Éditions Beauchemin (p. 168-185).

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Maintenant un peu de neige seulement rayait la profondeur des sillons roux.

À l’eau déjà haute qui noyait la commune, hormis la pointe et quelques levées de terre en saillie çà et là, bientôt vinrent s’ajouter les eaux des lacs. Puis la fumée d’un premier paquebot empanacha les touffes de saules de l’Île des Barques. Comme impuissante à s’élever plus qu’à hauteur d’arbres, elle traîna longtemps à la tête des aulnages avant d’aller mourir parmi les vieux joncs.

Depuis leur arrivée les canards sauvages voyageaient dans le ciel, non plus par bandes, comme à l’automne, mais par couples en obéissance à l’accomplissement de leur œuvre de vie. Quand ils passèrent à portée de fusil, se dirigeant vers la baie de Lavallière, Didace les surveilla jusqu’à perte de vue. Les yeux pétillants de plaisir il songea :

— Au bout de ma terre, il y a un chaume de sarrasin qui a inondé. Les noirs baraudent de ce bord-là : ils devraient y chercher de quoi manger… J’suis pourtant à la veille de leur donner quelque rafale.

Sitôt qu’il eut vu Pierre-Côme Provençal s’éloigner en tournée de garde-chasse vers les terres plus basses, il n’y tint plus et se mit à chasser en maraude.

La pleine lune d’avril apporta le coup d’eau. Après les inondations, la terre fuma et peu à peu elle sécha. Pendant des jours et des jours, elle s’étira paresseusement au soleil avant de s’éveiller tout à fait.

Enfin, un matin, le printemps éclata. Un duvet blond flotta sur la campagne plus blonde elle aussi. L’eau du chenal redevint claire et verte. Par moment, ses courtes vagues scintillaient, telles des écailles d’argent. Souvent le Survenant suivait leur jeu captivant. Un midi, il crut entendre un murmure étranger. Il prêta l’oreille : plus qu’un murmure, un chant suave, une musique incomparable s’élevait parmi la prèle des marais, droite et rose près des berges. De partout à la fois, de la rivière, du cœur de la terre sonore, une musique montait, grandissait. Ses ondes harmonieuses couvrirent la plaine entière, elles enveloppèrent le Chenal du Moine et se répandirent passé les baies, passé les petits chenaux, passé les rigolets, à l’infini. En un hymne à la vie, les grenouilles se dévasant remontaient à la surface de l’eau et célébraient leurs noces avec la lumière du jour.

Après une pluie de durée, une odeur végétale, terreuse, dépassa les clairières et, dans le vent aigre, alla rejoindre l’odeur douceâtre de l’eau : parmi le paillis, les fougères à peine visibles sortaient la tête. Le lendemain, elles se déroulèrent déjà hautes, hors de terre. Puis à côté du premier dent-de-lion, la prèle des champs dressa son fragile cône vert.

Dans la bergerie, un bêlement pathétique racontait à tout vent l’inquiétude des brebis devant l’agitation des agneaux. Didace n’osait lâcher ceux-ci au pacage, sachant qu’une fois le goût de l’herbe pris, ils ne voudraient plus retourner à la mère.

Marie-Amanda avait eu son troisième enfant. À la première belle journée après ses relevailles, elle vint le montrer à Didace et le lui mit dans les bras. Plus empêtré à tenir un enfant qu’à haler un chaland, le vieux, des gouttelettes de sueur au front, le garda un instant collé contre lui. Mais le petit, qui avait bonne envie de vivre, gigota tellement dans ses langes que Didace le rendit aussitôt à Marie-Amanda :

— Ôte-moi-le des mains. J’ai trop peur de l’échapper.

— Ça vous avient ben pourtant, remarqua le Survenant.

Les jours qui suivirent le départ de Marie-Amanda, la maison parut à tous plus grande et silencieuse, surtout à Didace qui se montra exigeant envers Alphonsine. Pour un plat apporté deux fois de suite sur la table, il tempêta.

— Pourtant, vous avez coutume d’aimer ça du bouilli, mon beau-père ?

— Ouais, mais tu nous houilles ! C’est pas parce qu’une chose est bonne…

La bru se cassa la tête à force de chercher la raison d’une pareille rigueur. Mais tout allait uniment au Chenal du Moine. Depuis Pâques, Venant n’avait pas bu pour la peine. À le voir assidu auprès d’Angélina et serviable à David Desmarais, on se disait qu’avant longtemps le voisin aurait un maître gendre. Angélina apportait aux fleurs et à la maison des soins encore plus tendres. Quand elle disait « ma maison, mes fleurs », on eût dit les mots réchauffés près de son cœur, tellement ils étaient à la fois doux et chauds à entendre.

