Le Surintendant Fouquet

Le Surintendant Fouquet
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 44 (p. 340-363).
LE
SURINTENDANT FOUQUET

Mémoires sur la Vie publique et privée de Fouquet, d’après ses lettres et des pièces inédites conservées à la Bibliothèque impériale, par M. A. Cherruel; 2 vol. — Mémoires du marquis de Pomponne, 2 vol. in-8o, Benjamin Duprat.

On abuse des meilleures choses, et je crains que l’extrême développement donné de nos jours aux investigations historiques ne nous fournisse bientôt une preuve de plus de cette banale vérité. Nos pères ont vu trop longtemps s’aligner dans un récit éthique, solennellement jalonné par des dates, des faits que l’œil ne parvenait à discerner ni dans les causes générales, ni dans les passions personnelles qui les avaient provoqués; mais ne sommes-nous pas à la veille de voir remplacer la maigreur par la pléthore ? A force de trier les dépôts publics et les fonds réservés des bibliothèques, les paléographes, les annalistes et les glossateurs ne finiront-ils point par étouffer le génie de l’histoire sous l’insignifiance des détails et la stérile abondance des matériaux? L’auteur de l’Histoire de l’administration monarchique sous Louis XIV a rendu des services trop véritables à l’érudition pour qu’on doive hésiter à lui dire que dans ce nouveau travail, malgré l’accumulation des recherches, les résultats demeurent hors de toute proportion avec les efforts qu’ils ont coûtés.

La discrétion et la mesure n’ont pas cessé d’être les premières lois de l’histoire, si abondans qu’en soient devenus les matériaux. Respectons la postérité et n’imposons pas de surcharge à son fardeau, déjà si lourd. Elle ne marchandera pas plus que nous ne le faisons nous-mêmes l’espace aux mémoires dramatiques et colorés, lorsque ces œuvres personnelles se présenteront à titre de monumens littéraires; mais elle se montrera justement sévère pour les écrivains qui, placés à plusieurs siècles des événemens, prendront avec leurs lecteurs toutes les libertés de l’autobiographie. Il n’est légitime de grossir l’histoire qu’à la condition de la transformer. Lorsque M. Rousset élit domicile au dépôt de la guerre pour étudier à fond celui qui fut durant trente ans le ministre principal d’un règne tout militaire, quand à force de documens inexplorés il parvient à substituer un homme vraisemblable au Louvois de mélodrame calomnié par Saint-Simon, il n’a pas à s’inquiéter de l’étendue de son travail, car celui-ci est en rapport avec l’importance du personnage auquel on le consacre; mais Fouquet peut-il prétendre au droit d’imposer de nouveaux in-octavo aux rayons déjà surchargés de nos bibliothèques? Son rôle politique ne fut-il pas secondaire, et la curiosité éveillée par son nom n’attend-elle pas des scandales plutôt que des révélations utiles? Ce sont là des questions auxquelles il semble naturel de répondre en les écartant avec quelque dédain, et pourtant ce personnage, étrangement grandi par l’esprit de coterie, mérite qu’on en parle encore. Il y a en effet dans son histoire un enseignement précieux à recueillir pour notre temps comme pour le sien.

Procureur-général au parlement de Paris durant les agitations de la fronde, Fouquet disparaît devant le premier président, et sa figure s’éclaire même d’un jour beaucoup moins éclatant que celle de ses deux avocats-généraux. Chargé plus tard par Mazarin de lui trouver de l’argent à tout prix, et n’ayant guère d’autre mission financière que de satisfaire les cupidités de son chef qui éveillèrent les siennes, Fouquet fut longtemps un personnage assez effacé entre Le Tellier et Servien. Le surintendant n’apparaît guère qu’un jour au premier plan de l’histoire. Six mois séparent à peine la mort du tout-puissant cardinal de l’arrestation de ce ministre : période bien courte durant laquelle on n’entrevoit chez l’homme qui aspirait à remplacer Mazarin que des vues extravagantes dépistées par un roi de vingt-trois ans, exaspéré par les efforts mêmes qu’on faisait pour le séduire. La vie de Fouquet n’aurait donc nulle importance politique sans la catastrophe qui, en la terminant si brusquement, donna tout à coup à l’opinion un cours fort imprévu. Tout est dit d’ailleurs sur ce long procès, l’une des nobles pages de notre histoire parlementaire; il n’y a plus rien à nous apprendre ni sur l’administration financière de Fouquet, ni sur les séances de la chambre de l’Arsenal, depuis les récens travaux sur le ministère de Colbert et surtout depuis la publication de ce précieux Journal d’Olivier d’Ormesson, mis au jour par les soins de M. Cherruel lui-même. Afin de provoquer pour la mémoire de Fouquet un réveil de l’attention publique, il faudrait apporter un contingent de divulgations nouvelles : or ces mémoires constatent qu’il n’y a guère plus à glaner dans le champ des anecdotes que dans celui des documens de quelque valeur. La trop fameuse cassette dont certains explorateurs postés dans les bas-fonds de l’histoire ont menacé longtemps le sublime repentir de Mlle de La Vallière, l’austérité de Mme de Maintenon, l’enjouement si pur de Mme de Sévigné, a perdu désormais son dernier prestige, puisque l’éditeur de ces correspondances si volumineuses n’a réussi à en faire sortir que les lettres fort plates d’une entremetteuse employée dans des négociations qui ne rehausseront pas beaucoup le renom de l’irrésistible surintendant. Les filles d’honneur d’Anne d’Autriche n’ont pas une réputation assez solidement établie pour que les faiblesses d’une d’entre elles méritent d’être considérées comme une découverte historique. Lorsqu’un explorateur aussi infatigable que M. Cherruel a passé infructueusement quelque part, il est à présumer que tous les filons sont épuisés. C’est donc en parfaite connaissance de cause qu’on peut assigner aujourd’hui sa place définitive au personnage pour lequel des historiens fantaisistes ont cherché de nos jours dans la légende un rôle plus dramatique que celui qu’il joua jamais dans l’histoire. Pour établir avec quelle promptitude se pervertissent les dons les plus heureux au sein d’une corruption élégante, il suffira de replacer cette figure dans son cadre, au cœur même de l’époque à laquelle le malheureux surintendant put imputer à trop juste titre et tous ses vices et toutes ses fautes.


I.

Lorsque la mort fit tomber Richelieu du sommet d’où, pour parler comme le cardinal de Retz, il avait si longtemps foudroyé plutôt que gouverné les hommes, l’on put se tromper sur l’avenir réservé à son œuvre, car celle-ci paraissait beaucoup moins solidement assise qu’elle ne l’était en effet. Quand on prenait dans ce temps-là parti contre l’autorité royale, il était naturel de croire au succès de ses adversaires et peut-être de l’escompter. La pression exercée par le terrible ministre semblait devoir provoquer une réaction prochaine. Le peuple, saigné à blanc, maudissait la guerre qui avait déjà dévoré toute une génération; la bourgeoisie n’était pas moins atteinte dans sa fortune mobilière que la noblesse dans sa fortune territoriale; les parlemens se redressaient comme des arcs comprimés, et les grands recommençaient à porter la tête haute depuis qu’ils la sentaient assurée sur leurs épaules. Comment auraient-ils douté de leur triomphe, lorsque l’épouse délaissée de Louis XIII, qui avait été si longtemps l’instrument passif de leurs complots et la triste victime de leurs défaites, se trouvait en mesure de remettre le pouvoir à ses complices de la veille en satisfaisant à la fois et leurs rancunes et les siennes? Rien de plus naturel que de croire au succès de la vieille opposition seigneuriale; aussi les plus fins y furent-ils trompés. La dernière chose qu’apprennent les partis, c’est que les intérêts finissent toujours par l’emporter sur les passions, et qu’à chaque situation nouvelle correspondent des horizons nouveaux. Si la régente, débarrassée par arrêt du parlement de tous les liens où les hommes du précédent règne avaient prétendu l’enlacer, n’appela pas aux affaires la faction de cour avec laquelle elle semblait identifiée par des souffrances communes, c’est que son esprit, droit, quoique médiocre, se trouva transfiguré par une sorte d’illumination soudaine, à l’heure même où elle se sentit responsable des destinées de la royauté française. Tout entière à ses nouveaux devoirs, Anne d’Autriche pratiqua l’ingratitude avec une rudesse que n’y avait pas mise Henri IV, n’oubliant pas moins les services que les injures et recherchant instinctivement les hommes qui, n’étant rien par eux-mêmes, avaient tout intérêt à fortifier la royauté, afin de conquérir la fortune sans la puissance.

