Le Système Ribadier

Le Système RibadierLe Béliervolume 2 (p. 66-119).

Personnages

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  • Ribadier : MM. Calvin
  • Thommereux : Raimond
  • Savinet : Milher
  • Gusman : Hurteaux
  • Angèle : Mmes Marie Magnier
  • Sophie : Renaud


Un salon au rez-de-chaussée. Porte au fond, donnant sur le vestibule. Porte à gauche et à droite, premier plan. Une grande fenêtre au fond, à droite. Une cheminée en pan coupé, à gauche, surmontée d’un grand portrait en pied de feu Robineau. Au milieu, une table recouverte d’un tapis. Fauteuil à gauche de la table et chaise à droite, un canapé à gauche, un autre canapé devant la cheminée.

Scène première

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Sophie, Gusman

Au lever du rideau, la fenêtre du fond est ouverte. Sophie et Gusman sont à la fenêtre. Sophie intérieurement et Gusman extérieurement. Ils se tiennent embrassés comme deux amoureux.

Gusman. — Un tout petit, Sophie !

Sophie. — Mais non, voyons !

Gusman. — Oh ! Tout petit ! Tout petit !

Sophie. — Oh ! Vous n’êtes pas sérieux !… oui, là, mais faites vite !

Elle tend son cou.

Gusman, l’embrassant. — Ah ! Sophie ! la vie de nos maîtres pour ce moment de bonheur !

Sophie. — Allons, Gusman ! C’est pas le moment ! Je viens de servir le café aux bourgeois ! Ils peuvent sortir de table et nous surprendre, finissez !

Gusman, lyrique. — Eh ! bien, qu’ils nous surprennent !

Sophie. — Merci !… Ils nous flanqueraient à la porte !… Allons, filez… voilà une bouteille de vin et une moitié d’un pâté que j’ai sauvés du dîner… Pour qu’il vous en reste, du pâté, je ne l’ai pas repassé !

Gusman, prenant la bouteille et le pâté. — Ah ! Voilà comme je comprends l’amour ! Être aimé pour soi-même… Et quand te verrai-je ?

Sophie. — Eh ! bien, ce soir, si vous voulez…

Gusman. — Ce soir ?… Les bourgeois ne sortent donc pas ?

Sophie. — Non… Vous n’aurez pas à atteler. Quand tout sera éteint… Vous passerez par cette fenêtre… j’aurai soin de la laisser entr’ouverte… et vous monterez jusqu’à ma chambre !… mais en tout bien, tout honneur !

Gusman. — Naturellement.

Sophie. — Ils viennent !… Déguerpissez !…

Elle ferme vivement la fenêtre.

Scène 2

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Sophie, Ribadier, Angèle

Angèle, entrant vivement de gauche, troisième plan, une tasse de café à la main. — Ah ! Tiens, laisse-moi, tu m’ennuies !

Ribadier, même jeu, également une tasse de café à la main. — Oui, eh bien ! moi, je désire que cela ne se renouvelle pas, des équipées pareilles !

Angèle. — Tu désires vraiment !

Ribadier, s’asseyant dans le fauteuil près de la table. — Parfaitement ! (À Sophie.) Laissez-nous, Sophie !

Il boit son café.

Sophie. — Oui, Monsieur ; (À part.) Oh ! Oh ! il y a un grain !

Elle sort à droite, deuxième plan.

Ribadier. — Non, ma parole d’honneur, je crois que tu as eu un accès de folie aujourd’hui ! C’est insensé, toi, une femme comme il faut, venir faire cet esclandre en plein Conseil d’Administration !

Angèle. — Qu’est-ce qui me prouvait que tu étais en Conseil d’Administration ?

Elle pose la tasse sur la table et va s’asseoir sur le canapé.

Ribadier, se levant. — Comment, ce qui te prouvait ?… Je t’avais dit : "je vais à la réunion du Conseil d’Administration du Chemin de fer du Nord…" C’était clair, il me semble. Mais non, ça ne suffit pas à Madame, il faut qu’elle vienne se rendre compte par elle-même. Il n’y avait pas cinq minutes que le Président avait ouvert la séance, que, tout à coup, une trombe s’abat dans la salle du Conseil… C’était Madame, qui s’écrie au milieu de tous les membres effarés : "Ah ! Ah ! nous allons donc le voir, ce fameux Conseil !".

Angèle. — Eh ! bien, après, ils n’en sont pas morts, tous ces messieurs, je suppose !

Ribadier, allant à elle. — Comment, mais tu t’es rendue absolument ridicule… et moi avec !

Angèle. — Oh ! Toi !

Ribadier. — Oh ? je sais bien que ça t’est égal !… (S’asseyant à la droite de la table.) mais ça n’empêche pas que j’exige que ça ne se représente plus… En te voyant là, ma parole, je ne savais plus où me mettre… Et M. de Rothschild… Tu n’as pas vu la figure qu’il faisait, M. de Rothschild ?… Il ne me l’a pas mâché, va, quand tu as été partie : "Vous aurez la bonté, mon cher collègue, m’a-t-il dit, d’avertir Mme Ribadier, pour l’avenir, que nos réunions sont privées !" Voilà ce que tu m’as attiré !… Et qu’est-ce que tu voulais que je réponde ?

Angèle. — Oh ! Naturellement, vous avez laissé marcher sur moi !

Ribadier, se levant. — Mais non, je t’ai excusée ! J’ai dit que depuis quelque temps tu donnais des signes d’aliénation mentale.

Angèle, se levant. — Vous avez dit ça ?

Ribadier. — Oh ! mais, j’ai assuré que le médecin me répondait de ta guérison.

Angèle. — Charmant !

Elle remonte au-dessus de la table.

Ribadier. — Dame ! Qu’est-ce que tu aurais dit à ma place ?

Angèle, descendant à gauche. — Ce que j’aurais dit ? Mais j’aurais dit que si j’étais venue, c’est que j’étais une femme payée pour savoir ce que vaut la fidélité des hommes. Voilà ce que j’aurais dit.

Ribadier, haussant les épaules. — Allons !

Angèle. — Mais parfaitement… parce que je n’y ai jamais cru un instant, vous savez, à votre Conseil d’Administration.

Ribadier. — Mais enfin, voyons,… tu nous as bien vus, cependant.

Angèle. — Ah ! je vous ai vus… je vous ai vus là, entre hommes, c’est évident… mais qu’est-ce que ça prouve ?… Ces salles d’assemblées, c’est si bien agencé, on doit être organisé pour éviter les surprises.

Ribadier. — Oh !

Angèle. — Qu’est-ce qui me dit que vous n’avez pas eu le temps de faire filer les femmes ?

Ribadier. — Ma chère amie, je t’assure vraiment que le Conseil d’Administration du Chemin de fer du Nord a autre chose à faire que de se réunir pour folichonner avec des demoiselles.

Angèle, haussant les épaules. — On vient pour causer du chemin de fer ?… vous allez me faire croire ça ?

Ribadier. — Mais dame !

Angèle. — Allons donc ! Il est fait, votre chemin de fer, il n’y a plus besoin d’en parler !

Elle remonte à la cheminée, puis elle s’assied sur le canapé, devant la cheminée.

Ribadier. — Non ! discuter avec une femme… Elles ont de ces raisonnements ! (Allant à elle.) Ah ça ! à qui en as-tu ? De quel droit me soupçonnes-tu ? T’ai-je jamais fourni un motif de dire que je t’ai trompée ?

Il s’adosse à la cheminée.

Angèle. — Oh ! toi, non, mais lui !…

Elle indique le portrait de Robineau qui est sur la cheminée.

Ribadier. — Ah !… Ah !… lui !… lui !… Toujours ton Robineau… Est-ce que c’est ma faute si ton premier mari t’a trompée ?

Angèle. — Oh ! non, c’est bien de la mienne ! Si j’avais été plus clairvoyante… aussi est-ce pour ça que je prends mes précautions maintenant. Le misérable ! quand on pense qu’il m’a trompée toute sa vie ! et que je n’y ai vu que du feu !… Non, mais regarde-le (Ribadier s'assied à côté d’elle sur le canapé) avec son air de se moquer de moi ! (Au portrait.) Scélérat ! M’as-tu assez tournée en ridicule !

Ribadier, se levant. — C’est ça, prends-t’en à lui !

Il gagne la droite.

Angèle, même jeu. — Tu te croyais très fort parce que tu avais une femme aveugle… Oh ! mais tu ne perds rien pour attendre, va !… Ah ! tu m’as trompée ! Ah ! tu as eu des maîtresses !

Ribadier. — Ça !

Angèle, se levant. — Eh ! bien, moi aussi je te tromperai, moi aussi j’aurai des amants !

Ribadier. — Hein ?

Angèle. — Et tu la connaîtras, la peine du talion !

Ribadier. — Eh là ! Eh là ! Angèle !… Eh ! tu te trompes… tu oublies que tu as changé de raison sociale ! Il est liquidé, le numéro 1.

Angèle, au-dessus du fauteuil. — Ah ! c’est vrai !… l’indignation !

Ribadier. — Oui ! Eh bien ! Il ne faudrait pas qu’elle allât plus loin, l’indignation… parce que ce n’est pas lui, c’est moi que tu ferais chose !… et ce n’est pas une raison parce qu’il a été banqueroutier pour qu’on me mette en faillite.

Angèle. — Eh ! aussi, c’est ce portrait ! Chaque fois que je le regarde, je sens la colère qui me monte au cerveau.

Ribadier. — Ah ! bien ! envoie-le au grenier, si c’est ça !… pourquoi le gardes-tu ?

Il s’assied à droite de la table.

Angèle. — Ah ! parce qu’il est de Bonnat… si ce n’était que pour les traits de feu Robineau, va, il y a longtemps… mais un Bonnat… même de son mari, ça se garde, c’est décoratif !

Ribadier. — Je ne te dis pas, mais si ton caractère doit s’en ressentir, si la paix du ménage doit en être menacée, tiens, veux-tu que je demande à Bonnat de le retoucher… de le modifier, il en ferait un seigneur du moyen âge… le temps efface bien des choses ! Eh ! bien, ça l’éloignera.

Angèle. — Non, j’entends le garder comme ça.

Ribadier. — Ah !

Angèle. — Il est bon que je conserve devant les yeux cet échantillon de la fidélité conjugale… quand ce ne serait que pour m’apprendre à me méfier de toi !

Ribadier. — De moi ! Eh ! mais, pourquoi, mon Dieu ?

Angèle. — Parce que tu es mon mari.

Ribadier. — En voilà une raison !

Angèle. — C’est la meilleure… Eh bien ! ce portrait est là pour me dire : "Souviens-toi que tous les maris sont des parjures et des infidèles" ! Il n’y a pas à récriminer, c’est inhérent à la fonction.

Ribadier. — Ah ! voilà ce que dit Robineau du fond de sa toile !

Angèle. — Parfaitement ! Et il ajoute en plus : "Regarde, je t’ai bien trompée et tu ne t’en es jamais aperçue… Eh bien, mets-toi bien en tête que tous tes maris te tromperont comme je t’ai trompée."

Ribadier. — Tous tes maris ?

Angèle. — Ne te fie pas aux apparences… plus les maris ont de choses à se reprocher, plus ils ont soin de les sauver, les apparences… n’en crois ni tes yeux ni tes oreilles, cherche, épie, surveille, et si tu ne vois rien, dis-toi que tu as mal cherché et n’en sois que plus persuadée qu’il y a quelque chose !

Ribadier. — Non, c’est à rendre fou !

Angèle, descendant à gauche. — Voilà le langage qu’il me tient, M. Robineau, par Bonnat.

Ribadier. — J’y flanquerai le feu à ce portrait ! J’y flanquerai le feu.

Angèle. — Va ! j’ai pu être ridicule une fois… je ne le serai pas deux… ou du moins ce ne sera pas de ma faute !

Ribadier. — Mais sacristi, voyons ! parce que ton M. Robineau…

Angèle. — Il ne s’agit plus de M. Robineau. Il a quitté ce monde pour un autre.

Ribadier, railleur. — Hein !… Si tu pouvais demander l’extradition ?

Angèle. — Il est bien où il est. Mais halte-là ! si lui n’est plus, toi, tu es encore là !

Ribadier. — Ce n’est pas un reproche ?

Angèle. — Je ne plaisante pas. Eh bien ! j’entends que la leçon me serve. À quelque chose malheur est bon ! C’est pourquoi, quand je t’ai épousé, je me suis fait une règle de conduite. Je me suis dit : "Autant tu as été douce et confiante avec feu Robineau, autant tu seras sévère et méfiante avec feu Ribadier."

Ribadier. — Comment, feu Ribadier ?

Angèle. — Non, pardon, Ribadier.

Ribadier. — Ah ! à la bonne heure !… Mâtin !… tu avances, toi !

Angèle, lui prenant le bras. — Ah ! tu seras bien fort si tu arrives à me tromper !

Ribadier. — Parbleu ! Tu es toujours sur mes talons ! tu me files !

Angèle, haussant les épaules. — Je te file ! C’est-à-dire que je connais tous vos moyens… toutes vos craques.

Ribadier, haussant les épaules, comme Angèle. — Tu connais toutes nos craques ?

Angèle. — Parfaitement ! J’ai le recueil.

Elle brandit un petit carnet soigneusement relié en maroquin.

Ribadier. — Qué qu’c’est qu’ça ?

Angèle. — Ça, c’est la nomenclature des fredaines de mon premier mari.

Ribadier. — Ah !

Angèle. — Celles qu’il a faites de son vivant.

Ribadier. — Naturellement.

Angèle. — Le gueux !… il a eu le cynisme de les consigner dans ce carnet, afin que la postérité n’en ignorât sans doute !… Il ne se contentait pas d’accomplir. Il fallait qu’il enregistrât !… Coureur !… Et archiviste !… Ah ! ça m’a édifiée sur sa conduite…

Ribadier. — Aussi est-il bête d’avoir écrit tout ça ! Il y a des choses qu’on fait et qu’on n’écrit pas…

Angèle. — C’est ton principe, à toi ?

Ribadier, inconsidérément. — Mais dame !… Euh ! non !

Angèle. — Lui ! il en a fait un ouvrage… avec une table des matières … et un titre !… il y a même un titre !…

Gagnant la gauche.

Ribadier. — Ah ! il y a…

Angèle, avec un ricanement amer. — Oui : "Mes bateaux" !

Ribadier. — "Mes bateaux" !

Angèle, secouant le livre qu’elle tient par un des coins. — "Guide pratique pour les maris sans imagination", les voilà ses "bateaux". Il y en a trois cent soixante-cinq !…

Ribadier. — Mâtin ! Mais c’est une flotte !… Trois cent soixante-cinq !… Autant qu’il y a de jours dans l’année !

Angèle. — Ce qui, réparti en huit ans que notre ménage a duré, nous donne un bateau tous les huit jours.

Elle remonte.

Ribadier. — Comme la Transatlantique… un courrier hebdomadaire…

Angèle, s’asseyant sur le fauteuil. — Et dire que ça se passait pour ainsi dire sous mes yeux et que je ne me suis aperçue de rien !

Ribadier. — Tu n’avais peut-être pas vu le port.

Angèle. — Mais qu’importe, grâce à ce carnet, j’ai désormais la clef de tous vos stratagèmes… on ne peut plus m’abuser de sornettes, à présent, j’ai le recueil !

Ribadier, haussant les épaules. — Oh ! tu as le recueil !

Il s’assied de l’autre côté de la table.

Angèle. — Parfaitement… Tiens, si tu veux voir… pour ton Conseil d’Administration… Ça y est… (Cherchant.) Administration… Administration…

Ribadier, railleur. — C’est dans les A.

Angèle. — Parfaitement. (Trouvant le mot.) Conseil d, apostrophe. Voilà… "Quand je vais faire une partie en joyeuse compagnie, je dis à ma femme que j’ai une réunion de mon Conseil d’Administration."

Ribadier. — Eh bien, après…

Angèle. — Eh bien !… Il paraît que quand on dit qu’on a une réunion de son Conseil d’Administration, ça veut dire qu’on va faire une partie en joyeuse compagnie… Je ne connais que mon carnet.

Ribadier. — Ah ! C’est pour ça que… Tiens, tu es absurde. Est-ce qu’il a le sens commun ce livre-là ?… Est-ce qu’il a le sens commun ?

Angèle. — Oui… rage… rage… N’empêche que je finirai bien par te surprendre.

Ribadier, se levant. — Tiens, laisse-moi tranquille ! Quand tu commences à déraisonner…

Angèle, se levant. — Je déraisonne ! Je déraisonne !

Ribadier. — Parfaitement ! tu déraisonnes.

Angèle. — Eh bien !… Je te ferai voir si je déraisonne… tu verras si tu pourras continuer à te conduire comme tu te conduis.

Ribadier. — Moi ?

Angèle. — Oui !… Et je saurai tout, tu m’entends… tout… parce que j’aime encore mieux une certitude que ce doute qui m’exaspère !

Ribadier, furieux. — Oh !

Angèle, sortant à gauche, premier plan. — Tout !

Scène 3

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Ribadier (seul)

Ribadier, seul. — Non !… Et dire que je l’ai épousée parce que je voulais une femme confiante ! C’est la faute à cet imbécile de Robineau (montrant le tableau) qui me disait toujours : "Ah ! ma femme, quelle femme confiante !"... Jamais de "Où vas-tu ?", de : "Où as-tu été ?"… Eh ! bien, la voilà la femme confiante ! Enfin, est-ce que c’est une vie ça ? C’est insupportable pour un mari, de se voir sans cesse épié… surveillé… Surtout au moment où il ébauche un roman… (Entre Angèle.) Hum ! C’est elle !…

Scène 4

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Angèle, Ribadier

Ribadier. — Ah ! Te revoilà ?

Il s’assied à droite de la table.

Angèle, après un instant d’hésitation allant à Ribadier. — Eugène, j’ai eu tort, je te demande pardon !

Ribadier. — Oh ! oui… À quoi ça sert de te pardonner, tu recommences cinq minutes après… comme une enfant.

Angèle. — Oh ! non, tu verras, c’est sérieux.

Ribadier. — Oh ! je sais bien, tu m’as dit ça toutes les fois.

Angèle. — Oui, mais les autres fois je ne le pensais pas, tandis que maintenant…

Ribadier. — Tu le penses peut-être, mais pas pour longtemps. Enfin !… Il l’embrasse.

Angèle, lui tendant deux lettres. — Si ! Si !… Et pour te prouver mon repentir, tiens, voilà des lettres pour toi ! Je ne veux même pas les lire !

Elle descend à gauche.

Ribadier. — Oh ! tu es bien bonne ! Qu’est-ce que c’est que ces lettres ? "Monsieur Ribadier, cercle du Tout Paris". Ah ! ça, comment les as-tu entre les mains ?

Angèle. — J’ai été les chercher à ton Cercle !

Ribadier. — Comment, tu as été ?…

Angèle. — Oui, j’ai dit au valet de pied qui m’a ouvert : "Mon mari m’a chargée d’aller chercher ses lettres, voulez-vous me les donner !" Et il me les a remises.

