Édition de la Revue blanche (p. 43-72).

III

C’EST UNE FEMELLE, MAIS C’EST TRÈS FORT.

Les hôtes partaient.

En un flot double, leurs silhouettes enveloppées de fourrures s’épandirent à droite et à gauche du haut perron.

Puis, sous les globes électriques des cinq potences de fer jalonnant irrégulièrement l’avenue, ce fut le mouvement d’autres lumières, le clapotis du pas de chevaux, le vrombissement de quelques autos.

William Elson et sa fille, avec les Gough, s’éloignaient sur une fantastique machine, écarlate et renâclante, qui, en un petit nombre de grands bonds glissés, disparut.

Les divers véhicules s’échelonnèrent, et il n’y eut bientôt d’autre bruit devant le château que le murmure de l’eau courante des douves.

Lurance, héritage maternel d’André Marcueil, avait été construit sous Louis XIII ; mais il paraissait la chose la plus naturelle du monde que ses immenses lampadaires forgés se complétassent de lampes à arc, et que la force de ses eaux vives fût motrice de machines chargées d’alimenter les feux électriques. De même, il semblait que les allées à perte de vue dont les rayons larges se soumettaient tous les horizons, n’avaient point été tracées pour servir au rampement de carrosses, mais que l’architecte, par quelque obscure prescience de génie, les avait destinées, trois cents ans d’avance, aux véhicules modernes. Il est certain qu’il n’y a point de raison que les hommes travaillent à faire durable s’ils ne supposent confusément que leur œuvre a besoin d’attendre quelque surcroît de beauté, qu’ils sont incapables de lui fournir aujourd’hui, mais que lui réserve le futur. On ne fait pas grand, on laisse grandir.

Lurance est distant de peu de kilomètres, au sud-ouest, de Paris ; et Marcueil, selon toute évidence bizarrement énervé par la conversation de la soirée, déguisa son désir de diversion sous l’aspect d’une prévenance envers ses hôtes : il reconduisit lui-même à Paris le docteur et le général.

Par égard pour ce dernier, rebelle aux locomotions nouvelles, et comme il n’y a point de gare près de Lurance, il avait fait atteler un coupé.

Le temps était sec, clair et froid. La route sonnait comme du carton. En moins d’une heure ils atteignirent l’Étoile, et comme il n’était pas tard — à peine deux heures du matin — ils entrèrent dans un bar anglais.

— Bonjour, Marc-Antony, dit Bathybius au barman.

— Vous êtes un habitué, dit le général.

— Ce grand gaillard a-t-il donc la jouissance légitime d’un nom si shakespeariennement romain ? demanda Marcueil.

— On m’a raconté en effet, répondit Bathybius, qu’il était redevable de cet historico-dramatique sobriquet à la solennité extraordinaire avec laquelle il allocutionne ses clients, solennité qui ne serait comparable qu’à celle du Marc-Antoine de Shakespeare prononçant le classique discours sur la tombe de César. Et ses clients, jockeys, entraîneurs, palefreniers, boxeurs, tous fort amis des rixes, ont fort souvent besoin d’être allocutionnés.

— J’espère que nous en jugerons tout à l’heure, cela nous distraira, dit Marcueil.

On les servit. Le général but du stout, le docteur du pale-ale, et Marcueil, qui décidément — sauf quand il s’amusait à énoncer quelque théorème paradoxal — pratiquait le neutre, demanda un mélange égal des deux bières, le half-and-half.

En dépit du pronostic du docteur, le bar était calme, juste assez bourdonnant de conversations pour isoler la leur.

Le docteur ne put s’empêcher de revenir, pour en railler discrètement Marcueil, aux propos tenus à Lurance. Au fond, il était quelque peu irrité que son ami, même par plaisanterie, n’eût pas laissé le dernier mot à son autorité d’homme de science célèbre.