La régente remit à Mazarin la plénitude du gouvernement, parce que cet homme n’avait aucune racine en France, tout en étant au niveau des plus hautes têtes par sa dignité étrangère et au-dessus de tous par son talent. Sous l’inspiration de la même pensée, le premier ministre s’entoura d’agens capables, mais obscurs, que cette double condition rendait plus propres encore à travailler à l’œuvre où étaient venus se confondre, depuis plusieurs siècles, les progrès de la nationalité et ceux de la monarchie françaises. Bientôt commença cette lutte fameuse entre tout ce qu’il y avait d’éclatant par la naissance, par la gloire, par l’esprit, par la beauté, et l’étranger assailli par le ridicule en même temps que par les armes, qui ne résistait au dedans qu’à force de victoires sur l’ennemi du dehors. Dans l’abandon général où le laissait, malgré des succès merveilleux, une impopularité chaque jour croissante, Mazarin n’eut à opposer à la ligue de tous les princes, de toutes les grandes dames et de tous les beaux esprits de son temps que quelques administrateurs en sous-ordre qui, n’étant en mesure d’entretenir aucune prétention personnelle dans l’état, s’effaçaient tous devant l’idée vivace dont ils étaient l’expression modeste, mais dévouée. L’armée, pour laquelle l’écharpe de son glorieux général était un signe plus sacré que le drapeau de la patrie, les parlemens, qui, sans avoir le goût de la liberté, avaient l’horreur profonde du despotisme, la bourgeoisie, ruinée par la banqueroute de 1648, un peuple décimé par la famine, toutes les forces vives de la nation réunies dans la résistance, sans savoir d’ailleurs quelle direction lui imprimer, ne rencontraient donc en face d’elles qu’une princesse très faible comme femme, très inexpérimentée comme reine, appuyée sur des conseillers dont le pays ne connaissait pas même les noms, puisque la haine publique n’en laissait arriver qu’un seul jusqu’à lui. Les principaux de ces agens, sortis des cours de justice, de l’intendance et du négoce, s’appelaient Le Tellier, Servien, Lyonne, Colbert et Fouquet.

Les hommes admis durant la minorité de Louis XIV dans le conseil dirigé par Mazarin avec une omnipotence qui, après la rentrée de ce ministre dans Paris, égala celle de Richelieu, ont eu une destinée politique à peu près semblable, et telle qu’il était naturel de l’attendre pour chacun d’eux. Après le radieux épanouissement de l’autorité royale, ces serviteurs éprouvés du principe au triomphe duquel ils avaient si ardemment concouru profitèrent largement de sa victoire, mais ce fut en demeurant jusqu’au bout fidèles à eux-mêmes et à la foi de leur jeunesse. Une seule exception se présente, et c’est en vain qu’on chercherait à l’expliquer soit par les intérêts, soit même par les passions de l’homme qui la fournit à l’histoire. Le surintendant, qui avait été, avec l’abbé Fouquet son frère, l’un des serviteurs les plus dévoués de l’autorité royale tant que celle-ci errait de ville en ville, et tant que Mazarin, chassé du royaume, habita Brühl et Cologne, se jeta, le jour même où le triomphe du pouvoir ne laissait plus aucune sorte de chance aux factions, dans des pratiques et des poursuites tellement insensées qu’il ne put lui-même les excuser devant ses juges qu’en les qualifiant de ridicules et d’extravagantes. Enivré par le succès, il eut l’étrange idée de relever une cause à jamais vaincue, et qu’il avait combattue aussi résolument que personne. A la veille de la paix triomphale des Pyrénées, lorsque le grand Condé rentrait modestement en France en s’inclinant comme un coupable sous le pardon de la royauté, on vit le petit-fils d’un négociant nantais aspirer à reprendre en sous-œuvre la tentative de rébellion qui avait imposé durant dix années au vainqueur de Rocroy l’existence d’un Coriolan : étrange retour vers le passé inspiré par la fatuité romanesque qui fut le trait original de la physionomie de Fouquet et l’écueil de sa déplorable carrière.

Issu d’une famille enrichie par le commerce maritime, élevé par un père qui, après avoir acheté une charge de magistrature à Rennes, exerçait à Paris de hautes fonctions administratives durant le ministère de Richelieu, Nicolas Fouquet appartenait par tous ses intérêts et toutes ses traditions à la bourgeoisie. Grandie à l’ombre du trône, ardemment dévouée au pouvoir royal, auquel elle devait son importance chaque jour croissante, cette classe professait seule, jusqu’au temps de Louis XIV, ce culte de la royauté absolue devenu bientôt après, par la plus imprévue des révolutions, la doctrine exclusive de la noblesse. Pendant que, conformément aux habitudes de l’époque, toutes les sœurs de Nicolas Fouquet, au nombre de six, prenaient le voile afin d’aider leur père à constituer une maison puissante, tandis que deux frères entraient dans les ordres sacrés qui allaient les conduire à l’épiscopat, il était admis à vingt ans dans le service de l’intendance, la plus efficace et la plus durable des créations administratives de Richelieu. Un autre frère, connu dans l’histoire sous le nom de l’abbé Fouquet, encore qu’il n’ait appartenu à l’église que par les gros bénéfices dont il était commendataire, commençait également une longue carrière qui a laissé dans tous les mémoires du temps des traces profondes. Audacieux et dissolu, Gilles Fouquet n’aspirait au pouvoir que pour étendre la sphère de ses jouissances et pour rester protégé contre le mépris public par la crainte qu’inspiraient ses redoutables fonctions. Voué à l’intrigue par goût et par caractère, aux rôles subalternes par ses aspirations et ses instincts, capable de fidélité parce qu’il tenait la fidélité pour un bon calcul, cet abbé de cape et d’épée devint, sans appartenir précisément au conseil officiel de Mazarin, le ministre de sa police, ou, pour parler avec plus d’exactitude, le chef du service de sûreté organisé pour protéger cette vie si détestée, et sous plusieurs rapports si détestable, quoique si nécessaire à la grandeur de la France. Recherchant moins l’éclat que l’influence, ce personnage sans cœur, sans scrupule et sans grâce formait sur presque tous les points un saisissant contraste avec son frère puîné, quoiqu’il ait été pour la fortune du surintendant l’instrument le plus utile et le plus fidèle. Ambitieux autant que l’ambition est compatible avec la légèreté et avec l’infatuation de soi-même, Nicolas Fouquet était à la fois étourdi et laborieux, aussi ardent aux affaires qu’aux plaisirs, affichant la prétention de les mener de front, et se targuant d’une immoralité contre laquelle protestaient, malgré les entraînemens des sens et de la vanité, les enseignemens ineffaçables d’une mère chrétienne. Aussi jaloux d’ailleurs d’inspirer de l’attachement que l’abbé Fouquet de provoquer la crainte, il sut mieux qu’homme en France doubler par une attitude charmante le prix de tous ses bienfaits, et se faire pardonner jusqu’à la rigueur, fort rare d’ailleurs, de ses refus : magistrat par état, homme de hiérarchie administrative par principe, le surintendant avait malheureusement tous les goûts comme toutes les manières d’un grand seigneur, et jouait ce rôle avec un naturel si achevé qu’il finit par s’identifier avec lui; ce fut un acteur affolé sous les applaudissemens, à peu près comme Talma, si un soir il s’était cru empereur romain.