Ribadier. — C’est trop fort ! Je les attraperai, moi, pour remettre comme ça mes lettres à n’importe qui…

Angèle, piquée, mais s’efforçant d’être convenable. — Merci pour "n’importe qui" !… Une femme ne peut plus aller chercher les lettres de son mari, alors !

Ribadier. — Non !

Angèle. — D’ailleurs, je te ferai remarquer que je ne les ai pas ouvertes, tes lettres.

Ribadier. — Oh ! Mon Dieu !

Angèle. — Toi qui prétends toujours que je te file… si je te filais, n’est-ce pas… (Ribadier hausse les épaules.) Eh bien… tu ne les lis pas ?

Ribadier. — Quoi ?

Angèle. — Tes lettres.

Ribadier. — Eh bien ! J’ai le temps.

Angèle. — Pourquoi tu as le temps ? Il y a donc quelque chose que tu ne veux pas me montrer qu’il faille que je sois partie pour que tu les ouvres !

Ribadier. — Oh ! que tu m’ennuies, mon Dieu ! que tu m’ennuies ! La voilà, elle vient de me demander pardon, la voilà ! (Regardant successivement l’une et l’autre de ses lettres.) Qu’est-ce que tu veux qu’il y ait dans ces lettres, quoi ?… D’ailleurs, lis-les ! Je ne sais pas pourquoi je te les cacherais.

Angèle. — Ah !

Ribadier, à part, gagnant la droite, — Elles sont sans importance, j’ai vu l’écriture.

Il s’assied sur le canapé.

Angèle, lisant. — Mon cher collègue ; je n’ai pas oublié les trente louis que je vous dois et, si je vous écris c’est que je tiens à m’acquitter…

Ribadier. — Là, tu vois, C’est un collègue qui me rend trente louis.

Angèle, continuant. — "Prêtez-moi donc vingt louis, cela fera une somme ronde que je vous rendrai au premier jour…"

Ribadier. — Ah ! bien, plus souvent, Par exemple !

Angèle. — Je te félicite de la façon dont tu comprends les placements.

Ribadier. — Oh !…

Angèle, prenant l’autre lettre. — Et celle-là, d’une écriture plus fine (Retournant l’enveloppe.) avec cette devise quelque peu arrogante : "Qui me prend m’est fidèle".

Ribadier, se levant et prenant vivement la lettre. — "Qui me prend m’est fidèle !"… Il y a ça ?

Angèle. — Direz-vous que ce n’est pas une femme ?

Ribadier. — Mais je ne comprends pas… (Décachetant la lettre.) "Monsieur… euh…" Ah ! bien, elle est jolie, la femme… (Lisant.) Monsieur, devant le succès obtenu par notre nouvelle invention "La Mignonnette", nous nous faisons un devoir de vous recommander ce gracieux appareil hydraulique. C’est à juste titre qu’il a pu adopter comme devise : "Qui me prend m’est fidèle". Son emploi facile, son prix modique autant que sa forme élégante qui en font un véritable bibelot de luxe, affirment d’une façon éclatante sa supériorité sur l’appareil du docteur Eguisier, jusqu’ici en faveur…(Parlé.) Tiens, la voilà, ta femme !

Angèle. — Hein !

Ribadier. — S’il n’y a que celle-là pour me détourner de mes devoirs !

Angèle. — Est-ce que je pouvais supposer qu’une pareille devise "Qui me prend m’est fidèle", ça s’appliquait à ça !

Ribadier. — Eh bien ! Voilà comment il en est de tout ! Tu commences par m’accuser et après, tu t’aperçois que tes soupçons n’ont pas de raison d’être ! Non, mais c’est agaçant à la fin !… qu’à tout ce que je fais on trouve un sens caché ! que je ne puisse même plus dire à la cuisinière : je voudrais bien manger du veau, ce soir… sans qu’on ne s’imagine que cela signifie que je veux passer la nuit avec elle ! C’est insupportable ! Eh bien, je te déclare qu’avec ce système-là, tu me feras quitter la maison, si tu veux le savoir !

Angèle. — Tu quitterais la maison…

Ribadier. — Parfaitement… J’ai ma famille en province. Eh, bien ! je m’en irai… je retournerai chez ma mère…

Il s’assied à droite, sur le canapé.

Angèle. — Eugène, tu ne ferais pas ça.

Ribadier. — Si !

Angèle. — Eugène !… Je te demande pardon !…

Ribadier. — Là, encore !

Angèle. — J’ai eu tort de te soupçonner.

Ribadier, comme un enfant boudeur. — Ah ! Oui !…

Angèle, s’asseyant à droite de la table.- J’aurais dû réfléchir… attendre avant de t’accuser…

Ribadier. — Tu en conviens !

Angèle. — Mais ce qui m’a rendue défiante, c’est l’exemple de Robineau que j’ai là devant les yeux.

Ribadier, se levant et venant s’asseoir sur le bras du canapé, près d’Angèle. — Mais comprends donc une chose, ma chère amie, c’est que tu fais absolument fausse route… avec ton carnet… posthume, mais, en admettant même que j’aie l’idée de te tromper, tu crois que j’irais me servir de ces vieilles ficelles… Non ! Au moins, accorde-moi que je serais original ! Je ne suis pas vaudevilliste, moi ! Je n’ai pas besoin des idées des autres pour faire des pièces nouvelles !

Angèle. — Sais-tu, ne fais pas de pièces du tout… tu es ingénieur. Eh bien ! Ne fais pas comme Ingres, n’essaye pas de jouer du violon.

Ribadier. — Mais toi, alors, ne te persuade pas tout le temps que j’en joue… C’est vrai, tu finiras par me donner le goût de la musique !

Angèle. — Oh ! Oh !

Ribadier. — Mais dame !

Angèle. — Voyons, Eugène ! Dans tout cela, il y a beaucoup de ta faute : si je sentais que tu m’aimais bien, je n’aurais peut-être pas de ces idées.

Ribadier. — Je ne t’aime pas, moi !

Angèle. — Oh ! pas comme au premier temps… si tu crois qu’une femme s’y trompe… Il y a des jours où tu ne me dis même pas bonsoir…

Ribadier. — Oh !

Angèle.— Autrefois, tu me le disais plutôt deux fois qu’une… non va, tu ne m’aimes plus autant.

Ribadier. — Mais si ! Mais si ! Seulement ces discussions continuelles, qu’est-ce que tu veux, ça fatigue la tendresse ! C’est logique, quoi ? Toute expansion de quelque ordre qu’elle soit exige une dépense nerveuse. Eh bien ! Étant donné que nous n’avons qu’un certain capital quotidien, si nous le dépensons d’un côté, nous ne le dépensons pas de l’autre. Tu me fais une scène… Mon budget y passe… Je me repose !…

Angèle. — Il faut croire que je suis plus riche que toi ?

Ribadier. — C’est possible, mais moi, je suis comme un monsieur qui n’aurait que vingt francs à dépenser par jour ; s’il achète dans sa journée pour vingt francs de poil à gratter… il aura beau faire, il n’aura plus le sou quand il voudra se payer à dîner.

Angèle. — Il pourra aller dîner en ville.

Ribadier. — Ah ! Oui…

Angèle, tapant du pied en pleurnichant comme une enfant. — Je ne veux pas moi, que tu ailles dîner en ville.

Ribadier. — Mais non, ce n’est pas ce que je voulais dire…

Angèle, se levant. — Je veux que tu ne dînes qu’avec moi !

Ribadier. — Oui, là, oui ! Seulement, arrange-toi pour ne pas m’enlever l’appétit !

Angèle. — C’est entendu, là… Alors… je t’embrasse.

Ribadier. — Tu m’embrasses !… Là, et ne recommençons plus !

Angèle. — C’est promis !…

Elle gagne la gauche.

Ribadier, à part. — Et vous croyez que ça va la corriger ?… Pas un instant !…

Scène 5

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Les mêmes, Sophie

Ribadier, voyant Sophie qui entre de droite, premier plan. — Qu’est-ce que c’est, Sophie ?

Sophie. — Rien, monsieur.

Ribadier, se levant et remontant à droite. — Ah ! Bon !…

Angèle. — Qu’est-ce que vous voulez, Sophie ?

Sophie. — C’est une dépêche pour Monsieur, Madame !

Angèle. — Eh bien ! Donnez-la à Monsieur.

Sophie. — Comme Madame m’avait ordonné…

Angèle. — C’est bien !.. J’ai changé d’avis…

Elle sort à gauche, premier plan.

Scène 6

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Ribadier, Sophie

Ribadier. — Eh bien, Sophie, qu’est-ce qu’il y a ?

Sophie. — C’est… c’est une dépêche pour monsieur.

Ribadier, inquiet, prenant la dépêche. — Pour moi ?… Une dépêche pour moi !… (Lisant.) "Fonds égyptiens en baisse"… Ah ! ce n’est rien ! Ouf ! J’ai eu peur !…. (À Sophie.) Ah ! çà, mademoiselle, comment se fait-il que vous remettiez à Madame les dépêches qui me sont adressées ?

Sophie. — C’est que, Monsieur, je ne sais comment dire à Monsieur… j’ai promis à Madame… Madame m’a ordonné…

Ribadier. — Hein ! Parfait !… elle vous a peut-être aussi donné de l’argent pour ça !

Sophie. — Hein ! Monsieur sait ?

Ribadier. — Quoi ? C’est vrai ?

Sophie. — Oh ? Sans cela, Monsieur…

Ribadier. — Et combien Madame vous a-t-elle donné ?

Sophie. — Vingt francs, Monsieur !

Ribadier. — Vous n’avez pas honte d’agir de la sorte ?… Dans quelle maison avez-vous vu une domestique recevoir de l’argent pour… C’est honteux !… Tenez, voilà trente francs…

Sophie. — Hein ?

Ribadier. — Vous rendrez à Madame ses vingt francs et, à l’avenir, vous remettrez tout à moi-même… et, autant que possible, quand Madame ne sera pas là…

Sophie. — Ah ! Mais comme ça, Monsieur, très bien !…

Ribadier. — C’est bon ! Allez !

Sophie, remontant. — C’est entendu, Monsieur. (Descendant.) Si même Monsieur voulait aller jusqu’à quarante francs… je lui remettrais les lettres de madame.

Ribadier. — Hein ? Voulez-vous ?… (On sonne.) Allons, on sonne, allez ouvrir !

Sophie. — Oui, Monsieur.

Elle se dirige vers la porte du fond.

Ribadier. — Si c’est pour moi, vous prierez d’attendre, j’ai une dépêche à écrire ! Allez ! (Elle sort.) C’est encore heureux que j’aie surpris le complot à temps… Il aurait pu laisser tomber telle ou telle lettre entre les mains de ma femme… C’est bien heureux !…

Il entre à droite, deuxième plan.

Scène 7

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Sophie, Thommereux

Sophie. — Entrez, monsieur.

Thommereux. — Dieu ! Quelle émotion !… C’est véritablement quand on est éloigné des gens qu’on s’aperçoit de leur absence !… (À Sophie.) Allez prévenir votre maîtresse.

Sophie. — Et qui annoncerai-je à madame ?

Thommereux. — Aristide Thommereux. (Passant à droite.) Ou plutôt non ! Annoncez : "Un ami, retour de Batavia".

Il descend.

Sophie, descendant. — De Batavia… Ça doit être loin, ça…

Thommereux — Pffeu ! C’est… de l’autre côté de l’eau.

Sophie. — C’est bien ce que je disais.

Thommereux. — Et dites-moi, ma fille ! Alors, c’est vrai la nouvelle qui est venue jusqu’à moi ?

Sophie. — Quoi donc, monsieur ?

Thommereux. — Il n’est plus, ce pauvre Robineau ?…

Sophie. — M. Robineau ?… Ah ! Voilà deux ans !

Thommereux. — Oui, deux ans ! et l’on dit que le temps efface le chagrin ! Pauvre ami, il y a deux ans et je le pleure encore !

Sophie. — Vous ne le savez peut-être pas depuis longtemps !

Thommereux. — … Depuis un quart d’heure. En descendant du chemin de fer, j’ai couru à l’ancienne demeure des Robineau… Là, on m’a appris la perte de mon ami… un ami que j’aimais comme un frère… J’ai demandé l’adresse de sa veuve et me voilà… Ah ! ça a été un coup pour moi !

Sophie, poussant un soupir de complaisance. — Ah !…

Thommereux, soupirant aussi. — Ah ! Et ici alors ?

Sophie. — Ici ? Oh ! Bien… On y est habitué…

Thommereux, regardant le tableau. — Le voilà, tel que je l’ai connu… C’est bien lui ! embelli, mais bien lui !

Sophie. — Je vais prévenir Madame.

Thommereux. — Oui, allez !

Elle sort, à gauche, premier plan.

Scène 8

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Thommereux, puis Angèle

Thommereux, au tableau. — Mon pauvre ami… Je vais donc pouvoir épouser ta femme maintenant ! Je vais pouvoir prendre ta place sans te faire une saleté… J’aurais pu l’occuper de ton vivant, peut-être… mais j’ai préféré m’expatrier plutôt que de m’exposer à la tentation de tromper un ami que j’aimais comme un frère… Car je t’aimais de toute la force de mon affection… Tu m’avais rendu un de ces services qui vous attachent pour la vie. J’allais me marier… une femme charmante qui m’avait offert sa main d’elle-même… J’allais convoler… Tu es venu à moi et m’as dit : "Ne l’épouse pas ! Je flaire que tu le regretterais !" Je ne l’ai pas épousée… et trois mois après, elle était mère… Ce n’était pas par amour qu’elle m’avait offert sa main… Tu me sus toujours gré du service que tu m’avais rendu ! Dès ce jour, je fus chez moi chez toi ! "Tout ce qui est à moi est à toi, — m’as-tu dit, — tout, excepté ma femme !" (À part.) Pourquoi juste excepter sa femme ? (Au tableau.) Hélas, ça ne devait pas manquer… Je peux te l’avouer maintenant… J’en devins follement amoureux… brusquement… sans savoir comment… par une journée d’orage… il faisait chaud, elle avait une chenille qui se promenait sur son cou… Elle me dit : "Oh ! enlevez-moi cette bête !" Je m’approchai poliment… sans penser… mais son cou était là… avec des cheveux, un cou qui faisait papilloter mes yeux… un cou qui me paraissait long d’une lieue dans le vague. Alors, j’ai vu blond… un baiser, m’a échappé… il paraît ! Je ne me suis pas rendu compte !… J’entendis la voix de notre Angèle dans un rêve : "Oh ! c’est bien mal ce que nous faisons là !" ça m’a fait peur, alors je me suis sauvé comme un fou… mon cœur battait… J’ai pris un cachet d’antipyrine tout de suite, pour envisager la situation nettement et, le lendemain, j’acceptais un poste de consul à Batavia … Voilà, Robineau, ce que j’ai fait pour toi… Je suis parti… sans regarder en arrière… jusqu’à Batavia, parce que j’étais un vrai ami pour toi ! Je me disais : tu n’as pas le droit de songer à sa femme tant qu’il est là… Mais ne te désespère pas… Robineau fait une noce carabinée, il y laissera sa peau… Alors, tu pourras reparaître, épouser sa femme sans remords… Ce n’est plus le bien d’un ami que tu déroberas, c’est sa succession que tu recueilleras et ça se fait dans les familles les plus unies !… J’ai attendu… tu n’es plus ! Et me voilà !

Angèle, entrant de gauche, premier Plan. — Ah çà ! Quel peut être ce revenant de Batavia ?

Thommereux. — Angèle !

Angèle. — Vous !

Thommereux. — Ah ! Angèle, quelle joie de vous revoir !

Angèle. — Mais vous, mon ami, qu’êtes-vous devenu ?

Thommereux. — Je me suis exilé… parce que je vous aimais…

Angèle. — Taisez-vous !

Thommereux. — Et que je n’avais pas le droit de vous le dire… Ah ! Angèle, comme c’est peu de chose la vie !

Angèle. — Pourquoi me dites-vous ça ?

Thommereux. — Par quelles épreuves il faut passer. (Angèle regarde étonnée Thommereux, la figure allongée, montrant le tableau.) Le voilà, ce cher ami ! Pauvre femme !… avec quel culte vous gardez son image !…

Angèle, passant à droite. — Hein ? Robineau ?… Ah ! bien ! Parlons-en, de lui ! C’est un joli coco !

Thommereux — Quoi ?

Angèle. — Vous avez cru comme moi que c’était un mari fidèle, un époux modèle…

Thommereux. — Jamais !

Angèle. — Eh ! bien ! il m’a trompée… trompée toute sa vie ! Ah ! je vous conseille de le pleurer !

Thommereux. — Angèle, ce que vous me dites là me fait de la peine… et en même temps me ravit de joie…

Angèle. — Pourquoi ?

Thommereux. — Parce que, s’il en est ainsi, je puis me dire que je n’aurai pas à souffrir de son souvenir… parce que si jamais vous faites une comparaison, elle ne pourra être qu’à mon avantage.

Angèle. — Comment ! Mais à quel propos ?

Thommereux. — À quel propos ? Mais à ce propos qu’il n’y a plus d’obstacle entre nous ! Que je vous aime et que je viens vous dire : épousons-nous !

Angèle. — Hein ? Nous ! (Éclatant de rire.) Ah ! Ah ! Ah ! Mon pauvre ami !

Thommereux. — Qu’est-ce qu’il y a ?

Angèle. — Vous épouser, vous ! Mais il n’y a à cela qu’un tout petit obstacle !

Thommereux. — Je le franchirai !

Angèle. — Mon mari !

Thommereux. — Hein ?

Angèle. — Je suis remariée, mon pauvre ami !

Thommereux. — Allons donc ! C’est une épreuve, n’est-ce pas ? Vous n’auriez pas fait ça !

Angèle. — Je l’ai fait.

Thommereux. — Je n’en crois pas un mot !

Voix de Ribadier à droite.

Angèle. — Eh ! Bien ! Vous le demanderez à mon mari lui-même, car le voici !

Scène 9

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Les mêmes, Ribadier

Ribadier. — Ah çà ! Qui est donc au salon ?

Thommereux, passant au milieu. — Ribadier !

Ribadier. — Thommereux ! Toi, à Paris !

Thommereux — C’est Ribadier !

Ribadier. — Eh ! Bien, qu’est-ce que tu as ?

Thommereux. — Rien, rien… Et tu vas bien, depuis l’autre fois ?

Ribadier. — L’autre fois !… Ah ! Non, il appelle ça l’autre fois ! Il y a trois ans que je ne l’ai pas vu !… Au fait, tu as su que j’étais marié ? Voici ma femme ! Laisse-moi te présenter…

Angèle. — Oh ! C’est inutile… M. Thommereux n’est pas un inconnu pour moi, nous avions quelquefois l’occasion de le voir jadis.

Ribadier. — Ah ! Sous… sous le premier régime ?

Thommereux. — Oui, au temps de ce pauvre Robineau… Le voilà ce pauvre ami, hein !… Qui l’eût cru tout de même… un si bon vivant ! Ah ! Mes bons amis !

Ribadier et Angèle, gênés. — Oui, oui !…

Thommereux. — Lui, si plein de santé, quand on pense que… (À part.) Je ne suis pas dans la note !