— À présent que nous sommes entre hommes, dit-il, une petite remarque pour en finir avec vos mythologies : ces Proculus, Hercule et autres héros fabuleux ne trouvaient pas encore assez honorables leurs exploits numériques et non moins fabuleux que leurs auteurs. C’était « un jeu » comme vous dites : aussi jouaient-ils la difficulté. Des vierges ! beaucoup de vierges ! Or, c’est une vérité médicale…

— Et expérimentale, car je vois ce que vous allez dire, interrompit le général.

— C’est une vérité médicale que le baiser de la vierge est assez difficile et douloureux pour ôter à l’homme l’envie ou la possibilité de le répéter si souvent.

— Notre chaste ami n’avait pas pensé à cela, dit le général.

— La réponse est simple, dit Marcueil. Pour prendre un exemple historique — ou mythologique si vous aimez mieux l’appeler ainsi — on doit évidemment admettre qu’Hercule était dans toute sa personne supérieur aux autres hommes en… comment dirai-je ? en stature, en corpulence…

— Calibre, dit le général. Il n’y a pas de dames et puis c’est un terme d’armurerie.

— Les gynécologues connaissent la mesure demi-vierge, poursuivit Marcueil admettons que d’une pratique moins courante soit la mesure… demi-dieu, il reste établi que pour… certains hommes, toutes les femmes sont vierges… un peu plus, un peu moins…

— Que la conclusion ne s’étende pas au-delà des prémisses, s’il vous plaît, réclama le docteur ; ne dites point : certains hommes ; Hercule tout seul, si vous voulez…

— Et il n’est pas là, crut devoir ajouter finement le général.

— Il… n’est pas là, en effet… j’oubliais, dit d’un accent étrange Marcueil ; alors, autre exemple : supposez qu’une femme subisse un certain nombre d’assauts sexuels, vingt-cinq… pour fixer les idées, comme disent les professeurs…

— Il y a dans une féerie : « Encore une étoile dans mon assiette ! » grogna, mi-fâché, le docteur. Assez de paradoxes, mon cher, n’en jetez plus… si vous voulez que nous discutions scientifiquement… quoique ce soit tout discuté.

— Vingt-cinq hommes différents, pour vous complaire docteur !

— C’est plus naturel, dit le général.

— Dites plus scientifique, corrigea, avec une douceur inattendue, Bathybius.

— Que se passera-t-il physiologiquement ? les tissus impressionnés se resserreront…

Le docteur pouffa :

— Ah ! non, par exemple, se relâcheront, et à moins que cela.

— Où avez-vous vu cette bêtise ? dit le général. Est-ce encore un exemple historique ?

— C’est encore et toujours fort simple, reprit Marcueil : la femme connue dans l’histoire pour avoir essuyé en un jour plus de vingt-cinq amants, c’est…

— Messaline, s’écrièrent les deux autres.

— Vous le dites. Or il y a un vers de Juvénal que personne n’a su traduire, et si quelqu’un l’a compris il n’a pu en publier le vrai sens, parce que ses lecteurs l’auraient jugé absurde. Voici le vers :

Tamen ultima cellam
Clausit, adhuc ardens rigidae tentigine vulvae.

— Il y a après, dit le docteur :

Et lassata viris nec dum satiata recessit.

— Nous savons, dit Marcueil mais la critique moderne a prouvé que ce vers, comme tous les vers célèbres, a été interpolé. Les vers célèbres sont comme les proverbes…

— La sagesse des nations, dit le général.

— Vous avez fort subtilement deviné, général. Vous ne disconviendrez point que les nations sont dues au rassemblement d’un très grand nombre de premiers venus…

— Ah ! par exemple ! commença le général.

— Écoutez donc, général, dit Bathybius, cela devient intéressant. Vous expliquiez, Marcueil ?…

— Que Messaline, sortant des bras de vingt-cinq amants, ou de beaucoup plus, est je traduis littéralement encore ardente (j’entends : maintenue encore ardente) par… Les mots français deviennent un peu gros, même entre hommes, et le reste du latin se comprend tout seul.