Sa carrière avait été aussi facile que rapide, car, jusqu’au jour de la catastrophe qui le tint si longtemps en présence de l’échafaud, aucun obstacle ne s’était élevé sur sa route. A trente-cinq ans, il avait obtenu l’agrément de la cour pour acquérir, moyennant une finance considérable, la charge de procureur-général au parlement de Paris, devenant presque l’égal de Matthieu Molé et le supérieur hiérarchique d’Omer Talon et de Jérôme Bignon, sans approcher jamais d’aucun d’entre eux ni par l’éloquence ni par l’autorité. Plus spirituel qu’instruit, moins légiste qu’administrateur, Nicolas Fouquet ne goûtait de la vie du palais ni les mœurs sévères, ni les fortes études. Resté un mazarin dévoué, quoique prudent, au plus fort de la crise, le procureur-général, placé à la tête de la grande compagnie qui venait de former le noyau de la première fronde, dut déployer, pour s’y faire accepter et pour y servir le ministre proscrit avec lequel il entretenait des relations assidues, des qualités qu’en stricte morale il faudrait appeler des défauts. Le service capital à rendre dans ces périlleuses conjonctures à la royauté et à sa propre fortune, c’était de séparer le parlement du parti des princes et de briser celui-ci en concourant à élever une barrière entre le faible duc d’Orléans et l’impétueux prince de Condé. Nicolas Fouquet n’y travailla pas moins assidûment que son frère : pendant que l’un lançait ses agens dans les cabarets et dans les boudoirs, l’autre réconciliait secrètement avec la cour les présidens ou conseillers qu’il importait de s’assurer, tarifant leur importance et leurs services avec une précision qui confondrait, si l’on ne savait combien les capitulations de conscience sont faciles au déclin et dans la faiblesse des partis.

Le procureur-général, qui tâtait chaque jour le pouls de messieurs, et qui voyait la peur tout près de remplacer la colère, décida par ses conseils, en juillet 1652, la translation du parlement à Pontoise, mesure très opportune qui porta le dernier coup à la fronde en arrachant les magistrats à la pression qu’exerçaient sur eux l’armée des princes et la populace, associées pour une résistance désespérée. Lorsque les violences populaires eurent fait sonner l’heure de la réaction, Fouquet demanda vivement la rentrée du roi dans sa capitale désabusée, et sut obtenir de l’impatience de Mazarin un court ajournement à son retour triomphal. Ni lui, ni son frère, qui avait joué dans ces négociations secrètes un rôle plus actif encore que le procureur-général, ne s’oublièrent, comme on le pense bien, au jour de la victoire, chose fort légitime à une époque où tant d’ennemis vaincus se faisaient payer même après la défaite. Le duc de La Vieuville, surintendant des finances, étant mort, Mazarin, rentré à Paris le 3 février 1653, fit nommer cinq jours après le procureur-général à ce poste tant disputé malgré l’incompatibilité évidente qui semblait devoir faire séparer ces deux fonctions. Toutefois Nicolas Fouquet ne mit pas seul la main sur cette proie, source de tant de scandaleuses fortunes. Mazarin avait à récompenser des fidélités aussi constantes et des services plus éclatans que ceux du procureur-général. Celui-ci dut se résigner à partager la surintendance avec un homme dont l’importance effaçait alors la sienne, et à ne paraître devant le public qu’en qualité de second d’Abel Servien, l’heureux négociateur de Munster et d’Osnabruck. Dans la double pensée de multiplier les récompenses et d’affaiblir ses agens, Mazarin divisa donc, quoique cette division dût provoquer des conflits inévitables, le dangereux héritage qui avait compromis la mémoire des d’Effiat, des Bullion et des Émery.

Cachant sous des formes hautaines un dévouement aveugle pour le cardinal, Servien, probe, mais rude, n’avait ni l’habitude ni le génie des finances, car ce génie consistait alors à se mettre entre les mains des traitans, afin de faire simultanément leur fortune et la sienne. Écrasée par la guerre, pillée par la soldatesque, ayant à supporter à la fois tous les fléaux de la nature et toutes les misères que peuvent s’infliger les hommes, la France de 1653 se voyait sans argent comme sans crédit, et dans les provinces avoisinant Paris les souffrances des populations rurales avaient atteint une limite qu’elles n’ont probablement jamais dépassée. Vivre d’anticipations usuraires, mettre en adjudication de nouvelles charges d’administration et de justice à beaux deniers comptans, altérer les monnaies, faire affluer momentanément le numéraire du royaume dans les caisses publiques en sachant mettre un terme habilement calculé entre les édits qui ordonnaient d’abaisser la valeur de certaines espèces et l’exécution de ces mesures dilapidatrices, c’était avec ces expédiens-là qu’il fallait lutter contre les armées espagnoles commandées par Condé, racheter des mains vénales des gouverneurs la plupart des places de guerre, acquitter les sommes stipulées par les grands seigneurs et les grandes dames pour prix du concours de leur épée ou de leurs charmes. Fouquet convenait à merveille à de telles négociations; sa conscience et son honneur lui paraissaient pleinement mis à couvert par les embarras inextricables de la situation et bien plus encore par les ordres formels du cardinal. Plus agréable aux gens d’affaires et aux gens de cour que Servien, rencontrant toujours des ressources à la hauteur des difficultés, il ne tarda pas à supplanter son collègue, non dans l’estime, mais dans la confiance de Mazarin. Aux derniers jours de l’année 1654, Nicolas Fouquet obtint du premier ministre un règlement qui le chargeait exclusivement des recettes avec la recherche des voies et moyens, en laissant à Servien le contrôle et l’ordonnancement des dépenses.

Les choses marchèrent ainsi jusqu’à la mort de ce dernier[1], Fouquet gagnant toujours du terrain sur son collègue, malgré la vieille prééminence que l’opinion publique persistait à attribuer au célèbre négociateur de Westphalie. Ce n’était pas au moment où Mazarin poussait plus vigoureusement que jamais la guerre au dehors afin de rester maître du dedans, et quand il se faisait lui-même sous de faux noms munitionnaire de trois armées, ce n’était pas lorsqu’il recevait sur chaque marché d’énormes pots-de-vin, que le cardinal pouvait se passer des souplesses et des complaisances inépuisables d’un pareil serviteur. Lorsqu’à force de millions accumulés depuis son retour à Paris Mazarin plaçait ses nièces dans les maisons de Condé, de Savoie et de Modène, en assignant à ces jeunes filles des dots royales, d’aussi colossales spoliations, consommées en six années sur un pays appauvri, n’étaient possibles qu’avec la complicité d’un surintendant qui n’aurait pas conservé vingt-quatre heures ses fonctions, s’il n’avait trouvé chaque matin des moyens en rapport avec l’immensité des exigences. Se faire une fortune dont aucune autre n’avait jamais approché, en confiant à Fouquet le soin de la réunir, et à Colbert celui de l’administrer, couvrir aux yeux de la postérité cet insigne attentat à la probité par la paix la plus glorieuse qu’eût jamais signée la France, tel fut le programme de Mazarin, servant de texte à la défense, au moins spécieuse, du malheureux Fouquet. « Rien de ce que j’ai fait, s’écriait-il avec trop de raison devant ses juges, ne l’a été que par l’ordre de M. le cardinal. Je maintiens que ce que mes accusateurs appellent confusion a été le salut de l’état. Après la banqueroute de 1648, qui avait produit la guerre civile et ôté le crédit au roi, il n’y avait que l’espérance du gain, les remises, les intérêts, les facilités, les gratifications faites à ceux qui avaient du crédit et de l’argent qui pussent les obliger de faire des prêts au roi, et qui pussent faire avancer les sommes et les secours nécessaires. Cet expédient fut proposé à M. le cardinal comme le seul et souverain remède, après qu’il eut étudié et tenté inutilement tous les autres. Il fut accepté, autorisé et approuvé par son éminence[2]. »