Ribadier. — Et te voilà définitivement à Paris ?… Tu ne retournes plus à Batavia, je suppose…

Thommereux. — Oh ! Si !…

Ribadier. — Comment, si ! En voilà une idée !

Thommereux. — J’ai éprouvé, en arrivant, une telle déception, que ce que j’ai de mieux à faire, c’est de m’en aller.

Ribadier. — Allons donc ! Des déceptions… en voilà des raisons… quelque histoire de femme… une infidèle qui t’aura oublié…

Thommereux. — Oh ! Elle n’a jamais rien été pour moi !

Ribadier. — Eh ! Bien, alors il n’y a rien de perdu ! Attends ! Ton tour viendra !… Je te le promets.

Thommereux. — Mais ça ne dépend pas de toi !

Ribadier. — C’est dommage ! Ce serait fait !

Thommereux. — Brave ami, va !

Angèle, à part. — Les maris ont quelquefois l’à-propos malheureux !

Ribadier. — En attendant, nous te gardons ! Où sont tes bagages ?

Thommereux. — Mes bagages ? Mais à l’Hôtel de France et des Bains où je suis descendu.

Ribadier. — C’est bien ! Je vais les envoyer prendre et nous allons t’installer ici !

Angèle et Thommereux. — Hein ?

Ribadier. — J’ai tout un pavillon à ta disposition dans le jardin.

Thommereux. — Mais je ne souffrirai pas…

Ribadier. — Laisse donc ! Laisse donc !

Il remonte à gauche.

Angèle, à part. — Il est fou de l’installer ! (Haut.) Mais tu n’y penses pas, mon ami ? Il n’est pas habitable…

Ribadier. — Mais, si, pour lui, ça n’a pas d’importance ! (À Thommereux.) Voilà ce qu’il y a : il est plein de cancrelats !

Thommereux. — Ah !

Ribadier. — C’est ce qui m’empêche de le louer… Parce que, n'est-ce pas, pour des étrangers… Mais pour un ami, c’est tout ce qu’il faut ! Ça t’est bien égal, n’est-ce pas ? Ce n’est pas des pauvres cancrelats parisiens qui feront reculer un homme qui vient de Batavia.

Thommereux. — Oh ! là ! là !… Mais à Batavia, quand nous avons des cancrelats… ce sont des scorpions…

Ribadier et Angèle. — Des scorpions !

Thommereux. — Qui ont même trente centimètres de long, s’il vous plaît !

Ribadier. — Ainsi, vois ! Ils font chambre commune avec des scorpions de trente centimètres… Imagines-tu des langoustes se promenant dans ta chambre !

Angèle. — Quelle horreur !

Ribadier. — C’est-à-dire qu’il va se croire entouré de bêtes à bon Dieu, dans ce pavillon !

Thommereux. — Mais non, je t’assure, ce serait indiscret.

Ribadier. — Du tout, du tout… Je ne peux pas songer à le louer tant qu’il sera dans cet état, aussi, c’est de bon cœur !… (Remontant.) Allons, je vais donner des ordres…

Thommereux. — Je t’assure, Eugène…

Ribadier. — Si ! Si !

Il sort au fond.

Scène 10

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Thommereux, Angèle

Thommereux. — Je n’ose vraiment pas accepter l’offre de Ribadier.

Angèle, assise sur le canapé à droite. — Vous avez raison ! Et je vous prie même de ne pas l’accepter !

Thommereux. — Pourquoi ?

Angèle. — Parce qu’après tout ce que vous m’avez dit tout à l’heure… après vos aveux à mots couverts, là, devant mon mari,… après ce qui s’est passé entre nous, enfin !…

Thommereux. — Mais il ne s’est jamais rien passé !…

Angèle. — Justement, s’il s’était passé quelque chose, ce qui est fait est fait ! Il n’y aurait plus qu’à laisser courir… Mais puisqu’il n’y a rien… que nous avons pu sortir intacts l’un et l’autre d’un moment de défaillance … Je fais allusion au jour d’orage, vous savez…

Thommereux. — Oh ! Oui ! J’ai vu blond !

Angèle. — Ah ! Ce jour-là !… La femme est pleine de contradictions… j’aimais pourtant Robineau… Alors ! … Mais l’égarement !… Heureusement, vous avez déserté au moment psychologique !

Thommereux. — J’aimais Robineau comme un frère…

Angèle. — C’est votre timidité qui m’a sauvée !

Thommereux. — Que de regrets !

Angèle. — Aussi, maintenant il est inutile que nous continuions à vivre l’un près de l’autre ! De ce contact de chaque jour, il ne pourrait résulter qu’une contrainte pour moi, qu’une exaspération de vos sentiments, pour vous !

Thommereux. — Ainsi, parce que vous avez épousé Ribadier au lieu de m’attendre, quand vous saviez que je vous aimais, il faut que je m’éloigne, que je m’exile… Non seulement la femme ne peut être à moi, mais il m’est même interdit de la voir !

Angèle. — C’est pour votre bien !

Thommereux. — Dites que c’est pour le bien de Ribadier ! Voilà l’homme à qui je suis obligé de me sacrifier… Mais enfin, vous l’aimiez donc, que vous l’avez épousé ?

Angèle. — Pas plus que ça !

Thommereux, s’asseyant sur une chaise près d’elle. — Eh ! Bien, alors, pourquoi ?

Angèle. — Je ne pouvais pas rester veuve… c’est une position fausse… une période de transition… Ribadier me paraissait amoureux…

Thommereux, avec un rire amer. — Ah !

Angèle. — Ajoutez à cela son nom : Ribadier !

Thommereux. — Ah ! Bien, si c’est pour s’appeler Ribadier !

Angèle. — Ça y est pour beaucoup… Ribadier, Robineau… Même initiale… pas besoin de faire démarquer mon linge ni mon argenterie !

Thommereux, se levant. — C’est ça… un mariage d’économie ! Je connaissais le mariage d’amour, le mariage de raison, mais ce mariage-là, non !… Qu’on épouse un homme parce qu’il a de jolies moustaches, ou qu’il porte bien la toilette, je le comprends encore… Mais que ce soit pour ne pas démarquer son linge ! Ah ! Non ! Ça me dépasse !

Angèle. — Voyons, calmez-vous !

Thommereux. — Mais j’aurais payé le démarquage, moi !… J’aurais payé le démarquage !

Angèle. — Mais puisque je l’aime, maintenant, puisque je l’aime, tout est pour le mieux !

Thommereux. — Vous l’aimez ! Et c’est à moi que vous venez le dire ! Elle n’est pas satisfaite de la blessure dont elle est cause, il faut encore qu’elle y enfonce ses ongles !

Angèle, se levant. — Vous voyez bien qu’il faut que vous partiez !

Thommereux. — Vous avez raison… j’arrive aujourd’hui de Batavia… Eh ! Bien ! J’y retournerai !

Angèle. — Quand ?

Thommereux. — Demain matin.

Angèle. — Bien !

Thommereux. — Quel voyage pour venir passer une soirée à Paris !…

Angèle. — Quant à mon mari, vous trouverez une raison pour expliquer votre départ précipité… Et maintenant, adieu, mon ami, adieu pour toujours !

Elle se dirige vers sa chambre en passant au-dessus de Thommereux.

Thommereux. — Adieu ! (La rappelant.) Angèle, au moins promettez-moi une chose… Personne n’est éternel ici-bas… Ribadier, comme moi, nous pouvons disparaître d’un jour à l’autre…

Angèle. — Oh !

Thommereux. — Si jamais ce malheur nous arrivait à l’un ou à l’autre, promettez-moi que vous m’écrirez immédiatement : "Venez, je suis libre".

Angèle. — Taisez-vous ! Voulez-vous bien ne pas parler de choses pareilles…

Thommereux. — Oui, mais enfin, j’y compte, n’est-ce pas ?

Angèle. — Adieu !

Elle sort à gauche, premier plan.

Scène 11

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Thommereux, puis Ribadier

Thommereux, seul. — Adieu !… Elle ne me dit même pas au revoir !… Ah ! Elle a raison, il faut que je regagne au plus vite Batavia ! Que je retourne à mes scorpions ! Je n’ai rien à espérer ici ! Elle aime son mari et elle lui sera fidèle !

Ribadier, entrant du fond. — Tiens ! Ma femme n’est plus là ?

Thommereux. — Non ! Elle vient de me quitter !

Ribadier. — Eh ! Bien, ça y est, j’ai donné l’ordre qu’on arrange le pavillon !

Thommereux. — Non, vois-tu, c’est inutile !… Laisse-moi m’en aller !

Ribadier. — Allons, voyons ! Je croyais que c’était entendu… Ah ! Tu n’as pas le désespoir gai, toi !

Thommereux. — Non ! Que veux-tu !

Ribadier. — Allons, c’est bon ! Nous nous chargerons de t’égayer.

Thommereux. — Rien ne peut plus m’égayer !

Ribadier. — À Paris, peux-tu dire ça ?

Thommereux. — Paris me devient odieux !

Ribadier. — Enfin, est-ce que je ne suis pas joyeux compagnon ?

Thommereux. — Si, mais…

Ribadier. — Et ma femme n’est-elle pas charmante ?

Thommereux, étourdiment. — Il n’y a rien à faire !

Ribadier. — Qu’est-ce que tu dis ?

Thommereux, se reprenant. — Hein !… Heu !… Il n’y a rien à faire pour moi à Paris ! (À part.) Sapristi ! Je ne pensais pas que je parlais au mari ! (Haut, prenant sur la table sa canne et son chapeau.) Je te dis que je veux m’en aller, là !… Je veux retourner à Batavia !

Ribadier, lui prenant sa canne et son chapeau. — Ah ! Et puis au diable ! Tu m’embêtes ! Tu resteras là !… Sapristi, on n’est pas stupide comme ça pour une femme !… (Il va déposer le tout au fond près de la fenêtre.) Si tu crois que c’est un moyen d’arriver à tes fins !… Au lieu de te désespérer, attaque donc ! Marche ! Elle ne viendra pas te chercher dans ton coin.

Thommereux. — Elle ne viendra pas me chercher du tout !

Ribadier. — Eh ! Bien, c’est ce que je te dis… Tiens, tu ne connais rien aux femmes, toi, veux-tu me donner ta procuration ?… Non, mais rien que pour te montrer !… Tu verras comme je mène une campagne… je m’abouche avec la dame, je l’étudie, je la tâte…

Thommereux, avec une superbe indignation. — Ne dis pas que tu la tâteras !

Ribadier. — Je la tâte ! Je tâte le terrain !… Qu’est-ce que tu vas comprendre !… Je trouve le défaut de la cuirasse et je t’enlève ça tambour battant !…

Thommereux. — Ah ! Tais-toi ! Tiens, tais-toi !

Ribadier. — Non, mais dis tout de suite que tu te méfies de moi, que tu as peur que je te souffle ta Dulcinée !

Thommereux. — Moi, toi, oh !

Ribadier. — Je t’assure que ce n’est pas une coutume chez moi ! Il y a six ans que je t’ai supplanté auprès de Mimi Marjolin, c’est vrai… Mais Mimi Marjolin n’est-ce pas, une farceuse !

Thommereux. — Tu m’as supplanté, toi ?

Ribadier. — Comment, tu ne le savais pas ?

Thommereux. — Elle ne me l’a jamais dit !

Ribadier. — Ah ! Je croyais…

Thommereux. — Ah ! Mais dis donc, je la trouve mauvaise !

Ribadier. — Qu’est-ce que ça te fait, puisque tu n’es plus avec elle !

Thommereux. — Tiens ! Ça m’est désagréable ! Qu’est-ce que tu dirais, si après avoir bu un bon verre de quelque chose, on venait te dire : "Eh bien, maintenant, je peux bien vous l’avouer, le domestique avait craché dedans !" On a beau avoir fini de boire, c’est dégoûtant !

Ribadier. — Oh ! Bien, dis donc, je te remercie de ta comparaison !

Thommereux. — Non, c’est pour dire… (À part.) Ah ! Tu marchais sur mes plates-bandes, toi !… Ah ! Bien, si je peux, va…

Ribadier. — Alors, c’est entendu, tu me donnes ta procuration ?

Thommereux. — Mais tu es fou ? Tu es marié… d’abord ! Quand on est marié, on s’occupe de son ménage et pas d’autre chose !

Ribadier. — Napoléon dictait à deux secrétaires à la fois !

Thommereux. — Oui, mais tu n’es pas Napoléon, toi !… Ah çà !… Madame Ribadier… elle n’est pas jalouse ?

Ribadier. — Pas jalouse ! Elle ! Ah ! Dieu saint, vous l’entendez ! Mais elle aurait inventé la jalousie ! Ah ! Elle est bien gentille, mais elle me rend parfois la vie bien insupportable.

Thommereux. — Alors, tu n’es pas heureux ?

Ribadier. — Oh ! Ma foi, pas toujours !

Thommereux, à part. — Pas heureux !… Il n’est pas heureux ! C’est vrai que le malheur des uns fait le bonheur des autres !…

Ribadier. — Et dire qu’autrefois elle était si confiante… si crédule… enfin, puisque tu allais chez eux autrefois, Robineau a dû te le dire.

Thommereux. — Souvent !

Ribadier. — Dieu sait qu’il lui en a fait voir de toutes les couleurs ! Quand je dis : "il lui en a fait voir", il lui en a fait et il ne les lui a pas fait voir ! Ah ! bien oui, il a fallu que cet imbécile de Robineau…

Thommereux. — Ne dis pas imbécile ! Je l’aimais comme un frère !

Ribadier. — Soit ! Je ne dirai pas "imbécile", je dirai "ton frère".

Thommereux. — C’est ça !

Ribadier. — Il a fallu que "ton frère" Robineau laissât dans ses papiers un inventaire de tous les trucs qu’il employait pour tromper sa femme !

Thommereux. — Alors ?

Ribadier. — Eh ! Bien… alors, ça a ouvert les yeux d’Angèle sur le compte de Robineau et de tous les maris en général. Et ce qu’il y a de plus terrible, c’est que si elle surprenait jamais quelque chose, je la connais, c’est une femme vindicative, elle ne me le pardonnerait pas !

Thommereux, à part. — Tiens ! Tiens !…

Ribadier. — Et elle serait capable de m’infliger la peine du talion !

Thommereux, à part, riant sous cape. — Il me dit tout ça, à moi ! Oui. Tu ne peux pas la tromper !

Ribadier. — Oh ! Je n’irai pas jusqu’à dire çà ! Mais ce qu’il me faut de précautions… Justement, en ce moment-ci, j’ai un petit roman en train.

Thommereux, à part. — Bien ! Bien !

Ribadier. — La femme d’un négociant en vins ! Une brune charmante !

Thommereux. — Et comment trompes-tu la surveillance de ta femme puisqu’elle est initiée à tous les trucs ?

Ribadier. — Je ne trompe pas sa surveillance, je l’endors, sa surveillance…

Thommereux. — Mais encore…

Ribadier. — Ah ! bien, voilà ! J’ai mon système qui ne ressemble en rien aux trucs éventés de Robineau. Il avait des moyens d’amateur. Mon moyen, à moi, relève de la science.

Thommereux. — Comprends pas !

Ribadier. — À ma prochaine expérience, je te convoquerai !

Thommereux. — Avec plaisir !

Ribadier. — Mais, pour cela, il faut que tu restes, que tu ne retournes pas tout de suite à Batavia !

Thommereux. — C’est convenu !

Ribadier. — À la bonne heure !

Thommereux, à part. — Oh ! Oui, je reste ! Je crois bien que je reste et Angèle n’aura rien à me reprocher, c’est son mari qui me fait violence !

Scène 12

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Les mêmes, Sophie

Sophie, entrant par le fond. — Le pavillon est prêt !

Ribadier, à Thommereux. — Ah ! Bien, c’est prêt. Si tu veux voir tes appartements ?

Thommereux. — Ah ! Volontiers ! J’en profiterai pour me verser un peu d’eau sur les mains.

Ribadier. — Sophie va te conduire !

Sophie. — Oui, Monsieur ! (Présentant une dépêche à Ribadier.) Voilà une dépêche qui est arrivée au Cercle pour Monsieur et qu’un chasseur vient d’apporter.

Ribadier. — Merci !

Sophie. — Je ferai remarquer à Monsieur que je la remets à lui-même !

Ribadier, railleur. — Je ne m’en serais pas douté si vous ne me l’aviez pas dit !

Sophie, à Thommereux. — Si Monsieur veut venir…

Thommereux. — À tout à l’heure.

Ribadier. — Oui !

Sortie de Thommereux et de Sophie, par le fond.

Scène 13

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Ribadier, puis Angèle

Ribadier, seul. — Voyons ça ! (Ouvrant la dépêche.) Thérèse Savinet ! C’est d’elle ! Hein ! Tout de même si cette dépêche avait été remise à ma femme ! On côtoie tout le temps des précipices dans la vie ! (Lisant.) "Bébé" (Souriant.) "Bébé"… c’est moi ! "Bébé, mon mari a été appelé brusquement en Bourgogne, pour acheter une récolte sur pied, ma soirée est libre, j’ai donné campo aux domestiques, je t’attends à neuf heures !" (Regardant sa montre.) Sapristi ! Neuf heures ! Il est huit heures et demie, je n’ai pas de temps à perdre ! (Voyant Angèle qui entre.) Ma femme ! Elle arrive bien ! (Il éloigne le fauteuil de la table.) Je n’ai que le temps d’appliquer le grand moyen !

Angèle, sortant de sa chambre avec une corbeille à ouvrage qu’elle pose sur la table. — Ton ami est parti ?

Ribadier. — Oui, il a regagné le pavillon ! Eh ! Bien, tu ne me regardes pas… Tu m’en veux donc toujours ?

Angèle. — Moi ? Oh ! Non… je sais très bien que tu ne me trompes pas.

Ribadier. — Mais regarde-moi donc dans les yeux ! Là, les mains dans les mains ! (il lui prend les deux mains.) Est-ce que j’ai l’air d’un mari qui te trompe ? Est-ce que je te regarderais comme ça si je te trompais ? Mais tu ne vois donc pas que je t’aime ?

Angèle, dont les yeux deviennent fixes sous l’impression de la suggestion et tombant dans un fauteuil. — C’est vrai ?… Tu m’aimes ?…

Ribadier. — Mais oui… je t’aime… (Voyant Angèle endormie.) Ça y est ! (Pompeusement au public, montrant Angèle.) Le système Ribadier ! (s’adressant au portrait.) Ça n’est pas dans ton recueil, ça, mon vieux…

Scène 14

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Les mêmes, Thommereux

Thommereux, entrant du fond. — Ah ! Mon cher, je serai très bien là-bas…

Ribadier. — Ah ! Tant mieux ! (Allant prendre son chapeau sur le meuble de droite.) Je sors ! Tu descends avec moi ?

Thommereux. — Moi je… (Apercevant Angèle endormie.) Ah ! Mon Dieu, Angèle, madame… ta femme…

Ribadier. — Ne fais pas attention !

Thommereux. — Mais, regarde donc ! Qu’est-ce qu’elle a ?

Ribadier. — Eh bien ! (Pompeusement.) C’est le système Ribadier !

Thommereux. — Hein !