— Oui, je comprends le dernier mot du vers, dit le général, qui reprit du stout.

— Ce n’est pas celui-là qui est important, dit Marcueil, mais son qualificatif : rigidae

— Je ne vois pas le moyen de réfuter votre interprétation, dit Bathybius mais… Messaline était une nymphomane, voilà tout. Cet exemple… hystérique ne prouve donc rien.

— Il n’y a de vraies femmes que les Messalines, murmura Marcueil sans qu’on l’entendît.

Il reprit :

— Les organes des deux sexes sont bien composés, docteur, des mêmes éléments, différenciés quelque peu ?

— Sensiblement, répondit le docteur. Où voulez-vous en venir, encore ?

— À ceci, qui est logique, dit Marcueil, qu’il n’y a point de raison pour qu’il ne se produise pas chez l’homme, à partir d’un certain chiffre, les mêmes phénomènes physiologiques que chez une Messaline.

— À savoir, rigidi tentigo veretri ? Mais c’est absurde, follement absurde, s’exclama le docteur. C’est même l’absence de ce phénomène indispensable qui s’opposera toujours à ce que l’homme dépasse, numériquement ce qui reste bien les forces humaines !

— Pardon, docteur, il suit de mon… raisonnement que cette manifestation devienne permanente et plus exaspérée à mesure que l’on s’éloigne, les ayant franchies vers l’infini numérique, des forces humaines ; et qu’il y ait avantage, par conséquent, à les franchir dans le plus court délai possible, ou, si l’on veut, imaginable.

Bathybius ne daigna pas répondre. Quant au général, il s’était désintéressé de la conversation.

— Autre question, docteur, s’obstina Marcueil. N’êtes-vous point d’avis qu’un homme qui, sur un million d’occasions, n’en saisit qu’une, est un homme modéré ? en matière sexuelle, un homme continent ?

Le docteur le regarda.

— Or, docteur, je ne vous apprendrai pas que le nombre d’occasions offertes par la nature à l’acte de la reproduction, le nombre d’ovules est, chez chaque femme, de…

— Oui, dix-huit millions, dit sèchement Bathybius.

— Dix-huit par jour, cela n’a donc rien de surnaturel ! Une fois sur un million ! Et je suppose un homme sain mais vous avez bien observé des cas pathologiques ?

— Sans doute, dit Bathybius, bourru : priapisme, satyriasis, mais ne jugeons pas sur des maladies.

— Et l’influence d’excitants ?

— Si nous écartons les maladies, écartons les aphrodisiaques.

— Les aliments de réserve, alors, l’alcool ? Car c’est bien un suraliment, quelque chose comme la viande de bœuf, les œufs à la coque ou le fromage de gruyère ?

— Vous en avez, des définitions, répliqua Bathybius, devenu soudain tout à fait réjoui. Je crois entendre notre ami Elson. Je vois décidément que vous n’avez pas été une minute sérieux. Ça vaut mieux. Et puis l’alcool sclérose les tissus.

— Quoi ? dit le général.

— Les durcit, dit Bathybius. Les artères des alcooliques se sclérosent, ce qui leur constitue une vieillesse prématurée.

— Eh bien, dit Marcueil… ne bondissez pas, docteur : certain… « phénomène indispensable », comme vous dites, ne serait-il pas une sclérose ?

— C’est rigolo, dit Bathybius, mais c’est enfantin. Histologiquement, c’est idiot. Expérimentalement, il n’y a rien de moins viril qu’un alcoolique. Commode, l’alcool, pour conserver les enfants ; mais pas, que je sache, pour les faire !

— Et un alcoolisé ? dit Marcueil.

— L’effet ne dure pas, car le danger de l’alcool est que la réaction qu’il produit dépasse l’excitation.