Inflexible sur le but, parfaitement indifférent sur les moyens, Mazarin connaissait en effet par le menu toutes les pratiques de Fouquet. Leur correspondance atteste qu’aucune observation ne fut adressée à celui-ci ni sur les marchés scandaleux, ni sur les anticipations ruineuses, ni sur les emprunts usuraires qui formèrent les chefs de l’accusation dirigée en 1661 contre la gestion du surintendant. Mazarin savait fort bien également qu’élevé à pareille école, Fouquet ne manquerait pas d’imiter son maître ; il voyait grossir chaque jour avec aussi peu de colère que d’étonnement la fortune de l’homme qui était alors l’instrument nécessaire de la sienne. L’acquisition des grands domaines de Fouquet, celle du duché de Penthièvre, de Guingamp et de Belle-Isle, la remise à ses prête-noms des gouvernemens du Mont-Saint-Michel, de Concarneau, de Guérande et du Croisic, qui tendaient à le rendre maître des côtes de Bretagne, remontent à 1657 et 1658, trois ans avant la mort du cardinal. Bien loin de s’opposer aux accroissemens rapides de la fortune du surintendant, le premier ministre lui prêta, quoiqu’il ne fût pas impossible de pressentir déjà ses projets extravagans, le concours le plus entier de l’autorité royale et souvent l’assistance de ses bons offices personnels. Mazarin se sentait avec raison assez sûr de sa force pour n’éprouver aucune inquiétude et pour permettre à un subalterne, jusqu’au jour où il lui conviendrait de l’anéantir, un agrandissement qu’il ne faisait pas à Fouquet l’honneur de considérer comme pouvant jamais devenir dangereux. Les énormes dépenses faites pour le château, les collections et la bibliothèque de Saint-Mandé, les grandioses constructions de Vaux, qui précédèrent Versailles en en laissant pressentir les splendeurs, n’inquiétèrent ni n’émurent Mazarin, reçu plusieurs fois dans ces résidences avec autant d’éclat que l’aurait été le roi lui-même : prodigalités calculées dans lesquelles le surintendant déployait, avec un sentiment très vrai de l’élégance et de l’art, des vues de patronage qui ne tardèrent pas à s’étendre du domaine des lettres à celui de la cour et de l’armée. Fouquet devenait en effet, en face de Mazarin fatigué et vieilli, le Mécène de tous les écrivains qui parlaient à l’opinion, le pourvoyeur de tous les courtisans qui entouraient le jeune monarque, la providence de tous les officiers qui avaient leurs équipages à faire et de toutes les jeunes femmes auxquelles manquaient des diamans : propagande de corruption assez haute et assez hardie pour que la reine-mère elle-même fût soupçonnée d’en avoir subi l’atteinte. Rien de tout cela n’était ignoré de Mazarin, qui ne s’inquiétait ni de la reconnaissance un peu déclamatoire du vieux Corneille, ni des quittances en vers adressées par La Fontaine à son généreux bienfaiteur.

Quoique le premier ministre sût fort bien que beaucoup de grands seigneurs et de filles de la reine étaient aux gages du surintendant, il dédaignait trop ce monde besoigneux et frivole pour en prendre quelque ombrage, et le juste mépris qu’il portait aux protégés couvrait le protecteur contre sa vengeance. Devenu aux derniers temps de sa vie esclave de ses habitudes, Mazarin n’aurait pas été moins contrarié d’un changement dans le personnel de son ministère que du déplacement d’un meuble dans sa chambre à coucher. Telle fut l’espèce de répugnance contre laquelle vinrent constamment échouer les observations de Colbert, dont la probité refrognée faisait un ennemi pour ainsi dire naturel du surintendant. Mazarin laissa donc à celui-ci son portefeuille, parce que, tout en pénétrant fort bien ses manœuvres, il ne les redoutait pas assez pour prendre sans nécessité le souci de lui chercher un successeur; mais en s’épargnant à lui-même l’ennui de remplacer un serviteur toujours respectueux, quoique enivré, le cardinal se tint pour obligé d’éclairer complètement le jeune roi, qu’il avait préparé à régner par lui-même avec un soin trop méconnu de l’histoire[3]. Tout fait présumer qu’il révéla à Louis XIV les pratiques criminelles et les dangereuses menées du surintendant, et que lorsque sur son fit de mort Mazarin, afin de s’acquitter envers son souverain, lui demanda de se servir de Colbert, il lui conseilla de se séparer de Fouquet.

Le surintendant se fit, sur sa position et sur la nature des périls dont il soupçonnait l’approche, une double illusion à peine explicable pour un homme qui entretenait des espions dans tous les salons et dans toutes les alcôves. Se tenant pour pleinement assuré du roi lors même que celui-ci était déjà à peu près décidé à le perdre, il ne se préoccupait que de Mazarin, sans voir que l’indifférence du cardinal était alors la plus sûre garantie contre sa colère. Les plans de résistance militaire et d’insurrection tracés par Fouquet de 1657 à 1659 présupposent tous ou son renvoi du ministère ou son emprisonnement ordonné par Mazarin, et correspondent au projet d’une lutte engagée non pas contre le roi après la mort de son premier ministre, mais contre le cardinal lui-même conservant la plénitude de sa puissance. C’est moins le manifeste d’une guerre engagée contre l’autorité royale que le programme d’une nouvelle fronde dans laquelle Fouquet prend sans façon le rôle du prince de Condé. Tous ces tristes projets, plus dignes assurément de pitié que de vengeance lorsqu’on les apprécie par leurs chances de succès, viennent se résumer dans le trop fameux mémoire de Saint-Mandé, écrit tout entier de la main du surintendant et caché par lui derrière la glace de son cabinet de travail[4].

Ce volumineux document, témoignage d’ingratitude et de démence, n’ajoute à peu près rien à ce qu’on savait déjà. Personne n’ignorait que Fouquet, stimulé par des avis secrets et de plus en plus alarmé par l’attitude observatrice de Mazarin, avait médité un vaste plan de résistance pour le cas, moins prochain qu’il ne le supposait, où l’on en viendrait à prendre des mesures contre lui, ce qu’il appelle, dans le préambule du projet de Saint-Mandé, « se garantir contre l’oppression. » On sait que la place, alors réputée inexpugnable, de Belle-Isle, munie de canons et de vaisseaux secrètement achetés par ses soins en Hollande, était le principal rendez-vous assigné d’avance aux amis du surintendant. Maître de la plupart des points fortifiés de la côte depuis Guérande jusqu’à l’Ile-Dieu, dont il avait fait donner le gouvernement au fils mineur de la marquise d’Assérac, complice dévouée de tous ses projets en Bretagne, Fouquet poussait l’infatuation jusqu’à compter sur une insurrection de cette grande province, où il était sans autres racines que les immenses acquisitions territoriales faites tout récemment sous des noms empruntés. Pour défendre l’île que ses flatteurs appelaient son royaume, il attendait le concours de la flotte française, alors aux ordres du commandeur de Neuchèse, sa créature, et du marquis de Créqui, gendre de Mme Du Plessis-Bellière, son amie, courtisan appauvri pour lequel il venait d’acheter de ses deniers la charge importante de général des galères.

De pareilles visées ne pouvaient présenter quelques chances un peu sérieuses qu’autant qu’on s’adresserait à la vieille indépendance bretonne, qui faillit en effet se soulever, dix ans plus tard, sous le gouvernement du duc de Chaulnes à l’occasion de l’impôt du timbre el du tabac, établi sans l’assentiment des états; mais c’est à quoi ne songeait aucunement le plus fiscal des financiers, le plus centralisateur des ministres, l’homme le moins sympathique, par ses habitudes et par ses allures, à la rude et fière province où il n’avait jamais vécu, quoiqu’il en fût originaire. Insensé si l’on s’était appelé Rohan, un pareil rêve était ridicule lorsque l’on se nommait Fouquet.

Dans ce tissu de coupables extravagances, les accessoires étaient à la hauteur du principal, car le préambule du projet de Saint-Mandé contenait, relativement à la politique jalouse du cardinal, des accusations contre lesquelles protestait alors avec éclat sa longanimité dédaigneuse. Jamais d’ailleurs conspirateur ne joua pareille partie avec moins de précautions et une plus étrange outrecuidance. Les engagemens secrets que Fouquet s’était complu à faire souscrire aux commandans de certaines places de guerre de « le servir envers et contre tous » constituaient des actes manifestes de haute trahison, et il ne sut s’en défendre devant ses juges qu’en alléguant la romanesque satisfaction de tracer dans ses loisirs des plans chimériques dont s’amusait son esprit blasé. Dans ce programme, tout le monde avait son rôle; il ne s’agissait plus que de déterminer chacun à le jouer aux risques de sa tête pour les menus plaisirs du surintendant disgracié. C’étaient, par exemple, certains magistrats sur lesquels il comptait pour courir toutes les chances que pouvait lui envoyer la fortune par l’unique raison qu’en d’autres temps ils avaient été ses obligés; c’étaient des courtisans qu’il tenait pour acquis à sa personne parce qu’il leur servait une grosse pension; enfin l’une de ses plus pressantes recommandations à sa famille pour le jour de la catastrophe, ce fut d’employer le dévouement et l’influence du duc de La Rochefoucauld, tant il connaissait bien le cœur de l’auteur des Maximes ! Une circonstance suffit pour constater avec quelle légèreté furent écrites ces redoutables pages. Dans son premier plan de résistance, Fouquet avait fait figurer en première ligne les places du Havre, du Mont-Saint-Michel, et surtout celle de Calais, dont le gouvernement appartenait au comte de Charost, son gendre; quelques mois plus tard, il biffait ces noms-là pour y substituer ceux de Belle-Isle, de Concarneau et de Guérande, comme s’il avait pu susciter et soutenir à son gré la guerre civile sur les côtes de la Manche tout aussi bien que sur celles de l’Océan, en Normandie comme en Bretagne !