Ribadier. — Elle va dormir comme ça pendant mon absence et quand je reviendrai, ffue ! je souffle dessus, elle s’éveille, et ni vu ni connu.

Il va fermer la porte de droite à double tour, puis celle de gauche.

Thommereux. — Ah ! le gueux ! (Voyant le manège de Ribadier.) Eh ! bien, qu’est-ce que tu fais ?

Ribadier. — Eh ! bien, je ferme à cause des domestiques… et puis, je baisse la lampe pour ne pas attirer l’attention de dehors ! (Il baisse la lampe. On voit un clair de lune superbe.) Allons, viens !

Thommereux. — Voilà ! voilà ! (Il remonte, voyant Ribadier qui l’attend sur le pas de la porte.) Tu vas fermer ici aussi ?

Ribadier. — Tiens ! À plus forte raison !

Thommereux, à part. — Diable ! Diable ! (Subitement.) Ah !

Il court à la fenêtre.

Ribadier. — Eh ! bien, où vas-tu ?

Thommereux. — Je vais chercher ma canne que tu as déposée là !

Il prend sa canne et en même temps fait jouer l’espagnolette de la fenêtre qui se trouve ouverte.

Ribadier. — Eh ! Bien ! Tu viens ?

Thommereux. — Voilà ! Voilà !… (Au public.) Après tout, lui n’est qu’un ami, je ne l’aime pas comme un frère !

Ils sortent, la porte du fond se referme, on entend le bruit du double tour de clé dans la serrure et le rideau tombe.

RIDEAU


Acte II

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Même décor qu’au premier acte

Scène première

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Angèle, Gusman

Au lever du rideau, Angèle, toujours endormie, est dans la position où nous l’avons laissée à la fin du premier acte. La lampe est toujours baissée. Tout à coup, sur la fenêtre éclairée par le clair de lune, on voit se dessiner une silhouette et Gusman paraît.

Gusman, ouvrant la fenêtre à deux battants et s’appuyant du dehors sur la balustrade. — Sophie n’a pas oublié ! elle a laissé la fenêtre entr’ouverte… d’ailleurs, pour une question d’amour, une femme n’oublie jamais ! Il s’agit d’enjamber maintenant ! ouste !… (Il enjambe la balustrade et s’accroche.) Oh ! allons bon ! il y a quelque chose qui a craqué… je me suis accroché !… Oh ! bien, s’il y a une déchirure… avec une bonne reprise !… Pristi ! il fait noir ici… Tiens ! pourtant la lampe n’est pas complètement éteinte… (Il se dirige vers la lampe sans voir le fauteuil où dort Angèle et se cogne dedans.) Oh ! (Il tâte et sa main vient donner sur la figure d’Angèle.) Qu’est-ce que c’est que ça ?… j’ai touché quelque chose de chaud… Ah ! mon Dieu… C’est peut-être la chienne qui s’est glissée dans le salon… (Tout en s’en allant sur la pointe des pieds.)Ah ! bien, c’est encore heureux qu’elle ne m’ait pas mordu… pour m’apprendre à lui tirer les poils.

Il sort à droite, premier plan. La scène reste vide un instant puis on aperçoit Thommereux qui se dessine en silhouette sur la fenêtre.

Scène 2

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Angèle endormie, Thommereux

Thommereux. — Tiens ! la fenêtre est grande ouverte ! je ne l’avais qu’entrebâillée ! il y aura eu un coup de vent ! Bah ! que ce soit le vent ou pas le vent, l’heure est propice et les instants sont courts ! Allons-y ! (Il fait mine de sauter et retombant du même côté.) Je voudrais dire que mon cœur ne bat pas, je mentirais… il me semble que j’ai un mouvement de pendule dans la poitrine ! Allons, voyons, pas de faiblesse ! (Neuf heures sonnent.) Neuf heures ! C’est l’heure du crime à Batavia ! Chaud, chaud, là, Thommereux… (Il enjambe la fenêtre.) Eh bien ! voilà, je joue les Roméo, moi… j’escalade les fenêtres… je les escalade quand elles ne dépassent pas les rez-de-chaussée… parce qu’au-dessus, dame !… Ah ! avec ça que Roméo se serait amusé si Juliette avait eu son balcon au cinquième au-dessus de l’entresol… (Il remonte la mèche de la lampe. Il prend la lampe et descend en passant entre le fauteuil et la table. Il s’arrête un instant pour contempler Angèle.) Oh ! si Ribadier me voyait… Ça m’embêterait… s’il me voyait… parce qu’il n’y a pas à dire, mon bonhomme… Ça a un nom, ce que je fais là, ça s’appelle une crasse… Quand un ami vous donne l’hospitalité, il est mal vu d’aller lui prendre sa femme… C’est mal vu, je sais bien ; mais ça se fait beaucoup ! Non, la seule chose que j’aie à dire, c’est que je l’aime, et qu’elle est belle… Regardez-la… (Allant à Angèle qu’il éclaire en élevant la lampe.) Est-elle assez jolie… un vrai Greuze… par Chaplin !… Et je résisterais… non… non ! Il n’y a pas d’ami qui tienne… (Il pose la lampe sur la table.) Et Ribadier peut venir, je lui dirai : "Ne m’accable pas avant de m’entendre ! Un seul mot m’excusera ! J’avais envie de ta femme !" (Il tombe aux genoux d’Angèle endormie.) Ah ! Angèle !… mon Angèle !… oui, oui… c’est moi, ne me repoussez pas !… hein quoi ? (À lui-même.) Ah ! mais je suis bête… elle dort… elle ne m’entend pas… (Appelant.) Angèle… (Il la secoue légèrement puis un peu plus fort.) Angèle… mais sapristi ! elle dort comme un sapeur… Je ne puis pourtant pas lui faire ma déclaration sans la prévenir… Angèle !… non !… il n’y a pas… à moins de tirer des coups de revolver… et encore ça ne la réveillerait pas et ça ameuterait la maison en endommageant le plafond. Eh non, je suis bête, (se levant.) Mais j’ai le moyen ! Ribadier me l’a donné tout à l’heure… il pense à tout, Ribadier. "Je souffle dessus, elle se réveille et ni vu ni connu" Le voilà le moyen : "Souffler". Eh bien ! je vais faire comme il a dit, je vais lui souffler sa femme. (Il souffle sur le front d’Angèle.) Ffue ! Ffue ! Angèle ! Ffue !

Angèle. — Où suis-je ? Ah, mon Dieu, je me suis encore endormie.

Thommereux, à ses genoux. — Angèle ! Mon Angèle !

Angèle, le repoussant. — Vous ! vous ici !

Thommereux. — Oui ! oui ! C’est moi ! Ne me repoussez pas. Je suis un grand coupable, mais au diable les préjugés de la société ! Angèle, je vous aime.

Angèle, se levant. — Vous êtes fou !… Que faites-vous ?… Où est mon mari ?

Elle gagne la droite.

Thommereux, la suivant à genoux. — Ne vous inquiétez pas. Votre mari est loin et le ciel nous protège.

Angèle. — Loin ! Où est-il allé ?

Thommereux. — Chez le marchand de tabac… Il n’avait plus de cigares !

Angèle. — Au nom du ciel, relevez-vous !… Il peut revenir… Le bureau de tabac est à côté.

Thommereux — Non ! Nous avons le temps… Il est allé à la Régie… À côté, les cigares ne sont pas frais… Ah ! Angèle… Je vous en supplie… Ecoutez-moi !

Angèle. — Vous perdez la tête ! Je n’écoute rien.

Thommereux. — Si ! Si ! Laissez-vous aller au sentiment que vous dicte votre cœur !… N’écoutez pas les raisonnements surannés de votre conscience… Je vous aime, vous m’aimez !

Angèle. — Moi ? Mais je ne vous aime pas !

Thommereux. — Si, si ! Vous m’aimez… (Se relevant.) Songez qu’autrefois, sans ma timidité… Vous me l’avez dit !…

Angèle. — Jamais, mon cœur n’y était pour rien ! Je ne vous aimais pas… C’était la chair seulement.

Thommereux, la prenant dans ses bras. — Eh ! bien, je ne vous en demande pas plus ! Angèle, je vous aime.

Angèle, se dégageant et passant gauche. — Laissez-moi, Thommereux ! Je ne veux pas ! Oh ! vous, l’ami, l’hôte de mon mari, c’est infâme ce que vous faites là !

Thommereux. — C’est infâme ! Oui ! Mais c’est humain… Angèle ! Mon Angèle !…

Il la prend de nouveau.

Angèle. — Laissez-moi !.. Quelle monstrueuse pensée avez-vous donc !… Vous ne vous êtes donc pas dit que vous commettiez là une horrible félonie !

Thommereux. — Oh ! Si, je me le suis dit… Je me le suis dit… dix fois.. vingt fois…

Angèle. — Eh ! bien ?

Thommereux. — Eh ! bien ! à la vingtième… J’y étais habitué !

Angèle. — Oh ! c’est affreux !… Vous qui m’avez donné votre parole… Vous qui m’avez promis de retourner à Batavia.

Thommereux. — Ah ! Ah ! Retourner à Batavia ! Elle me demande de retourner à Batavia ! Quand j’ai de l’amour plein le cœur ! … Quand je déborde ! Ah ! vous ne l’espérez pas ! Eh bien ! non, je ne m’en irai pas à Batavia ! Oh ! là, là, avez-vous dû me tenir en assez piètre estime quand j’y suis allé à Batavia.

Angèle. — Au contraire, j’avais dit "Voilà un brave garçon !"

Thommereux. — C’est ce que je dis "Un bon imbécile". Oui, oui. Oh ! je sais ce que parler veut dire, mais du moins, cette fois-ci, j’avais une excuse !… Robineau que j’aimais comme un frère… Je suis parti pour lui !… Ça n’est pas une raison, madame, pour que je le fasse pour tous ses successeurs.

Angèle. — Oh !

Thommereux. — Ça m’a bien réussi, oui, d’y aller, là bas… Ça a permis aux malins de profiter de mon absence pour s’emparer de la place ! et quand je suis revenu, elle était prise, la place… vous étiez remariée… pour ne pas démarquer votre linge ! Ah !

Angèle. — Voyons ! Voyons !

Thommereux. — Vous saviez que je vous aimais… Vous deviez être à moi ! C’est mon bien qu’il m’a pris !

Angèle. — Thommereux !

Thommereux, tapant du pied comme un enfant gâté. — Eh ! bien, je le reveux à présent, mon bien ! je le reveux ! Je ne sais pas si le droit est pour moi, je m’en fiche. La loi peut me condamner ! Je ne sais qu’une chose : c’est qu’on m’a lésé, que je suis spolié et que je veux reprendre ce qui m’appartient !…

Il l’enlace.

Angèle. — Thommereux, je vous en supplie !

Elle se dégage.

Thommereux. — Je t’aime, je te dis que je t’aime ! M’entends-tu ? Mon cœur déborde et des flots de poésie me montent au cerveau. Je me sens poète !

Angèle. — Vous ?

Thommereux, déclamant. — Oui, poète :


"Si je vous le disais pourtant que je vous aime,
Qui sait, brune aux yeux bleus, ce que vous en diriez ?
L’amour vous le savez cause une peine extrême…"

Angèle. — Mais c’est de Musset !

Thommereux. — Pas dit que ce fût de moi seul !

Angèle. — Ah ! bon !

Thommereux. — Musset l’a écrit, moi je l’ai pensé ! Ah ! Angèle, dites-moi que vous m’aimez ?

Angèle. — Eh ! bien, oui, mais à une condition. Vous voulez de mon amour ?

Thommereux, avec passion, — Oui !

Angèle. — Eh bien, à vous de le gagner !

Thommereux. — Eh ! quoi, je puis espérer ?… Ah ! ma vie s’il le faut… Demandez-moi de me tuer devant vous, si vous devez m’appartenir après.

Angèle. — Je ne vous en demande pas tant. Retournez à Batavia, voilà tout !

Thommereux. — Voilà tout ! Elle appelle cela "voilà tout". Des continents ! Des mers ! Tout cet espace entre nous !

Angèle. — Cela me donnera la mesure de votre amour !

Thommereux. — Je ne mesure pas mon amour au kilomètre !

Angèle. — Thommereux ! Vous ne m’aimez pas !

Thommereux. — Mais si, je vous aime ! C’est même pour ça que je ne veux pas m’en aller ! Mais vous ne pensez donc pas à ce que vous me demandez… m’exiler là-bas… me forcer à aller me ronger aux cent mille diables, en attendant quoi ?… que mon tour arrive ?… en être réduit à souhaiter la disparition d’un homme… d’un honnête homme… Un homme qui, vous avez beau dire, est mon prochain, après tout… Eh ! bien, non, ma conscience se révolte à cette idée… plutôt que d’attendre qu’il ne soit plus pour… Dieu ! j’aime mieux lui prendre sa femme tout de suite, et qu’il vive !

Angèle. — Oh ! Thommereux !

Thommereux. — Sans compter qu’on ne sait jamais ce que ça dure, un mari !

Angèle. — Oh ! Oh ! mon pauvre Ribadier !

Thommereux, la prenant par la taille. — Là ! Vous voyez, vous êtes émue ! Mais est-ce que je n’ai pas raison, voyons ! Est-ce que cela ne sera pas bien plus charmant ainsi… Nous nous arrangerons une bonne petite existence à nous trois… la vie calme… de ménage… tout ça bien à sa commodité… naturellement… Parce qu’il ne faudrait pas qu’il en souffrît, le pauvre garçon… et nous le dorloterons… nous le cajolerons ! Ce sera le plus heureux des hommes ! Nous le tromperons tous les deux et nous nous aimerons tous les trois. Ne sera-ce pas le Paradis ?

Angèle, le quittant. — Vous êtes fou, mon ami ?

Thommereux. — Ah ! que vous êtes drôle… mais je ne comprends pas vos scrupules… Mais les femmes les plus honnêtes ont fait ça !

Angèle. — Oh !

Thommereux. — Parfaitement ! Seulement, on ne l’a pas su, voilà tout… Mais l’histoire fourmille de ces héroïnes qui avaient su concilier leurs devoirs avec leurs penchants ! mais même… dans l’histoire sainte… vous avez des principes religieux, vous ?… Eh ! bien, l’histoire sainte est pleine de ces exemples.

Angèle. — L’histoire sainte ! Oh ! non. Un exemple ! Dites m’en un !

Thommereux — Mais… Mars et Vénus, tenez, sous le nez de Vulcain !

Angèle. — Il appelle ça l’histoire sainte !

Thommereux, s’échauffant. — Et puis… Et puis nous perdons un temps précieux, vous m’entretenez de paroles pour gagner du temps… Je vous dis que je vous aime… que je vous aime… (La saisissant.) Ma passion s’exaspère…

Angèle, se débattant. — Taisez-vous Thommereux ! Laissez-moi !

Thommereux — Non, je ne te laisse pas… Arrive ce qui voudra !

Angèle. — Ah ! Finissez ou j’appelle ! (Elle se précipite sur la porte du fond.) Fermée… (Se précipitant sur la porte de droite.) Fermée aussi ! et pas de clef…

Thommereux — Non !

Angèle. — Qu’est-ce que ça signifie ! C’est une infamie ! Thommereux, je vous ordonne d’ouvrir !

Thommereux. — Non !

Angèle. — Non ! C’est trop fort ! Ouvrez, je vous dis !

Thommereux — J’ai pas la clef !

Angèle. — Hein !

Thommereux — C’est votre mari ! Votre mari qui vous a enfermée !

Angèle, descendant. — Mon mari ! Pourquoi ?

Thommereux. — Ah ! ça, c’est les secrets d’en haut !

Angèle. — Eh ! bien, il me reste la fenêtre…

Thommereux, se mettant entre la fenêtre et elle. — Angèle ! Vous ne ferez pas ça !

Angèle. — Si !

Thommereux. — Non !

Angèle, dans les bras de Thommereux. — Oh ! Dieu ! Mais qu’est ce qu’il fait donc, mon mari, chez le marchand de tabac !

Thommereux. — Angèle ! Mon Angèle !… (On entend un coup de timbre au dehors.) Qu’est-ce que c’est que ça ?

Angèle. — C’est le timbre de la porte cochère ! (On entend un second coup.) Deux coups ! c’est mon mari !…

Elle va à la fenêtre. Thommereux descend en scène et gagne la gauche.

Thommereux. — C’est son mari ! Deux coups ! C’est son mari qui revient ! Comme il a été vite ! Nous sommes perdus !

Angèle, à la fenêtre. — Eh bien ! Qu’est-ce qui vous prend ?

Thommereux, tombant sur le fauteuil. — Rien ! Rien ! Ah mon Dieu ! Mon Dieu !

Angèle, regardant par la fenêtre. — Mais qu’est-ce qu’il fait donc ? Il lutte contre la porte comme pour empêcher quelqu’un d’entrer.

Thommereux, se levant et en marchant très agité. — Ah bien ! Nous sommes bien ! Ah bien ! Nous sommes bien !

Angèle. — Mais enfin, qu’est-ce que vous avez à courir comme cela ?

Thommereux. — Je ne cours pas, j’envisage une situation…

Angèle. — Vous avez une drôle de façon d’envisager…

Thommereux. — Qu’est-ce qu’il va dire quand il la trouvera réveillée ! Lui qui l’avait si bien endormie… Il comprendra tout… Oh ! quelle idée !… Je vais l’endormir… (Subitement.) Angèle, Angèle, venez ici !

Angèle, venant à lui. — Quoi ? Qu’est-ce qu’il y a ?

Thommereux, lui prenant les mains. Regardez-moi bien dans les yeux !

Angèle. — Ah ! Que vous êtes drôle comme ça !

Thommereux. — Non ! Je ne suis pas drôle ! Ne riez pas et regardez-moi bien !

Angèle. — Eh bien ! Après !

Thommereux. — Vous !… Vous ne sentez rien ?…

Angèle. — Si… Si… je sens.

Thommereux. — Elle sent… Elle sent…

Angèle. — Oui, comme une odeur de cosmétique…

Thommereux. — Hein ! Mais non, ça, c’est mes cheveux. Oh là là ! Je vous parle, intérieurement ! Vous ne sentez rien ?

Angèle, riant. — Qu’est-ce que vous voulez que le sente ?

Thommereux. — Elle ne sent rien ! Mais essayez ! Voyons, essayez !

Angèle. — Essayer quoi ?

Thommereux. — Eh ! de sentir ! Allez donc, allez donc ! (Avec désespoir, en gagnant la gauche.) Oh ! mais je ne peux pas, je n’ai pas de fluide !

Angèle. — Mais enfin où voulez-vous en venir ?

Thommereux. — Au nom du ciel, Angèle, faites ce que je vous dis ! Asseyez-vous là, dans le fauteuil… Quand votre mari entrera, faites semblant de dormir et ne bougez pas qu’il ne vienne lui-même vous réveiller !

Angèle, s’asseyant sur le fauteuil. — Hein ! Que signifie ?

Thommereux, prenant la lampe et la plaçant sur la cheminée. — Je vous le dirai plus tard ! mais quoi que vous entendiez, pas un geste, pas un cri, rien ! Je vous en supplie ! Il y va des conséquences les plus graves !

Il baisse la lampe.

