Le Surintendant Foucquet
Revue des Deux Mondes3e période, tome 102 (p. 840-864).
◄  01
LE
SURINTENDANT FOUQUET

II.[1]
LA DISGRACE.


VI

En dépit de Louis XIV et de ses mousquetaires, les chemins n’étaient pas si bien gardés que le courrier du roi n’eût été devancé par un autre. C’était le valet de chambre de Foucquet, Laforêt, qui, sans tarder, après l’arrestation de son maître, était sorti de Nantes, avait fait deux lieues à pied jusqu’au premier relais, d’où il avait couru la poste à franc étrier. Il était arrivé à Paris le 7 septembre, au point du jour. Quand Mme Foucquet la mère eut reçu de lui la terrible nouvelle, elle se mit à genoux en disant : u Je vous remercie, mon Dieu ! Je vous ai toujours demandé son salut : en voici le chemin. »

Hormis l’épisode de Laforêt, tout s’était fait et avait réussi selon la volonté du roi. A Nantes, Boucherat avait fouillé le logis de Foucquet et Pellot celui de Pellisson. A Belle-Isle, la garde n’avait fait aucune résistance, Fourille était entré paisiblement dans la place. A Fontainebleau, le chancelier Séguier s’en alla mettre les scellés à la surintendance, après quoi il fit un jeu de mots qui eut, paraît-il, du succès à l’Académie : « Foucquet voulait les sceaux, il les a. » A Paris, dans l’hôtel de la rue Croix-des-Petits-Champs, on ne trouva rien à mettre sous le scel. On permit à la vénérable mère du surintendant d’y demeurer avec ses petits-enfans qui n’avaient plus d’autre asile. Leur mère était exilée à Limoges ; de leurs quatre oncles, l’évêque d’Agde était renvoyé dans son diocèse, l’archevêque de Narbonne relégué à Alençon, Gilles Foucquet à Ancenis ; l’abbé lui-même, l’ennemi, le dénonciateur, subit la disgrâce commune. Mme du Plessis-Bellière fut envoyée à Montbrison.

Dans Paris, gens du monde, gens de robe, financiers de haut et de bas étage s’agitaient et couraient aux nouvelles. Les hommes d’âge, les contemporains de Richelieu se rappelaient avoir vu, en l’an 1624, l’arrestation d’un surintendant des finances. C’était le marquis de La Vieuville ; mais ils se rappelaient aussi qu’après dix-huit mois de captivité, il s’était évadé du château d’Amboise, et, chose infiniment plus surprenante, qu’on l’avait revu, vingt-cinq ans plus tard, à la surintendance, à telles enseignes qu’il y avait été justement le prédécesseur de Foucquet, d’où celui-ci pouvait, ce semble, tirer un favorable augure. Il est vrai qu’aux nouvelles bientôt venues de Saint-Mandé cet heureux pronostic perdit tout à coup de sa valeur.

C’est à Saint-Mandé que Foucquet avait sa principale résidence et c’est là qu’était l’amas de ses papiers. La levée des premiers scellés avait été faite le 19 septembre ; les journées suivantes suffirent à peine à recueillir, sinon à inventorier les pièces innombrables qui se trouvaient, non-seulement dans le cabinet du surintendant, mais dans la bibliothèque et dans plusieurs chambres. La vérité est que les formalités judiciaires furent violées outrageusement. Colbert, qui n’était pas magistrat et qui néanmoins avait présidé aux recherches, avait mis la main sur des paquets de lettres qu’il s’était empressé de porter au roi. Ce sont ces lettres, lettres de femmes pour la plupart, qui, par le fait, n’ont été vues que de Louis XIV, d’Anne d’Autriche, de Le Tellier et de Colbert. Néanmoins il se fit tout de suite une légende de la « cassette amoureuse » et toutes les femmes plus ou moins en vue, à commencer par Mme de Sévigné, furent livrées en proie à la malignité publique. Ce fut un tel vacarme et un tel scandale que l’honnête Chapelain ne put se tenir de jeter l’anathème à celui qui avait fait recueil de papiers si compromettans ; et dans quels termes il exhala son courroux, c’est ce qu’il est littérairement intéressant de connaître. « Eh quoi ! s’écriait le chantre de la Pucelle, n’étoit-ce pas assez de ruiner l’état et rendre le roi odieux à ses peuples, de tourner toutes ses finances en dépenses imprudentes, en acquisitions insolentes, de se fortifier contre lui, de lui débaucher ses sujets ? Falloit-il encore, pour surcroît de dérèglement et de crimes, s’ériger un trophée des faveurs, ou véritables ou apparentes, de la pudeur de tant de femmes de qualité, et tenir un registre honteux de la communication qu’il avoit avec elles ! .. »

Une autre trouvaille avait été faite à Saint-Mandé, d’un tout autre ordre et d’une tout autre importance. Sur la lisière du bois, Foucquet s’était fait construire un petit pavillon qui ne communiquait avec le logis principal que par un souterrain pratiqué sous le chemin de Vincennes ; c’est là qu’il s’enfermait pour se soustraire aux solliciteurs et travailler à son aise. Or, dans cette retraite tout à fait intime, les fureteurs stimulés par Colbert avaient trouvé, derrière un miroir de Venise, M un cahier de petit papier coupé, de treize feuillets, écrits des deux côtés, raturés en plusieurs endroits, et les ratures corrigées. » Dès que Colbert eut saisi la trouvaille, il eut un transport de surprise et de joie. Qu’était-ce donc ?

Il faut remonter de quatre ans en arrière, à l’année 1657, au temps des premières difficultés sérieuses entre Mazarin et Foucquet. Inquiet, se croyant menacé de perdre, non-seulement sa place, mais sa liberté même, celui-ci avait jeté hâtivement sur le papier l’indication des moyens qu’il croyait les plus propres à sa défense. « Les connoissances particulières qu’il a données à un grand nombre de personnes de sa mauvaise volonté, disait-il en parlant du cardinal, m’en faisant craindre avec raison les effets, puisque le pouvoir absolu qu’il a sur le roi et sur la reine lui rendent facile tout ce qu’il veut entreprendre, et considérant que la timidité naturelle qui prédomine en lui ne lui permettra jamais d’entreprendre de m’éloigner seulement, ce qu’il auroit exécuté déjà s’il n’avoit pas été retenu par l’appréhension de quelque vigueur en mes frères et en moi, un bon nombre d’amis, une charge considérable dans le parlement, des places fortes occupées par nous ou nos proches, et des alliances assez avantageuses ; ces considérations qui paroissent fortes d’un côté à me retenir dans le poste où je suis, d’un autre ne peuvent permettre que j’en sorte sans que l’on tente tout d’un coup de nous accabler et de nous perdre… Il faut donc craindre tout et le prévoir, afin que, si je me trouvois hors de la liberté de m’en pouvoir expliquer, lors on eût recours à ce papier pour y chercher les remèdes qu’on ne pourroit trouver ailleurs, et que ceux de mes amis qui auront été avertis d’y avoir recours sachent qui sont ceux auxquels ils peuvent prendre confiance. » En ce temps-là, Foucquet n’était pas encore brouillé avec l’abbé son frère ; aussi, lui étant arrêté, serait-ce les instructions de l’abbé qu’il faudrait suivre. Si l’abbé se trouvait prisonnier lui-même, il faudrait patienter deux ou trois mois, et pendant ce temps prendre le mot chez Mme du Plessis-Bellière, laquelle, étant le chef de la défense, s’entendrait d’abord avec les gouverneurs de Calais, d’Amiens, de Hesdin, d’Arras, puis en seconde ligne avec des hommes tels que MM. de Créqui, de Feuquières, Fabert, d’Estrades. On aviserait à tenir des gens sûrs dans Ham, Concarneau, Tombelaine, à l’Ile-Dieu. On emploierait les jésuites ; on prendrait les conseils de MM. de La Rochefoucauld, de Marsillac, Bournonville, Brancas, Langlade, Gourville. Du côté du parlement, on s’assurerait de M. de Harlay et de M. de Maupeou. Là s’arrêtait brusquement le projet de 1657.