Chez les Beauchemin, le poulailler, par les soins du Survenant, rapportait plus que jamais à semblable époque.

— Et si j’suis encore en vie, l’année prochaine, disait-il en s’ambitionnant à le faire produire davantage, vous aurez des poules qui pondront en hiver.

L’invraisemblance du projet fit sourire Amable. Venant continua quand même à exposer ses plans.

— On pourrait semer du trèfle dans la vieille prairie. En amendant la terre, comme de raison. Le « Journal d’Agriculture » dit qu’avec de la chaux mêlée dedans, on peut faire des merveilles. Et pourquoi pas avoir un carré de fraisiers ? Les deux premières années sont un peu dures mais après, les fraises se tirent d’affaire toutes seules.

Amable l’interrompit :

— Aïe ! Ambitionne pas sur le pain bénit. Qui c’est qui s’occupera des cageaux, des casseaux, du cueillage ?

Mais Didace admettait tout de la bouche du Survenant. Grâce à lui, avant longtemps, il serait un aussi gros habitant que Pierre-Côme Provençal.

Vers le milieu de mai, on s’apprêta à déménager au fournil. Pendant que les Beauchemin en peinturaient l’intérieur, Beau-Blanc arriva. À son air effarouché, à son clappement de langue, on sut qu’il s’apprêtait à débiter quelque nouvelle. Dès son habituel préambule : « J’veux pas rien dire de trop mais… », Didace l’arrêta :

— Parle ou ben tais-toi.

Le journalier se renfrogna dans un silence boudeur. Mais au bout de quelques minutes, la langue lui démangea tellement de parler qu’il dit :

— Puisque vous voulez le savoir à tout prix, j’ai vu un homme se carrioler dans votre ancien canot de chasse, celui que vous vous êtes fait voler, l’automne passé.

Didace bondit :

— Hein ! Quoi c’est que tu dis là ?

Heureux de produire son effet, Beau-Blanc répéta la nouvelle sans se faire prier.

— En es-tu ben sûr ? insista Didace.

— Nom d’un nom ! J’ai passé contre à contre, à la sortie du chenail de l’Île aux Raisins, proche de la « light » à la queue des îlets. Il y a toute une flotte à l’entrée du lac. Y avait de la breume mais j’ai vu le canot correct. Si vous voulez pas me crère…

De même que tous les menteurs-nés capables d’en faire accroire au diable, Beau-Blanc s’indignait qu’on mît en doute la moindre de ses paroles.

— As-tu reconnu le voleur ? C’est-il quelqu’un du pays ? demanda Phonsine.

— Je le connais pas. C’est un étranger, un gars de barge, ça m’a tout l’air.

— Maudits étrangers, commença Amable…

Venant éclata de rire.

— C’est ça, Amable, fesse dessus ou ben prends le fusil et tire-les un par un tous ceux qui sont pas du Chenal du Moine.

Didace l’interrompit :

— Grèye la chaloupe, Amable, on va au lac.

— Ah ! y a pas de presse : on ira demain. Si le gars est avec la barge, il partira toujours pas au vol ?

— Faut-il être innocent pour parler de même ! bougonna Didace. Arrive, Survenant !

— Mais le fournil, protesta Phonsine. Allez-vous le laisser à l’abandon, à moitié peinturé ?

Sur un ton qui n’admettait pas de réplique, Didace trancha :

— Neveurmagne ! Le fournil attendra : il est pas à l’agonie.

— Voyons, se dit Phonsine, v’la-t-il mon beau-père qui va se mettre à sacrer en anglais comme le Survenant ?

Didace s’installa à l’avant de la chaloupe. Ils traversèrent le chenal à la rame puis le Survenant se mit à percher le long de la rive nord.

— Tu ferais mieux de prendre la « light » de l’Île aux Raisins comme amet, lui conseilla Didace. C’est écartant dans les îles à cette saison-icitte.

Les grandes mers de mai avaient fait monter l’eau de nouveau. À mesure qu’il avançait, le Survenant s’étonna devant le paysage, différent de celui qu’il avait aperçu, l’automne passé. En même temps il avait l’impression de le reconnaître comme s’il l’eût déjà vu à travers d’autres yeux ou encore comme si quelque voyageur l’ayant admiré autrefois lui en eût fait la description fidèle. Au lieu des géants repus, altiers, infaillibles, il vit des arbres penchés, avides, impatients, aux branches arrondies, tels de grands bras accueillants, pour attendre le vent, le soleil, la pluie : les uns si ardents qu’ils confondaient d’une île à l’autre leurs jeunes feuilles, à la cime, jusqu’à former une arche de verdure au-dessus de la rivière, tandis qu’ils baignaient à l’eau claire la blessure de leur tronc mis à vif par la glace de débâcle ; d’autres si remplis de sève qu’ils écartaient leur tendre ramure pour partager leur richesse avec les pousses rabougries où les bourgeons chétifs s’entr’ouvraient avec peine.