II.

C’était en caressant ces illusions déplorables que le châtelain de Vaux, chanté par tous les poètes dont il subventionnait la muse, salué par les ambitieux à courte vue comme le successeur inévitable du cardinal, attendait, au sein d’une corruption raffinée, la mort de l’homme dont l’ancienne bienveillance, quoique alors très refroidie, le maintenait seule aux affaires. Cet événement, si ardemment souhaité par l’imprévoyance de Fouquet, arriva le 9 mars 1661, et l’on sait comment Louis XIV, rassemblant à Vincennes autour du lit de mort de Mazarin ses ministres et ses secrétaires d’état, prit pour un demi-siècle l’exercice direct du pouvoir avec la majesté qui fut le caractère de ce règne solennel. Aux fautes graves que déjà le roi, d’après les révélations de Mazarin, imputait à Fouquet, celui-ci ajouta un tort plus difficile encore à pardonner : il affecta, touchant la résolution royale si fièrement signifiée aux ministres qu’elle transformait en commis, une incrédulité que le jeune roi ne put ignorer, tant cette première velléité de travail fut considérée comme passagère par la société intime dans laquelle il vivait alors, société élégante et perverse dont Fouquet, déguisé en pluie d’or comme Jupiter, se tenait pour le maître et le suprême inspirateur. Olympe Mancini, mariée au comte de Soissons, formait le centre de cette corbeille épanouie dans une atmosphère ardente, mais malsaine, et dont les plus belles fleurs ne tardèrent pas à se flétrir sous les dénonciations meurtrières de la Brinvilliers. M. Cherruel établit fort solidement que l’amour imprévu de Louis XIV pour Mlle de La Vallière eut au moins l’avantage de l’arracher à ces sensualités énervantes, et qu’il décida peut-être de la direction sérieuse imprimée à sa vie, durant laquelle il fut donné à ce prince d’accomplir, à force de volonté et de respect pour lui-même, ce qui chez Fouquet n’avait été qu’une prétention, l’association des affaires aux plaisirs avec la subordination constante de ceux-ci.

Il était naturel que Fouquet se crût personnellement agréable au jeune roi, car le surintendant était un gentilhomme accompli, et connaissait mieux que personne en France la cour et le monde; mais si l’analogie des habitudes devient ordinairement un lien entre les hommes, il peut arriver aussi qu’ils se séparent profondément, lorsqu’ils aspirent aux mêmes succès. Or, sans faire remonter la résolution de Louis XIV à un sentiment de jalousie inspiré par d’audacieuses poursuites contre Mlle de La Vallière, sentiment que rien n’établit ni dans les vraisemblances ni dans les faits connus, l’on ne saurait douter que sa personnalité royale ne se soit trouvée offusquée par l’éclat imprudent que son ministre s’étudiait à déployer. Ce prince se complut sans doute, durant son règne, à grandir les dépositaires immédiats de son autorité : il alla jusqu’à imposer aux plus hautes têtes du royaume l’obligation de se courber devant ces parvenus capables et fidèles; mais à toutes ces faveurs demeura constamment attachée la condition tacite de reconnaître qu’on n’était par soi-même que poussière et néant. Louis XIV comprit d’instinct que cette situation, à laquelle se prêteraient fort bien les Le Tellier, les Colbert et les Phélypeaux, répugnerait toujours à Nicolas Fouquet. Celui-ci avait en effet le double tort de s’exagérer sa valeur et de vouloir être quelque chose par lui-même dans un temps où l’effacement personnel se présentait comme la condition nécessaire de toute fortune politique. La fameuse fête de Vaux, offerte au roi par le surintendant en août 1661, un mois avant le voyage de Nantes, — tentative insensée d’un satellite qui s’efforçait d’éblouir le soleil, — fut certainement la cause décisive de son arrestation, car dans ces splendeurs, sous lesquelles pâlissait la majesté royale, le monarque entrevit un crime d’état bien plus qu’une prodigalité financière. Une importance aussi insolemment affichée fut envisagée comme un commencement de conspiration, et en quittant Vaux, Fouquet, que le roi tenait déjà pour un dilapidateur, lui apparut comme un traître.

Plusieurs semaines avant cette fête à jamais célèbre, un œil moins fasciné que celui du surintendant aurait pu entrevoir, d’après des signes non équivoques, l’intention à peu près arrêtée du monarque de l’écarter de ses conseils. Voulant commencer son grand apprentissage royal par l’étude approfondie des finances, ce prince avait réclamé des états de situation que le surintendant lui remettait chaque jour avec des omissions dans les recettes et des falsifications correspondantes dans la dépense, afin de constater, en exagérant les embarras du trésor, la nécessité absolue de son concours et de son crédit près des traitans; mais Fouquet avait compté sans Colbert, consulté secrètement par Louis XIV sur ces documens, dont l’impitoyable intendant de Mazarin dévoilait les chiffres faux avec une perspicacité stimulée par la haine. En même temps qu’il rendait à Fouquet ce bon office, Colbert faisait valoir près de celui-ci la reconnaissance que ne manquerait pas d’éprouver le roi, s’il voyait le surintendant se consacrer désormais tout entier à la gestion des finances; il le conduisait ainsi à vendre sa charge de procureur-général, qui, en cas d’accusation, l’aurait rendu justiciable du parlement. Il est donc à croire qu’en tout état de cause la carrière ministérielle de Fouquet touchait à sa fin, et qu’il était à la veille d’une disgrâce; mais il y avait un abîme entre sa révocation et la terrible mesure qui bientôt après mit ses jours en danger. Si la fête de Vaux ouvrit cet abîme, la découverte du projet de Saint-Mandé dut le creuser plus profondément encore. Les Mémoires de Louis XIV ne permettent pas d’ailleurs de douter que ce projet ne fût soupçonné tout au moins dans ses parties principales avant l’arrestation du surintendant et la saisie de ses papiers[5]. Ni le roi, ni Colbert, ni Le Tellier, ni le chancelier Séguier, n’ignoraient les plans de résistance auxquels, dans les conversations d’un certain monde, les fortifications de Belle-Isle servaient de texte depuis trois ans. L’on ne peut expliquer que par de telles appréhensions le secret impénétrable dont s’enveloppa Louis XIV et les précautions minutieuses dont il crut devoir faire précéder l’acte du 5 septembre 1661, qui ne rencontra pas d’ailleurs l’ombre d’une résistance. Le voyage de Bretagne, habilement dissimulé sous la convenance de visiter une grande province, fut inspiré, comme le roi a pris soin de l’apprendre à la postérité, par la pensée de se trouver sur le théâtre des événemens, si le possesseur du marquisat de Belle-Isle et du duché de Penthièvre osait oublier, lorsqu’on porterait la main sur lui au nom de sa majesté, que Richelieu en avait fini avec les grands, et qu’en France la royauté était à toujours hors de page.