Thommereux. — Je rétablis la mise en scène, et maintenant, je me sauve ! Pas un mot, vous entendez, pas un mot, dormez ! Je le veux !

Il enjambe la fenêtre et disparaît.

Scène 3

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Angèle, puis Savinet et Ribadier

Angèle. — Dormez ! Dormez ! Mais il est fou ! Qu’est-ce qu’il a ? Oh ! il se passe ici quelque chose d’anormal ! (Bruit de voix extérieures.) C’est mon mari ! et il n’est pas seul !… Ah ! ma foi, dormons ! J’aurai peut-être comme cela la clef de cette énigme ! (Ribadier entre précipitamment et referme brusquement la porte sur lui, mais rencontre une résistance. Une personne est derrière la porte, qui veut entrer.) Lui !

Elle affecte de dormir.

Ribadier, un chapeau trop large à là main. — Enfin, monsieur, avez-vous bientôt fini ?

Savinet, de l’extérieur. — Je vous dis que j’entrerai !

Ribadier. — Mais non !

Savinet. — Mais si…

Il donne une poussée à la porte et pénètre.

Ribadier. — Mais sapristi ! Qu’est-ce que vous voulez ?

Savinet, un chapeau, trop petit pour lui, à la main. — Enfin ! je vous tiens !

Ribadier. — C’est bien, attendez !

Savinet. — Oui !

Ribadier descend lever la mèche de la lampe.

Angèle, à part. — Qu’est-ce que cela veut dire ?

Ribadier, après avoir levé la mèche. — Angèle dort toujours, je suis tranquille ! (À Savinet.) Ah çà ! me direz-vous ce que vous voulez, monsieur ? Je ne vous connais pas !

Savinet. — C’est bien, monsieur, ne criez pas ! je dois vous dire ce qui m’amène ! Mais d’abord, faites sortir mademoiselle votre fille !

Ribadier. — Où ça, ma fille ? Là, c’est ma femme !

Savinet. — Eh bien ! faites sortir votre femme !… Ce que j’ai à vous dire ne peut être entendu que de nous !

Ribadier, allant à lui. — Vous pouvez parler sans crainte, monsieur, ma femme dort et quand elle est dans cet état, on pourrait tirer le canon à côté qu’elle ne l’entendrait pas !

Savinet. — N’ayant pas de canon sur moi, je ne puis en faire l’expérience ! Mais du moment que vous me l’assurez ! Monsieur, je n’irai pas par quatre chemins… Un mot vous dira tout, je suis M. Savinet !

Ribadier. — Aïe !

Angèle, à part. — Savinet !

Ribadier, après avoir regardé Angèle qui ne bronche pas. — Mais monsieur, ça ne me dit rien du tout !

Angèle, à part. — À moi non plus !

Savinet. — Ça ne vous dit rien ? Alors, je vais être plus explicite ! Monsieur, vous êtes l’amant de ma femme !

À ce mot, Angèle bondit sur sa chaise, elle semble vouloir sauter sur son mari, mais se ravise et retombe sur son fauteuil.

Ribadier. — Moi, monsieur ?

Savinet. — Oui, vous ?

Angèle, à part. — Le misérable !

Elle reprend sa position, le sourire aux lèvres et regarde Ribadier.

Savinet. — C’est vous qui étiez tout à l’heure chez madame Savinet quand je suis arrivé inopinément ! Vous qui, en m’entendant, vous êtes revêtu à la hâte ! Et vous êtes enfui par le salon pendant que j’entrais par le couloir !… Mais pas assez vite pour que je ne puisse m’élancer sur vos traces !

Il gagne la droite.

Angèle. — Canaille ! Canaille ! Canaille !

Même jeu.

Ribadier, après avoir regardé Angèle. — Eh ! Monsieur, je ne sais ce que vous voulez dire ! Si madame votre femme a un amant, ce n’est pas moi ! Vous vous serez trompé de piste dans la rue.

Savinet. — En vérité ! Alors, monsieur, comment se fait-il que vous ayez mon chapeau, tandis que j’ai le vôtre ? (Il met le chapeau qu’il tient à la main sur sa tête tandis que Ribadier en fait machinalement autant de celui qu’il tient.) Vous vous êtes trompé de chapeau dans l’antichambre, monsieur !

Ils échangent leurs chapeaux.

Ribadier. — Eh ! bien, oui, là, monsieur, trève de mensonges ! C’est moi qui étais chez madame Savinet !

Savinet. — Allons donc ! C’est ce que je voulais vous faire dire !

Angèle bondit comme précédemment, puis se ravisant retombe sur sa chaise.

Angèle, à part. — Oh ! je l’étranglerai !

Ribadier. — Enfin, monsieur, où voulez-vous en venir ?

Savinet. — Où je veux en venir ? Il demande où je veux en venir ! Monsieur, vous m’avez couvert de ridicule !

Ribadier. — Permettez !

Savinet. — Si, si. Je sais ce que je dis : un mari trompé est toujours ridicule. Je ne sais pas si madame votre femme vous a mis en état de l’apprécier.

Ribadier. — Ah ! Mais pardon, monsieur…

Savinet. — Oui, vous n’en savez rien, elle ne vous l’a pas dit ! Eh bien ! monsieur, je ne suis pas un homme d’épée, moi, je suis marchand de vins ! Mais retenez bien ceci : si jamais vous dites à qui que ce soit que vous êtes l’amant de ma femme, je vous tuerai.

Ribadier. — Hein ?

Savinet. — Parfaitement ! Je ne tiens pas à me battre, moi ! En somme, pour qui se bat-on ? C’est pour la société, Eh bien ! du moment que la société n’est pas au courant…

Ribadier. — Ah ! ça, c’est assez juste !

Savinet. — Donc, tout ce que je vous demande, c’est qu’on ne sache rien. Dans quelque temps, je divorcerai d’avec ma femme et personne ne se sera douté de la vérité. Je vous le répète, je suis marchand de vins, et je ne veux pas d’un scandale qui me causerait le plus grand préjudice dans mes affaires et me déconsidérerait à Bercy.

Ribadier. — Ah ! vraiment, ça vous…

Savinet. — À Bercy ? Oh ! là ! là ! Vous ne les connaissez pas !… Mais un marchand de vins qui serait soupçonné d’être… mais il ne tiendrait pas huit jours !

Ribadier. — Ah ! bah !

Savinet. — Donc, monsieur, j’exige votre silence !

Ribadier. — Ma galanterie vous en répondait.

Savinet. — Et puis, enfin, c’est bien simple, monsieur, si vous dites un mot, je vous tuerai !

Il remonte.

Ribadier, passant à droite. — D’accord, monsieur ! Mais enfin… Vous me dites toujours "Je vous tuerai". Pourquoi ne supposez-vous pas l’hypothèse contraire ?

Savinet, s’asseyant près de la table, sur laquelle il pose son chapeau. — Non, monsieur. Vous n’en avez pas le droit !

Angèle, à part. — Ah ! ça, il ne s’en ira donc pas !

Savinet. — Ce sont là nos prérogatives, à nous autres, maris offensés ! Il faut bien que nous en ayons quelques-unes ! L’amant a le devoir de se laisser tuer, s’il tient à montrer qu’il sait vivre !… C’est ce qui me permet de vous dire, sans être fort aux armes, que je vous tuerai !

Tout en parlant ainsi, il a versé deux petits verres de cognac du service à liqueurs laissé au premier acte.

Ribadier. — Ah ! mais, permettez ! Non ! s’il n’y en a qu’un qui ait le droit de piquer, ce n’est plus un duel, c’est une opération chirurgicale.

Savinet, tendant un des petits verres à Ribadier. — Je le regrette, monsieur ! Mais c’est la règle !

Ribadier, prenant le verre. — Merci !

Ils boivent.

Savinet, changeant de ton. — Il est bon, votre cognac !

Ribadier, assis sur le bras du canapé. — Vous trouvez ? C’est du Courvoisier !

Savinet. — Très bon… Pas tout pur, cependant ! Il a de l’Armagnac !

Ribadier. — Ah !

Savinet. — Qu’est-ce que vous payez ça ?

Ribadier. — Huit francs !

Savinet, posant son verre. — Huit francs ! (À Angèle.) Ce qu’ils doivent gagner ! (À part.) Elle dort toujours !… (Haut.) Mais pour six francs, je me charge de vous avoir une fine champagne aussi bonne que ça !

Ribadier. — En vérité ?

Savinet, se levant. — Absolument ! Voulez-vous en essayer ? Si elle ne vous convient pas, je la reprends ! Il m’en reste justement quelques pièces… mais dépêchez-vous.

Ribadier, se levant. — Ah ! bien. Je ne dis pas non ! (À part.) Je lui dois bien ça !

Angèle, à part. — Comment ! Il va lui vendre du cognac, à présent !

Savinet, tirant un carnet de sa poche. — Vous verrez, vous m’en direz des nouvelles !… (Ecrivant.) Nous disons… monsieur…

Ribadier. — Ribadier.

Savinet, écrivant. — … Ribadier… Au reste, ma femme doit savoir votre nom… Du moins, je le suppose… "Ribadier, une pièce fine champagne 65…" (À Ribadier.) Ce sera payable à votre choix : comptant avec cinq pour cent d’escompte ou à quatre-vingt-dix jours sans escompte.

Ribadier. — Ah ! mais, je vous en prie, à votre commodité !

Savinet. — On n’est pas plus aimable !

Angèle, à part. — Oh ! Il est épique !

Savinet, serrant son carnet. — Voilà qui est fait ! Allons, monsieur, c’est convenu !…

Ribadier. — Parfaitement !

Savinet. — Si vous dites un mot, je vous tue !

Ribadier. — Hein ! Ah pardon ! Je n’y étais plus ! C’est convenu.

Savinet. — Toujours à vos ordres ! (Saluant.) Monsieur !…

Ribadier. — Mais pardon, je vous reconduis !

Il va ouvrir la porte du fond.

Savinet, prenant son chapeau. — Trop aimable !… (À part.) Mais c’est une femme du musée Grévin, cette femme-là !… (S’arrêtant devant le portrait de Robineau, haut.) Très joli, ce portrait, un Rubens !… C’est un de vos parents ?

Ribadier, redescendant un peu. — Ça, c’est le mari de ma femme !

Savinet. — Tiens ! Vous êtes deux ?

Ribadier. — Comment deux !… Mais non, c’est le premier mari !…

Savinet. — Ah ! C’est le… Vous n’êtes que le second… Oh ! bien, moi, je n’aimerais pas ça !

Ribadier. — Pourquoi donc ça ?

Savinet. — Tiens ! Parce que pour le second… C’est un peu comme le dîner des domestiques : ça a déjà passé à la table des maîtres.

Ribadier, sèchement. — Mon Dieu, monsieur, chacun dîne comme il peut. En tous cas j’aime encore mieux être à ma place qu’à la sienne.

Il descend.

Savinet. — Des goûts et des couleurs…

Ribadier, à part. — En voilà un malotru…

Savinet, touchant du doigt la figure d’Angèle, à part. — Elle est vraie !… (Haut.) Allons, monsieur…

Ribadier, retournant près de la porte. — Tenez, monsieur, par ici !…

Savinet. — Parfaitement. Dites donc, elle a le sommeil rudement dur, votre femme ! (En s’en allant.) Et vous savez, si vous avez besoin, par hasard, d’un bon Pontet-Canet, j’aurais une excellente occasion.

Ils disparaissent.

Scène 4

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Angèle seule, puis Ribadier

Angèle, arpentant rageusement la scène. — Oh ! Oh ! Oh ! Oh ! La canaille ! Oh ! La canaille ! Ah ! je ne sais pas comment j’ai fait pour me contenir jusqu’à présent ! Comment je ne l’ai pas étranglé dix fois ! Oh ! la canaille ! Oh ! la canaille ! Ah ! ça me fait du bien de m’épancher !… Le voilà donc, son marchand de tabac… C’était la femme de cet imbécile… qui lui vend du cognac… Il sera exécrable son cognac ! Evidemment, il profitera de la situation pour lui écouler ses alcools les plus avariés… mais ce sera bien fait… et je le forcerai à l’avaler jusqu’à la dernière goutte, son cognac… Ah ! tu vas voir de quel bois je me chauffe, mon bonhomme ! (Elle est à ce moment près de la cheminée. Voyant son mari qui revient.) Lui !

Ribadier, entrant du fond, ravi. — Oui, au revoir, monsieur, au revoir ! Ah ! le bon type ! Si vous dites un mot, je vous tuerai ! (Tout joyeux, il se met à chantonner.) Tararaboum de hay… Je vais la réveiller !

Il se dirige vers le fauteuil.

Angèle, qui le regarde, — Ah ! Je vais vous en donner, moi, du "Tararaboum de hay" !

Ribadier, bondissant. — Ma femme !

Angèle. — Ta femme, oui !

Ribadier. — Eveillée ! Elle est éveillée !

Angèle. — Ah ! Ah ! Vous ne vous attendiez pas à me trouver là, à ce qu’il paraît ?

Ribadier. — Hein ! Non ! Si… (À part.) Comment ! Comment a-t-elle pu s’éveiller !

Angèle, descendant. — Ah ! Misérable ! Ah ! Perfide ! D’où viens-tu, hein ?… Ose donc le dire, d’où tu viens.

Ribadier. — D’où je viens ?… Tu veux savoir d’où je viens… Eh, bien…

Angèle. — Tu mens !

Ribadier. — Je n’ai encore rien dit !

Angèle. — Je vais te le dire, moi d’où tu viens ! Tu viens de chez ta maîtresse, Mme Savinet !

Ribadier. — Mme Savinet ?…

Angèle. — Vous savez très bien de qui je veux parler ! Son mari sort d’ici !…

Ribadier. — Qui ? Le monsieur qui était là tout à l’heure ?

Angèle. — Oui, cet idiot !

Ribadier. — Ah ! C’est très drôle ! Et alors, tu crois que je suis l’amant de sa femme ?

Angèle. — Si je le crois ! Ah ! non, ça, c’est une trouvaille !

Ribadier, riant. — Ah ! Ah ! Ah ! Que c’est amusant !

Angèle. — Ah ! et puis, ne ris pas comme ça, tu as l’air d’un crétin !

Ribadier. — Merci ! Ah, çà ! tu n’as donc pas compris tout de suite…

Angèle. — Quoi ?

Ribadier. — Elle n’a pas compris, la pauvre chérie !

Angèle. — Ah, çà ! dis-moi donc ! Est-ce que tu vas nous jouer une comédie ?

Ribadier, à part. — Une comédie ! (Haut.) Eh bien, justement, tu y es, c’est une comédie que nous répétons pour le Cercle… parce que l’homme que tu as vu tout à l’heure…

Angèle. — Savinet, oui !

Ribadier. — Eh bien, non, il ne s’appelle pas Savinet. Voilà ce qui te trompe, il s’appelle Baliveau.

Angèle. — Ah !

Ribadier. — Oui, c’est un membre de mon Cercle, et dans la pièce, il fait le rôle de Savinet, le mari trompé, et moi, je fais l’amant… Je ne voulais pas, mais le Président m’a dit : "Si, si… Il n’y a que vous qui ayez du physique !"

Angèle. — Vraiment ! Alors, c’est toi l’Antinoüs du Cercle ?

Ribadier. — C’est moi l’Antinoüs, comme tu dis !

Angèle. — Eh bien, ça donne une fière idée de la beauté des autres !…

Ribadier. — C’était une pièce ! chère amie ! C’était une pièce !

Angèle. — Ah ! C’est donc ça ! Il me semblait aussi que par moments, c’était en vers !

Ribadier. — Mais tout le temps, chère amie… Tout le temps ! C’est en vers superbes.

Angèle. — Mais vous aurez là un gros succès… Il y a certaines scènes, c’est vécu !

Ribadier. — Je crois bien ! (À part.) Je ne croyais pas que ça passerait si facilement.

Angèle. — La scène par exemple, où le mari reçoit de l’amant une commande de cognac,

Ribadier. — Ah ! Oui ! Très drôle ! C’est le clou, ça ! Nous y comptons beaucoup !

Angèle. — Comment est-ce donc ?

Ribadier. — Hein ! Quoi ? La…

Angèle. — Oui, dis-moi les vers…

Ribadier. — Les… vers, chère amie, tu veux que je te dise les vers ?

Angèle. — Eh ! bien, oui !

Ribadier, à part. — C’est que je ne sais pas fabriquer des vers, moi !

Angèle. — Eh ! bien, va !

Ribadier. — Voilà !… Eh bien, Savinet s’avance et dit à chose…

Angèle. — L’amant…

Ribadier. — Comme tu as la mémoire des noms… (À part.) Quelle fichue idée j’ai eue de lui dire que c’était en vers !

Angèle. — Eh bien, qu’est-ce que tu attends ?

Ribadier. — Mais, chère amie… Je cherche le fil… Tu comprends, des vers… Euh ! oui, voilà… Savinet, se versant un verre de cognac et buvant… euh… "Il est très bon, monsieur, votre excellent cognac !"…, Euh !… "Mais il n’est pas tout pur… Il y a de l’Armagnac !"

Angèle. — Oui, oui, en effet, je me rappelle, il a parlé de ça !

Ribadier. — N’est-ce pas ? (À part.) Eh ! bien… mais Armagnac et Cognac… C’est pas trop mal !…

Angèle. — Continue !

Ribadier. — Voilà !… Euh !… "Combien le payez-vous ?" Moi : "Mais huit francs la bouteille."

Hum ! Savinet :


"C’est cher ! mais je pourrais… et qui vient de ma treille
vous fournir à six francs une excellente fine champagne…
J’en ai justement encore deux ou trois pièces à ma campagne."


Angèle. — Ah ! Très joli ! très joli ! Le dernier vers surtout.

Ribadier. — N’est-ce pas ?

Angèle. — Il est long !

Ribadier. — Ah ! oui, c’est un vers long !… Ah ! c’est parce que c’est la fin de la tirade… (À part.) Je ne me reconnais pas ! Je fais des vers ! Je suis poète !

Angèle. — Et quelle est ta réponse à son offre de cognac ?

Ribadier. — Eh ! bien, qu’est-ce que tu voulais que je lui répondisse ? Je lui en ai pris un fût !

Angèle. — Hein ! Mais dis donc, ce n’est pas en vers, ça !

Ribadier. — Heu ! Heu ! Si ! Si ! Seulement je te donnais l’idée générale, mais c’est en vers, oui, oui ! (Déclamant.) "Si j’en veux du cognac ? Ah ! parbleu ! Je crois bien ! Expédiez-m’en tout de suite une pièce… nom d’un chien !"

Angèle. — Charmant ! Et de qui est cette belle pièce ?

Ribadier. — Ça ? de Rostand, chère amie, de Rostand ! Tu n’as pas reconnu la facture ?

Angèle. — Pas du tout !

Ribadier. — Oh ! pourtant c’est bien reconnaissable !…

Angèle. — Oui-da ! Ainsi c’est une pièce… Une pièce que vous répétez… C’est bien… C’est tout ce que je voulais savoir.

Elle se dirige vers la porte de gauche, premier plan.

Ribadier. — Eh ! bien, où vas-tu ?

Angèle. — Nulle part !

Elle sort.