Tout près un couple de sarcelles se promenait. Indolente, la cane retourna à sa couvée pendant que le mâle s’ébrouait de fierté, mais tout le temps vigilant à l’égard de la jeune mère. Ni l’un, ni l’autre ne se montrèrent farouches à l’approche de l’embarcation. Le sentiment de la vie était si fort en eux qu’il leur faisait dominer leur peur naturelle de la mort.

La chaloupe navigua dans un chenal de lumière entre l’ombrage de deux îles, lumière faite du vert tendre des feuilles, de la clarté bleue du ciel et de la transparence de l’eau, sûrement, mais aussi lumière toute chaude de promesse, de vie, d’éternel recommencement. Un courage inutile assaillit le Survenant. Une ardeur nouvelle força son sang. Il eût voulu se mesurer à une puissance plus grande que lui, abattre un chêne, vaincre un dur obstacle ou peut-être bâtir une maison de pierre. Seul, il eût crié à toute sa force. D’instinct il se mit à percher si rapidement que la chaloupe faillit verser.

— T’es ben en jeu, lui remontra Didace. Fais attention : tu vas nous neyer le temps de le dire.

Le soleil chauffait. Venant sentit ses épaules pénétrées de chaleur ainsi que sous la pression de deux mains amicales.

Il enleva son mackinaw et s’assit en demandant :

— Nagez-vous, père Didace ?

— Non. On nage pas par icitte. Seulement on sait naviguer.

— En plein comme les coureurs des bois.

Mais, plus pour lui que pour son compagnon, Venant ajouta :

— Beauchemin… c’est comme rien, le premier du nom devait aimer les routes ?

— T’as raison, Survenant. Les premiers Beauchemin de notre branche tenaient pas en place. Ils étaient deux frères, un grand, un petit ; mieux que deux frères, des vrais amis de cœur. Le grand s’appelait Didace. Le petit, j’ai jamais réussi à savoir son petit nom. Deux taupins, forts, travaillants, du vif-argent dans le corps et qu’il fallait pas frotter à rebrousse-poil trop longtemps pour recevoir son reste. Ils venaient des vieux pays. L’un et l’autre avaient quitté père et mère et patrie, pour devenir son maître et refaire sa vie.

Ah ! quand il s’agissait de barauder de bord en bord d’un pays, ils avaient pas leur pareil à des lieues à la ronde. Comme ils avaient entendu parler des alentours où c’est qu’il y avait du bois en masse et des arbres assez hauts qu’on les coupait en mâts pour les vaisseaux du roi, ils sont arrivés au chenal, tard, un automne, avec, pour tout avoir, leur hache, et le paqueton sur le dos. Et dans l’idée de repartir au printemps. Seulement, pendant l’hiver, le grand s’est pris si fort d’amitié pour une créature qu’il a jamais voulu s’en retourner. Dans les commencements, ça demandait pas rien que le courage d’un homme, mais celui d’une bonne femme ben vaillante avec, pour résister dans le pays : la rivière qui montait, tous les printemps, et qui lichait la maison, à chaque coup d’eau, quand elle la neyait pas. Tout était toujours à recommencer.

Il s’est donc marié et c’est de même qu’on s’est enraciné au Chenal du Moine. L’autre Beauchemin s’est trouvé si mortifié qu’il a continué son chemin tout seul.

Soudainement, le Survenant se mit à chantonner. Les mots d’une complainte lui vinrent à la bouche :

Peuple chrétien, écoutez la complainte
D’un honnête homme qui veut se marier

Après la messe il va voir son monde
Les jeunes gens qu’il avait invités

Son frère aîné arrivant à sa porte
Le cœur gonflé, il se met à pleurer

— Qu’avez-vous, mon frère ? Qu’avez-vous à pleurer ?
— Ah ! si je pleure, je déplore votre sort.

Laissez, mon frère, laissez ce mariage
Je vais payer les dépenses qui sont faites

Mais sans le laisser achever, Didace entonna :

Tenez, mon frère, voilà deux portugaises,
Ne pensez plus à votre fiancée…

Puis il continua à raconter :

— Tout ce qu’on a su de lui, c’est que, par vengeance, il a jamais voulu porter le nom de Beauchemin : il s’est appelé Petit.