A la fin de l’année suivante, l’attitude de Mazarin étant redevenue suspecte, Foucquet reprit, révisa, et compléta son projet de défense. De l’abbé Basile, « plus à craindre qu’un autre, » il faut se garder à tout prix. Beaucoup des gouverneurs ou commandans de places, ci-dessus indiqués, étant changés ou morts, il n’en faut plus faire état. A ceux qui restent, on peut adjoindre des marins, comme le commandeur de Neuf-Chaise, vice-amiral, et Guinant. — Foucquet avait des vaisseaux à lui qui faisaient le commerce d’Amérique. — Si, ne se bornant pas à tenir le surintendant en prison, le cardinal voulait lui faire son procès, dans ce cas grave, les gouverneurs des places arrêteraient la levée des impôts et publieraient un manifeste contre l’oppression et la violence du gouvernement. De son côté Guinant, avec ses vaisseaux, enlèverait tous ceux qu’il rencontrerait entre Rouen et Le Havre. « Il est impossible, était-il dit en façon de conclure, les choses étant bien conduites, se joignant à tous les malcontens par d’autres intérêts, que l’on ne fît une affaire assez forte pour tenir les choses longtemps en balance et en venir à une bonne composition, d’autant plus qu’on ne demanderoit que la liberté d’un homme qui donneroit des cautions de ne faire aucun mal. »

Tel est, dans ses traits principaux, ce fameux plan de défense. A première vue, c’est le rêve d’un cerveau malade ; à y regarder de plus près, c’est une erreur d’anachronisme. Sous la régence de Marie de Médicis, sous le règne même de Richelieu, pendant la Fronde, on avait toujours vu les opposans, les malcontens donner le signal des crises en quittant, les uns brusquement, les autres furtivement Paris et la cour, se retirer dans leurs gouvernemens ou dans leurs provinces, faire des levées d’hommes et d’argent, arrêter les deniers royaux, en un mot se mettre en révolte, tout en protestant de leur respect et de leur affection pour le roi mal conseillé. Tiempi passati : ce fut la grande illusion de Foucquet de s’imaginer qu’ils pouvaient revenir. Quoi qu’il en soit, on comprend bien la joie de Colbert en possession d’un tel écrit. Désormais ce n’était plus seulement de péculat, c’était de lèse-majesté que l’accusation pouvait se produire. Louis XIV s’était déjà laissé dire que Foucquet voulait se faire duc de Bretagne et roi des îles bretonnes.

Il fallait « purger le siècle » par une punition dont on parlerait encore dans cent ans ; c’est l’expression même de Colbert. Une chambre de justice fut instituée « pour la recherche des malversations commises dans les finances depuis 1635, et de tous les crimes et délits commis à l’occasion d’icelles, par quelques personnes et de quelque qualité qu’elles fussent. » Elle avait Séguier pour président d’honneur, comme on dirait aujourd’hui, Lamoignon pour président effectif, Denis Talon pour procureur-général, et pour membres des magistrats pris dans les divers parlemens, dans la chambre des comptes de Paris et parmi les maîtres des requêtes. La séance d’ouverture fut tenue le 3 décembre 1661, puis la chambre s’ajourna en attendant que les causes à instruire fussent en état de lui être soumises ; elle devait longtemps attendre. Pour l’affaire de Foucquet, Talon fit travailler un avocat, très honnête homme, mais très formaliste, nommé Gomont, lequel devait s’entendre avec Foucault, greffier de la chambre, et avec un certain Berryer, qui était l’âme damnée de Colbert. Le 3 mars 1662, la chambre rendit arrêt comme quoi il serait informé contre l’ancien surintendant des finances et délégua pour les interrogatoires deux de ses membres, Poncet et Renard, assistés de Foucault.


VII

Détenu d’abord au château d’Angers, Foucquet y avait failli mourir, et c’était à grand’peine qu’on lui avait accordé l’assistance d’un médecin. L’idée lui était venue de s’adresser à Le Tellier, qu’il ne croyait pas si bien d’accord avec Colbert. « Je puis, lui écrivait-il, avoir fait des fautes, je ne m’en excuse pas ; j’en ai fait qu’il a fallu faire… On ne pouvoit pas avoir de règle certaine avec M. le cardinal en matière d’argent ; jamais d’ordre précis. Il blâmoit et permettoit néanmoins ; il désapprouvoit tout après. » Faisant allusion aux éclaircissemens qu’il avait donnés à Louis XIV, il ajoutait : « Le roi très obligeamment me dit qu’il me pardonnoit tout et m’en donna sa parole ; cependant je me trouve emprisonné et poursuivi ! .. On prend encore mon argent la veille : dans un temps que je suis malade on m’arrête… Je ne puis pas bien comprendre pourquoi. Au moindre mot, j’eusse remis tout sans qu’il eût été besoin des extrémités où l’on m’a mis. Ce que je demande est peu ; c’est de convertir ma prison en exil, au lieu du royaume le plus éloigné de la cour. J’ai une méchante chaumière au fond de la Bretagne, je consens d’être relégué là. M. de La Meilleraie, qui ne m’aime pas, verra ma conduite. Je signerai, sous peine de la vie, de ne me mêler d’aucune affaire. En l’état où je suis, qui est à dire plus rien, on n’a plus guère d’amis. De mon côté, voulant quitter les pensées de toutes choses et faire mon salut, ils seront fort désabusés. » Pour réponse il reçut la défense de rien plus écrire sans l’ordre du roi.

D’Angers, il fut transféré au château d’Amboise. Dans les rues, par les chemins, il fut poursuivi par les malédictions du populaire. Était-ce à lui Foucquet, personnellement, que s’adressaient ces clameurs ? Non, c’était au personnage dénommé surintendant des finances, à l’ogre, qui par ses agens de toute sorte, trésoriers, receveurs, collecteurs, fermiers, commis, recors, garnisaires, se faisait apporter, pour la dévorer, la subsistance et la substance même des peuples. D’Amboise à Vincennes, ce fut même escorte, durant toute une semaine de froidure, entre Noël et le premier jour de l’an 1662. A Vincennes, il fut logé dans le donjon, au secret, sans voir personne autre que d’Artagnan, sans pouvoir écrire ni lire, sinon quelques livres de piété.

Le 4 mars, les interrogatoires commencèrent. L’ancien procureur-général allégua ses privilèges ; le surintendant, ne devant compte qu’au roi, refusa de reconnaître la compétence de la chambre ; néanmoins, ces protestations faites, il consentit à répondre. Les premières questions portèrent sur quelques-uns de ses anciens commis, Delorme, un de ses dénonciateurs, Bruant qui était en fuite, Pellisson qui était prisonnier. Les dernières, plus importantes, eurent pour objet ses emprunts et ses prêts au roi : n’avait-il pas confondu les comptes du roi et les siens ? Il répondit qu’il avait toujours pris garde que la confusion ne fût pas faite. Les jours suivans, après avoir dit qu’il avait 7 ou 8 millions de dettes et qu’en fait il était beaucoup plus pauvre qu’avant son entrée à la surintendance, il eut à répondre sur diverses opérations, emprunts, traités et affermages ; on y reviendra plus tard, au moment critique de la procédure. A dater du 14 mars, les interrogatoires touchèrent à la politique, aux fortifications de Belle-Isle, aux vaisseaux armés pour le compte du surintendant, enfin au fameux plan de défense.

A Paris, quelques initiés seulement étaient à peu près informés de ces commencemens d’instruction ; tout à coup, vers la fin de mars, le public s’en trouva saisi pour ainsi dire. Sous ce titre : « Discours au roi par un de ses fidèles sujets sur le procès de M. Foucquet, » une brochure, on disait alors un libelle, sortie d’une imprimerie clandestine, venait d’apparaître au grand jour. La défense était pressante, éloquente, émouvante. D’où venait-elle ? Du fond de la Bastille ; c’était Pellisson, prisonnier et menacé lui-même, qui était l’auteur du chef-d’œuvre. On peut dire que l’opinion publique n’attendait pour prendre feu que cette étincelle : ce fut dès lors comme un incendie qui gagna de proche en proche. Puis vint la plainte exquise de La Fontaine, l’appel élégiaque aux nymphes de Vaux :


Oronte est à présent un objet de clémence ;
S’il a cru les conseils d’une aveugle puissance,
Il est assez puni par son sort rigoureux
Et c’est être innocent que d’être malheureux.