Scène 5

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Ribadier puis Thommereux

Ribadier, seul. — Ouf ! Quelle affaire ! Réveillée… Elle était réveillée ! Mais comment ?… Elle n’a pu se réveiller toute seule… Ça ne lui est jamais arrivé… Quelqu’un se sera donc permis… Oh ! le gredin… le misérable !…

Thommereux, passant la tête par le fond. — On peut entrer ?

Ribadier. — Ah ! mon ami, entre ! entre !

Thommereux, à part. — Son ami ! Il ne sait rien !

Ribadier. — Si tu savais ce qui m’arrive ! Ma femme ! Ma femme qui a été réveillée pendant mon absence !

Thommereux. — Non ?

Ribadier. — Si !

Thommereux. — Tu ne me feras jamais croire ça !

Ribadier. — Et par qui ? Je te le demande ! (Voyant la fenêtre ouverte.) Dieu ! La fenêtre ouverte. C’est par là qu’il sera entré !

Thommereux. — Qui ?

Ribadier. — Le polisson ! Le polisson ! qui m’a réveillé ma femme ! (Saisissant Thommereux à la gorge.) Ah ! je voudrais le tenir comme je te tiens, le misérable…

Thommereux. — Eh, là ! Eh, là ! Mais tu me fais mal !

Ribadier, le lâchant. — Oh ! Mais je le retrouverai ! et je te jure qu’il passera un mauvais quart d’heure !

Thommereux. — Ah ! (À part.) Décidément, je crois que je ferais bien de retourner à Batavia.

Ribadier. — Songe donc qu’à cause de lui, ma femme a tout entendu !… que j’ai dû faire des vers…

Thommereux, qui ne comprend pas. — Ah !

Ribadier. — Non, mais tu vois ce que ça peut être, des vers faits par un ingénieur !… Il y en avait de trop courts… il y en avait de trop longs…

Thommereux. — Ça faisait une compensation !

Ribadier. — C’est égal ! on a bien raison de dire que tout homme a au fond de soi un poète qui sommeille !

Thommereux. — Permets ! On n’a jamais dit un poète ! On a dit : "Un cochon".

Ribadier. — Tu crois ?… Enfin, je savais bien que c’était quelque chose comme ça !…

Thommereux, à part. — Je ne comprends pas un mot de ce qu’il me raconte…

Ribadier. — Ah ! Je m’en souviendrai de celle-là !

Scène 6

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Les mêmes, Savinet

Savinet, entrant du fond. — Ah ! Monsieur !… Monsieur !…

Ribadier, bondissant et poussant le verrou de la chambre d’Angèle. — Hein ! Lui ! Vous ! Qu’est-ce que vous venez faire ?

Savinet. — Il faut que je vous parle ! Mais d’abord, faites sortir monsieur votre fils !

Thommereux. — Moi !

Ribadier. — Lui ! Mais ce n’est pas mon fils !

Savinet. — Vous n’allez pas me dire que c’est votre mari !

Ribadier. — Que c’est bête ce que vous dites là ! (À part.) Mais qu’est-ce qu’il a donc tout le temps à me faire des enfants !

Savinet. — Eh ! bien, puisque ce n’est pas votre fils, faites sortir ce quelconque !

Ribadier. — Oui ! (À Thommereux.) Veux-tu aller m’attendre un instant par là ?

Thommereux, en s’en allant. — Volontiers… (À part.) Ça doit être un tapeur, ça !… Il vient pour lui emprunter de l’argent, ce quelconque !…

Il sort par la droite, premier plan.

Ribadier. — Et maintenant, faites vite ! Qu’est-ce que vous voulez ?

Savinet. — Ce que je veux ? Venez avec moi !

Ribadier. — Où ça ?

Savinet. — Chez ma femme.

Ribadier. — Ah ! non, je vous remercie ! Pas ce soir !

Savinet. — Pardon ! ce soir ! ça presse ! Ah ! çà ! Qu’est-ce que vous faites donc aux femmes, vous ?

Ribadier. — Pourquoi ça ?

Savinet. — Pourquoi ? Parce que la mienne dort, monsieur, et je ne peux pas arriver à la réveiller !

Ribadier. — Hein !

Savinet. — Je l’ai trouvée sous l’influence d’un sommeil invraisemblable, comme votre femme tout à l’heure !

Ribadier, à part. — Sapristi !

Savinet. — Et dans une tenue… Ah ! vous me permettrez de ne pas qualifier sa tenue.

Ribadier, à part. — Ce sera moi dans mon affolement… Je l’aurai trop regardée et je l’ai endormie !… (Haut.) Et qu’est-ce que vous avez fait en la trouvant comme ça ?

Savinet. — Ce que j’ai fait ? Je l’ai regardée et j’ai dit : "C’est ma femme !"

Ribadier. — Je ne vous demande pas ça !… Vous n’avez pas essayé de la réveiller ?

Savinet. — Comment ! Je n’ai pas essayé ! Voilà une demi-heure que je la secoue, sans arriver à aucun résultat !… Alors, je me suis dit : "Il y a du Ribadier là-dessous"… J’ai dit Ribadier tout court parce que vous n’étiez pas là.

Ribadier. — Oui ! Oui ! Ça m’est égal !

Savinet. — Venez avec moi !

Il veut l’entraîner, la porte de gauche s’agite.

Ribadier. — Allons, bon ! Voilà Angèle ! Pour Dieu ! Allez-vous en ! (La porte s’agite violemment.) Vous pouvez bien la réveiller vous-même !

Savinet. — Et comment ?

Ribadier. — Plus bas donc ! Plus bas !

Savinet, bas. — Et comment ?

Ribadier. — En lui prenant les mains et en soufflant dessus !

Savinet. — En lui prenant les mains et en soufflant dessus… Eh ! bien ! je vais lui souffler sur les mains…

Il remonte.

Ribadier. — Ouf !

Il se dirige vers la porte où est Angèle.

Savinet, haut, du fond. — Ah ! dites donc, faut-il souffler chaud ou froid ?

Ribadier, bas. — Mais plus bas, donc ! Il a la rage de crier !

Savinet, bas. — Faut-il souffler chaud ou froid ?

Ribadier, criant. — Chaud ou froid, ça ne fait rien.

Savinet. — Plus bas donc !… Il a la rage de crier !…

Il sort par le fond.

Scène 7

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Ribadier, Angèle

Ribadier. — Et maintenant, ouvrons !

Il tire le verrou.

Angèle, furieuse, un chapeau sur la tête et son en-tout-cas à la main. — Ah ! çà ! qu’est-ce que c’est que cette plaisanterie ?… Vous n’entendiez donc pas ?

Ribadier. — Je n’ai rien entendu !… Tu sors donc ?

Angèle, se dirigeant vers la porte du fond. — Oui.

Ribadier, inquiet. — Où vas-tu ?

Angèle. — Où je vais ? À ton Cercle, mon ami ! Dire de ta part qu’on me réserve deux bonnes places pour ta représentation.

Ribadier. — Mais tu n’y penses pas ! D’abord les femmes ne sont pas admises à la représentation.

Angèle, descendant. — Oui-da ! Ah ! çà ! dis-moi donc ? Est-ce que ça va durer longtemps cette comédie que tu me joues depuis une heure ?

Ribadier. — Plaît-il ?

Angèle. — Est-ce que tu t’imagines que j’y ai cru un instant, et que je ne sais pas que tu viens de chez ta maîtresse ?

Ribadier. — Moi ?

Angèle. — Oui, toi ! Ah ! Je vais t’en donner, moi, des maîtresses ! Et d’abord, puisque c’est comme ça, dès ce soir, tout le monde saura que tu es l’amant de madame Savinet !

Ribadier. — Malheureuse ! Tu ne feras pas ça !

Angèle. — Oh ! je me gênerai !…

Ribadier. — Mais elle veut me faire tuer ! Je t’en prie, songe aux conséquences !

Angèle. — Quelles conséquences ? Savinet vous tuera ! Eh, bien ! après ? Sa femme en sera quitte pour prendre un autre amant, voilà tout !

Elle remonte.

Ribadier, lui barrant le passage. — Angèle, tu ne feras pas ça !

Angèle. — Ah ! C’est ce que nous verrons !

Ribadier. — Tu ne feras pas ça !

Angèle, reculant vers le fauteuil. — Si, je le ferai ! Si, je le ferai ! Si, je le ferai !

Ribadier. — Et moi, je te dis… que tu ne sortiras pas !

Angèle. — Si, je… Si…

Peu à peu Angèle subit l’action du fluide et retombe endormie sur le fauteuil.

Ribadier. — Tu resteras là … tu… Allons bon ! Je l’ai endormie sans le vouloir ! … (Il va pour souffler sur Angèle, puis se ravise.) Ah ! ma foi, tant pis… puisque ça y est… Je vais la laisser dormir comme ça dix ans, quinze ans… avec son chapeau et son parapluie ! Elle aura peut-être oublié, à cette époque-là ! Seulement, elle va me gêner beaucoup… Oh ! bien, en la rangeant là-haut dans une chambre … Mais non, ce n’est pas possible, ce n’est pas une solution, ça ! (Revenant à son idée.) Ah, ! non ! non !… Comment me tirer de là, maintenant ! ?

Scène 8

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Les mêmes, Thommereux

Thommereux, passant la tête. — Dis donc ! Tu m’oublies là-dedans !

Ribadier, à part. — Oh ! Quelle idée ! (Haut.) Arrive ici, toi.

Thommereux, s’avançant. — Moi ?… (Apercevant Angèle.) Ah ! ta femme qui redort !

Ribadier, prenant un jeu de cartes sur le meuble de droite. — Oui, tiens, mets-toi là à cette table ! Nous allons jouer à l’écarté.

Thommereux. — Hein ! À cette heure-ci ! À propos de quoi ?

Ribadier, le forçant à s’asseoir. — Il le faut ! Il n’y a pas de temps à perdre.

Thommereux. — Mais je ne sais pas y jouer !

Ribadier. — Ça ne fait rien ! C’est moi qui gagnerai ! Mais d’abord songeons à tout !

Il enlève le chapeau et l’en-tout-cas de sa femme.

Thommereux. — Qu’est-ce que tu fais ?

Ribadier. — Je la déshabille !

Thommereux. — Devant moi ?

Ribadier. — Je range ces objets à ma femme !

Il les met dans un meuble, à droite, prend la corbeille à ouvrage qui était restée sur la table, la place sur les genoux d’Angèle, puis lui met une tapisserie dans une main et une aiguille dans l’autre.

Thommereux. — Je veux être pendu si je comprends quelque chose !

Ribadier. — Mais tu n’as donc pas deviné que ma femme sait tout !

Thommereux. — Ah ! bah !

Ribadier. — Et qu’il n’y a que ce moyen-là de conjurer le mal ! Faisons une partie d’écarté !

Il s’assied en face de Thommereux.

Thommereux. — Oui, oui… Je ne vois pas bien en quoi une partie d’écarté…

Ribadier. — Comment, tu ne saisis pas ?… Eh ! parbleu, il s’agit de jouer ma femme !

Thommereux. — À l’écarté ! Ah ! non alors ! Au baccara plutôt ! J’y ai la veine !

Ribadier. — Quoi ? Qu’est-ce que tu vas comprendre ! Nous allons jouer ma femme… Nous allons lui donner le change, quoi !

Thommereux. — Ah ! bon ! (À part.) Ça m’étonnait aussi de sa part !

Ribadier. — Je ne te demande qu’une chose dans tout ça, c’est de dire tout le temps comme moi.

Thommereux. — De dire comme toi ! Bon ! Bon ! (À part.) Je ne vois pas trop où ça nous mènera, enfin…

Ribadier, prenant les cartes. — Je fais les cartes !

Thommereux. — Je fais les cartes !

Ribadier. — Non, c’est moi !

Thommereux. — Non, c’est moi !

Ribadier, lui passant le paquet de cartes. — Comme tu voudras !

Thommereux. — Comme tu voudras !

Ribadier. — Enfin, il faudrait se décider.

Thommereux. — Enfin, il faudrait se décider !

Ribadier. — Ah ! çà ! dis donc, est-ce que tu as bientôt fini de répéter toutes mes paroles !

Thommereux. — Comment, mais c’est toi-même qui viens de me dire de dire comme toi !

Ribadier. — Eh ! Que tu es bête ! De dire : "Comme moi" ! D’abonder dans mon sens quand ma femme sera réveillée !

Thommereux. — Ah ! bon ! moi, n’est-ce pas, tu me dis… bon ! bon !

Ribadier, servant les cartes. — Allons-y !

Thommereux. — Oui, mais je t’ai prévenu… Je ne sais pas y jouer !

Ribadier, se levant. — Oui, oui ! (Il souffle deux fois sur le visage d’Angèle qui se réveille lentement. Ribadier se rasseyant et bas à Thommereux.) Tu y es ? (Haut.) J’ai le roi.

Thommereux. — Moi, j’en ai deux !

Ribadier. — Mais tais-toi donc ! (À part.) Quel âne !

Angèle. — Où suis-je ? Que s’est-il passé ?

Ribadier, jouant. — Cœur !

Angèle. — Eugène ! Eh ! bien, qu’est-ce qu’il fait ? Il joue aux cartes avec Thommereux !

Ribadier, jouant. — Cœur !… Atout !

Angèle. — Ah ! çà ! Qu’est-ce que ça veut dire ?

Ribadier. — Et atout ! ça fait cinq ! J’ai gagné !

Thommereux. — À quoi vois-tu ça ?

Angèle, se risquant à appeler. — Eugène !

Ribadier, se retournant. — Ah ! Ah ! Tu as bien dormi, chère amie ?

Angèle. — Comment, j’ai bien dormi…

Ribadier. — Eh ! bien, oui ! Je te demande… comme voilà une heure que tu fais un somme !

Angèle. — Que je fais… Ah ! çà ! voyons…

Elle écarquille les yeux, puis les referme comme une personne qui cherche à reprendre possession d’elle-même.

Thommereux, à part. — Compris ! Oh ! mais, ça me va ! Comme j’ai remporté une veste !

Angèle, brusquement, regardant ses mains vides, puis les portant vivement à sa tête. — Eh ! bien… Eh ! bien ! et mon en-tout-cas ?… et mon chapeau ?…

Ribadier. — Quoi ?

Angèle. — Qu’est-ce que j’ai fait de mon chapeau et de mon en-tout-cas ?

Ribadier. — Comment, ce que tu en as fait… Est-ce que tu les avais ?

Thommereux, à part. — Il a un toupet !

Angèle, — Je ne les avais pas ?…

Ribadier. — Dame ! Pour dormir, je ne vois pas…

Angèle. — Ah ! çà ! Voyons ! Voyons !

Elle se passe la main sur le front comme pour se rappeler ses souvenirs.

Ribadier. — Tu ne me parais pas encore bien éveillée.

Angèle. — Je ne suis pas folle, cependant !

Ribadier, bas à Thommereux. — Ça prend !

Thommereux. — Ça prend !

Angèle. — Alors, tu n’es pas sorti tout à l’heure ?…

Ribadier. — Moi ?… (Riant.) Ah ! Thommereux, tu l’entends ! Nous n’avons pas cessé de jouer à l’écarté.

Thommereux — Même, il a triché tout le temps !

Ribadier. — Ah ! Permets !

Thommereux, bas. — C’est pour la vraisemblance !

Angèle. — Il n’est pas venu un homme ici ?

Ribadier. — Un homme ?

Angèle. — Oui ! Monsieur Savinet !

Ribadier. — Savinet ?… (À Thommereux.) Tu connais Savinet, toi ?

Thommereux. — Savinet ! Attends donc, il me semble me rappeler que sous Louis XI… un cousin de Jeanne d’Arc…

Angèle. — Non… le mari de la maîtresse d’Eugène.

Ribadier. — De ma maîtresse ! (Riant.) Ah ! Ah ! Elle est bien bonne !… (À Thommereux.) De ma maîtresse.. tu entends ?

Thommereux, riant également. — De sa maîtresse… Hi ! hi ! hi ! hi ! hi !

Angèle. — Alors, vraiment ce n’est pas vrai ?

Ribadier. — Elle le demande !… Ah ! tu en as de bonnes !

Angèle. — Ce n’est pas vrai ! (Éclatant de rire.) Ah ! Ah ! Ah ! Ah !

Ribadier et Thommereux, affectant de se tordre. — Ah ! Ah ! Ah ! Ah ! Ah !

Ribadier. — Ça a pris !

Thommereux. — Ça a pris !

Angèle. — Ah ! puisque ce n’est pas, tu n’as pas idée du rêve bête que j’ai fait ?

Ribadier, riant. — Non ! Tu as rêvé ?… (À Thommereux.) Ma femme a rêvé !

Thommereux, même jeu. — Elle a rêvé ! Oui ! Oui !

Angèle, riant. — Tu avais une maîtresse… (Ils rient.) Attendez donc ! Vous ne savez pas ce que je vais dire… Le mari t’avait surpris… Il s’appelait Savinet, je ne sais pas pourquoi.

Ribadier, se tordant. — Savinet ! Ah ! que c’est drôle !

Thommereux. — C’est d’un drôle !

Angèle. — Il te poursuivait jusqu’ici… Il te provoquait, te vendait du cognac et tu faisais des vers !

Thommereux, pendant que Ribadier se tord. — C’est à mourir ! C’est à mourir de rire !

Thommereux, brusquement sérieux pendant que Ribadier continue à rire. — Oh ! là ! là ! Oh ! là ! là !

Ribadier, riant. — Va donc ! Va donc !

Angèle. — Tu venais de sortir pour aller chez ta maîtresse… et j’étais seule… Elle rit.

Ribadier. — Oui, oui…

Thommereux, à part. — Ça prend trop ! Ça prend beaucoup trop !

Ribadier. — Et alors ?…

Angèle. — Alors… mais non, je ne peux pas raconter ça devant monsieur Thommereux.

Thommereux. — Eh ! bien oui… c’est ça… si vous croyez que devant moi…

Angèle — Oui, c’est un rêve que vous n’avez pas besoin, de connaître.

Thommereux. — Je ne demande pas !… Je ne demande pas !…

Angèle. — Je le raconterai à mon mari quand nous serons seuls…

Thommereux. — Oh ! là ! là !

Angèle. — Ah ! C’est égal ! j’avais bien com… (Riant.) Ah ! ah ! que c’est bête, les rêves !..

Ribadier, se tordant. — C’est idiot, n’est-ce pas, Thommereux ?

Thommereux, affectant de rire. — Idiot ! Hi ! Hi ! Hi !

Angèle, riant. — Le marchand de cognac !…

Ribadier, riant. — Savinet !

Thommereux. — Le cousin de Jeanne d’Arc !

Tous. — Ah ! Ah ! Ah ! Ah !

Ils se tordent de rire, chacun dans sa disposition d’esprit ! Pendant qu’ils sont bien en train de se pâmer, Savinet paraît au fond. Les voyant rire, il se met à rire aussi.

Scène 9

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Les mêmes, Savinet

Tous, bondissant. — Savinet !

Angèle. — Ah ! Ah ! Ah ! Je ne l’ai donc pas rêvé, ce Dandin-là !

Savinet. — Qu’est-ce qu’ils ont ?