— Petit ! s’exclama le Survenant. Pas Beauchemin dit Petit ?

— Sûrement. Quoi c’est qu’il y a d’étrange là-dedans ?

— Ça me surprend parce qu’il y a eu des Petit dans notre famille.

Sa grand-mère était une Petit. Serait-il du même sang que les Beauchemin ? À cela, rien d’impossible. Et il en serait fier. Mais songeant à la parole du père Didace, au sujet des premiers Canadiens, parole qui avait dû passer de bouche en bouche non comme un message, mais simple vérité, il se perdit en réflexions : « Pour refaire sa vie et devenir son maître » : c’est ainsi que si peu de Français, par nature casaniers, sont venus s’établir au Canada, au début de la colonie, et que le métayage est impossible au pays. Celui qui décide de sortir complètement du milieu qui l’étouffe est toujours un aventurier. Il ne consentira pas à reprendre ailleurs le joug qu’il a secoué d’un coup sec. Le Français, une fois Canadien, préférerait exploiter un lot de la grandeur de la main qu’un domaine seigneurial dont il ne serait encore que le vassal et que de toujours devoir à quelqu’un foi, hommage et servitude.

À son insu, il venait de penser tout haut. Didace n’en fit rien voir. Rempli d’admiration et de respect pour une si savante façon de parler, il écouta afin d’en entendre davantage, mais le Survenant se tut. Didace pensa : « Il a tout pour lui. Il est pareil à moi : fort, travaillant, adroit de ses mains, capable à l’occasion de donner une raclée, et toujours curieux de connaître la raison de chaque chose. » Le vieux se mirait secrètement dans le Survenant jusqu’en ses défauts. Ah ! qu’il eût aimé retrouver en son fils Amable-Didace un tel prolongement de lui-même !

Alors, en gage d’amitié et pour mieux s’attacher le Survenant, il voulut lui apprendre un secret : « le malheureux qui porte dans son cœur un ennui naturel, s’il croit trouver toujours plus loin, sur les routes, un remède à sa peine, c’est pour rien qu’il quitte sa maison, son pays, et qu’il erre de place en place. Partout, jusqu’à la tombe, il emportera avec soi son ennui. » Mais Didace ne savait pas le tour de parler. Il chercha ses mots. S’il se fût agi de rassembler un troupeau de bêtes effrayées, sur la commune, la saint-michel sonnée, là, par exemple, il eût été à son aise ! Mais, des mots contre lesquels on se bat dans le vide ? Au moment de parler une gêne subite le serra à la gorge. L’instruction du Survenant le dominait.

Mais Didace rêve. Le Survenant ne repartira pas. À la première nouvelle, il épousera Angélina Desmarais. À son tour il prendra racine au Chenal du Moine pour le reste de ses jours. Il sera le premier voisin des Beauchemin, et sans doute marguillier, un jour, maire de la paroisse, puis qui sait ?… préfet de comté… député… bien plus haut placé que Pierre-Côme Provençal.

Couac ! Dans un bruissement sec, un butor, de son vol horizontal, raye le paysage. L’eau clapote contre la barque. Didace se réveille. Brusquement il questionne :

— Survenant, dis-moi comment c’est que t’es venu à t’arrêter au Chenal ?

Aussi brusquement le Survenant se remet à percher, debout au grand soleil. Sonde-t-il dans toute sa profondeur l’amitié du père Didace ? Soudain, il consent à un aveu, en éclatant de rire :

— Ben… je finissais de naviguer… J’avais bu mon été… puis l’hiver serait longue…

* * *

À l’entrée du lac, l’air du large fouetta la figure des deux hommes. Le Survenant cessa de percher et Didace plaça les rames dans les tolets. Il venait d’apercevoir son canot de chasse, avec un homme à l’aviron. Il dirigea droit à lui l’embarcation qu’il colla à côté et ordonna brèvement :

— Débarque ! donne-moi mon canot !

L’autre se défendit :

— C’est-il votre ca-a-a-not ? Ça parle au yâble. Moi qui cherchais partout à-à-à qui c’est qu’il pouvait ben a-a-a-appartenir. Il s’en venait tout seul en flotte sur l’eau. Je l’ai ra-a-a-a-massé tout bonnement.

— Débarque ! donne-moi mon canot !

Venant intervint. On n’allait pas abandonner un homme en plein lac, dans le chenal de la grosse navigation. Il fallait le reconduire à sa barge.