Louis XIV porta dans la perpétration de cet acte une surabondance de ruses et de tromperies italiennes où l’on retrouve comme un dernier écho des leçons de Mazarin. Jamais il n’avait comblé le surintendant d’attentions plus délicates, ne lui avait témoigné une confiance aussi intime que pendant le voyage entrepris pour mieux assurer sa perte. L’emprisonnement de Fouquet pouvait sans doute réclamer des mesures de prudence, mais il n’autorisait ni les mensonges ni les caresses, d’ailleurs fort inutiles, dont le roi crut devoir faire précéder une résolution naturelle et légale. Lorsqu’on réfléchit à l’orgueilleuse complaisance avec laquelle ce prince s’arrête sur cet épisode de sa vie, il semble qu’il ait plutôt songé à s’y donner à lui-même, en matière de secret, la mesure de ses propres forces qu’à proportionner les précautions aux périls. Fouquet marchait en effet vers l’abîme avec la plus aveugle confiance. Très agité, avant de quitter Paris, par les rapports de ses nombreux agens, il avait repris toute sa sérénité en recevant, durant le séjour à Nantes, des témoignages presque sans exemple des bontés du roi. La veille du jour où d’Artagnan mit la main sur lui, au moment même où la ville de Nantes se remplissait de troupes dont personne ne s’expliquait la mystérieuse destination, le surintendant, pour ne point paraître étranger aux desseins de son maître, avait la fatuité impudente de déclarer au secrétaire d’état Brienne, envoyé le matin par le roi pour prendre de ses nouvelles, car Fouquet était alors malade, que ces troupes avaient été mandées pour assurer l’arrestation de Colbert, et qu’il venait lui-même de donner des ordres à Pélisson afin de mettre le château d’Angers en mesure de recevoir le lendemain son plus mortel ennemi !

Louis XIV établit dans ses mémoires que cet acte de vigueur, rehaussé aux yeux des peuples par le mystère profond qui l’avait enveloppé, fut accueilli avec des applaudissemens unanimes. Cette adhésion générale n’est pas contestable; l’impression s’en retrouve jusque dans les mémoires contemporains les plus favorables au surintendant. Soumise depuis la paix aux dernières épreuves de la disette, la nation, qui avait vainement attendu de la fin de la guerre quelque allégement à ses douleurs, les imputait tout entières aux dilapidations de Fouquet, lorsqu’il aurait fallu, pour les comprendre et surtout pour les guérir, remonter jusqu’à l’administration meurtrière dont tout l’art consistait alors à paralyser l’agriculture française en imposant les instrumens nécessaires du travail, en même temps qu’elle arrêtait la circulation de ses produits par des entraves désastreuses. Fouquet, que les salons de Paris allaient bientôt transformer en victime, ne fut au jour de son emprisonnement, pour le pays tout entier, qu’un voleur effronté frappé par la justice royale. Le crime d’état ne préoccupait encore personne; ce que poursuivait la colère publique, c’était le vol aggravé par le scandale. Dans sa périlleuse translation du château d’Angers au donjon de Vincennes, le prisonnier avait pu recueillir des témoignages non équivoques de l’indignation populaire. Si une juste condamnation avait alors frappé le dépositaire infidèle de la fortune publique dans ses richesses et dans sa liberté sans menacer ses jours, que la nature de ce crime ne semblait pas pouvoir compromettre, l’on aurait universellement applaudi à un châtiment proportionné au délit lui-même. Le sentiment public ne se modifia d’une manière de plus en plus sensible durant les trois années de cette procédure que parce que les incidens du débat ne tardèrent pas à lui donner une autre physionomie en faisant prédominer la question politique sur la question financière.

Lorsque la saisie des papiers de Saint-Mandé eut mis le crime de haute trahison sur le premier plan dans les délibérations de la chambre de justice à laquelle avait été commis le sort de l’accusé, l’opinion, qui acceptait pleinement d’avance toutes les conséquences pénales qu’auraient entraînées la concussion et le dol, ne put s’empêcher de traiter légèrement une accusation si imprévue, et le public se prit à l’apprécier bien moins d’après des pièces qu’il récusait comme suspectes que d’après les impossibilités manifestes qu’aurait rencontrées l’application d’un plan inoffensif à force d’être chimérique. Paris, déjà travaillé par les nombreux amis et pensionnaires du surintendant, fatigué d’ailleurs des longues formalités d’une procédure habilement arrêtée à chaque pas par les déclinatoires de l’accusé, ne tarda point à penser qu’il serait inique de faire tomber la tête d’un homme pour des projets qui, fussent-ils réels, méritaient de se dénouer à Charenton et non en place de Grève. Admettre que Nicolas Fouquet eût songé à entrer en campagne contre le roi Louis XIV, résolution insensée que ses amis, relevés de leur premier abattement, persistaient d’ailleurs à nier, cela répugnait profondément à la conscience publique. La chose était en effet plus vraie qu’elle n’était vraisemblable, et la vraisemblance saisit toujours l’opinion bien plus que la vérité.

La pression exercée sur les magistrats par le roi en personne pour leur dicter un arrêt de mort que la foi dans son droit lui faisait estimer nécessaire, le courant chaque jour grossi des bruits favorables et des anecdotes émouvantes vinrent éveiller une dernière lueur d’indépendance au sein de la génération qui avait fait la fronde et vu naître le jansénisme. Cette génération n’avait pas encore abdiqué ses souvenirs, subi le joug de la discipline monarchique et emboîté le pas derrière Bossuet et Racine. Chez les parlementaires du Marais et dans les hôtels littéraires de la Place-Royale où, sous le patronage de la beauté, le bel esprit s’essayait à une lutte dernière contre la puissance politique, l’on pouvait entendre encore quelques mots d’une langue oubliée, et Fouquet, quoiqu’il eût été l’un des ennemis les plus persévérans de la fronde militante, se trouva tout à coup adopté avec passion par la petite fronde des salons, qui, après avoir mené à bonne fin l’œuvre fort louable de sauver la tête du surintendant, accomplit, avec un succès plus durable qu’il n’était naturel de le prévoir, la tâche de grandir son rôle et de tromper la postérité.

Dans les sociétés polies, la puissance des coteries politiques et littéraires se mesure presque toujours à celle qu’y exerce l’esprit lui-même; mais à l’avantage de stimuler l’intelligence les coteries joignent trop souvent l’inconvénient de lui enlever son originalité propre, et de la fausser dans les questions où les personnes sont plus en jeu que les choses. Si les hommes qui vivent en dehors d’elles, soit indifférence du succès, soit respect d’eux-mêmes, les rencontrent devant eux comme des barrières parfois infranchissables, ceux dont elles font pousser la renommée en serre chaude y perdent leur physionomie native, et revêtent sous le souffle des passions qui les gonflent en les transformant des proportions démesurées qu’il faut envisager comme l’une des plus sérieuses difficultés de l’histoire.

La coterie des beaux esprits, celle des frondeurs incorrigibles à la manière du duc de La Rochefoucauld et du docteur Gui Patin, adoptèrent donc Fouquet avec une ardeur dans laquelle entraient pour les uns d’honorables affections personnelles, pour les autres des ressentimens rendus plus vifs encore par l’impuissance. Pussort, Berryer, Sainte-Hélène, et tous les membres de la chambre qui, sur le chef du crime d’état, maintinrent un avis trop rigoureux à coup sûr, quoique légal, tous ces magistrats, qui n’étaient probablement que d’ardens royalistes, furent présentés au public comme des juges prévaricateurs. L’accusé, qui s’éleva d’ailleurs à la hauteur de son infortune en rencontrant tout à coup des inspirations d’honnêteté et de prudence dont il avait manqué si longtemps, l’accusé, pour lequel on avait commencé par réclamer la clémence, fut bientôt présenté comme l’intéressante victime d’une odieuse iniquité. Les écrivains et les femmes, les salons et l’Académie se donnèrent pour la dernière fois, durant le cours du grand règne, le plaisir d’accomplir un acte d’opposition. Du sein de l’exultation bruyante provoquée par l’arrêt qui lui sauva la vie, la mémoire de Fouquet sortit bientôt singulièrement transfigurée. Ses enfans profitèrent de ce long engouement au point de se voir presque égalés à des princes du sang en puissance et en richesse, à ce point que Saint-Simon a pu dire qu’on s’était étudié à « faire au fils de Fouquet un apanage comme à un fils de France. » Quant à l’histoire, au lieu d’un brillant étourdi, sans esprit politique, auquel la vanité avait tourné la tête, on lui présenta un grand homme d’état méconnu, expiant sous les verrous une supériorité qui avait offusqué Louis XIV.