Dès lors dans le monde étendu de ses amis et amies, Foucquet ne fut plus que « l’illustre malheureux. »

Le temps passait, les meneurs du procès étaient de plus en plus embarrassés, les interrogatoires de l’accusé ayant tourné plutôt à son profit qu’à son désavantage. Pour se donner de ce côté quelque répit, on fit dévier l’instruction vers les trésoriers et les commis de l’Épargne. Ce fut seulement après deux mois et demi que les commissaires revinrent à Foucquet et aux griefs concernant les finances. Dans le sein de la chambre, une grande question s’agitait : devait-on donner à l’accusé un conseil et lui communiquer sinon tous ses papiers, du moins les inventaires ? La prétention de Talon était qu’il se reconnût d’abord justiciable de la chambre et qu’il avouât sa compétence, à quoi Foucquet se refusait énergiquement, ou ue, nonobstant cette résistance, il fût jugé comme un muet. Assimiler à un muet l’homme qui avait déjà et si souvent répondu, la prétention était un peu forte ; il n’y fut pas alors donné suite. Les rigueurs de la prison reçurent même quelque adoucissement, le prisonnier obtint enfin les moyens d’écrire. Dès lors l’ancien procureur-général commença d’employer tout ce que lui avait appris son expérience juridique, et, contre des juges qu’il ne reconnaissait pas, il mit en jeu tous les procédés de la chicane ; en même temps, il faisait appel à sa mémoire qui était tout à fait extraordinaire et il reconstruisait dans sa tête, avec toutes leurs péripéties, faits et chiffres compris, les principaux actes financiers de sa surintendance.

Un jour du mois de juillet, les présidens et conseillers du parlement, entrant à la grand’chambre, passèrent devant trois femmes agenouillées qui présentaient requête. C’étaient la mère, la femme et la fille de Foucquet. Le premier président Lamoignon, qui était en même temps président de la chambre de justice, fit lire, en dépit de Talon, la requête où l’accusé récusait cette chambre et réclamait la juridiction du parlement. Loin de déplaire au parlement, la réclamation avait au fond sa faveur ; mais il fallait prendre les ordres du roi. Une députation s’en vint à Saint-Germain. Le chancelier fut sévère ; il s’étonna qu’après les défenses faites par le procureur-général, la cour se fût permis de lire la requête et d’en délibérer ; le roi, en quelques mots, se montra encore plus dur.

De la mi-juillet à la mi-septembre, le temps fut employé en confrontations ; sur une centaine de témoins assignés, il n’y en eut qu’une vingtaine de confrontés avec Foucquet. Cette partie de la procédure ne fit pas beaucoup avancer l’instruction. Cependant, la question depuis plusieurs mois en suspens venait d’être résolue en faveur de l’accusé ; il lui était accordé un conseil et les inventaires des papiers saisis lui seraient communiqués. Il eut même deux conseils au lieu d’un, deux avocats nommés Lhoste et Auzanet. Pour lui, depuis si longtemps au secret, privé de toute communication avec le dehors, à peine guidé dans ces ténèbres, parmi les pièges des interrogatoires, par son instinct et par sa mémoire, c’était la lumière qui allait lui rendre la plénitude de son intelligence et de ses moyens.

Il y avait treize mois qu’il avait été arrêté ; Louis XIV et Colbert avaient hâte d’en finir ; mais le procès, bien qu’étant ce qu’on appelait « appointé, » autrement dit mis au point, propre à être jugé, n’était en fait ni prêt à l’être ni près de l’être. Il fallait d’abord nommer un rapporteur ; Colbert en fit nommer deux, Olivier d’Ormesson, maître des requêtes, et Sainte-Hélène, président au parlement de Normandie. Il y avait aussi à recevoir a les productions » écrites des deux parties, celle du procureur-général du côté de l’attaque et celle de l’accusé du côté de la défense. Or pour la sienne, Talon n’était pas en mesure parce que Gomont, très formaliste, on l’a dit, n’aboutissait pas. Du côté de Foucquet, il pouvait travailler avec ses conseils, à ses mémoires et à ses requêtes ; mais il aimait mieux les rédiger lui-même, sauf à les revoir avec eux et à se servir d’eux pour les produire au dehors. Il profitait habilement des retards de Talon : comment fournir des contredits à des conclusions non signifiées ? Il allait plus loin : comment répondre au commandement de produire quand on retenait tous ses papiers ? En effet, qu’était-ce que ces inventaires dont la communication lui avait été permise ? Quand, par qui, dans quelles conditions avaient-ils été dressés ? Comment en général la saisie des papiers avait-elle été faite ? Et Foucquet, désormais au courant des circonstances qu’il n’avait pu connaître d’abord, va prendre texte des prétendues révélations de la fausse cassette amoureuse, de ces lettres inventées, fabriquées, apocryphes, pour jeter tout au moins le doute sur l’authenticité de certaines pièces alléguées contre lui, et pour incriminer la violation flagrante des formalités juridiques.

Alors commence la série de ces a défenses » lancées coup sûr coup, comme les sorties vigoureuses d’un assiégé résolu. Colbert a beau mettre sa police en campagne, fouiller les imprimeries, menacer les imprimeurs, il se trouve toujours çà ou là quelque presse clandestine d’où les feuilles échappées, colportées, distribuées sous le manteau, se répandent dans le public ; on les lit avidement, on se les communique, on se les dispute. L’opinion s’éclaire. Un incident considérable achève de l’émouvoir. Lamoignon, le magistrat respecté, savant, intègre, est devenu, — qui le croirait ? — suspect au roi, c’est-à-dire à Colbert. Un matin du mois de décembre, le roi le fait appeler : « Cette affaire tourne en longueur, lui dit-il ; je veux l’accélérer. Le palais vous occupe et vous ne pouvez pas tout faire. J’ai dit au chancelier d’entrer dorénavant à la chambre de justice, ce qui ne doit pas vous empêcher d’y aller, quand vos occupations vous le permettent ; » et comme Lamoignon répondait : « Je tiendrai toujours à honneur d’être présidé par le chef de la magistrature. — Je ne conçois pas, reprit Louis XIV avec insistance, comment vous avez pu suffire au double travail du palais et de la chambre de justice. » L’insinuation valait un ordre ; le premier président se le tint pour le dit, cessa de siéger à la chambre et quitta la place à Séguier.

L’affaire que le chancelier avait mission d’accélérer devait traîner deux longues années encore, avec des arrêts, des à-coups, des rebroussemens de voie, des enchevêtremens à déconcerter les plus fins chercheurs de piste. M. Lair est un patient et un habile ; il s’est donné le fil d’Ariane ; il est entré hardiment dans ce labyrinthe, il en a fouillé tous les coins et recoins, il en a pénétré tous les mystères, et il en est sorti avec une opinion solidement fondée. S’il nous est impossible de le suivre pas à pas dans son laborieux itinéraire, nous pouvons du moins en signaler les haltes principales.


VIII

L’étonnant spectacle, cette défense de Foucquet, opiniâtre et savante, pied à pied, avec retours offensifs, contre-attaques, contre-mines, la fertilité de ressources et le sang-froid d’un grand tacticien ! Il va récuser Séguier, Talon, Foucault, Voysin, Pussort : on fait observer que, contestant la compétence de tous ses juges, il est singulier qu’il entende exercer des récusations particulières. L’observation est juste, mais le coup est porté ; ceux qu’il aura signalés au public comme ses ennemis personnels seront pour le public moralement récusés. Au sujet de Pussort, oncle de Colbert, il y a eu, dans la chambre, quelques avis pour qu’il s’abstînt de juger ; l’un des magistrats de province a même eu un mot terrible : « Si M. Foucquet prouvoit que M. Colbert a comploté sa perte, ce seroit l’anéantissement de la procédure. »

La procédure ! c’est en vain que l’accusé réclame la communication des pièces qui en sont la base ; on la lui refuse : c’est donc, va-t-il dire énergiquement, qu’on prétend le juger « non-seulement comme muet, mais comme sourd et aveugle. » Talon aurait voulu qu’on lui retirât l’aide des avocats, ses conseils. Afin de l’effrayer, de stimuler les juges et d’agir en même temps sur l’opinion, le. procureur-général requit contre Gourville la peine de mort et la fit même prononcer ; mais l’exécution ne put être faite qu’en effigie. Le condamné vivait tranquillement à Dijon, chez M. le Prince, qui, après avoir été des ennemis de Foucquet, lui était devenu favorable. Soit bravade, soit plutôt ignorance de l’arrêt rendu contre lui, Gourville vint à Paris sur ces entrefaites ; on lui montra le mannequin qui avait été pendu en son lieu et place ; il trouva qu’il manquait de ressemblance, et la remarque faite, s’empressa de regagner son asile.

