Le Système de Descartes/Préface de M. Durkheim

Texte établi par Léon RobinFélix Alcan (p. v-xii).
PRÉFACE
DE LA PREMIÈRE ÉDITION

Le 8 septembre 1907, sur une petite plage des Landes, O. Hamelin mourait victime de son dévouement. En essayant de sauver deux personnes qui se noyaient, il fut lui-même emporté par une vague et disparut.

Nous ne dirons rien ici ni de sa vie ni de sa personnalité, bien que la grandeur de son caractère égalât celle de son intelligence. Ceux qui l’ont connu, ceux mêmes qui n’ont fait que l’approcher, savent comment, chez lui, la hauteur de la raison et la fermeté de la volonté, s’alliaient sans peine et en toute simplicité à une tendresse, à une sensibilité féminines. Mais comme homme, nous estimons qu’il appartient tout entier à ses amis qui gardent pieusement le culte de son souvenir. Nous croirions presque manquer à sa mémoire en faisant pénétrer le public dans l’intimité d’une existence qui a toujours fui le bruit, qui se dérobait même aux regards avec une sorte de soin jaloux.

Le philosophe, au contraire, appartient aux philosophes. C’est pourquoi, dès le lendemain de sa mort, nous nous sommes préoccupé de réunir les notes qu’il avait pu laisser afin d’en faire profiter le public scientifique. Parmi les études qu’il avait en cours, deux particulièrement attirèrent notre attention. Nous donnons la première aujourd’hui. La seconde est un exposé systématique de la philosophie d’Aristote. Nous espérons la publier plus tard soit en totalité soit en partie[1].

Ce qui nous a paru faire l’intérêt de ces travaux, ce n’est pas seulement l’importance de la contribution qu’ils apportent aux problèmes particuliers qui y sont traités ; c’est aussi le caractère très personnel de la méthode qui y est employée.

Deux méthodes très différentes ont été appliquées à l’histoire de la philosophie.

Pendant longtemps, les doctrines ont été étudiées d’un point de vue purement dogmatique. On les considérait comme des corps de propositions abstraites, indépendantes du temps et de l’espace, comme des produits de l’entendement pur. Par suite, on ne s’y intéressait que pour les juger. On ne songeait pas à y voir des faits historiques qu’il fallait expliquer historiquement : c’est leur valeur absolue qu’on entreprenait de déterminer. On les confrontait aux choses qu’elles avaient pour fonction d’exprimer, plus qu’on ne cherchait à les mettre en rapports avec les conditions de lieu, d’époque et de personne dont elles pouvaient dépendre. Mais un moment vint où l’esprit historique s’introduisit dans l’étude des systèmes philosophiques. On reconnut que, comme les systèmes politiques, juridiques, comme les conceptions esthétiques ou pédagogiques, ils tenaient étroitement à la société, au temps, à la personnalité de leurs auteurs. Dans ces conditions, chacun d’eux apparaissait comme une sorte d’individualité dont on s’attachait, avant tout, à bien marquer la physionomie propre. Cette physionomie, on s’efforçait de l’expliquer par les circonstances ambiantes ou par le génie individuel du philosophe. Mais, ainsi rattachées aux milieux dont elles faisaient partie et aux personnalités qu’elles exprimaient, les différentes philosophies devenaient incomparables les unes aux autres. On pouvait encore chercher comment chacune d’elles se reliait à ses devancières, mais il ne pouvait plus être question d’apprécier leur valeur doctrinale ; car, pour cela, il eût fallu les sortir de l’histoire.

Ce qui fait la manière propre d’Hamelin, c’est qu’il combina très heureusement ces deux méthodes, mais en les transformant.

