Les Lèvres closes/Le Survivant

(Redirigé depuis Le Survivant)
Les Lèvres closesAlphonse Lemerre, éditeur1 (p. 191-193).

LE SURVIVANT


Je sors des bois. Je rentre en ma vie. Ô prisons
De nos songes ! Combats ou pleurs que nous taisons !
Le jour s’en va. Le bleu du ciel pâlit. C’est l’heure
Tranquille. — Un souffle ; un seul. — Souffle étrange ! — Il m’effleure
Et s’éteint. — Je soupire et pense à lui. C’était
Un toucher ! — Le soleil s’engouffre. Tout se tait.
L’ombre augmente. La route est longue, la nuit, proche.
Elle arrive. Elle monte en nous, comme un reproche.
Il venait de très loin, ce souffle ! J’en frémis.
Il semblait expirer en moi. Je l’ai transmis ;
Où donc ? Vers qui ? — Mon cœur bat avec violence.
Je n’entends que mes pas. — Quel désert ! Quel silence !
Ce souffle était si faible ! et si doux ! — La forêt
Ne l’a point arrêté pourtant. Il se mourait.
C’est en moi qu’il est mort. Vivait—il ? — Des lumières
S’allument. — Durs travaux des champs ! Pauvres chaumières !
— Ce souffle ! On aurait dit une aile ; un être errant !
Il est tant de secrets ! Hélas ! Qui les comprend ?

Peut-être toi ! vieil arbre immobile ! Murmure !
Enseigne-moi ! Notre âme est une autre ramure.
Elle flotte. Elle s’ouvre, immense, à la merci
De vents mystérieux. Tout entière elle aussi
Vibre parfois. Des mots obscurs l’ont traversée !
Ce souffle en était plein. — Qui dit qu’une pensée
N’est pas comme un parfum : un corps aérien ?
Tout voyage. Tout vit. Tout se transforme. Rien
Ne périt. Tout renaît. Tout souffre. Tout se mêle.
Et tout cherche ailleurs. Quoi ? L’anxiété jumelle,
Sans doute ; en vos fumiers, désirs ! en votre exil,
Regrets ! au plus profond des cœurs, au plus subtil
Des choses. — Le couchant à l’infini recule.
Une étoile ! Vénus ! qui passe au crépuscule !
— Il était triste autant, ce souffle ! et si léger !
Qu’apportait-il ? — Moi seul l’ai senti voltiger.
J’en suis sûr : il voulait depuis longtemps renaître.
Est-ce en quelqu’un ? — Le froid de la mort me pénètre.
C’était comme un dernier effort vers moi ; si lent !
Si las ! Comme un suprême effluve s’exhalant ;
Comme un adieu resté muet ; comme une haleine ;
Comme une voix défunte ! — Oh ! La brume ! Elle est pleine
De fantômes. Je marche à travers eux. Qui sait ?
S’il s’était échappé d’une tombe ! Il poussait
Un souvenir de plainte, un rappel de caresse,
Quelque message au but. — Je frissonne. Serait-ce
L’envoi que j’ai longtemps espéré ? — nos douleurs
S’apaisent ; puis les jours nouveaux portent les leurs.
On ne sait quoi nous traîne ; on va. Lâche habitude !

D’autres liens, les sots espoirs, la vaine étude !
L’on doute. L’on oublie. — Est-ce possible ? On croit
Oublier ! Mais en nous le cyprès planté croît.
Il est là ; bien plus haut que la nuit ! Sur les fastes
De ma vie il s’étend toujours. Ombres néfastes !
Un souffle ; et je vous sens immortelles ! Couvrez
Mes yeux, palmes sans fin ! lourds rameaux enivrés
De ce souffle ! C’est vous qu’il cherchait. — Le ciel brille,
Vainement ! — Dans ma chair fouille, racine ! vrille
Aux cent pointes ! C’est toi qu’il réveille ; et venu
De là-bas ! — Mon soupir ? Qu’avais-je reconnu ?
Cette odeur d’autrefois ! Cette tendresse amie ?…
Était-ce un rêve en peine ? Un rêve d’endormie !
Le rêve d’abandon d’une poussière ? — Oh ! oui,
Dors en moi, rêve en moi, jeune amour enfoui !