Talon avait enfin déposé sur le bureau son acte d’accusation, sa « production, » en style de palais. C’était un gros manuscrit ; le préambule ne comprenait pas moins de 120 pages. Le procès pouvait commencer. Il ne fallut pas moins de 42 séances, du 10 avril au 7 juillet 1663, pour entendre la lecture de la production avec ses annexes et le rapport d’Olivier d’Ormesson. Puis vint la réplique de Foucquet. Le fameux projet de défense en main, Talon s’en était servi comme d’une preuve pour l’accusation de lèse-majesté. Sur ce point, la réponse de Foucquet était particulièrement intéressante. « Mon accusateur, disait-il, prétend que la pensée d’un crime est un crime, qu’une tentation est un péché, et qu’un homme qui, dans le déplaisir légitime qu’il conçoit d’une injuste oppression dont il est menacé, examine les moyens que la douleur lui suggère pour s’en garantir, est criminel, encore qu’il ne les exécute pas, encore qu’il ne les tente pas, encore qu’il n’y consente pas… Les grandes charges ne mettent pas l’esprit à couvert contre les pensées ; la sainteté même n’exempte pas des tentations ; les plus grands hommes en ont été tourmentés et ne les ont jamais estimées volontaires. Ainsi, c’est mal parler que d’appeler un dessein ce qui n’est qu’une pensée, et c’est être injuste que de confondre la pensée avec la résolution, et cette résolution avec une exécution, et cette exécution avec une consommation ; ce sont toutes choses distinctes et tellement séparées que les unes rendent un homme criminel, et les autres ne donnent pas la moindre atteinte à son innocence. »

Nouvelle péripétie : le premier président de Lamoignon, suspect d’impartialité, avait été doucement reconduit au palais ; accusé d’insuffisance, Talon, le procureur-général, y fut brusquement renvoyé. Colbert lui fit substituer Chamillart, un maître des requêtes. Le nouveau-venu voulut d’emblée traiter de haut d’Ormesson, le rapporteur, qui le remit froidement à sa place. Il en était de d’Ormesson comme de Lamoignon ; après être entré à la chambre avec des préventions contre Fouquet, il avait été frappé de l’animosité de ses ennemis et scandalisé de leur sans-gêne en tout ce qui touchait aux saisies, à l’instruction, à la procédure. A mesure qu’il entrait plus avant dans l’affaire, qu’il en scrutait avec plus de soin les profondeurs, il trouvait plus de griefs allégués qu’il ne rencontrait de preuves probantes ; il devenait donc plus réservé, plus attentif, et dans son rôle de rapporteur, plus jaloux de son indépendance. Une fois déjà le roi l’avait fait venir et lui avait recommandé, non la justice, « connoissant bien qu’il n’avoit pas d’autre sentiment, » mais la diligence.

Dans le cours de l’instruction, les registres de l’épargne avaient dû être vérifiés par des commissaires dont étaient notamment Voysin et Pussort, et de cette vérification avaient été dressés des procès-verbaux qui étaient pour la plupart l’œuvre de leur agent Berryer. Infatigable dans ses réclamations, Foucquet avait obtenu communication de ces procès-verbaux, et tout de suite il y avait reconnu ou soupçonné des falsifications ; de là, requête de sa part en inscription de faux. Chamillart conclut au rejet de la requête ; d’Ormesson, par 19 voix contre 5, la fit admettre. L’examen des registres et des procès-verbaux suspects se fit à la Bastille où Foucquet avait été amené de Vincennes. Il y eut encore là matière à prise entre d’Ormesson et Chamillart, et comme le chancelier paraissait incliner à celui-ci, d’Ormesson finit par lui dire : « Je n’admets pas qu’on me donne le fouet tous les matins ; M. de Chamillart est une manière de correcteur que je ne souffrirai pas. » En fait, les procès-verbaux étaient entachés de falsifications, ratures, grattages, corrections, surcharges, l’un surtout, qui se rapportait au plus grave des chefs d’accusation, à savoir le détournement de 6 millions de livres en billets de l’épargne. « Le procès-verbal de l’ordonnance des 6 millions, protestait Foucquet, est l’extrait le plus rempli de faussetés qui ait jamais été fabriqué par des commissaires de compagnies souveraines. Il est faux pour le lieu, il est faux pour le temps, il est faux pour l’écriture, il est faux pour les personnes nommées comme présentes, il est faux pour ce qu’il exprime des choses contre la vérité, il est faux parce qu’il supprime d’autres choses qui sont de la vérité. »

Colbert était de plus en plus irrité contre d’Ormesson ; la colère lui inspira une étrange démarche. Le père du rapporteur, vieux magistrat, avait soixante-quinze ans. Un jour, il vit entrer dans sa chambre le contrôleur-général et il l’entendit se plaindre de son fils, trouvant fort extraordinaire « qu’un grand roi, craint et le puissant de toute l’Europe, ne pût faire finir le procès d’un de ses sujets ; » à quoi le vieillard répondit : « Je suis bien fâché que le roi ne soit pas satisfait de la conduite de mon fils ; mais je sais qu’il n’a que de bonnes intentions. Je lui ai toujours recommandé de craindre Dieu, de servir le roi et la justice, sans acception de personnes. La longueur du procès ne vient pas de lui, mais de ce que ce procès est grand et rempli de trente ou quarante chefs d’accusation, où il n’en fallait que deux ou trois. » Et comme le contrôleur-général reprochait au rapporteur de présenter plus fortement les raisons de Foucquet que celles de Chamillart : « Un rapporteur, répliqua vivement le père d’Olivier, est obligé de faire valoir toutes les raisons. On a ôté à mon fils l’intendance de Soissons : il ne s’en plaindra pas ; il n’en rendra pas moins bonne justice. » Pendant ce temps, Colbert faisait donner à Berryer une place de conseiller d’État, et pour l’un de ses enfans une abbaye de 6,000 livres de rente. C’était bien le moins qu’on pût faire pour le « solliciteur du roi. » N’était-ce pas, en effet, le titre auquel il avait droit depuis que Séguier avait dit en propres termes à messieurs de la chambre que le roi avait fait choix du sieur Berryer, pour les voir et solliciter en particulier et leur faire entendre ce qui était dans l’intérêt de Sa Majesté ? « Élever Berryer et le faire conducteur public de toutes les affaires de la chambre de justice, a écrit d’Ormesson dans son journal, c’étoit faire gloire d’infamie et de honte ; car Berryer est le plus déshonoré de tous les hommes et acquiert du bien par tous moyens, même par les plus illicites. »

On était déjà au printemps de 1664. Louis XIV alla s’installer à Fontainebleau, traînant à sa suite la chambre de justice et ses prisonniers. Foucquet fut logé au château de Moret. Comme on n’osait pas lui ôter juridiquement l’assistance de ses conseils, on essayait de l’éloignement ; on voulait voir, disait-il, « si les corps lassés et abattus de vieillesse de deux hommes, dont les années ensemble faisoient presque cent cinquante ans, pourroient résister aux fatigues et aux incommodités, comme leur vertu avoit résisté à la crainte et à la faveur nouvelle. » Lhoste et Auzanet, ces deux têtes chenues du barreau de Paris, furent d’une constance héroïque ; en dépit de l’âge et de la lassitude, ils n’hésitèrent pas à faire, deux fois la semaine, le trajet de Paris à Moret. Le stratagème n’avait donc pas réussi.

Il est vrai que d’Artagnan devait assister aux conférences de Foucquet avec ses conseils ; nouvelle requête de l’accusé contre cette exigence. Louis XIV fait appeler les rapporteurs, d’Ormesson et Sainte-Hélène ; Colbert et de Lionne sont auprès de lui : « Lorsque je trouvai bon, dit le roi, que M. Foucquet eût un conseil libre, j’ai cru que son procès dureroit peu de temps ; mais il y a plus de deux ans qu’il est commencé et je souhaite extrêmement qu’il finisse. Il y va de ma réputation. Ce n’est pas que ce soit une affaire de grande conséquence ; au contraire, je la considère comme une affaire de rien ; mais dans les pays étrangers, où j’ai intérêt que ma puissance soit bien établie, l’on croiroit qu’elle ne seroit pas grande si je ne pouvois venir à bout de faire terminer une affaire de cette qualité contre un misérable. Je ne veux que la justice, mais je souhaite voir la fin de cette affaire, de quelque manière que ce soit. Quand la chambre a cessé d’entrer et qu’il a fallu transférer M. Foucquet à Moret, j’ai dit à d’Artagnan de ne plus lui laisser parler les avocats, parce que je ne voulois pas qu’il fût averti du jour de son départ. Depuis qu’il a été à Moret, je lui ai dit de ne les laisser communiquer avec lui que deux fois la semaine et en sa présence, parce que je ne veux pas que ce conseil soit éternel. J’ai su que les avocats avoient excédé leur fonction, porté et reporté des paquets et tenu un autre conseil au dehors, quoiqu’ils s’en défendent fort. Et puis, dans ce projet par lequel il vouloit bouleverser l’État, il doit faire enlever le procès et les rapporteurs. C’est ce qui m’a fait donner cet ordre, et je crois que la chambre y ajoutera. Je m’en remets néanmoins à ce qu’elle fera sur la requête de M. Foucquet… Je ne veux que la justice, et sur tout cela, je prends garde à tout ce que je vous dis ; car, quand il est question de la vie d’un homme, je ne veux pas dire une parole de trop. La chambre donc ordonnera ce qu’elle trouvera à propos… » Le roi s’arrêta, parut chercher quelque chose dans sa mémoire, puis il dit : « J’ai perdu ce que je voulois dire… Cela est fâcheux ; en ces affaires il est bon de ne rien dire que ce qu’on a pensé. »

Après le compte-rendu de l’audience royale, la délibération dans la chambre de justice fut assez tumultueuse et confuse. Il y eut une prise entre deux des juges, Voysin et Catinat, le père de l’homme de guerre, parce que celui-ci disait que les avocats n’avaient rien fait de contraire à leur devoir en éclairant, par exemple, l’affaire des 6 millions, dont on avait fait d’abord un grand crime et qui n’était rien. En fin de compte, la requête fut rejetée.