— Vous êtes un savant, docteur, un grand savant, le plus savant de votre temps, ce qui, hélas ! implique que vous êtes de votre temps. Vous êtes mon vénérable aîné, docteur mais savez-vous ce qu’on professe aujourd’hui que notre génération nouvelle est toute jeune, c’est-à-dire que sa science est d’une fraction de siècle plus vieille que la vôtre : la réaction déprimante de l’alcool, dans certains tempéraments, précède l’excitation !

— Il n’est pas possible qu’elle précède, dit le docteur. Elle doit suivre une excitation antérieure.

— Vous dites alors, et j’en suis flatté, que moi et d’autres nous sommes la résultante de générations surexcitées par le sang des viandes et la force des vins… l’explosion d’une compression ! La mode des définitions change. Un peu plus près de l’âge de pierre, au dix-neuvième siècle par exemple, c’est ce qu’on aurait appelé « avoir de la race » ! Docteur, il est temps que les bourgeois — j’appelle de ce nom tous les fils de l’eau trouble et du pain pas blanc — commencent à boire de l’alcool, s’ils veulent que leur postérité nous vaille !

— Vous dites du mal de l’eau ? s’étonna le docteur.

— Mon cher Sangrado, ne vous alarmez pas : ce liquide n’a pas de goût plus particulièrement nauséeux, du moins en bains de pieds et en lavements ! C’est lui faire une place assez belle que le réserver à ces usages ! Donc, que penseriez-vous d’augmenter augmenter méthodiquement, en progression géométrique, je suppose, le régime d’un alcoolique ? continua Marcueil, qui paraissait prendre un vif amusement à taquiner le docteur. Que diriez-vous d’alcooliser un alcoolique ?

— Vous vous fichez de moi, grommela Bathybius, comme il l’avait répondu à William Elson.

— Je n’attache aucune importance à l’alcool, pas plus qu’à tout autre excitant, s’excusa Marcueil, mais je crois supposable qu’un homme qui ferait l’amour indéfiniment n’éprouverait pas plus de difficulté à faire n’importe quoi d’autre indéfiniment : boire de l’alcool, digérer, dépenser de la force musculaire, etc. Quelle que soit la nature des actes, le dernier est pareil au premier, comme dans une route, si les Ponts-et-Chaussées n’ont point fait erreur, le dernier kilomètre est égal au premier !

— La science a d’autres convictions là dessus, dit le docteur qui se fâchait. Ailleurs que dans le domaine de l’impossible, que les savants n’admettent point, vu que là ils n’ont point de chaire, les énergies ne se développent — et pas indéfiniment, encore ! — que lorsqu’elles sont spécialisées : un lutteur n’est pas un étalon ni un penseur ; l’Hercule universel n’a existé ni n’existera jamais ; et quant aux bienfaits de l’alcoolisme : les taureaux ne boivent que de l’eau !

— Dites donc, docteur, demanda le plus innocemment qu’il put Marcueil, vous n’avez pas essayé de leur faire boire de l’alcool ?

Mais Bathybius n’entendait plus : il était parti en fermant avec fracas la porte du bar. Il habitait d’ailleurs à deux pas.

Alors il se passa quelque chose :

Marc-Antoine tressaillit, se détira comme un lion qui va bondir, se dressa avec une gradation savante au-dessus de son comptoir, étendit les bras, toussa et dit posément :

Order, please !

Ce fut tout, et il se rassit.

Le général, gêné par l’algarade du docteur, s’efforça de changer le cours des pensées d’André Marcueil :

— Charmante soirée, tantôt, dit-il. Vous aviez beaucoup de monde.

André sursauta, avec une véhémence que ne justifiait point l’originalité de la remarque.

— À propos, général, c’est à vous que je dois l’honneur d’avoir reçu M. William Elson. C’est un savant de grande valeur.

