Librairie Gallimard — Éditions de la Nouvelle Revue Française (p. 105-132).
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VI


Le commandant vint à Paris, pour plusieurs semaines, dans les premiers jours de juillet. Peut-on dire qu’en rentrant il surprit sa femme ? Avant chacune de ses absences, elle savait la date, et presque l’heure où son bateau rallierait Marseille, celle-ci pouvant, selon la mer plus ou moins varier, mais un retard de quelques jours étant l’exception. Cependant, lorsqu’elle tint la courte dépêche qui précédait son signataire environ d’une nuit, Hélène dut faire, en la posant sur son chiffonnier, un léger effort de mémoire pour s’assurer qu’elle arrivait sans aucune avance.

Jamais, vraiment, elle n’avait moins attendu Michel. Jamais encore comme à cette heure elle n’avait senti à quel point, dans la vie, il lui manquait peu. Si, d’ordinaire, elle accueillait ses retours sans fièvre, le plaisir de revoir un bon compagnon les lui rendait chers, malgré tout. L’estime avait suffisamment de pouvoir en elle pour suppléer de la façon la plus délicate l’amour qu’elle n’avait jamais eu.

Car, aussi loin qu’elle remontait dans leur longue union, elle en voyait toutes les années également plaisantes ou, si l’on veut, d’un coloris aussi monotone dans son évidente gracieuseté. Ni fort soleil, ni vraie bourrasque : un air tiède et pur. Quelquefois un rayon, mais qui durait peu, l’âme de Michel, parfaitement droite, étant sans grandeur. Même idolâtre, et, de sa femme, il l’était assez pour lui soumettre aveuglément et sans amertume bien des préférences personnelles, il manquait de cette flamme dans l’adoration qui en éveille, puis en échauffe, puis en brûle l’objet. Trop de sagesse et de calcul gâtait tout chez lui. Ses attentions lui rapportaient mille remerciements, jamais un regard passionné. Douze ans plus tôt, dans la personne d’Hélène de Kerbrat, il avait eu la bonne fortune d’épouser une femme que la tournure de son esprit et sa dictinction éloignaient sinon du plaisir, du moins d’y prendre un intérêt qui l’aurait perdue. Avec une autre en pleine jouissance de cette liberté qu’octroyait largement sa carrière nomade, même supposé que les grandes lignes de leurs caractères se fussent, dans l’ensemble, accordées, il aurait encouru de sérieux mécomptes. Hélène s’était accommodée d’un bonheur moyen. Des certitudes bien définies constituaient la part qu’elle avait cru, dans sa jeunesse, pouvoir accepter, Et jamais elle n’avait ni visé plus haut, ni déploré profondément, d’une manière suivie, d’avoir à le faire aussi bas.

Cependant, lorsqu’elle sut son mari en route, sa première idée fut celle-ci :

— Il va falloir recommencer les mortelles visites que, justement, je viens de faire en faveur de Marc !

Ensuite, elle pensa :

— Les épingles !…

C’était le mot net et précis du secret d’alcôve. Les ardeurs de Michel étaient mesurées. Pourtant, chacune, à son début, d’une paresse extrême, exigeait l’emploi d’expédients. Chez cet homme digne avec méthode, digne avec passion, qu’à la lettre obsédait dans la vie courante le souci minutieux de sa dignité, l’amour prenait, sur le moment, une taquine revanche en n’acceptant ses sacrifices qu’offerts sous les pointes et dans une posture ridicule.