A la mi-août, la fête du vœu de Louis XIII ramena Louis XIV et toute sa suite à Paris. En passant à Charenton, grâce à d’Artagnan qui fit ralentir le pas, Foucquet eut la consolation d’embrasser, à la portière du carrosse, sa femme et ses enfans qu’il n’avait pas vus depuis trois ans. Trois mois s’écoulèrent encore en incidens juridiques ; enfin, le jour vint où l’accusé allait comparaître devant ses juges. Il allait y comparaître seul, sans avocats ; le procureur-général ne devait pas non plus être présent à l’audience. Point de plaidoiries ni de lutte de paroles, les écritures suffisaient au jugement.


IX

Deux des commissaires étaient malades, le conseiller Fayet et le président de Nesmond. Celui-ci mourut avant l’issue du procès, demandant pardon à la famille de l’accusé de ce que, pressé par des sollicitations puissantes, il avait opiné contre la récusation de Voysin et de Pussort. Cette sorte de rétractation fut d’un grand effet dans le public et peut-être dans la conscience des juges. La chambre restait composée de vingt-deux commissaires qui s’assemblèrent pour le jugement, le 14 novembre 1664, à l’Arsenal.

A l’ouverture de l’audience, le chancelier Séguier, président, fit donner lecture des conclusions et réquisitions du procureur-général. Elles étaient conçues en ces termes : « Je requiers pour le roi Nicolas Foucquet être déclaré atteint et convaincu du crime de péculat et autres cas mentionnés au procès, être déclaré atteint et convaincu du crime de lèse-majesté, et, pour réparation, condamné à être pendu et étranglé jusqu’à ce que mort s’ensuive en une potence, qui, pour cet effet, sera dressée en la place qui est devant la Bastille, et à rendre et restituer au profit du seigneur-roi toutes les sommes qui se trouveront avoir été diverties par ledit Foucquet ou par ses commis ou par autres personnes, de son aveu et sous son autorité, pendant le temps de son administration, le surplus de ses biens déclarés acquis et confisqués, sur iceux préalablement prise la somme de 80,000 livres parisis d’amende envers ledit seigneur. » Foucquet avait été amené de la Bastille à l’Arsenal en chaise, à travers les jardins. En entrant à l’audience, il salua les commissaires. Aucun d’eux ne lui rendit le salut, mais tous l’examinèrent, ceux de Paris, s’ils étaient de ses ennemis, avec un air de morgue, les autres avec un certain embarras, ceux de province, en curieux de voir un si renommé personnage. Comme il était en habit de ville, pourpoint et manteau noirs, il s’excusa de n’être pas en habit décent, quoiqu’il eût réclamé depuis longtemps une soutane de magistrat. La sellette des accusés était près de lui, il s’y assit sans difficulté ce jour-là. Les protestations commencèrent quand le chancelier lui enjoignit de prêter serment ; il s’y refusa, ne voulant pas reconnaître la compétence de la chambre, mais il s’offrit à donner les éclaircissemens qu’on voudrait. On le fit sortir, et la discussion fut vive entre les commissaires : « Le procès comme à un muet ! le procès comme à un muet ! » ne cessait de répéter Séguier ; néanmoins, la majorité ne s’accorda pas avec lui ; un arrêt fut rendu comme quoi l’accusé devrait prêter serment, mais que, sur son refus, il serait passé outre. C’était avec la règle un accommodement. Foucquet rappelé, l’interrogatoire commença.

Les chefs d’accusation avaient été réduits à quatre, les pensions, les fermes, les prêts, le crime d’État. On avait trouvé à Saint-Mandé un acte des fermiers des gabelles s’engageant à payer une pension annuelle de 120,000 livres ; à qui ? le nom manquait. L’accusation prétendait que le pensionnaire était Foucquet lui-même ; Foucquet affirma que c’était Mazarin et que, si le papier avait été trouvé chez lui, c’était que le cardinal, se trouvant être son débiteur pour des avances par lui faites, l’avait chargé de toucher les arrérages. Le jour suivant, le débat recommença entre le président et l’accusé sur la compétence. Le premier disait : c’est le roi qui a établi la chambre ; le second répliquait que, si le roi s’était mis au-dessus des lois, il n’avait rien à dire ; c’est donc, s’écriait Séguier, que le roi a fait abus d’autorité ! — « C’est vous qui le dites, répondit l’accusé ; je ne l’ai pas dit. A temetipso hoc dicis. » — À cette réminiscence de la Passion, le chancelier Séguier demeura plus interdit que le procurateur Pilate. Puis, l’affaire de la pension fut remise sur le tapis, et Foucquet persista dans ses affirmations.

On ne saurait s’imaginer l’émotion qui s’était emparée du public depuis la veille. Après chaque renvoi d’audience, on s’empressait pour avoir le détail des discussions, des demandes et des réponses. Il suffit, d’ailleurs, pour s’en faire une idée, même affaiblie, de recourir à la correspondance de Mme de Sévigné, de lire ses lettres à M. de Pomponne ; quelle curiosité passionnée ! quelle inquiétude haletante ! quelle angoisse quand Foucquet a paru faiblir ! Mais aussi quelle joie quand c’est lui qui a eu l’avantage ! et c’est la joie de presque tous les jours. Les informations sont d’une rare exactitude, parce que c’est de d’Ormesson que Mme de Sévigné les tient le plus souvent. « On parle fort à Paris, dit-elle, de Foucquet, de son admirable esprit et de sa fermeté. Il a demandé une chose qui me fait frissonner ; il conjure une de ses amies de lui faire savoir son sort par une certaine voie enchantée, bon ou mauvais, comme Dieu le lui enverra, sans préambule, afin qu’il ait le temps de se préparer à en recevoir la nouvelle par ceux qui viendront la lui dire, ajoutant que, pourvu qu’il ait une demi-heure à se préparer, il est capable de recevoir sans émotion tout le pis qu’on lui puisse apprendre. Cet endroit-là me fait pleurer, et je suis assurée qu’il vous serre le cœur. »

Il n’y avait pas tous les jours reprise d’audience. A la troisième comparution, le 18 novembre, Foucquet refusa de s’asseoir sur la sellette, parce que Séguier avait prétendu que c’était une manière de reconnaître la juridiction de la chambre. Interrogé au sujet d’une pension de 140,000 livres prise sur les aides par Bruant et Gour-ville, l’accusé nia d’y avoir eu part et se renferma, d’ailleurs, dans son système général de défense, à savoir que c’était à l’accusation d’apporter des preuves, ce que, depuis trois ans, elle s’efforçait vainement de faire. En effet, l’accusation était fort empêchée. À chaque nouveau grief allégué, Séguier aurait bien voulu « que le fait demeurât constant, » du moins, ajoutait-il, « autant que faire se pourroit ; » autant dire qu’il aurait fallu juger sur de simples présomptions, ce qu’il faisait, d’ailleurs, sans le moindre scrupule pour son compte ; mais tous ses collègues n’avaient pas la conscience aussi tranquillement large. Olivier d’Ormesson, particulièrement, demandait des preuves, au grand scandale de Séguier, de Voysin et surtout de l’irascible Pussort : « M. Pussort, disait-on parmi les commissaires, tient M. d’Ormesson sur la sellette plus fortement que M. Foucquet n’y seroit tenu. »