Ribadier, affolé. — Qu’est-ce que vous voulez, malheureux ! Qu’est-ce que vous voulez ? !

Savinet. — J’ai eu beau souffler chaud, j’ai eu beau souffler froid…

Angèle, allant à Savinet qu’elle fait descendre. — C’est bien vous, monsieur, qui êtes le mari de la maîtresse de mon mari ?

Savinet. — Hein ? Il vous a dit !…

Ribadier. — Eh ! allez au diable ! (À Angèle.) Angèle, je vais t’expliquer !…

Angèle, passant à gauche. — Laissez-moi, monsieur, tout est fini entre nous !

Savinet, allant à Ribadier qui est tombé dans le fauteuil. — Vous avez dit que vous étiez l’amant de ma femme ! Je vous tuerai !…

Et le rideau tombe.

RIDEAU


Acte III

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Même décor que dans les deux premiers actes

Scène première

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Ribadier, Thommereux

Thommereux, assis à droite de la table. — Alors, mon pauvre vieux, tu te bats !…

Ribadier, assis dans un fauteuil. — Oui !… Et quel duel ! Un duel où je dois faire tous les honneurs ! Entrez donc, vous êtes chez vous… Comme c’est gai !… Enfin, n’importe ; écoute mon cher, je ne me fais pas d’illusions, on ne sait ni qui vit ni qui meurt ! J’espère pourtant que ça se terminera bien !

Thommereux. — On ne sait jamais !

Ribadier. — Merci ! Si cependant l’issue ne devait pas être heureuse, prends cette lettre ! Elle contient mes dernières volontés !

Thommereux. — Tes dernières volontés ?

Ribadier. — Oui ! On ne se figure pas combien c’est pénible d’écrire ces choses-là… Surtout quand il s’agit de soi… (Lui tendant la lettre.) La voilà !… J’ai pensé à toi…

Thommereux. — Eh ! quoi ! est-il possible ?

Ribadier. — Oui ! Pour la remettre à ma femme dans le cas où l’éventualité que nous appréhendons se produirait.

Thommereux. — Ah ! bon… (À part.) Ça m’étonnait aussi de sa part !

Ribadier. — Puis-je compter sur toi ?

Thommereux. — N’aie pas peur !… pas plus tard que demain, elle les aura.

Ribadier. — Comment, pas plus tard que demain !…

Thommereux. — C’est tout ce que tu as à me dire ?

Ribadier. — Non ! Voici encore une lettre…

Thommereux, à part. — Encore ! Il me prend pour le facteur, alors !

Ribadier, se levant. — Une lettre pour le président de mon Cercle ! C’est lui qui sera mon second témoin.

Thommereux, se levant. — Ah !

Ribadier. — Oui ! Il est un peu gâteux… mais enfin, tu sais, il est président ! tu vas me faire le plaisir d’aller le trouver…

Thommereux. — Mais s’il est gâteux ?…

Ribadier. — Eh bien, tu t’entendras avec lui pour ce qu’il y a à faire. Je vous confie mes intérêts.

Thommereux. — C’est entendu ! J’y cours !

Ribadier, lugubre. — Et pour le reste, à la grâce de Dieu !

Thommereux. — À la grâce de Dieu !… ffue ! ffue ! flue ffue ! ffue ! ffue ! ffue !

Il sort en sifflotant par le fond.

Scène 2

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Ribadier, puis Sophie

Ribadier, seul. — Comment, il siffle ! Eh ! bien, en voilà un témoin qui a une façon de comprendre sa mission ! Oh ! ce duel ! Ce qu’il m’embête ! (Il gagne la droite. Sophie entre par le fond.) Ah ! Sophie !

Sophie. — Monsieur ?

Ribadier. — Il n’est pas encore venu deux messieurs en noir me demander ?

Sophie. — En noir ?… Si, monsieur ! Il est venu le charbonnier !

Ribadier. — Ce n’est pas ça ! J’attends deux messieurs ! Deux témoins !

Sophie. — Monsieur marie quelqu’un ?

Ribadier. — Non, Sophie ! Ma pauvre Sophie ! Ce sont les témoins de mon adversaire ! Je me bats !

Sophie, éclatant. — Monsieur se bat ! Ah ! Ah ! Ah ! Que c’est drôle !

Ribadier, vexé — Je ne vois pas qu’il y ait de quoi rire !

Sophie. — Ah ! C’est que je ne vois pas Monsieur se battant !

Ribadier. — Oui, eh bien, je ne vous demande pas de me voir ! Si ces messieurs venaient, vous me préviendrez.

Il remonte à droite.

Sophie. — Oui, Monsieur, oui !

Ribadier. — C’est curieux comme on prend gaîment parti de mon duel, ici !

Il rentre à droite, deuxième plan.

Scène 3

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Sophie, puis Angèle

Sophie. — Il va se battre ! Moi, ça me fait toujours rire quand j’entends dire : "Il va se battre". Je trouve ça si bête !

Angèle, entrant de gauche, premier plan. — Ah ! Sophie ! Monsieur n’est pas encore sorti de sa chambre ?

Sophie. — Si, Madame ! Madame veut-elle que j’aille le prévenir ?

Angèle. — Oh ! non, je vous en prie, ne prévenez personne !

Sophie. — Ah ! Bien, madame ! (À part.) C’est drôle, ils demandent tout le temps l’un après l’autre et c’est à qui ne se verra pas !

Elle sort par le fond.

Angèle. — Certes non, je ne veux pas le voir…

Scène 4

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Angèle, seule

Angèle, seule. — S’est-il assez moqué de moi !… C’est indigne ! Abuser des courts instants où sa femme dort, pour… C’est indigne !… Et voilà où nous en sommes, obligées de ne pas dormir pour assurer notre repos. Oh ! C’est égal, il y a quelque chose de pas clair dans tout ça !…

Scène 5

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Angèle, Sophie, puis Savinet

Sophie, du fond. — Monsieur Savinet.

Angèle. — Hein !

Sophie. — Si Monsieur veut entrer, voici toujours, Madame…

Savinet, entrant. — Ah ! Madame, je vous salue…

Sophie sort au fond.

Angèle. — Vous ici, monsieur… après ce qui s’est passé.

Savinet, descendant après avoir posé son chapeau sur la table. — Je comprends, madame, que ma présence ait de quoi vous étonner ! Je sais qu’il est de règle, en matière de duel, de ne communiquer avec son adversaire que par l’entremise de ses témoins… Mais les règles, je ne sais pas qui les a faites… En tous cas, on ne m’a pas consulté. Par conséquent, je les enjambe.

Angèle. — Ah !

Savinet. — D’ailleurs, je tiens à parler précisément à monsieur Ribadier avant que nos témoins respectifs ne s’abouchent. Mais, au fait, je puis bien vous le dire ! En deux mots, voici ce qui m’amène ! J’ai surpris, n’est-ce pas, monsieur Ribadier chez ma femme.

Angèle. — Ah ! le monstre !

Savinet. — Ah ! Madame, ce n’est pas vous, c’est ma femme qui aurait dû dire ça ! Mais elle ne l’a pas dit ! Ce qui est fait est fait ! Il n’y a plus à revenir en arrière ! C’est bien établi ! J’avais agi envers monsieur Ribadier en parfait galant homme. Je ne lui avais demandé qu’une chose : garder le secret et ne pas renouveler autant que possible… ne pas renouveler, bien entendu…

Angèle. — C’était de la générosité.

Savinet. — N’est-ce pas ? Il ne l’a pas fait ! Je le regrette, mais maintenant que des tiers ont été mêlés à une aventure qui devait rester entre nous, j’estime qu’une rencontre est devenue inévitable. Ceci naturellement pour ceux qui savent. Maintenant, pour ceux qui ne savent pas, j’aime autant ne pas ébruiter l’affaire. Je serais très vexé de me singulariser à Bercy !

Angèle. — Vous êtes modeste !

Savinet. — Je n’ai jamais aimé à me faire remarquer. Donc, je viens demander à ce brave Ribadier de laisser ignorer à ses témoins et à tout le monde le véritable motif de notre rencontre. Nous nous battons sous un prétexte quelconque, comme celui-ci par exemple, que j’ai imaginé ! Ribadier et moi avons dîné ensemble, n’est-ce pas ! On a servi un vin fin ! Ribadier a dit que c’était du bordeaux, moi, j’ai dit que c’était du bourgogne ! C’était moi qui avais raison, et nous nous battons à mort !

Angèle. — Vous croyez que cette raison-là ?…

Savinet. — Oh ! Nous n’en trouverons pas de meilleure !… Pour Bercy, songez donc, une question professionnelle…

Angèle. — Ceci, d’ailleurs, est affaire entre vous et monsieur Ribadier ! Quant à moi, je n’ai plus rien de commun avec lui.

Elle s’assied sur le canapé.

Savinet, s’asseyant près d’elle, sur une chaise, — Allons donc ! Ah ! Vous êtes fâchée après lui ?

Angèle. — Oh ! Fâchée ! Ce mot est aimable !

Savinet. — Tenez, vous n’avez pas de philosophie ! Non, madame, vous n’en avez pas !

Angèle. — Cependant…

Savinet. — Ah çà ! mais est-ce que vous croyez qu’au premier moment j’en ai pris comme ça mon parti ? Non, j’ai été comme vous… J’ai été ennuyé. Eh ! Bien, voyez-vous, dans la vie, le tout est de bien établir sa situation. Ce matin, quand j’ai vu mon domestique m’apporter mon déjeuner comme à l’ordinaire, quand mon concierge m’a remis mes lettres, je me suis dit : "En somme, qu’est-ce qu’il y a de changé ?" Rien, une fiction ! Il y a beaucoup de convention dans tout cela, vous savez !

Angèle. — Vous croyez ?

Savinet, — Ah ! madame, s’il y en a !… Alors, à côté de ça, je commence par vous dire que je ne suis pas superstitieux ! Mais enfin, c’est curieux tout de même… une affaire… une affaire superbe après laquelle je courais depuis deux mois sans arriver à une solution… V’lan ! ce matin, en deux temps, je l’ai conclue ! C’est moi désormais qui ai la fourniture des vins de Bordeaux dans les bouillons Duval ! C’est une affaire énorme. Eh ! Bien, ça ne prouve rien, c’est évident, mais enfin, je serais peut-être en droit de me dire : "Si Ribadier tout de même n’était pas venu me… Eh ! Eh ! je n’aurais peut-être pas la fourniture des bordeaux dans les bouillons Duval…"

Angèle, se levant. — Allons ! Je vois que c’est vous qui êtes l’obligé de monsieur Ribadier !"

Elle passe à gauche.

Savinet, se levant. — Oh ! Je n’irai pas jusqu’à dire ça… je n’oublie pas quelle a été sa conduite à mon égard ! Si encore il s’était contenté de me prendre ma femme ! Mais il ne parlait même pas de moi respectueusement !

Angèle. — Non !

Savinet. — Tenez !

Il tire une lettre de sa poche.

Angèle. — Qu’est-ce que c’est que ça ?

Savinet. — C’est une lettre de votre mari que j’ai trouvée chez ma femme.

Angèle. — Comment ça ?

Savinet. — En fouillant. Vous allez voir.

Angèle. — Oh !

Savinet, lisant. — "Ma Réré" ! C’est un abréviatif de Thérèse ! Ma femme s’appelle Thérèse.

Angèle. — Ah !

Savinet. — Moi je l’appelais "Théthé", j’avais pris la première syllabe, lui il a pris ce qui restait !

Angèle. — Ah ! Je vais t’en donner des Réré !

Savinet. — C’est trop tard, madame, il ne vous a pas attendu pour ça ! (Lisant.) "Ma Réré, je viens de te quitter et j’éprouve le besoin de t’écrire. J’ai été bien heureux ce soir !…"

Angèle. — C’est inconvenant !

Savinet. — Si c’est inconvenant ! À qui le dites-vous !… (Lisant.) "Je savais bien que tu ne pouvais pas aimer ton mari, il est…"(À Angèle.) Non, lisez, tenez, lisez ! J’aime mieux que ce soit vous que moi !

Angèle, lisant. — "Je savais bien que tu ne pouvais pas aimer ton mari, il est laid comme un singe…"

Savinet. — C’est de moi… Vous trouvez ça poli ?

Angèle, lisant. — "Qu’il est heureux cet homme de vivre près de toi… tu es la vraie femme adorable…"(Parlé.) Oh ! (Lisant.) "Quand je te compare à la mienne qui est…" (À Savinet.) Non, tenez, lisez, lisez, je ne peux pas !

Savinet, lisant. — "Qui est insupportable !"

Angèle. — Oh !

Savinet, lisant. — "Défiante !"

Angèle. — Oh !

Savinet, lisant. — "Geignarde !"

Angèle, furieuse. — Oh !

Savinet, lisant. — "Ah ! Quel obstacle ce serait entre nous sans mon précieux système !"

Angèle. — Hein !

Savinet, lisant. — "Comme c’est commode… Chaque fois que ton…" (Parlé.) Bon, je reviens sur l’eau… (Lisant.) "Chaque fois que ton…"(Parlé.) Non, à vous ! Tenez, à vous !

Angèle, prenant la lettre. — "Chaque fois que ton imbécile de mari s’absente…"

Savinet. — C’est toujours moi… Vous trouvez ça poli ?

Angèle, lisant. — "pour avoir la clef des champs, je n’ai qu’à regarder ma femme d’une certaine façon dans les yeux et la voilà endormie pour autant de temps que nous en avons besoin…"

Savinet. — Il endormait aussi la mienne.

Angèle, parlé. — Hein ! Quoi ?… Moi !… Oh ! le monstre ! Je comprends donc maintenant ces sommeils inexplicables !… J’étais… il me… Oh ! Le monstre !

Savinet. — Lisez ! Lisez la suite !

Angèle. — Non, non, je ne peux pas !

Elle lui donne la lettre.

Savinet, lisant, — "Rien, de la sorte ne peut troubler nos amours !"

Angèle. — Oh !

Savinet, lisant. — "Si tu savais comme je t’aime !"

Angèle, furieuse. — Comme je t’aime, tiens !

D’un mouvement inconscient, elle envoie un soufflet à Savinet.

Savinet, furieux. — Madame !

Angèle. — Oh ! Pardon ! Il me semblait que c’était mon mari !

Savinet. — C’est trop fort ! Ce n’est pas une raison parce qu’il s’est mis à ma place chez moi pour que vous me mettiez à la sienne !

Angèle. — Ah ! Et puis, tout ça, c’est hors de la question ! En attendant, je garde cette lettre, elle me servira. Elle lui prend la lettre sans qu’il s’y attende.

Savinet. — Pardon, mais je la garde aussi pour la même raison.

Angèle. — Permettez, elle est écrite par mon mari, j’ai le droit de l’avoir.

Savinet. — Oui, mais elle est écrite à ma femme et, comme telle, elle m’appartient !

Angèle. — Eh ! Bien, alors, chacun la moitié !

Elle lui donne la moitié de la lettre.

Savinet, à part. — Elle me donne la feuille blanche.

Angèle. — Oh ! Le gredin ! Il m’endormait… Qui est-ce qui m’aurait dit que j’étais… eh ! bien voilà… Il m’endormait… Oh ! Mais, maintenant, je sais ce qui me reste à faire.

Savinet. — Et moi donc !

Angèle. — Le divorce !

Savinet. — Moi aussi !

Angèle. — J’irai vivre toute seule !

Savinet. — Moi aussi !

Angèle. — Mon mari me rendra ma dot…

Savinet. — Moi aussi… Hein ?

Angèle. — Je dis : mon mari me rendra ma dot !

Savinet. — J’avais bien entendu ! Alors vous croyez que…

Angèle. — Dame ! Vous supposez bien qu’il ne va pas la garder puisque nous nous séparons…

Savinet. — C’est juste !… Diable ! Diable ! Diable !

Angèle. — Qu’est-ce que ça vous fait ?…

Savinet. — Ça ne me fait rien, pour votre mari, mais c’est pour moi que je dis : "Diable ! diable ! diable !"…

Angèle. — Eh ! Bien quoi ?…

Savinet. — Quoi… C’est que… Je comprends très bien, la dot … évidemment ! Mais la rendre en ce moment-ci … Moi, quand ma femme m’a apporté ses quatre cent mille francs, je les ai employés en valeurs argentines !…

Angèle. — Eh ! Bien…

Savinet. — Eh bien, à ce moment-là, c’était très bon ! Aujourd’hui, ça ne vaut pas le quart… C’est pas le moment de vendre ! Je ne pourrais jamais restituer la dot au pair !…

Angèle. — Vous avez votre fortune personnelle !

Savinet. — Elle est représentée par ma maison de commerce…

Angèle. — Liquidez-la !

Savinet. — Vous en parlez à votre aise ! Alors, parce qu’il a plu à ma femme et à monsieur Ribadier de… qu’ils m’ont fait…. euh… Ce n’est pas assez ! Il faudrait encore que ça me coûtât de l’argent ! Ah ! non…

Angèle. — Dame !… Enfin…

Savinet. — Ah ! non ! non ! Je veux encore bien l’être, mais au moins, à l’œil !

Angèle, allant s’asseoir dans le fauteuil. — Et après tout, c’est votre affaire !…

Savinet, remontant à droite de la table et prenant son chapeau. — Oui. Du reste, je vais aller trouver Théthé…

Angèle. — Théthé ?…

Savinet. — Ma femme.

Angèle. — Ah ! oui ! Réré pour mon mari…

Savinet. — Réré pour lui, Théthé pour moi… Je vais aller trouver Théthé et j’aurai une explication avec elle ! Vous direz à cet excellent Ribadier que je regrette beaucoup, mais que je ne peux pas l’attendre plus longtemps…

Angèle. — Soit ! Je lui ferai dire.

Savinet. — S’il vous plaît ! Allons, au revoir, madame ! Et maintenant, il faudra bien que ma femme me donne de bonnes raisons ! (À part, en s’en allant.) Non, il n’y a pas, les fonds argentins faisaient hier trois cent cinquante-sept ! Je ne peux pas vendre à ce prix-là !

Il sort par le fond.

Scène 6

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Angèle, puis Ribadier

Angèle, seule. — Oui, va, elle t’en donnera de bonnes raisons et même si elles ne sont pas bonnes, tu sauras les trouver telles… (Se levant.) Et voilà les hommes, tenez ! Heureusement nous ne sommes pas comme cela, nous autres femmes, et monsieur Ribadier pourra bien me donner toutes les bonnes raisons qu’il voudra. (Près du fauteuil.) Ah ! Ah ! Vous m’endormiez ! C’était commode, n’est-ce pas ! Madame gêne ! On l’immobilise et on la range dans un coin. Eh ! Bien, à nous deux ! Je veux que votre bel exploit tourne à votre confusion ! Je vous ménage une… (Entre Ribadier, de droite, deuxième plan.) Lui !… Il arrive bien !

Elle descend à gauche.

Ribadier, à part. — Ma femme ! (Haut.) Pardonnez-moi, madame, Sophie m’avait dit qu’un monsieur m’attendait ici.

Angèle. — Eh ! Monsieur, ne nous occupons pas de la personne qui était ici. Elle n’a pu vous attendre et elle est partie… J’ai à vous parler.