Nul n’est plus que lui préoccupé de laisser à chaque système sa couleur locale, d’en reconstruire l’économie interne telle que l’a conçue son auteur. Nul ne s’efforce avec plus de méthode de les situer historiquement : on verra dans le présent ouvrage avec quel soin il s’est attaché à mesurer les diverses influences qu’a pu subir la pensée de Descartes, en même temps qu’à déterminer ce qu’elle paraît avoir d’irréductible à tout antécédent historique. Mais, d’un autre côté, il ne perd pas de vue que les systèmes philosophiques apportent des réponses à des questions qui ne sont pas d’un temps, qui ne dépendent pas de telle ou telle individualité ni de telle combinaison de circonstances, parce qu’elles sont posées à l’esprit humain par les choses elles-mêmes. Ces questions sont toujours vivantes, toujours discutées : par suite, la manière dont elles ont été traitées et résolues dans le passé ne peut pas n’être pas instructive pour nos débats d’aujourd’hui. Ce n’est pas qu’on puisse songer à détacher purement et simplement telle ou telle solution de son ambiance historique pour la transporter brutalement dans notre époque. De tels anachronismes ne seraient plus aujourd’hui défendables. Mais les résistances qu’une conception a rencontrées dans l’histoire, les difficultés au milieu desquelles elle s’est débattue, la manière dont elle a essayé d’en triompher, ses tâtonnements, ses échecs mêmes, tout cela constitue autant d’expériences qui, bien interprétées, nous renseignent sur sa valeur. Ce sont ces expériences qu’Hamelin s’attache à recueillir. C’est ainsi que, tout en laissant soigneusement la philosophie cartésienne dans son cadre historique, il en fait une étude qui intéressera le philosophe autant que l’historien. Car le cartésianisme, c’est l’idéalisme moderne en train de se constituer. Or le moment où l’idéalisme s’établit est un de ceux où l’on peut le mieux discernera quel besoin, à quelle nécessité spéculative il répond, quelles sont les insuffisances des doctrines adverses qu’il a pour objet de corriger, c’est-à-dire, en somme, quelle est sa raison d’être, quel est son rôle dans l’histoire des idées. En même temps, comme il se trouve à ce moment à un instant critique où il cherche encore en partie sa voie, où il hésite entre des tendances divergentes, la nature des résultats auxquels il arrive, les difficultés dans lesquelles il s’embarrasse suivant qu’il s’abandonne à telle ou telle direction, permet d’apprécier quelles sont celles qui sont le mieux selon la pente de sa nature.

Ainsi entendue, l’histoire de la philosophie devient un instrument de la culture philosophique. C’est bien ainsi, d’ailleurs, qu’Hamelin s’en était servi pour son propre compte. Avant de produire publiquement sa pensée, il s’était astreint a passer de longues années dans la méditation et comme dans l’intimité des grands systèmes. Il n’était pas de ceux qui pensent que l’originalité consiste à faire table rase du passé et à procéder comme si les problèmes philosophiques ne tourmentaient pas l’humanité depuis des siècles. Il savait que ces improvisations, si brillantes qu’elles puissent être, sont le plus souvent sans lendemain. Il professait qu’il y a dans la tradition une sagesse immanente qu’il faut s’assimiler pour pouvoir ensuite la dépasser : que les erreurs du passé ont elles-mêmes leur enseignement qu’il est indispensable de dégager, et qu’une pensée sans racines dans l’histoire est sans racines dans la réalité. En un temps où l’histoire de la philosophie est injustement délaissée, où elle a perdu dans notre enseignement secondaire la place qu’elle y avait autrefois, où beaucoup tendent à n’y voir qu’une archéologie de la pensée qui ne peut intéresser que les érudits, nous avons pensé que les travaux historiques d’Hamelin pourraient être d’un salutaire exemple.