Séguier se perdait dans ces questions de finances, si obscures, si compliquées, si subtiles. Louis XIV le manda et lui fit la leçon, évidemment d’après Colbert. Il interrogeait mal ; il n’interrogerait plus ; il ne poserait qu’une question de fait, et laisserait parler l’accusé, sans entrer en discussion. Le jour suivant, il essaya de la nouvelle méthode, mais il s’y prit maladroitement : « La compagnie, dit-il à Foucquet, a considéré votre affaire, l’a examinée jusqu’aux moindres circonstances ; elle a tout vu, tout pesé ; elle n’attend pas, pour former son jugement, vos réponses, à vous accusé. Elle y fera toutefois telle considération que de droit. » On peut s’imaginer l’effet que cette naïve et brutale déclaration fit sur l’opinion publique. Il y avait, au bout de la rue Saint-Antoine, des maisons qui avaient vue sur les jardins de l’Arsenal et de la Bastille ; on y louait des fenêtres pour voir au moins passer Foucquet à l’aller et au retour. Mme de Sévigné ne manqua pas au pèlerinage : « Quand je l’ai aperçu, les jambes m’ont tremblé et le cœur m’a battu si fort que je n’en pouvois plus. En s’approchant de nous pour rentrer dans son trou, M. d’Artagnan l’a poussé et lui a fait remarquer que nous étions là. Il nous a donc saluées et a pris cette mine riante que vous lui connoissez. Je ne crois pas qu’il m’ait reconnue ; mais je vous avoue que j’ai été étrangement saisie quand je l’ai vu rentrer dans cette petite porte. Si vous saviez combien on est malheureuse quand on a le cœur fait comme je l’ai, je suis assuré que vous auriez pitié de moi… Ce n’est pas que l’on ne dise mille choses qui doivent donner de l’espérance ; mais, mon Dieu ! j’ai l’imagination si vive que tout ce qui est incertain me fait mourir. »

Le roi pressait ; il voulait que tout fût fini avant Noël. Le chancelier ne disait plus rien ; il se bornait à un interrogatoire bref et sec. Le 1er décembre, Foucquet fut invité à s’expliquer sur les prêts faits au roi et sur le prétendu détournement de 6 millions en billets de l’épargne, et, comme Séguier, impatient, paraissait à chaque instant vouloir lui couper la parole : « Monsieur, lui dit-il, je vous supplie de me donner le loisir de répondre. Vous m’interrogez, et il semble que vous ne vouliez pas écouter ma réponse. Il m’est important que je parle ; il y a plusieurs articles qu’il faut que j’éclaircisse, et il est juste que je réponde sur tous ceux qui sont dans mon procès. » Il y eut alors dans la chambre des signes d’approbation si évidens que Séguier, malgré qu’il en eût, fut obligé de le laisser dire. « Dieu merci, s’écria Pussort quand il fut sorti, on ne se plaindra pas qu’on ne l’ait laissé parler tout son saoul ! » Le lendemain, Foucquet reprit ses éclaircissemens sur l’affaire des 6 millions, et, le même soir, Mme de Sévigné s’empressait d’écrire à M. de Pomponne : « Notre cher et malheureux ami a parlé deux heures ce matin, mais si admirablement bien que plusieurs n’ont pu s’empêcher de l’admirer. » M. Renard, entre autres, a dit : « Il faut avouer que cet homme est incomparable ; il n’a jamais si bien parlé dans le parlement ; il se possède mieux qu’il n’a jamais fait. » Le 3 décembre, interrogé sur ses grandes dépenses, il reconnut qu’elles avaient été parfois excessives, mais toujours à ses dépens, jamais avec les deniers du roi.

Le jeudi 5 décembre, l’interrogatoire devait être clos. Pour ce jour-là, le chancelier tenait l’accusation de lèse-majesté en réserve. Il fit lire tout au long le plan de défense trouvé à Saint-Mandé. Foucquet, les yeux attachés sur le crucifix placé au-dessus du bureau, semblait prier ; puis, la lecture faite, il dit simplement : « Monsieur, je crois que vous ne pouvez rien tirer de ce papier, si ce n’est me couvrir de beaucoup de confusion. Rien n’en donne plus aux hommes que de leur mettre leurs folies devant les yeux. C’en est une grande, je l’avoue, d’avoir composé cet écrit que vous vous êtes donné la satisfaction de faire lire… Ce sont des pensées creuses et imparfaites, venues dans le fort du désespoir où me je-toit parfois la conduite de M. le cardinal, principalement lorsque, après avoir contribué plus que personne à son retour en France, je me vis payé d’une si noire ingratitude. Mon malheur est de n’avoir pas brûlé ce misérable papier, tellement sorti de ma mémoire que j’ai été deux ans sans y penser, sans croire que je l’avois encore. Quoi qu’il en soit, je le désavoue, et je vous supplie de croire que ma passion pour la personne et pour le service du roi n’en a pas été diminuée. — Cela, dit Séguier, est bien difficile à croire, quand on trouve une pensée opiniâtre exprimée à plusieurs reprises. »

Jusque-là, Foucquet avait parlé doucement, humblement ; mais alors, relevant la tête et haussant le ton, il reprit d’un accent ému : « Monsieur, dans tous les temps, même au péril de ma vie, je n’ai jamais abandonné la personne du roi ; mais ce qu’on peut dire attaquer la couronne, c’est se trouver à la tête du conseil des ennemis du prince, c’est faire livrer par son gendre des passages aux Espagnols et les faire pénétrer au cœur du royaume. C’est cela qui se peut appeler un grand crime d’Etat ! » Quelle évocation du passé ! C’était sa propre histoire à lui, Séguier, en 1652, pendant la Fronde, et c’était l’histoire du duc de Sully, son gendre, qui avait livré aux Espagnols le pont de Mantes. Il ne sut que dire, pâlit et baissa la tête. « Et moi, continuait l’accusé transformé en accusateur, moi qui ai toujours servi, on va chercher jusqu’à mes pensées pour m’en faire des crimes et me poursuivre à mort. C’est Colbert, par ses calomnies, qui pousse le roi à cette extrémité. A la façon dont on me poursuit, il semble que ce soit un intérêt d’État que d’abandonner tout pour perdre l’ennemi de Colbert ! »

Il était midi. Le président se leva ; l’accusé sortit d’un pas grave, et l’audience fut renvoyée au prochain jour pour le délibéré.


X

Tous les commissaires s’y préparèrent-ils avec une conscience également droite et sévère ? On sait, du moins, comment s’y prépara d’Ormesson. « Il m’a priée de ne le plus voir, écrivait Mme de Sévigné, que l’affaire ne soit jugée ; il est dans le conclave et ne veut plus avoir de commerce avec le monde. Il affecte une grande réserve ; il ne parle point, mais il écoute, et j’ai eu le plaisir, en lui disant adieu, de lui dire tout ce que je pense. »

C’était à lui, premier rapporteur, à opiner le premier ; mais il avait d’abord le rapport à faire. Trois audiences y furent employées. Le 13 décembre, il donna son opinion. Il reprit l’un après l’autre tous les chefs d’accusation, et sur aucun d’eux, il déclara n’avoir trouvé, à la charge de l’accusé, de preuves suffisantes. Il y avait eu autour du surintendant des appétits regrettables ; mais rien ne démontrait que le surintendant y eût cédé pour sa part. « Les personnes qui sont en place et qui ont la principale autorité dans les affaires seroient bien malheureuses, disait-il, si elles dépendoient de leurs gens et si elles étoient responsables de leurs désordres. » Sur l’affaire des trente-sept billets de l’épargne, montant ensemble à 6 millions de livres et qui, au lieu d’être annulés, avaient été retrouvés et saisis chez l’un des trésoriers, il était constant qu’ils n’avaient pas été mis en circulation et que, pour les finances du roi, il n’en était résulté aucun préjudice ; il y avait eu faute de gestion, non pas fraude ni détournement. Quant au plan de défense, la pensée en était mauvaise, mais elle n’était que pensée, sans exécution.

De ces considérans quelle était la conclusion logique ? L’acquittement, sans doute. Il en irait certainement ainsi de nos jours ; en ce temps-là, Louis XIV régnant, il n’en allait pas de même. L’absolue volonté du roi pesait sur toutes les consciences, jusque sur les plus fermes et les plus honnêtes. Arracher à la mort une victime qu’il y avait assignée lui-même, c’était déjà un grand acte de courage ; on en eut bientôt la preuve. C’est pourquoi la conclusion de d’Ormesson fut celle-ci : « L’accusé sera-t-il donc déclaré innocent ? Nullement. Mais, les preuves n’étant pas entières, les temps de sa surintendance étant considérables, pendant l’administration d’un ministre étranger qui ne savoit pas les formes et qui a pu par son exemple, quoique innocent, donner lieu à beaucoup de confusion et servir de prétexte aux défenses de l’accusé sur beaucoup de faits ; lui qui opine estime, par toutes ces considérations, qu’il y a lieu de déclarer l’accusé dûment atteint et convaincu d’abus et malversations par lui commis au fait des finances et en la fonction de la commission de surintendant ; pour réparation de quoi, ensemble pour les autres cas résultant du procès, d’ordonner qu’il sera banni à perpétuité hors du royaume, enjoint à lui de garder son ban sous peine de la vie ; ses biens acquis et confisqués au roi, sur iceux préalablement prise la somme de 100,000 livres, savoir 50,000 livres au roi et 50,000 livres en œuvres pies. » Jugement contradictoire, illogique, c’est possible. Pour le temps, dans les circonstances données, encore une fois, ce jugement-là valait un acquittement. On le vit bien à la fureur des ennemis de Foucquet.