Didace tempêtait toujours :

— Non ! Qu’il débarque t’de suite ! Qu’il me donne mon canot ! Je les connais trop, ces ban-an-an-des de maudits-là. Ils bèguent rien que pour se chercher une excuse. Tout ce qui fait leur affaire, un poêle, une ancre de mille livres, ils l’ont toujours trouvé en flotte !

La figure cramoisie, il bouillonnait de colère et tout le temps qu’il parlait, à tour de bras il secouait le canot :

— Si j’m’écoutais, mon gars, je te poignerais par l’soufflier, et je t’étoufferais dret là !

Une fois Didace calmé, ils accompagnèrent à la barge l’homme encore blême de peur. Puis ils s’engagèrent de nouveau dans le chenal, avec le canot à la touée. Ils naviguaient en silence depuis un bout de temps lorsque Venant aperçut à un coude de la rivière deux Provençal qui remontaient le courant à la cordelle. Debout, à l’arrière, Pierre-Côme gouvernait le chaland rempli de bois de marée tandis que son fils, Joinville, avançait sur la grève, un câble sur l’épaule, en halant à l’avant. Pierre-Côme, voyant Didace oisif, à fumer, lui cria :

— C’est ça, mon Didace, travaille. L’ouvrage sauve.

— Va chez l’yâble ! riposta vivement Didace.

Leur gros rire résonna longtemps sur l’eau. Mais après qu’ils se furent éloignés des Provençal, Didace dit à Venant :

— Lui, c’est le vrai cultivateur ! Quatre garçons, quatre filles, tous attachés à la terre, toujours d’accord. Ça pense jamais à s’éloigner ni à gaspiller. Et l’idée rien qu’à travailler et à agrandir le bien.

— Il vous aurait fallu des garçons de même, observa le Survenant.

— C’est ben là ma grande peine. Au moins si le dernier eusse vécu. Mais, Amable, lui, je peux presquement pas compter dessus pour prendre soin de la terre. Quand je serai mort, aussi vrai que t’es là il la laissera aller. Il est pas Beauchemin pour mon goût. L’ouvrage lui fait peur, on dirait. Toujours éreinté, ou ben découragé. Le bo’homme Phrem Antaya tout craché ! Il a apporté ça de sa mère. Du côté des Antaya, il y avait rien que Mathilde de vaillante. Les autres, les frères, les sœurs, tous des flancs mous. Torriâble ! à l’âge d’Amable, dans le temps qu’on battait encore au fléau et qu’on fauchait de grandes pièces de foin à la faux ou ben à la faucille, j’avais le courage d’enjamber par-dessus la grange. Je me rappelle qu’un printemps l’eau avait monté assez haut qu’on a dû rapailler notre butin partout, passé les îles et jusque dans l’anse de Nicolet. Après, pour venir à bout de se gréyer en neuf, moi puis Mathilde, on s’est-il nourri longtemps rien que de poisson à la sel-et-eau. Le matin, j’allais visiter mes pêches. Le poisson qu’était pas vendable, je le mettais de côté. La femme l’accommodait en le jetant tout vivant dans une chaudronnée d’eau bouillante, avec une poignée de gros sel. On le mangeait de même, sans beurre, sans aucun agrément. La première fois on trouve ça bon. Mais jour après jour, tout un été de temps, à la longue l’estomac nous en criait de faim. Fallait tant ménager… Et si on en avait du cœur pour défendre son bien !

— Du cœur ? C’est pas ce qui vous manque. Je vous regardais tantôt quand vous étiez choqué : vous êtes loin d’être vieux. Vous pourriez encore élever une famille.

Didace sursauta : se remarier ? À son âge ? Prendre une deuxième femme assez jeune pour lui donner un ou deux garçons semblables à lui ? Il n’y avait jamais songé.

Sous ses sourcils en broussailles, son regard fouilla le visage du Survenant : il était lisse comme un miroir, sans un clignement d’yeux, sans un plissement de nez, sans le moindre sourire. Inconsciemment, Didace redressa ses épaules affaissées.

— On le sait ben : j’suis pas des plus jeunes, mais j’suis pas vieux, vieux comme il y en a, pour mon temps.

Arrivé au quai, pendant que, penché au-dessus de la chaloupe, il en enlevait les rames, il dit, sans lever la vue sur le Survenant :

— J’me demande quel âge l’Acayenne peut ben avoir, elle ?

— Ah ! elle est proche de la quarantaine, mais je jurerais ben sur l’Évangile qu’elle a pas un jour de plus.