Éditions Beauchemin (p. 128-136).

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Personne ne se soucia d’expliquer comment la bataille avait commencé entre Odilon et le Survenant. Quand l’un, pour l’avantage de faire le connaissant, prétendit en savoir le premier mot, aussitôt on le cerna de questions. Tellement qu’il se débattit plus que sept fois le diable dans l’eau bénite et que, du coup, la mémoire lui en échappa.

Toutefois, à partir de ce jour, il fut bien compris au Chenal du Moine que quiconque se moquerait d’Angélina Desmarais devrait des comptes au Survenant, qui désormais, passa pour le cavalier de l’infirme.

Mais les veillées chez les Beauchemin ne reprirent pas au même rythme. La plupart s’abstinrent de retourner chez Didace, de manière à laisser aux choses, comme à l’eau brouillée, le temps de déposer la lie. À peine si les Beauchemin s’aperçurent du changement. Avec les jours imperceptiblement plus longs, l’ouvrage se prolongeait dans le fournil jusqu’au soir. Chacun y avait maintenant libre accès. Depuis que, par les soins d’Angélina, des dames de Sorel lui avaient confié leurs anciens meubles à réparer, Venant s’était mis à débiter et à ouvrer de belles pièces et à y façonner toutes sortes d’objets de bois.

De semaine en semaine, le Survenant prenait le ton du commandement, à la connaissance du père Didace qui semblait approuver le nouvel état de choses. Souvent les deux hommes en grande amitié transportaient les effets à Sorel. Rarement en revenaient-ils de clarté. Amable et Alphonsine s’inquiétaient bien de ce qu’ils pouvaient bretter là si tard, mais ils n’en disaient trop rien : grâce au métier du Survenant auquel peu à peu il les associa, de même qu’Angélina, quant aux travaux exigeant la patience d’une femme, l’argent entrait plus que jamais, l’hiver, dans la maison. Ils en vinrent, ainsi que Didace, à considérer le commerce de meubles comme une partie permanente de la terre, et Alphonsine songea à acquérir un graphophone ou tout au moins à échanger le poêle contre un autre, plus moderne, plus léger, un « Happy Thought » par exemple, dont elle aurait grand plaisir à polir les ronds d’acier. Didace s’était toujours objecté à se séparer du vieux poêle : massif et énorme, et assez dur à réchauffer, une fois pris cependant, il répandait une douce chaleur par toute la maison. Puis l’été, quand on allait vivre au fournil, il servait à abriter les fourrures contre les mites. Mais maintenant Didace consentirait sûrement à vendre le gros poêle.

Le temps passait si vite qu’on ne le voyait pas. On fut presque étonné, un soir, d’apprendre de la bouche du commerçant de Sainte-Anne que plus bas la glace se trouait par endroits. L’hiver tirait donc au reste ?

Ce fut vers le même temps que l’ouvrage manqua. Quant à entreprendre des meubles nouveaux, il ne restait pas de bois pour la peine. Le Survenant se mit à calculer sur un bout de papier :

— Avec vingt-quatre piastres et cinquante-sept cents, je pourrais aller à Montréal faire des marchés et acheter les outils qu’il me faut.

Didace fit le saut, mais loin de dire oui, il passa la porte sans prononcer une parole, ni dans un sens, ni dans l’autre. Les jours suivants le Survenant ne tint pas en place. Oisif, rembruni, silencieux, il tournait en rond dans la maison ou ravaudait aux alentours, furetant dans tous les coins, à la recherche d’on ne savait trop quoi. Un jour il découvrit dans le cabanon une vieille paire de raquettes qu’il voulut remettre en bon état. Il montra, à retresser le nerf, une adresse rare, et inconnue des gens du Chenal.

— De qui c’est que t’as appris ça, Survenant ? lui demanda Amable.

— De personne. Mon père, mon grand-père, mon arrière-grand-père l’ont appris pour moi.

Sans se lasser, Didace le regardait travailler. Une fois de plus l’origine de l’étranger l’obséda. Serait-il descendant d’Indien, ainsi que le prétendait Provençal ? Sa complexion de highlander le niait, mais son habileté et diverses caractéristiques l’affirmaient comme tel.

— Qui c’était ton grand-père, Survenant ?

— Mon grand-père ? Je vous l’ai déjà dit : c’était un vieux détourreux comme vous.

Pour en prendre le tour Amable, lui fit recommencer la même opération. À la quatrième fois, Didace s’impatienta :

— Bon gueux ! Amable, que t’as la tête dure ! Ben plus dure que le chat ! Le Survenant va le montrer à Z’Yeux-ronds et tu prendras tes leçons de lui.

Le Survenant reprit :

— Il faut qu’un homme le fasse par exprès pour être gauche de ses mains. Regarde donc autour de toi, Amable. Tous les êtres ont quelque chose que t’as pas et ils savent s’en servir. Z’Yeux-ronds peut courir à toutes jambes, une nuit de temps quand il mouille, sans se cogner sur rien, mais il n’a pas de mains. Toi, tes mains ont un nez et des yeux de chien, et tu sais pas seulement t’en servir. Penses-tu que Z’Yeux-ronds irait quérir les vaches dans la brume, s’il agissait comme t’agis avec tes mains ?

* * *

Une grisaille sans fin s’étendit sur les champs. Les hommes plus lents à se mouvoir, on eût dit, en portaient le reflet. Une journée, un petit vent, à peine un souffle, passa et repassa au Chenal. Il se posait à peine, comme une main douce, sur les visages.

— C’est-il le printemps, quoi !