Le deuxième opinant fut Sainte-Hélène. Prenant le contre-pied de l’avis exprimé par d’Ormesson, il émit, sur la question des preuves, une opinion étrange, mais qui depuis a fait, en maintes occasions, une singulière fortune. Chacune prise à part, disait-il, n’est sans doute pas très considérable ; mais, jointes ensemble, elles sont d’une très grande force. En conséquence, il conclut à la mort ; mais, par égard pour la qualité de l’accusé, il lui accorda d’avoir la tête tranchée, au lieu d’être pendu. Celui qui venait après Sainte-Hélène, c’était Pussort. Pendant cinq heures, il dépassa en violence tout ce qu’on pouvait imaginer ; en résumé, l’avis de Sainte-Hélène : A mort ! à mort ! Telle fut aussi la conclusion des quatre qui suivirent.

Le 18 décembre, il y avait donc six voix pour la mort, une seule pour le bannissement. L’attente du public était haletante ; il y en avait encore quinze à opiner : on connaissait à peu près les décidés, mais les douteux ? On comptait, on calculait, on supputait ; on faisait, comme on dit aujourd’hui, des pointages. Hélas ! les chances paraissaient bien mauvaises et les amis se désespéraient. Tout à coup, retour de fortune : six voix successivement favorables, l’une même ne concluant qu’à cinq ans d’exil ! C’était un conseiller au parlement de Provence, Rocquesante, qui avait rompu la série rouge, et cependant l’accusation comptait sur lui ! Un de ces commissaires de province, le conseiller Masnau, avait été véritablement héroïque. Il souffrait cruellement d’une colique néphrétique. « Monsieur, lui dit Séguier, retirez-vous, vous n’en pouvez plus. — Il est vrai, monsieur ; mais il faut mourir ici. » Comme il était près de s’évanouir, le président suspendit l’audience. Masnau sortit et rentra au bout d’un quart d’heure : il avait rendu deux graviers. Le lendemain, la conclusion à mort fut reprise par Poncet ; mais il y eut de nouveau un flux de cinq opinions clémentes, exil ou bannissement. Foucquet était sauvé. Voysin, son ennemi personnel et beau-frère de Denis Talon, conclut nécessairement à mort. Pontchartrain vota comme d’Ormesson. Restait Séguier ; après toutes ses déconvenues dans le procès, après la passe d’armes du dernier interrogatoire, son avis n’était pas douteux : à mort.

Le délibéré avait duré cinq jours ; des vingt-deux commissaires, neuf seulement avaient voté la mort, neuf le bannissement perpétuel, un le bannissement pendant neuf années, trois l’exil ou relégation pendant cinq ans. Sans plus attendre, le président rédigea l’arrêt dans les termes les plus sommaires, à peu près ceux qu’avait employés d’Ormesson : « La chambre a déclaré et déclare ledit Foucquet dûment atteint et convaincu d’abus et malversations par lui commises au fait des finances et en la fonction de la commission de surintendant ; pour réparation de quoi, ensemble pour les autres cas résultant du procès, l’a banni et bannit à perpétuité hors du royaume ; enjoint à lui de garder son ban sous peine de la vie ; a déclaré et déclare tous et chacun de ses biens acquis et confisqués au roi, sur iceux préalablement prise la somme de cent mille livres, applicables moitié au roi et l’autre moitié en œuvres pies. »

Pour l’époque, c’était comme un acquittement, on ne saurait trop le redire. Dès le soir même tout Paris fut en liesse, non-seulement les amis de Foucquet, non-seulement les gens de cour et la grande bourgeoisie, mais les gens de boutique et le menu peuple. Les chansonniers du pont Neuf improvisèrent un noël où, selon la poétique du genre, les principaux commissaires avaient leur couplet. Le nom de d’Ormesson était dans toutes les bouches ; il fut obligé de fermer sa porte et de se faire celer, car sa demeure aurait été envahie par ses admirateurs enthousiastes ; le lendemain, qui était un dimanche, il évita même d’aller à sa paroisse et s’en fut clandestinement à Sainte-Geneviève. Le lundi 22 décembre, après que Foucault, greffier de la chambre, eut signifié au condamné son arrêt, d’Ormesson s’était rendu à la Bastille afin de retirer les registres de l’épargne, qui y avaient été mis en dépôt pendant le procès. Quand d’Artagnan le vit entrer, il courut à lui, l’embrassa et lui dit à l’oreille qu’il était « un illustre. » En se retirant, d’Ormesson aperçut derrière une fenêtre Foucquet, souriant, qui lui cria qu’il était son très humble serviteur. D’Ormesson salua ; et, le cœur serré, s’en alla chez Mme de Sévigné raconter ce qu’il venait de voir. La journée finit heureusement, on pourrait dire glorieusement pour lui, car il fut honoré le soir de la visite et du compliment de Turenne.

Au Louvre, au contrôle-général, à la chancellerie, c’était tout autre chose. On y était irrité, blessé, ulcéré. Dès la première nouvelle de l’arrêt, Louis XIV avait pris une résolution fatale qui a marqué d’une tare ineffaçable le début de son règne. « Le roi jugea qu’il pouvoit y avoir grand péril à laisser sortir ledit sieur Foucquethors du royaume, vu la connoissance particulière qu’il avoit des affaires les plus importantes de l’État ; c’est pourquoi il commua la peine du bannissement perpétuel, portée par cet arrêt, en celle de prison perpétuelle. » Hormis le supplice par la hart ou par le glaive, cette commutation de peine était la plus terrible et la plus inique des aggravations. Séguier avait voulu qu’on le jugeât comme un muet ; Louis XIV le condamnait à être à jamais séparé du monde, à la fois muet, sourd, aveugle ; en vérité, comme un mort.

Il ne fut pas frappé seul. Tous les siens furent envoyés en exil : sa mère, sa femme, son frère Gilles à Montluçon, son gendre et sa fille à Ancenis, l’archevêque de Narbonne à Alençon, l’évêque d’Agde à Villefranche, l’abbé Foucquet à Bazas. On n’eut garde d’oublier les juges. « Les treize, était-il dit dans un mémoire de Colbert, les treize qui ont été favorables au sieur Foucquet, et qui sont les mêmes qui ont toujours été contraires à ce qui a été avantageux au service du roi, le seront encore en toutes choses. » Rocquesante, le premier qui, après d’Ormesson, avait émis un avis conforme, fut exilé à Quimper ; tous les autres, à commencer par l’héroïque Masnau, lurent notés et mis comme en surveillance. D’Ormesson ne se releva jamais de la disgrâce.

Il faut voir maintenant les conséquences financières du procès, du moins en ce qui regarde Foucquet personnellement ; ce sera la contre-épreuve de l’accusation et de la défense. L’accusation avait prétendu que les richesses du concussionnaire étaient incalculables et que la confiscation allait dégager les finances du roi ; la défense répondait que les dettes du surintendant étaient supérieures à son avoir, qu’au jour de son arrestation il était moins aisé qu’au jour de son entrée aux affaires. Qui avait raison ? qui avait tort ? On le vit bientôt quand, de tous côtés, les créanciers affluèrent et réclamèrent. Pour la confiscation, l’arrêt du 20 décembre demeura bel et bien lettre morte. Mme Foucquet fut admirable. Ayant pris à cœur de faire honneur à la parole et au seing de son mari, elle n’hésita pas à sacrifier sa fortune personnelle ; et, pendant plus de vingt ans, elle persévéra dans son œuvre. Par un arrangement conclu en 1673 avec les créanciers, il ne lui restait plus que 1,950,000 livres de dettes à éteindre. Elle avait conservé le grand domaine de Vaux, bien déchu, il est vrai, de sa magnificence quand il fut acquis enfin par Villars ; elle avait conservé à ses enfans Belle-Isle même et d’autres terres encore.

Les généreux efforts de cette noble femme, Foucquet ne les put connaître que bien tard.


