit une représentation de phénomènes soit de la vie physiologique, soit de la vie consciente. C’est en étudiant plus particulièrement les fonctions du cerveau que l’examen de cette jeune doctrine pourra trouver sa place.

On verra, dans les ouvrages classiques comme celui de Mathias Duval, que les terminaisons des neurones se partagent en deux groupes : d’un côté, l’axone seul, de l’autre les prolongemens plasmiques ou dendrites. L’axone, ou cylindraxe, avait été décrit comme une tige indivise, également calibrée partout, transparente comme une verge de cristal, formée d’une matière homogène comme si elle provenait d’une coulée. La méthode d’Ehrlich a fait voir, au contraire, qu’il est composé de fibrilles, aperçues déjà, qui se continuent à travers le corps cellulaire. Le procédé de Golgi, d’autre part, a révélé de nombreuses divisions du cylindraxe, que l’on appelle des « collatérales. » De telle sorte qu’il y a une arborisation cylindraxile comme il y a une arborisation plasmique. L’une représente le chevelu des racines, tandis que l’autre forme la ramure d’un arbre dont le cylindraxe est le tronc ; le corps cellulaire étant placé tantôt à la base et tantôt à la cime. Cet élément offre la particularité d’être traversé par le courant nerveux, toujours dans la même direction, de la base au faîte, des ramifications du cylindraxe aux prolongemens plasmiques : on dit qu’il est polarisé fonctionnellement. M. Morat a prouvé, par des expériences aussi ingénieuses que délicates, que l’influx nerveux parcourt tout ce neurone, à allure égale, et à égale intensité dans toutes ses parties. Le corps cellulaire, où qu’il soit, n’y apporte point de changement. Ce fait si intéressant et irréfutable, est directement contraire à l’hypothèse qui a été faite, et d’après laquelle la cellule serait un modificateur puissant de l’influx, une sorte d’accumulateur placé sur un réseau électrique.

La théorie du neurone n’est pas sortie définitivement de la période des discussions. On ne peut pas encore considérer comme un fait absolument démontré que le système nerveux est, en effet, composé d’élémens de ce genre, c’est-à-dire de cellules à double chevelu, se touchant par l’extrémité de leurs divisions, de manière à former de courtes chaînes. L’hypothèse des réseaux qui avait été supplantée par la doctrine de His, de Forel, de Ramon y Cajal, a dessiné un retour offensif. On a fait le procès de la méthode chromo-argentique de Golgi sur laquelle est, en grande partie, fondée la théorie des neurones. On a cru voir que quelques-unes des figures qu’elle montre seraient des artifices et non des réalités.

Il faut attendre, sans doute, d’un avenir prochain la solution de ce débat. L’admirable clarté des enchaînemens que suppose la théorie, la facilité avec laquelle elle transforme en images, elle matérialise en quelque sorte les explications, lui assurent cependant un avantage qui, joint au degré de probabilité des faits, la maintiendra sans doute encore assez longtemps.


XII

Le système nerveux tout entier est formé par la réunion des cycles élémentaires dont l’histoire vient d’être esquissée. Leurs filets, afférens et efférens, en se rassemblant, constituent les cordons blancs ou gris que l’anatomie connaît sous le nom de nerfs, simples faisceaux de fibres où chacune reste indépendante de sa voisine. Les centres élémentaires réflexes, d’autre part, se groupent pour former la moelle épinière et l’encéphale tout entier à l’exception de l’écorce cérébrale. Mais, eux, ne restent pas indépendans les uns des autres : ils voisinent... Chacun détache un certain nombre de ramifications cellulaires pour entrer en relations avec ceux qui sont le plus proches. Ou bien, pour communiquer avec les plus éloignés, il utilise un agent intermédiaire, une cellule nouvelle, un neurone d’association. Cette conception, comme on le voit, est indépendante de toute hypothèse sur la nature des connexions. Que celles-ci s’établissent par le contact des extrémités des ramifications, comme le veut la théorie du neurone, ou par fusion et continuité de substance des branches, selon la théorie des réseaux ; il n’importe. C’est là un détail secondaire.

Grâce à cette association des cycles réflexes, l’influx nerveux stimulateur arrivé à l’un des centres se propage plus ou moins aux autres. Les manifestations fonctionnelles correspondantes à un grand nombre de cycles accompagnent celle du centre primitivement stimulé et concourent à l’exécution d’un acte complexe. De là une synergie fonctionnelle répondant à une stimulation simple.

Tous les actes nerveux qui se produisent, dans l’économie, sont ainsi des associations d’actes élémentaires, plus ou moins étendus en réponse à une excitation plus ou moins simple.

En définitive, et de degré en degré, tous les centres tendent à être reliés, plus ou moins étroitement, en une vaste association. Théoriquement, il est permis de dire que l’action réflexe est universelle, c’est-à-dire que l’excitation peut se propager à tout le système, à toute la moelle, dès qu’un seul arc réflexe entre en branle.

Mais, en fait, il en est autrement. Un centre ne communique pas avec une égale facilité avec tous les autres. Il communique plus aisément avec certains, et ceci est également intelligible dans le cas des neurones, comme dans celui des réseaux. Le consensus des activités élémentaires pour l’exécution d’un acte d’ensemble dépend alors d’une question d’organisation, c’est-à-dire du degré d’intimité des liaisons anatomiques des centres élémentaires.