Cette méthode ne profite pas seulement à la philosophie ; elle permet souvent de renouveler les problèmes historiques eux-mêmes. Quand on s’astreint, d’une manière trop étroite, à laisser aux théories la couleur de leur époque, quand on s’oblige à ne les présenter que dans les termes mêmes où leurs inventeurs les ont énoncées, on s’expose parfois à méconnaître leur véritable portée. Car l’archaïsme des formules qui servent à les exprimer peut faire croire qu’elles sont archaïques elles-mêmes et ne répondent plus à des problèmes durables. Si, au contraire, on se fait une règle de rapprocher méthodiquement le présent du passé afin d’éclairer le premier par le second, il arrive, par une sorte de retour, que le présent lui-même projette sur le passé une lumière qui fait apparaître celui-ci sous un jour nouveau. Une question qui faisait l’effet d’une bizarrerie, imputable à quelque singularité du temps ou de l’auteur, prend alors une signification qui, autrement, serait restée inaperçue. De là de véritables trouvailles dont on verra plus loin un remarquable exemple. L’hypothèse du génie malin a généralement été considérée par les historiens comme une subtilité dialectique, due à une fantaisie assez étrange de Descartes. On verra comment Hamelin, en la repensant et en la rapprochant de conceptions toujours actuelles, a réussi à en donner une interprétation tout à fait neuve et qui illumine plusieurs points de la philosophie cartésienne.

Mais s’il ne pouvait y avoir de doute sur le devoir que nous avions d’éditer ces travaux, on pouvait hésiter sur la méthode à suivre dans leur publication.

Ces travaux sont des cours qu’Hamelin a professés soit à l’École Normale Supérieure soit à la Sorbonne[2]. Hamelin écrivait toutes ses leçons et mettait à les rédiger le soin méticuleux qu’il apportait en toutes choses ; mais il les rédigeait comme des leçons, en se plaçant, par la pensée, en face de ses futurs auditeurs. De là toute sorte de formules, de procédés d’exposition dont un professeur ne peut guère se passer, mais qui n’ont pas la même raison d’être dans un livre : résumés fréquents, liaison nettement marquée de chaque leçon à la précédente, divisions fortement soulignées, etc. On pouvait donc se demander s’il n’y aurait pas lieu de retoucher le texte de manière à le débarrasser de cet appareil scolaire. Mais il nous a paru qu’il ne nous appartenait pas de nous substituer à l’auteur et de lui prêter un langage qui n’a pas été le sien, surtout quand cet auteur est un homme de la valeur d’Hamelin. D’une manière générale, ces interventions de l’éditeur, même quand elles s’efforcent d’être discrètes, peuvent difficilement n’être pas arbitraires ; c’est pourquoi nous nous les sommes interdites en principe. Sous prétexte de corriger quelques imperfections sans importance, nous risquions d’ôter au travail quelque chose de son caractère propre. C’est comme cours qu’il a été conçu ; c’est donc comme cours qu’il fallait le présenter au public. Et il était d’autant plus naturel de lui laisser sa forme originale qu’il ne pouvait que donner la plus haute idée de ce qu’est l’enseignement philosophique dans nos facultés françaises.

Il me reste à remercier ceux dont le dévouement a rendu possible cette publication.

C’est M. Robin, professeur de philosophie à la faculté des lettres de Caen, qui est le véritable éditeur du présent ouvrage. C’est lui qui s’est chargé de revoir le manuscrit, de vérifier les références, d’insérer les citations dans le texte, de corriger les épreuves. Ancien élève d’Hamelin, il a tenu à honneur d’assumer la plus lourde partie de la tâche et il y a apporté le souci de précision et d’exactitude qui caractérise ses propres travaux.

M. Lévy-Bruhl a bien voulu nous prêter le précieux concours de sa compétence en matière d’histoire de la philosophie moderne. Sur plus d’un point, des questions embarrassantes se sont posées à nous, qu’il nous a aidés à résoudre. Il a, de plus, accepté de réviser les épreuves. Nous savons qu’il a été heureux de rendre cet hommage à la mémoire d’un collègue qu’il aimait. Ce n’en est pas moins un devoir pour nous de lui adresser ici l’expression de notre gratitude.


EMILE DURKHEIM
  1. Nous avons, en outre, publié dans la Revue de Métaphysique (N° de mai-juin 1910), une traduction des Lettres d’Épicure par Hamelin.
  2. Le cours sur Decartes a été professé à l’École Normale Supérieure pendant l’année 1903-1901.