XI

L’histoire d’un prisonnier est bientôt faite. Le 22 décembre 1664, aussitôt après la notification légale de l’arrêt rendu contre lui l’avant-veille, Foucquet était monté en carrosse avec d’Artagnan. Hors de la Bastille, à la porte Saint-Antoine, la foule attendait ; et, quand le carrosse parut, ce fut une clameur, non de colère et de malédiction, comme autrefois sur le chemin d’Angers à Amboise, mais de sympathie, au contraire, et d’attendrissement. Où s’en allait-il ? Bien loin, à Pignerol, de l’autre côté des Alpes, à l’entrée du Piémont ; voyage long et pénible, au cœur de l’hiver. Il faut rendre bonne justice à d’Artagnan et lui faire honneur des soins attentifs qu’il eut pour son prisonnier ; mais quand ils furent arrivés enfin, le 16 janvier 1665, ce fut un autre qui fut commis à sa garde.

Pignerol, en ce temps-là ville française, était du département de Le Tellier, secrétaire d’état de la guerre, ou, plus exactement, de Louvois, son fils. Louvois n’avait pas de ressentiment personnel contre Foucquet ; mais il avait le caractère dur et il tenait à se faire bien voir de Louis XIV. Il fut donc de loin pour le prisonnier haï du roi un geôlier en chef rude et sans pitié. Le geôlier subalterne et prochain était un soldat du nom de Saint-Mars, très borné d’esprit, mais d’habitude vigilante et ferré sur la consigne. Dans la citadelle de Pignerol, Foucquet fut mis au secret le plus rigoureux, comme aux premiers jours de sa détention. Ni encre, ni papier, ni plumes ; quelques livres de dévotion, prêtés un par un, et visités, avant et après, page par page ; partout une atmosphère écœurante, asphyxiante, de soupçon et de défiance. C’est à peine si le captif avait le droit de jeter, à travers ses fenêtres grillées, un coup d’œil vers la montagne.

En 1670 il eut un grand chagrin. Laforêt, ce brave et dévoué serviteur qui, le premier, éludant les mousquetaires du roi, avait apporté à la mère de Foucquet la terrible nouvelle de Nantes, Laforêt avait entrepris de faire évader son maître. Trahi, dénoncé, il s’était réfugié à Turin ; mais, poursuivi jusque-là, réclamé avec menaces, il fut livré aux gens de Saint-Mars, ramené à Pignerol et pendu.

Ce fut seulement au mois d’octobre 1672 que Foucquet eut, pour la première fois, quelque nouvelle des siens. Louvois permit qu’on lui laissât lire deux mémoires envoyés par sa femme, deux mémoires d’affaires. Ils ne devaient pas être bien explicites, car, trois ans plus tard, quand il eut enfin la permission d’écrire et que la correspondance fut autorisée, deux ou trois fois l’an, entre les deux époux, il disait : « Je n’ai pas bien compris comment vous vous êtes chargée des terres, par quelle forme, pour quel prix, et ce que vous êtes tenue d’acquitter de dettes. J’aurois bien voulu savoir cela en général, car je vous trouve bien accablée. » Une autre lois il écrivait : « Faites mes complimens à mes frères et à mes sœurs, s’il y en a encore en vie. »

Depuis l’année 1671, il avait un compagnon de captivité, ou plutôt il y avait un autre captif à Pignerol, mais Foucquet n’en savait rien ; c’était Lauzun. Quel captif ! Il faisait le désespoir de Saint-Mars ; il rongeait sa vie. « Tant que je n’ai pas eu M. de Lauzun, écrivait-il à Louvois, je croyois que M. Foucquet étoit un des plus méchans prisonniers à garder qu’on pût trouver, mais à présent je dis qu’il est un agneau auprès de l’autre. » En effet, Lauzun était un vrai diable ; tant il fit qu’il réussit, en dépit du geôlier, à se mettre en communication avec Foucquet, et même à se hisser, par une cheminée, jusque dans sa chambre. On peut juger si l’ancien surintendant fut surpris quand il vit ce petit homme, qui n’était en 1661, au voyage de Nantes, que le petit Péguilin, et surtout quand il l’entendit lui faire des contes à troubler l’équilibre de son cerveau. Assurément, Saint-Simon n’assistait pas à l’étrange entrevue, cependant telle il l’a peinte, telle elle a dû être. « Les voilà donc ensemble, et Lauzun à conter sa fortune et ses malheurs à Foucquet. Le malheureux surintendant ouvroit les oreilles et de grands yeux quand ce cadet de Gascogne, jadis trop heureux d’être recueilli et hébergé chez le maréchal de Gramont, lui raconta qu’il avoit été colonel-général des dragons, capitaine des gardes, général d’armée. Foucquet le crut fou et visionnaire quand il lui expliqua comment il avoit manqué la grand’maîtrise de l’artillerie et ce qui s’étoit passé après là-dessus ; la folie lui parut arrivée à son comble quand Lauzun raconta son mariage avec Mademoiselle, consenti, puis rompu par le roi, tous les biens que l’avare princesse lui avoit assurés. » N’aurait-on pas dit les hallucinations d’un aventurier en délire ?

La prison avait détruit la santé de Foucquet. « Il n’y a mal dans un corps humain, disait-il, dont je ne ressente quelque atteinte. Je ne me vois point quitte de l’un que l’autre n’y succède, et il est à croire qu’ils ne finiront qu’avec ma vie. » En même temps, il était résigné à la volonté de Dieu, le sentiment religieux se partageait avec l’amour des siens la possession de son âme. Au mois de juin 1678, il eut une grande consolation. Le roi avait permis à Mme Foucquet d’aller à Pignerol avec ses enfans et son beau-frère Gilles. L’infortuné eut enfin quelques heures de joie. Par malheur, Lauzun vint se jeter à la traverse. Les deux prisonniers depuis quelque temps étaient autorisés à se faire mutuellement visite ; l’odieux courtisan profita de ce commerce pour essayer de séduire la fille de Foucquet.

Celui-ci était de plus en plus malade ; on disait que le roi lui permettait d’aller aux eaux de Bourbon. S’il est vrai que cette faveur lui ait été promise, il n’eut pas le temps d’en profiter. Un coup de sang l’emporta subitement, le 23 mars 1680 ; il avait soixante-cinq ans. Son corps fut rapporté à Paris, et descendu dans le caveau de famille, chez les Visitandines de la rue Saint-Antoine.

Trois ans après, Colbert mourait, inquiet, agité, malgré ses grands services, débordé par le flot montant des dépenses royales, désespéré de n’y pouvoir plus suffire, presque en disgrâce et maudit du peuple. On a dit qu’il rêvait de Foucquet, dans ses derniers jours, et du sort de Foucquet.

Trente ans après, au milieu des désastres de la guerre et des horreurs de la famine, Louis XIV, se roidissant contre la détresse, en était réduit à faire lui-même à Samuel Bernard, un traitant, les honneurs de Marly, pendant que son ministre Desmarest, le neveu de Colbert, sollicitait les gens d’affaires, et passait avec eux, à des conditions usuraires, des traités, des contrats d’emprunts, des baux d’affermage, dossiers futurs d’une autre chambre de justice. Louis XIV vieilli se retrouvait au même point que Louis XIV adolescent, alors que, trop heureux de recourir à Foucquet et d’user de son crédit jusqu’à l’abus, Mazarin lui écrivait : « Je sais que vous avez engagé tout ce que vous aviez au monde pour nous assister… J’en ai toute la reconnoissance que je dois et je suis touché au dernier point de la manière dont vous en avez usé. J’en ai entretenu au long Leurs Majestés, lesquelles sont tombées d’accord que vous êtes plein de zèle très effectif et qu’on doit faire cas d’un ami fait comme vous. Elles m’ont donné charge de vous remercier de leur part de l’effort que vous avez fait et de vous assurer qu’elles en conservent le souvenir. » Ce souvenir revint-il, en 1710, à la pensée de Louis XIV ? Se dit-il, en ces tristes années, qu’un serviteur comme Foucquet lui aurait été d’un grand secours ? Eut-il un regret, un remords ? Chi lo sa ?

Il faut conclure et dire ce que je crois en conscience. Après Enguerrand de Marigny, après Jacques Cœur, après Beaune de Samblançay, Nicolas Foucquet a succombé sous une conjuration d’inimitiés personnelles, sous un concert de jalousies implacables, odieuses et calomniatrices.

Je remercie M. Lair de m’avoir donné l’occasion et fourni les moyens de me faire une opinion décidément et complètement sympathique au dernier des surintendans, à « l’illustre malheureux, » à l’arrière-grand-père du comte de Gisors.


CAMILLE ROUSSET.

  1. Voyez la Revue du 1er décembre.