— Peuh ! dit le général, dans l’intention louable, encouragée par le stout, de faire le modeste, comme s’il eût pris le compliment pour lui-même ; un chimiste sans importance, ne parlons pas de cela, mon cher ; la chimie, qu’est-ce, entre nous, mon jeune ami ? c’est comme une espèce de photographie dont on ne peut jamais encadrer les épreuves.

— Et… dit encore André, qui hésita… Cette jeune fille, mademoiselle Elson ?

— Peuh ! s’écria le général, qui était lancé maintenant dans l’art de décliner les louanges, d’un galop à traverser l’Afrique peuh ! un petit bout de femme…

Il n’entrevit pas lui-même ce qu’allait être la fin de sa phrase, mais on pouvait la supposer péjorative.

André Marcueil se dressa, ébranlant la table et renversant les pintes d’étain ; son visage, animé d’une colère subite, se pencha vers le général, et son lorgnon sauta comme si ses regards avaient eu le pouvoir de se lancer à la joue de son interlocuteur.

Le général fut estomaqué, et encore plus quand il entendit siffler cette menace baroque :

— Général, je vous croyais quelque… galanterie française ! Je devrais vous casser en deux, mais ce n’est pas la peine, vous n’êtes pas assez fort !

Order, please ! Order ! tonna en même temps la voix de Mr. Marc-Antony, qui couvrit celle de Marcueil.

Le général s’imagina avoir mal entendu ; d’abord parce qu’il ne comprit pas quel motif Marcueil pouvait avoir de se fâcher, ensuite parce qu’il le vit renverser les pintes. Il interpréta, pour le repos de sa cervelle :

« … Ce stout n’est pas assez fort. »

— Barman ! appela-t-il.

Et à Marcueil :

— Qu’est-ce que vous prenez ?

Mais Marcueil paya, empoigna le général sous le bras et l’emmena à grands pas, d’abord hors du bar, puis — enjoignant d’un signe à son coupé de les attendre à la même place — dans la direction du Bois de Boulogne.

— Mais ce n’est pas mon chemin pour rentrer, protesta le général : j’habite à Saint-Sulpice !

Il rumina :

— Il est ivre sans doute, quoique ni lui ni moi n’ayons bu. Holà, mon vieux, — mon jeune ami, veux-je dire, — nous faisons fausse route. Si vous n’êtes pas d’aplomb — je comprends ça, j’ai été jeune aussi — voulez-vous que je vous ramène à votre voiture ?

— Vous n’êtes pas assez fort, répondit avec tranquillité André Marcueil.

— Hein ? elle est raide celle-là, répondit l’autre, en secouant le bras de Marcueil.

Celui-ci recula.

— Où est-il passé ? chercha le général. Ça parle d’Hercule et ça se laisse démolir par la poignée de main d’un vieillard. Mais où êtes-vous, mon jeune ami ? la nuit est-elle si noire, ou seriez-vous devenu nègre ?

Il fredonna :

Un nègre fort comme un Hercule
Fut attaqué par un soldat…

— Nous sommes arrivés, dit Marcueil.

— Où ça ? s’étonna Sider. Chez vous ? Chez moi ?

Une forme blanche s’ébouriffa près d’eux, ainsi que s’illumine le globe laiteux d’une veilleuse. Deux notes, comme de violoncelle, ululèrent. Plus loin, des griffes coururent et un glapissement traîna.

— Les chacals ?

Puis tout de suite, et avec cette grande facilité de ne point s’ébahir qu’ont les âmes pures, le général s’esclaffa :

— Quand et par où sommes-nous entrés ? C’est fermé la nuit ! Ah ! J’y suis ! fallait donc le dire, mon jeune ami, que vous aviez un domicile au Jardin d’Acclimatation, à moins que ce ne soit celui de votre maîtresse ! Cela n’a rien d’étonnant, vous êtes si excentrique ! J’aurais dû m’en douter.