Le remuant personnage qui aurait eu probablement son jour sous la régence du duc d’Orléans n’avait pas de place possible sous l’administration sévèrement ordonnée de Louis XIV. La captivité de Pignerol a donc beaucoup plus servi à sa renommée que ne l’aurait fait le reste de sa vie écoulée à la cour et dans les affaires. Dès le jour de son arrestation, le vieil homme sembla mourir chez Fouquet. Le cœur du courtisan voluptueux parut se dégager sans effort des liens si puissans dans lesquels il était enlacé, de telle sorte qu’à la première atteinte du malheur on y vit refleurir tous les germes déposés par la main d’une mère, l’une des âmes héroïques d’un siècle si fortement trempé dans la foi. Dès sa première étape au château d’Angers, au lendemain de son emprisonnement, Fouquet implore de la commisération royale une seule grâce, celle de recevoir les consolations religieuses pour ramener la paix dans sa conscience, dont il ne dissimule ni les remords ni les angoisses. Revenu après de fortifians entretiens à cette sérénité que le repentir assure comme l’innocence, le prisonnier se montre dans ses interrogatoires et durant les longues séances de l’Arsenal, prolongées par des incidens sans fin, aussi rempli de mesure dans sa conduite que de noble modestie dans ses paroles. Sans protester contre le sort, sans paraître redouter le châtiment terrible dont il se sait menacé, il implore la clémence royale en confessant les projets insensés qui trouvent quelque excuse dans leur extravagance même, et qu’il ne s’étudie à défendre que par l’ivresse à laquelle la miséricorde divine vient de l’arracher. « Merci, mon Dieu, car voilà le chemin de son salut! » avait dit Mme Fouquet en apprenant l’écroulement de la fortune de ce fils si coupable, mais toujours si cher. Fouquet ne démentit pas un jour, pendant dix-huit années d’une impitoyable captivité, ce cri sublime échappé au cœur d’une mère. L’oreille fermée à tous les bruits du monde, il retrouva la paix au fond d’une forteresse des Alpes, dont le siège était fait secrètement, à force de péril et d’or, par une sainte mère et une admirable épouse, oiseaux du ciel quelquefois entrevus à travers les grilles et les abat-jour du captif!

Rien ne rompit, au moins pendant les seize premières années, la monotonie de cette existence, contrainte de se replier sur elle-même en se nourrissant d’amers souvenirs tempérés par d’immortelles espérances. L’historien de Fouquet n’a fait, malgré de persévérantes investigations, que peu de découvertes sur cette période, la plus intéressante peut-être, de la vie du malheureux surintendant. Nous en restons à quelques fidèles serviteurs de sa famille mis aux fers et à un gardien pendu pour avoir tenté de faire arriver jusqu’à Fouquet des nouvelles de cette terre des vivans à laquelle il n’appartenait plus. Enfin, dans le long chapitre consacré à cette longue captivité, nous en sommes toujours à l’anecdote si connue de Lauzun, qui, en contant à Fouquet sa fabuleuse fortune et son mariage royal, excite l’effroi bien naturel de ce dernier à la pensée qu’on veut ajouter à l’horreur de sa captivité l’obligation de la partager avec un homme en démence.

Cependant cette séquestration absolue, aggravée par les exigences multipliées de Louvois, provoqua bientôt pour Fouquet des jouissances plus nobles que celles dont il avait épuisé la coupe. Méditant les livres saints dans le cours à peine dissemblable de ses jours et de ses nuits, il se mit à les commenter en prose et à les traduire en vers[6]. Dans la contemplation de ces horizons qu’il n’avait pas même soupçonnés, l’âme du prisonnier emprunta quelque chose aux joies ardentes goûtées par Jérôme dans la libre captivité du désert, lorsque, courbé sur la Bible, devenue son seul trésor, il oubliait les splendeurs de Rome et jetait au monde l’âpre expression de ses mépris. La vue de Dieu est pour l’intelligence de l’homme ce qu’est celle de la mer pour son regard; elle l’absorbe par sa vivante immensité, et devant sa souveraine harmonie tous les bruits de la terre font silence. Après avoir vécu de la vie recluse des trappistes au point d’ignorer comme eux si ses amis les plus chers appartenaient encore à ce monde, Fouquet mourut comme un saint, laissant une preuve de plus que, sans nier la douleur comme le stoïque, le chrétien peut toujours en triompher, puisque l’âme reste libre jusque dans les fers.

C’est un bonheur pour l’histoire d’avoir à constater que, malgré ce culte de l’autorité monarchique dont Louis XIV ne fut pas moins le disciple fervent que le gardien inflexible, les rigueurs de ce prince finirent par s’adoucir en présence de cette captivité sans espoir. Mme Fouquet, longtemps exilées dans des résidences lointaines, furent admises à se rapprocher de Pignerol, et, dans l’année qui précéda sa mort, le prisonnier, fléchissant sous le poids de ses infirmités plutôt que sous le poids de son malheur, put recevoir ces soins si doux à l’infortuné qui n’espère plus cette joie suprême. Puis, dans les derniers jours de 1679, quelques mois seulement avant d’expirer, Fouquet obtint l’autorisation d’aller prendre les eaux de Bourbonne, ce qui équivalait à l’assurance d’une fin prochaine de sa captivité. Il ne paraît pas qu’il ait pu profiter de cette trop tardive autorisation; cependant le bruit de sa mise en liberté se répandit alors dans Paris, et Gourville, dont les mémoires contiennent d’ailleurs des inexactitudes bien autrement sérieuses, ayant inféré de la permission accordée à Fouquet de quitter Pignerol qu’il en avait immédiatement profité et qu’il n’était point mort dans cette forteresse, cette circonstance insignifiante a servi de base à l’étrange roman d’après lequel le décès de l’ancien surintendant n’aurait été que simulé. C’est au moment où la vengeance de Louis XIV était visiblement désarmée contre un malheureux vieillard qu’on prête gratuitement à ce prince une invention dont ne s’était avisé aucun tyran ; Fouquet devient le héros de la légende du masque de fer.

Deux argumens sont présentés à l’appui de cette bizarre assertion : l’un, c’est que la victime de ce drame mystérieux a commencé par être déposée à Pignerol avant d’être enfermée aux îles Sainte-Marguerite, comme si Fouquet avait été le seul habitant de ce lieu sinistre; l’autre, c’est que rien n’établirait d’une manière précise où et à quelle époque est mort l’infortuné surintendant. En présence des lettres de ses contemporains, devant les détails si concordans donnés par Mme de Sévigné et par le comte de Bussy, ce dernier motif n’a guère plus de valeur que le premier. Les Mémoires sur la vie de Fouquet viennent ôter d’ailleurs ce dernier espoir aux amateurs du merveilleux[7], car ils établissent par des documens authentiques que l’ancien ministre de Louis XIV mourut dans sa prison, en mars 1680, d’une attaque d’apoplexie, et que ses restes furent transportés et inhumés l’année suivante à Paris dans l’église de la Visitation. Ces pièces dispensent de défendre Mme de Maintenon contre l’imputation plus comique qu’odieuse d’avoir conseillé cette cruauté singulière à Louis XIV, afin de lui mieux dérober la trace d’anciennes liaisons avec Fouquet. Ajoutons que pas un esprit sérieux n’a pu admettre l’existence de rapports suspects entre Mme Scarron et le surintendant, hypothèse appuyée sur une lettre cynique qu’une fille perdue oserait à peine écrire, et qu’un annotateur obscur n’a pas craint d’attribuer à la femme qu’il faudrait appeler la plus prudente, lors même qu’on se refuserait à dire la plus sévère de son temps. M. Cherruel expose d’ailleurs, en les appuyant sur quelques lettres charmantes, les liaisons assez étroites de Mme Scarron avec Mme Fouquet, la première femme du surintendant, liaisons marquées au coin de la plus extrême délicatesse, et durant lesquelles on voit l’épouse du pauvre infirme repousser par bienséance, d’autres pourront dire par pruderie, toutes les invitations pour Vaux, en cachant sous le devoir de ne pas quitter son vieux mari l’évidente appréhension de donner à la calomnie des armes contre sa jeunesse et sa beauté. La vieille fée avait-elle pressenti Saint-Simon?