Ribadier. — À moi ?

Angèle. — D’une chose des plus graves.

Ribadier, descendant. — Oh ! Madame, je devine tout ce que vous pouvez me dire ! Je reconnais tous mes torts. Vous pourrez donc demander le divorce contre moi !

Angèle. — Eh ! bien, non, monsieur ! Nous ne pouvons pas divorcer ! Il s’est passé des choses si graves que, quelque désir que j’en aie, je ne dois pas divorcer.

Elle s’assied sur le pouf qui je trouve devant la table.

Ribadier. — Que voulez-vous dire ?…

Il s’assied sur le canapé.

Angèle. — Il est bien vrai, n’est-ce pas, que tous les soirs où vous aviez besoin de votre liberté, vous m’endormiez ?

Ribadier. — Comment ? Vous… Je ne chercherai pas à mentir ! C’est vrai…

Angèle, à part. — Il avoue… (Haut.) Eh ! Bien, monsieur, chaque soir, une fois que j’étais endormie et que vous étiez parti, un homme pénétrait dans cette chambre.

Ribadier, — Que dis-tu ?

Angèle. — Et alors, abusant de mon état et profitant de l’obscurité…

Ribadier, se levant. — C’est faux ! Dis-moi que c’est faux !

Angèle. — Hélas ! Je le voudrais !

Ribadier. — Elle voudrait !… Oui ! Je comprends ! Hier… la fenêtre ouverte !… (allant à la croisée.) C’est par là qu’il est entré, le misérable ! (À Angèle.) Quel est-il cet homme ? Son nom ?

Angèle. — Je l’ignore.

Ribadier. — Mais tu le reconnaîtrais ? Tu l’as vu ?

Angèle. — Mais non ! La lampe était toujours baissée.

Ribadier, remontant au-dessus de la table. — Ah ! C’est affreux ! Tous les soirs alors… Un homme… (descendant à gauche.) Et qui sait un homme !… Ils étaient peut-être plusieurs !

Angèle. — Oh ! ça, non. Je te réponds que c’était toujours le même !

Ribadier, passant à droite. — Oh ! tais-toi ! tiens ! Tais-toi !

Il tombe dans le canapé, la tête dans les mains.

Angèle, se levant. — Mais mon ami, ce n’est pas de ma faute ! Tu m’avais endormie !

Ribadier. — Ça ne fait rien ! Tu devais appeler ! Tu devais crier !

Angèle, entre le canapé et la table. — Crier ! Mais on ne crie que dans les cauchemars !… Et… je ne peux pas dire que c’était un cauchemar !…

Ribadier, se levant et passant devant elle. — Oh ! assez, madame, assez !

Angèle. — Et puis, veux-tu que je te dise, dans mon sommeil, je me figurais que c’était toi, et alors…

Ribadier. — Moi ! Allons donc, tous les soirs… tu sais bien que… Allons donc !

Il remonte, puis redescend à droite.

Angèle. — Oh ! ça, tu n’as pas besoin de te défendre… Je sais très bien qu’avec moi !… Dame ! on est parcimonieux chez soi quand on est prodigue au dehors !

Ribadier. — Oh ! Oh !

Angèle. — Oh ! Je ne te le reproche pas… On ne peut pas être à la fois Ministre de l’Intérieur et des Affaires Étrangères.

Ribadier. — Ah ! Trêve de raillerie…

Angèle — En attendant, voilà la vérité ! L’affreuse vérité !… Tu peux bien dire que c’est ton œuvre !

Ribadier. — Oui, tu as raison ! Ah ! tiens, laisse-moi, j’ai besoin d’être seul, de réfléchir, de comprendre…

Angèle. — Eugène ! C’est la fatalité !

Elle va vers sa chambre.

Ribadier. — Oh ! Je le trouverai, le misérable !

Angèle, à part. — Oui, va, tu seras bien malin si tu y arrives !

Elle sort à gauche, premier plan.

Scène 7

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Ribadier, puis Thommereux

Ribadier, seul, très agité. — Oh ! C’est affreux ! C’est affreux ce qui m’arrive ! Et voilà ce que tu as fait, imbécile ! Voilà ce dont tu es cause avec tes malices… Car enfin elle n’est pas fautive, elle, la pauvre martyre ! C’est, toi ! Au lieu de te conduire comme tu devais !… Au lieu de tromper ta femme comme tous les maris… avec des moyens classiques… tu as voulu faire le savant ! Avoir ton système à toi ! Le Système Ribadier ! (Tombant dans le pouf devant la table.) Eh ! Bien, voilà où te mène le Système Ribadier ! Ah ! C’est à s’arracher les cheveux !

Thommereux, entrant par le fond et descendant à droite de la table. — J’arrive de chez ton président, il ne peut pas, il est mort ; par conséquent, pour ton duel !

Ribadier, se levant. — Eh ! Il s’agit bien de duel ! J’ai bien autre chose en tête que mon duel !

Thommereux. — Hein ?

Ribadier. — Tu sais, le rêve que ma femme ne voulait pas me raconter devant toi ?

Thommereux, à part. — Sapristi !

Ribadier. — Eh ! bien, elle m’a tout dit !

Thommereux, très gêné. — Ah ! vraiment, elle t’a !… (À part.) Mon dieu !

Ribadier. — Ah ! si tu savais, pendant mes visites chez madame Savinet, un misérable s’introduisait ici.

Thommereux, à part, — Oh ! là, là, là, là, là, là !

Ribadier. — Tous les soirs, mon ami !

Thommereux. — Hein ! Ah ! non, pas tous les soirs.

Ribadier. — Si, tous les soirs !

Thommereux. — Mais dis-donc, ce n’était pas moi !

Ribadier. — Eh ! Je sais bien que ce n’était pas toi… Est-ce que tu as cru que je te disais ça parce que je te soupçonnais ?

Thommereux. — Non… Seulement je disais… Oh ! Mais qu’est-ce que tu dis là ?… Un misérable qui s’introduisait ?

Ribadier. — Et abusait lâchement du sommeil d’Angèle pour…

Thommereux. — N’achève pas !… N’achève pas !… J’ai peur de comprendre !

Ribadier. — Tu y es !

Thommereux. — Angèle… Ta femme… Madame Ribadier… tous les soirs…

Il tombe sur le canapé.

Ribadier, tombant sur le pouf. — Voilà !

Thommereux. — Et tu m’annonces ça comme ça, à moi, sans ménagement ! à moi !…

Ribadier. — Tu vois ma tête d’ici quand j’ai appris…

Thommereux. — Eh ! ta tête ! Tu ne penses qu’à ta tête, toi ! Et ce misérable, quel est-il ?

Ribadier, se levant. — Un inconnu !

Thommereux, se levant avec force — Son nom ?

Ribadier. — Puisque c’est un inconnu !

Thommereux. — C’est juste ! Un inconnu ! On ne sait pas qui c’est ! et tu ne soupçonnes personne ?

Ribadier, passant à droite. — Ah ! personne ! et tout le monde !

Thommereux . — Tout le monde ! C’est tout le monde qui est l’amant d’Angèle ! Ah ! Il est joli le résultat du système Ribadier ! Il est joli !

Ribadier. — Ah ! le misérable ! le misérable ! Dire qu’il entrait tous les soirs par cette fenêtre.

Il va vers la fenêtre.

Thommereux. — C’est dégoûtant !

Ribadier, poussant un cri. — Oh !… Qu’est-ce qui est accroché là ?… Un indice !

Thommereux. — Hein ?

Ribadier. — Une boucle de gilet… avec un morceau de patte arrachée !

Thommereux. — Une boucle ! (Se tâtant.) Non, ce n’est pas à moi !

Ribadier, descendant avec la boucle. — Elle est jaune !

Thommereux. — Amère raillerie !

Ribadier. — Mais à qui ? À qui ? Une boucle de gilet… tous les hommes portent des gilets ; ça ne m’indique rien !…

Thommereux. — Ça t’indique toujours que c’est un homme.

Ribadier. — Ça, je m’en doutais. Un homme ; quoi… c’est la moitié du genre humain, un homme !

Thommereux, accablé. — La moitié du genre humain pour une femme seule !

Ribadier. — Oh ! C’est à se casser la tête !

Scène 8

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Les mêmes, Sophie, puis Gusman

Sophie, entrant de droite, premier plan. — Monsieur, il y a Gusman…

Ribadier. — Allez au diable, vous !

Sophie. — Hein ?

Gusman, entrant. — C’est moi, Monsieur, je venais prendre les ordres pour atteler.

Ribadier. — Il n’y a pas d’ordres, allez !

Thommereux. — Il n’y a pas d’ordres, allez !

Gusman, à part — De quoi se mêle-t-il, l’ami !

Il se retourne pour s’en aller et laisse voir la patte de son gilet dont la boucle est absente.

Ribadier, poussant un cri. — Ah !

Tous. — Quoi ?

Ribadier. — Regarde donc la boucle ! Lui ! Elle n’y est plus !

Thommereux. — Hein ?

Gusman, à Sophie. — Qu’est-ce qu’ils ont ?

Thommereux. — Le cocher !

Ribadier, se précipitant à la gorge de Gusman et le faisant passer au milieu. — Ah ! misérable !

Thommereux, même jeu. — Assassin !

Gusman. — Ah ! Mon dieu !

Ribadier et Thommereux, le secouant. — Ah ! c’est toi ! Ah ! c’est toi !

Gusman. — Mais oui, c’est moi !

Ribadier, froidement à Thommereux et lâchant Gusman. — Je vais l’étrangler !

Gusman et Sophie. — Hein !

Ribadier, à Sophie. — Laissez-nous !

Gusman. — Oui, Monsieur !

Ribadier. — Voulez-vous rester, vous ! (À Sophie.) C’est à vous que je parle ! Allez !

Sophie. — Oui, Monsieur ! (À part.) Qu’est-ce qu’ils vont lui faire, mon dieu !

Elle sort à droite, premier plan. Thommereux fait asseoir Gusman sur le pouf.

Ribadier. — Et dire que cet homme, là, le suborneur de… Il est là, le voilà…

Thommereux. — Le voilà !

Gusman, à part. — Qu’est-ce qu’ils ont à me dévisager !

Les voyant le regarder, il sourit pour se donner une contenance.

Ribadier. — Regarde-le… il sourit… il a l’audace de sourire… Je vais le tuer !

Gusman, se levant et gagnant la gauche. — Hein ! Eh ! là !

Thommereux, arrêtant Ribadier. — Pas encore !… Avant tout, il faut savoir… l’interroger, sans avoir l’air…

Ribadier. — Oui !

Thommereux. — Il s’agit d’être diplomate ! Laisse-moi faire ! J’ai été consul à Batavia.

Ribadier. — Va !

Thommereux, s’asseyant sur le pouf. — Avancez, vous ! (Gusman s’avance craintivement.) Ah ! ça ! cocher ! est-ce que vous ne seriez pas, pas hasard, le séducteur de madame…

Ribadier, l’arrêtant. — Hein ! Veux-tu te taire ! (il le fait passer à droite.) C’est ça que tu appelles de la diplomatie !

Thommereux. — Comment, mais c’est très fort ! Il allait être pris !

Ribadier, s’asseyant sur le pouf. — Ah ! Tais-toi ! Tiens, laisse-moi faire (À Gusman.) Approchez ! Connaissez-vous ça ?

Gusman. — La boucle de mon gilet…

Ribadier, se levant. — Sa boucle ! Il la reconnaît ! C’est sa boucle !

Gusman. — Mais oui ! Oh ! bien, ce que je l’ai cherchée !

Ribadier, le prenant au collet. — Ah ! C’est ta boucle, gredin !

Gusman. — Allons, bon ! ça le reprend !

Ribadier. — C’est toi, n’est-ce pas, qui escaladais cette croisée tous les soirs, quand je n’étais pas là ?

Gusman. — Monsieur sait !

Ribadier. — Tout !

Thommereux. — Tout !

Ribadier. — Tu venais pour une femme, hein, tu venais pour une femme, allons, avoue !

Gusman. — Oh ! Monsieur… La galanterie… Je suis gentleman…

Ribadier, réprimant un mouvement de colère. — Ouh !… Allons ! Allons ! Cinquante francs pour toi ?

Gusman, digne. — C’est bien !

Ribadier. — Alors, c’est toi qui venais. Ici dans l’obscurité ?

Gusman. — C’était moi !

Ribadier. — Tu avais bien soin de ne pas relever la lampe !

Gusman. — J’allais aussi bien à tâtons !

Ribadier et Thommereux. — Oh !

Ribadier. — Et tu as osé… La pauvre innocente, par la violence… en dehors de sa volonté !…

Gusman. — Quoi ?

Ribadier. — Je dis par la violence !

Gusman. — Allons donc ! C’est elle qui me faisait des avances !

Ribadier et Thommereux. — Hein ?

Ribadier. — Infamie !

Thommereux. — Oh ! Angèle !

Gusman, à part. — Quelle affaire pour une bonne !

Ribadier, avec désespoir. — C’est elle qui lui a fait des avances !

Gusman. — Elle a toujours eu un faible pour les cochers !

Thommereux. — Oh !…

Il remonte et descend à gauche.

Ribadier. — Ah ! Taisez-vous !… (À part.) La misérable !… (Désignant la porte du 1er plan de droite. Haut.) Tiens ! Va par là ! Et attends que je vienne te chercher, tu m’entends !

Gusman. — Et mes cinquante francs, Monsieur !

Ribadier. — Tes cinquante francs ! Tu me… Et il te faudrait encore un pourboire !

Thommereux. — C’est de l’impudence !

Ribadier. — Veux-tu aller par là !

Scène 9

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Ribadier, Thommereux, puis Angèle, puis Gusman

Ribadier, tombant dans les bras de Thommereux. — Ah ! mon ami, mon ami, c’est affreux !

Thommereux. — C’est monstrueux !

Ribadier. — La Sainte-Nitouche ! Qui aurait pu se douter, quand elle me jouait la comédie !

Thommereux. — Hein ?

Ribadier. — Et qui ? Qui ? Son cocher ! Ça serait un homme bien… encore…

Thommereux. — Oui, mais quand on lui propose un homme bien, elle n’en veut pas !

Ribadier. — Mais un cocher ! Un subalterne !

Thommereux. — Ah ! Mon pauvre ami ! ça fait mal dans ta bouche !

Ribadier, allant à la porte du premier plan de gauche. — Oh ! Mais elle va voir ! (Appelant.) Angèle ! Angèle ! (revenant à Thommereux,) Non ! Non ! Il y a des situations qu’il faut savoir prévoir dans la vie, mais à ce degré-là… Ah ! Non !

Angèle, entrant de gauche. — Vous désirez me parler ?

Ribadier. — Approchez, madame, je sais tout !

Thommereux. — Nous savons tout, madame !

Angèle. — Tout quoi ?

Ribadier, — Ce qui se passait ici… l’inconnu, tous les soirs… par la fenêtre !…

Angèle. — Tiens ! C’est moi qui vous l’ai dit !

Ribadier. — Oui, mais ce que vous ne m’aviez pas dit, c’est que vous le connaissiez, l’inconnu… et nous le connaissons également !

Angèle. — Allons donc !

Ribadier et Thommereux. — Parfaitement !

Angèle. — Ah ! Vous le connaissez ! Mes compliments ! (À part.) Ils tombent bien !

Ribadier. — Et il nous a tout dit, madame, vous entendez ? Tout !

Angèle. — Ah ?

Thommereux. — Tout !…

Ribadier. — Et ce n’est pas lui qui abusait de votre sommeil. C’est vous qui alliez le chercher !

Angèle. — Hein ?

Ribadier. — Oh ! Honte ! Il est là, madame, votre amant, il est là !

Angèle. — Là !…

Ribadier, allant à la porte de droite. — Tenez, le voilà, votre amant ! (Ouvrant la porte de droite.) Sortez !

Gusman paraît.

Thommereux. — Sortez !

Angèle. — Le cocher !

Ribadier. — Il m’a raconté ! Tout avoué !

Angèle. — Hein ! Vous !

Gusman. — Oui, madame, j’ai tout avoué, et j’avoue encore devant vous !

Angèle. — Mais, c’est faux !

Gusman. — Comment, c’est faux !…

Angèle, allant à Ribadier. — Tu ne le crois pas, n’est-ce pas ! Je ne veux pas que tu le croies !

Thommereux et Ribadier. — Hein !

Angèle, plus bas, pour que Gusman ne puisse pas entendre. — Jamais ! Jamais, je te jure ! Tant que je savais que c’était une invention, je voulais que tu le croies pour te faire subir le châtiment de ce que tu m’as fait souffrir ! Mais du moment que, par une circonstance que je ne comprends pas, tu peux sérieusement t’imaginer… Ah ! non, c’est faux ! Moi ! Avec ton cocher… Oh ! Jamais ! Jamais ! Jamais !

Ribadier. — Mais qu’est-ce que ça veut dire ?… (À Gusman.) Ah ! ça ! où allez-vous !… Quelle était la femme qui…

Gusman. — Mais Sophie, Monsieur ! La femme de chambre…

Ribadier et Thommereux. — Sophie !

Angèle. — Ah ! Je le savais bien…

Gusman. — Mais qui donc avez-vous cru ?

Ribadier. — Personne ! (À part, transporté de joie.) C’était Sophie ! (Haut.) Gusman ! Je vous dois cinquante francs. Voici deux louis ! vous garderez le reste !

Gusman. — Hein ! Mais Monsieur, ce n’est pas le compte !

Ribadier. — C’est bien ! Ça ne vaut pas la peine d’en parler !

Gusman, à part. — Ah ! Mais je la trouve mauvaise. Je rattraperai ça sur l’avoine.

Il sort à droite, premier plan…

Scène 10

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Ribadier, Angèle, Thommereux

Ribadier. — Ah ! Angèle, que c’est mal de t’être ainsi jouée de moi… Mais tu m’aimes toujours ?…

Angèle. — C’est bien, Monsieur… Je ne regrette qu’une chose… c’est que vous n’ayez pas souffert encore davantage ; mais tout est fini entre nous.

Ribadier. — Non ! Non ! Il n’y a rien de fini ! Tu m’aimes toujours !

Angèle. — Non ! Non ! Je ne vous aime pas ! Et la preuve, c’est que je reprends ma liberté et que je vous rends la vôtre.

Ribadier — Tu me rends ma liberté, c’est très bien… Je vais de ce pas chez madame Savinet.

Angèle. — Tu ne feras pas ça !

Ribadier. — Ah ! Tu vois bien !…

Angèle. — Ah ! Eugène, que je suis faible !

Elle se précipite dans ses bras.

Thommereux, à part. — Mais qu’est-ce que je fais là, moi ? Qu’est-ce que je fais là !

Angèle. — Au moins, tu me promets de ne plus retourner chez cette femme ?

Ribadier. — Ni chez elle, ni chez d’autres… Angèle, je donne ma démission des Affaires Étrangères, dorénavant je reste tout à l’Intérieur…

Angèle. — Vrai ? Ah ! Eugène !

Ils s’embrassent.

Thommereux. — Allons, voilà les expansions qui recommencent ! Je crois que je ferai bien de retourner à Batavia !

RIDEAU FINAL