Un ara cria, rauque, les deux syllabes de son propre nom ; les chiens sauvages grognèrent derrière leur grille, et le harfang des neiges, dans sa cage étroite, fixa les deux hommes de ses yeux blonds.

— Je n’habite pas ici et je n’ai pas de maîtresse ; mais ici habite quelque chose d’assez fort pour que je joue avec, dit lentement André Marcueil.

Ils marchèrent le long des enclos de grandes formes noires bondirent, les suivant, chacune en deçà des barrières, et, au fur et à mesure de la promenade, d’autres surgirent.

— Ah çà ! Il est vraiment saoul, dit le général. Drôle d’endroit pour chercher la petite bête.

L’éléphant, dans sa maison, trompeta et ses vitres vibrèrent.

— Veut-il boxer avec les kangourous ? Mais on faisait ça au cirque il y a trente ans, et ça s’est trop vu ! Voyons, mon vieux, allons-nous-en, c’est bien assez d’avoir escaladé la clôture, car les gardes du Bois nous embêteront : je sais ce que c’est que la discipline !

À leur droite, l’Aquarium s’élevait, glauque. Marcueil tourna à gauche, et le général respira, car là cessaient les parcs d’animaux, et il n’avait plus à craindre quelque folie d’ivrogne téméraire de la part de son compagnon.

— Regardez, je vais tuer la bête, dit Marcueil, très calme.

— Quelle bête ? Tu es saoul, mon vieux… jeune ami, dit le général.

— La bête, dit Marcueil.

Devant eux, trapue, sous la lune, s’accroupissait une chose de fer, avec comme des coudes sur ses genoux, et des épaules, sans tête, en armure.

— Le dynamomètre ! s’exclama, hilare, le général.

— Je vais tuer cela, répéta avec obstination Marcueil.

— Mon jeune ami, dit le général, quand j’avais votre âge et même moins, que j’étais « taupin » à Stanislas, j’ai souvent dépendu des enseignes, dévissé des vespasiennes, volé des boîtes au lait, enfermé des pochards dans des corridors, mais je n’ai pas encore cambriolé de distributeur automatique ! Il n’y a pas à dire, tu prends ça pour un distributeur automatique ! Enfin, il est saoul… Mais fais attention, il n’y a rien là-dedans pour toi, mon jeune ami !

— C’est plein, plein de force, et plein, plein de nombre là-dedans, causait tout seul André Marcueil.

— Enfin, condescendit le général, je veux bien t’aider à casser cela, mais comment ? Coups de pied, coups de poing ? Tu ne voudrais pas que je te prête mon sabre ? pour le mettre en deux morceaux !

— Casser cela ? oh non, dit Marcueil : je veux tuer cela.

— Gare la contravention, alors, pour bris de monument d’utilité publique ! dit le général.

— Tuer… avec un permis, dit Marcueil. Et il fouilla dans la poche de son gilet et en tira une pièce de dix centimes, française.

La fente du dynamomètre, verticale, luisait.

— C’est une femelle, dit gravement Marcueil. Mais c’est très fort.

La pièce de monnaie déclencha un déclic : ce fut comme si la massive machine, sournoisement, se mettait en garde.

André Marcueil saisit l’espèce de fauteuil de fer par les deux bras, et, sans effort apparent, tira :

— Venez, madame, dit-il.

Sa phrase s’acheva en un fracas de ferraille formidable, les ressorts rompus se tordaient sur le sol comme les entrailles de la bête ; le cadran grimaça et son aiguille vira affolée deux ou trois tours comme un être traqué qui cherche une issue.

— Trottons-nous, dit le général : cet animal, pour m’épater, a su choisir un instrument qui n’était pas solide.

Très lucides maintenant tous les deux, quoique Marcueil n’eût pas pensé à jeter les deux poignées qui lui faisaient des cestes brillants, ils refranchirent la clôture et remontèrent l’avenue, vers le coupé.

L’aube se levait, comme la lumière d’un autre monde.