Ce livre vient encore ajouter une page à l’acte d’accusation que les éditeurs de notre temps se complaisent à dresser avec une persévérance infatigable contre l’ancienne monarchie française. Depuis cette date mémorable de 1828, à laquelle remonte la publication intégrale du manuscrit de Saint-Simon, que de divulgations périlleuses, que de témoignages empruntés aux serviteurs les plus dévoués de cette monarchie, comme pour river de leurs propres mains la pierre de son sépulcre!... Quelques lettres de filles d’honneur pensionnaires d’un surintendant prodigue et libertin ajoutent bien peu sans doute aux graves révélations que nous ont faites sur le règne de Louis XIV un personnage tel que le duc de Saint-Simon, et sur le règne suivant un ancien ministre tel que le marquis d’Argenson. Toutefois, en trouvant les habitudes du quartier Bréda établies à la cour d’Anne d’Autriche, en voyant une certaine femme La Loy tenir, dans l’antichambre même, de la reine, boutique de bijoux et petite poste aux poulets, il est impossible de ne pas éprouver quelque chose de la surprise attristée qu’ont suscitée pour la génération actuelle tant de publications sur les deux derniers siècles, en commençant par l’œuvre graveleuse de Tallemant des Réaux pour finir par le journal naïvement cynique de Barbier.

Il s’est trouvé que les époques les plus troublées, et par ce motif même les plus immorales, de la longue période comprise sous la dénomination d’ancien régime ont été, par une fatalité dont ce temps porte la peine, beaucoup plus fécondes en écrivains de mémoires et en observateurs politiques que des temps ou plus heureux ou plus tranquilles. La régence d’Anne d’Autriche, durant laquelle la misère des populations fut lamentable, resplendit d’un grand éclat littéraire; celle du duc d’Orléans n’a pas provoqué un épanouissement moins brillant de l’intelligence au milieu des désastres inséparables de l’union de l’esprit d’aventure avec l’esprit de cupidité; la dernière partie du règne de Louis XV, celle qu’il faut bien nommer le gouvernement de Mmes de Pompadour et Du Barry, correspond à la plus grande fécondité littéraire qu’ait jamais connue une nation. Les écrits politiques et les tableaux de mœurs abondent donc pour ces jours-là, tandis qu’ils sont beaucoup plus rares pour les époques historiques qui précèdent ou qui suivent ces périodes agitées. Les trente glorieuses années qui s’étendent de l’emprisonîîement de Fouquet à la guerre de la succession d’Espagne, années signalées par tant de triomphes et tant de chefs-d’œuvre littéraires, n’ont fourni que fort peu de mémoires et pas un écrit politique. Le long ministère du cardinal de Fleury, qui cicatrisa les plaies ouvertes par l’impitoyable administration des dix dernières années de Louis XIV, est beaucoup moins connu et moins étudié que les jours qui allaient voir s’allumer les premières passions politiques sous l’impulsion des grandes compagnies judiciaires. Enfin les douze premières années du règne de Louis XVI, l’une des époques les plus attrayantes de notre histoire par une aspiration générale vers le bien public que secondait le mieux intentionné des princes, étaient restées complètement dans l’oubli, quant au régime économique et administratif, jusqu’aux travaux récens de M. de Lavergne. Pour apprécier avec équité et en pleine connaissance de cause le gouvernement sous lequel vécut la France durant plus de quatre générations, il faudrait donc faire entre des époques très diverses, quoique fort rapprochées, des distinctions dont la passion et l’ignorance sont également incapables. N’oublions pas d’ailleurs que les études morales et politiques faites par les écrivains contemporains sur l’ancienne monarchie n’embrassent guère que ce qu’on appelait alors la cour et la ville, c’est-à-dire Versailles et Paris. Or la partie la plus saine de la vieille société française, celle qui en faisait la force et l’honneur, c’était précisément la province, beaucoup plus distincte alors de la capitale par ses intérêts et par ses mœurs qu’elle ne saurait l’être aujourd’hui. Là les populations avaient certainement des ressources moins nombreuses et moins assurées que de nos jours; mais les besoins étaient moins grands et les devoirs moraux du patronage plus respectés. Dans la bourgeoisie, les fortunes étaient lentes, mais solides, et l’instruction était, sinon plus générale, du moins plus forte qu’aujourd’hui; la noblesse provinciale enfin, qui fut à la fois l’honneur et la victime de la monarchie, toujours prête à payer l’impôt du sang, même en se ruinant par-dessus le marché, demeura jusqu’à la dernière moitié du XVIIIe siècle à peu près étrangère à la servilité dorée de Versailles, et ne prit la morgue et la fatuité des courtisans, auxquels elle rendait dédains pour dédains, qu’après qu’elle eut succombé à la tentation de chasser avec le roi et de monter dans les carrosses. Ce n’est donc qu’au prix de distinctions multipliées et délicates qu’on arrive à une appréciation exacte de cette mosaïque sociale, où Molière et Regnard trouvaient à profusion des types originaux et divers, en passant d’une province à une autre, et presque en changeant de quartier. On comprend dès lors qu’il soit plus commode de condamner en bloc que de juger en détail la vieille société française. Celle-ci a certainement mérité son sort; mais, sans hésiter à le reconnaître, on peut trouver et dire qu’il est inique de présenter toute une époque au jugement de la postérité en l’encadrant dans certaines périodes et en la personnifiant dans certains hommes.


L. DE CARNE.

  1. 17 février 1659.
  2. Mémoires sur la Vie publique et privée de Fouquet, t. Ier, p. 318.
  3. Nous avons signalé déjà les habiles et persévérans efforts de Mazarin pour initier Louis XIV au métier de roi et pour le dissuader de prendre un autre premier ministre. — Voyez les Fondateurs de l’unité française, t. II, p. 436 et suiv.
  4. On trouve dans la publication de M. Cherruel le texte intégral de ce mémoire, dont M. Pierre Clément avait déjà donné une partie dans son Histoire de Colbert.
  5. « Depuis que je prenais soin de mes affaires, j’avais de jour en jour découvert de nouvelles marques des dissipations du surintendant : la vue des vastes établissemens que cet homme avait projetés et les insolentes acquisitions qu’il avait faites ne pouvaient faire qu’elles ne convainquissent aucun esprit du dérèglement de son ambition, et la calamité générale de tous mes peuples sollicitait sans cesse ma justice contre lui; mais ce qui le rendait plus coupable envers moi était que, bien loin de profiter de la bonté que je lui avais témoignée en le retenant dans mes conseils, il en avait pris une nouvelle espérance de me tromper, et, bien loin d’en devenir plus sage, il tâchait seulement d’en être plus adroit. Mais quelque artifice qu’il pût pratiquer, je ne fus pas longtemps sans reconnaître sa mauvaise foi, car il ne pouvait s’empêcher de continuer ses dépenses excessives, de fortifier des places, d’orner des palais, de former des cabales et de mettre sous le nom de ses amis des charges importantes qu’il leur achetait à mes dépens, dans l’espoir de se rendre bientôt l’arbitre souverain de l’état. » Mémoires de Louis XIV, t. Ier, p. 232.
  6. En 1683, le comte de Vaux, fils aîné de Fouquet, publia à Paris deux petits volumes, extraits des manuscrits laissés par son père, sous le titre de Conseils de la sagesse, ou Recueil des Maximes de Salomon... M. Lemonnier a publié, à l’appendice de son Histoire du chancelier d’Aguesseau, l’admirable lettre écrite par Fouquet à sa mère en 1675, dans laquelle respire une mélancolie touchante tempérée par un apaisement sublime. M. Cherruel a reproduit in extenso ce monument de résignation chrétienne d’après le manuscrit autographe de la Bibliothèque impériale.
  7. Dans l’énigmatique histoire du masque de fer, bien d’autres noms, chacun le sait, ont trouvé place. Rappelons seulement qu’un personnage non moins singulier que Fouquet passa également pour le héros de cette bizarre légende. C’est le Bolonais Mathioli, qui s’était donné faussement à Louis XIV comme autorisé à négocier la cession de la forteresse de Casai, et qui dut expier son audacieuse supercherie dans les cachots de Pignerol. On trouvera quelques détails sur Mathioli dans les Mémoires du marquis de Pomponne, publiés par M. Mavidal d’après un manuscrit de la bibliothèque du corps législatif.