Le lendemain, un vent bourru tempêta partout à la fois. Il coucha les balises et fit onduler sur la plaine de grandes vagues de neige sèche.

— Un vent traître, hé, Didace ? Il a le courage de nous pénétrer jusqu’à la moelle des os.

— Ah ! j’ai vu l’heure qu’il me dépècerait la face comme avec un couteau.

Puis de nouveau l’air s’affina. Le soleil chauffait un peu plus tôt et un peu plus longtemps, chaque jour. Maintenant, au lieu de lisses bleues sur les routes de neige fraîche, une eau brunâtre stagnait, vers l’heure du midi, dans les roulières cahoteuses, tout le long du Chenal.

Vers la fin de mars, à l’approche du coup d’eau, les anciens, hantés par le souvenir des inondations, comme d’un commun accord se mirent à parler du vieux temps. Un soir, Didace, pour tirer du silence le Survenant, évoqua l’épouvantable débâcle du mercredi saint de 1865. Il décrivit le fleuve changé en furie par la crue des eaux et la violence dans le vent, happant des vies à la douzaine, puis des bâtiments, puis des arbres séculaires, puis d’une bouchée une bande de vingt-cinq pieds de terre, sur une longueur de quarante arpents, à même l’Île Saint-Ignace.

Le Survenant ne broncha pas.

Didace raconta la belle histoire de cette jeune femme de vingt ans, sainte et héroïque paysanne qui, sur le point d’accoucher, supplia son mari, au plus fort de l’inondation, de l’abandonner à la mort et de se sauver avec les deux autres enfants. Son nom ? Une Lavallée.

Le Survenant ne broncha pas.

Didace fit le récit du sauvetage de Gilbert Brisset qui vit sa maison se séparer en deux, puis sa femme, son enfant, sa mère, deux frères, quatre sœurs, se noyer sous ses yeux ; comment Olivier Bérard le trouva agrippé au tronc d’un jeune frêne, le corps à l’eau glacée, à tous les vents, depuis huit heures de temps.

Les yeux agrandis, Alphonsine écoutait avidement. Certes elle connaissait par cœur l’histoire de la terrible inondation. Mais de fois en fois elle lui semblait embellie, car le père Didace ne la racontait jamais de la même façon et il trouvait toujours quelque nouveau détail à y ajouter.

Mais le Survenant, lui, ne bronchait pas.

Alors Didace, pour montrer les fantaisies du hasard, parla de Louis Désy :

— En effet, je vous ai jamais conté ce qui est arrivé à Tit-Ouis. Pour pas se neyer Louis Désy s’était jouqué à la tête d’un arbre. Et le vent le faisait pencher tantôt d’un bord, tantôt de l’autre bord, ni plus ni moins que comme une branche de saule. C’était déjà loin d’être drôle, quand tout d’un coup il voit sa maison que la rivière charrie. Mais c’est pas tout : il y avait sa femme et sa fille dedans « Adieu, ma femme. Adieu, ma fille », qu’il dit en reniflant, tout en levant les bras au firmament. « À c’t’heure je vous reverrai plus, rien que dans le paradis. » Et sitôt dit, il ferme les yeux, pour pas les voir péries. Mais les deux créatures — comme de raison elles comprennent de travers — au lieu de répondre : « Adieu, au ciel ! », se mettent à grimper dret au haut du pignon. De sorte que quand Louison ouvre les yeux, qui c’est qu’il voit, à cheval sur la maison ? Sa fille, et sa vieille ben en vie qui lui crie : « Bonjour, mon cher Tit-Ouis. »

Le Survenant ne broncha pas.

Mais soudain, sans même lever la vue, il se mit à parler à voix basse, comme pour lui-même, de l’animation des grands ports quand ils s’éveillent à la vie du printemps, et surtout du débardage, un métier facile, d’un bon rapport, sans demander d’apprentissage. Il ne dit pas un mot des dangers de l’homme de quai. Ni des misères du débardeur, couché au fond de la cale, à pelleter le grain dont la poussière encrasse ses poumons. Ni des rats, les rats de navire qui se transportent d’un continent à l’autre, avec les ballots de vaisselle, des rats de la grosseur des matous. Il parla du débardage comme d’une personne aimée en qui on ne veut pas voir de défaut.

Aux paroles du Survenant, le cœur de Didace battit à se rompre. Lui, pourtant perspicace d’ordinaire, en perçut moins le sens que le ton nostalgique. Il se vit de nouveau seul avec Amable et Alphonsine. Il vit la maison terne et la terre abandonnée à elle-même.

Le couple se leva pour regagner la chambre à coucher. Le Survenant se prépara à l’imiter mais Didace lui fit signe de rester dans la cuisine. Sans un mot, celui-ci alla au cabanon et en revint avec un rouleau de billets de banque. Il en compta vingt-quatre et y joignit soixante cents. À voix basse il dit :

— T’as dit : vingt-quatre et cinquante-sept mais j’en ai mis soixante, pour faire le compte rond.

D’un clin d’œil il souligna sa générosité. Le Survenant prit l’argent sans plus de cérémonie. Didace lui demanda :

— Quand c’est que tu t’attends à revenir de Montréal ?

— Je partirai peut-être demain, au jour. Peut-être après-demain. Mais je resterai pas plus que deux, trois jours, dans le plus, dans le plus…

— J’sus ben content. Tu verras, Survenant : il y a rien de plus beau que par icitte. Le printemps devrait pas retarder gros à c’t’heure. Quand le temps est arrivé, c’est le soleil, c’est le vent, c’est la pluie qui mangent la vieille neige. Après on voyage à la grande eau toute la belle journée. Il y a rien de plus beau, je te le dis.