Tout le problème de l’influence du système nerveux sur les fonctions de la vie consiste précisément à démêler ces associations, ou groupemens de différens ordres ; à discerner, dans la société universelle qui constitue la moelle et les centres cérébraux, ces sociétés plus particulières, et de les délimiter, en quelque sorte géographiquement.

La constitution de ces sortes de corporations dans l’Etat général dépend de diverses circonstances ; et, en premier lieu, d’une structure préétablie, tenant à l’organisation même. En second lieu, elle dépend, dans une certaine mesure, de la distance ; les centres voisins étant, quelquefois, mais pas toujours, en connexion plus intime.

Cependant la constitution anatomique n’est pas tout : toutes les liaisons ne sont pas préétablies, fixées fatalement et à tout jamais, comme dans une machine à organes rigides. Il y a plus de souplesse et d’élasticité dans les machines vivantes. Aussi une troisième condition intervient ici, c’est la force de l’excitant, qui permet à l’influx nerveux de se répandre et de se diffuser plus au loin. C’est pourquoi les excitations fortes de la sensibilité retentissent sur presque tous les organes, sur le cœur, sur le foie, sur la pupille. Les messages faibles, émanés des viscères sains, s’arrêtent à la moelle et ne provoquent pas de sensation ; les excitations fortes, parties des mêmes parties enflammées, montent jusqu’à l’écorce cérébrale et sont douloureusement senties.

Il y a aussi une condition variable, un état des organes nerveux centralix qui fait que, suivant les circonstances plus ou moins favorables de vitalité, un égal stimulant s’y répand avec plus ou moins de facilité. Cette condition, c’est l’excitabilité, tantôt plus forte, tantôt plus faible. C’est là une idée que la théorie de l’amiboïsme a matérialisée, et dont elle a donné une sorte d’image très claire, en supposant que les contacts des neurones ne sont point permanens et que leurs prolongemens sont en état de se mouvoir et d’ouvrir et de fermer les communications avec les neurones voisins. Ce que les physiologistes expliquaient par les variations de l’excitabilité des centres, les partisans de la théorie nouvelle, comme MM. Lépine, Mathias Duval et Demoor en rendent compte plus clairement par des contacts matériels qui peuvent s’établir ou ne pas s’établir.

Enfin, une dernière condition qui joue, sans doute, un grand rôle, c’est l’habitude. La répétition d’un acte arrive à le rendre plus aisé : les voies deviennent plus faciles à l’influx nerveux à mesure qu’il les parcourt d’une manière plus réitérée. C’est là encore une idée qui devient plus claire dans l’hypothèse de la mobilité des expansions cellulaires. L’exercice modéré, qui grossit le muscle, grossirait aussi la cellule nerveuse, d’après les observations d’un anatomiste italien Tanzi ; il pourrait donc élargir les routes habituelles à l’influx nerveux, et faciliter ainsi l’action qui se répète. — Mais, somme toute, si la conception générale du fonctionnement nerveux est rendue plus claire par la théorie du neurone mobile, elle ne perdrait qu’une image, qu’une représentation matérielle, le jour où cette théorie serait renversée ; et ces révolutions de l’anatomie n’auront pas amené de bien grands bouleversemens dans les doctrines physiologiques.


A. DASTRE.

  1. Le nom de centre nerveux est entendu de différentes manières, et son emploi donne lieu à de continuels quiproquos, même entre physiologistes. Il y a des centres centraux et des centres périphériques, des centres trophiques et des centres fonctionnels. L’hémisphère cérébral est un centre qui contient lui-même d’autres centres, centres psycho-moteurs et centres psycho-sensitifs. En réalité, la véritable définition est celle que nous donnons ici : un relais sur le trajet de l’influx nerveux qui parcourt le cycle d’excitation. Une masse nerveuse qui est placée au commencement ou à la fin du cycle n’est pas un centre. L’activité du centre véritable s’intercale au milieu du cycle.
  2. Le corps de l’embryon est encore vaguement délimité à la surface de l’œuf, lorsque commence la formation du système nerveux. Celui-ci est une colonie fondée par une bande de cellules de l’épiderme dorsal, qui, quittant leur situation superficielle, s’enfoncent dans la profondeur des tissus, parallèlement à l’axe du corps. La bande s’incurve bientôt en gouttière longitudinale ; puis, les bords se rapprochant et s’affrontant, la gouttière devient un tube véritable, qu’une lame suturale de même tissu relie encore pendant quelque temps à son lieu d’origine, l’épiderme dorsal. Puis ce dernier lien se rompt à son tour. C’est ce tube qui forme ultérieurement l’appareil nerveux tout entier : ses parois donneront naissance à la moelle et à l’encéphale ; les nerfs seront produits par les prolongemens de ses cellules qui s’enfonceront progressivement dans toutes les régions ; les masses ganglionnaires, sympathiques et cérébro-spinales, seront engendrées par la lame suturale avant sa disparition. Le tube nerveux se ferme tardivement à sa partie antérieure : il reste là une fente vertico-médiane, un orifice ombilique, le neuropore, par lequel se maintient la continuité de la colonie nerveuse avec la métropole épidermique. Or, c’est précisément des bords de cet orifice, occupés par les dernières cellules immigrées, que naît un bourgeon appelé à fournir les hémisphères cérébraux. En arrière de lui, le tube nerveux se renfle, puis il s’étrangle en trois vésicules destinées à produire les autres parties de l’encéphale, par des procédés d’accroissement et de division très différens du bourgeonnement qui donne naissance à l’hémisphère cérébral.