Hélène prêtait peu d’importance à cette bizarrerie. La satisfaire était si bien dans ses habitudes que tout au plus parvenait-elle à la séparer de sa notion proprement dite de l’amour physique. Imaginez l’introduction d’un rite accessoire régulièrement à chaque reprise d’une cérémonie et voyez comme bientôt il s’y confondra. Mais la burlesque anomalie du goût des piqûres frappa cette fois-ci la jeune femme. Toutes les grimaces qu’il provoquait lui vinrent à l’esprit. Il lui parut qu’en se livrant aux laides complaisances faute desquelles son mari demeurait inerte, elle imitait les courtisanes dont c’est la fonction d’enflammer les sens des vieillards. Puis elle rêva profondément sur ce dernier mot. Michel, sans doute, n’était point d’âge à le justifier, mais, pour l’humeur, pour les manières, même par son aspect, c’était un nom qu’il avait dû mériter bien jeune. Aujourd’hui certainement, il y avait droit. Jamais encore, ce sentiment si mélancolique qu’elle était la femme d’un vieillard ne s’était éveillé dans le cœur d’Hélène. Elle essaya de le combattre et elle s’endormit. Mais, à la gare, le jour suivant, lorsqu’elle vit Michel, ce que d’abord elle remarqua, ce furent ses tempes grises et les plis accusés que formait la peau de son long visage disgracieux.

On était alors un jeudi. Jusqu’au dimanche ce fut chez elle un besoin constant que de noter les moindres signes de décrépitude par où périssait cette figure. Elle y cédait sans ressentir l’ombre d’une pitié et tirait même de ses trouvailles un amer plaisir. Tout à coup, le dimanche, elle se fit horreur. Qu’était-elle donc pour s’attacher avec cette passion à ce misérable inventaire ? Quatre mois avaient-ils transformé Michel ? Son dévouement, les qualités qu’elle goûtait chez lui s’étaient-ils évanouis durant cette période ? Alors, pareille aux femmes frivoles, si méprisées d’elle, c’était au grain de l’épiderme, à la flamme de l’œil que, désormais, elle jugerait du mérite d’un homme ? Elle aurait eu pour compagnon le meilleur des êtres et, constatant qu’il vieillissait, le prendrait en grippe ? Quelle ingratitude ! Quelle bassesse !

Cette violente crise de repentir ne dura qu’un temps. Le commandant avait appris presque avec bonheur non seulement qu’elle et Marc sortaient fréquemment, mais encore que sa femme s’habituait au monde et qu’elle se mettait à danser. Tout incident qui soulignait la jeunesse d’Hélène lui était cher comme au fiévreux la fraîcheur de l’eau, la pulpe juteuse d’un fruit tendre. Il était à Paris depuis quelques jours quand l’occasion se présenta de conduire les siens dans un salon d’une renommée parfaitement assise et surtout réputé difficile d’accès. La saisir fut pour lui question d’amour-propre : il n’était rien dont se grisât plus délicieusement cet homme laborieux et modeste que du plaisir de figurer dans une compagnie où le mérite de la naissance éclipsait les autres.

Hélène fit donc devant Michel ses seconds débuts, à quelque quinze ans des premiers. De ceux-ci, régentés par un protocole qui répandait sur les ébats d’une jeunesse contrainte comme une atmosphère de couvent, elle n’avait retiré qu’un ennui sans bornes. Aujourd’hui, la danse la charmait. Quelques leçons l’avaient rompue à ces pas modernes dont l’anarchie complète si bien pour le philosophe celle de la peinture et des lettres. Elle les avait consciencieusement répétés chez elle, puis, sur le point d’en témoigner publiquement sa science, elle avait désiré que Marc la guidât. Des compliments et des sourires les saluèrent, unis. Un mari et sa femme, une mère et son fils, soudain piqué de bonhomie dans sa corruption, le monde s’attendrit à les voir, pour lui s’exhale de pareils couples, une vertu touchante et comme une odeur d’honnêteté. Aucune parure n’eût assuré le succès d’Hélène avec autant de certitude que cette coquetterie, cependant risquée sans calcul. De toutes parts, aussitôt, des hommages lui vinrent. Les hommes s’empressaient autour d’elle. À peine eut-elle un sentiment des regards jaloux que lui adressaient certaines femmes,

Les fenêtres, donnant sur un jardin noir qu’éclairaient ça et là quelques grosses lanternes, laissaient entrer dans les salons un air paresseux qui n’y répandait nulle fraîcheur. Bien des figures semblaient gênées par l’orage prochain. Hélène, pourtant, loin d’éprouver un malaise quelconque, s’épanouissait dans l’illusion vraiment délicieuse d’assister, sous la Ligne, à un bal créole et se grisait du parfum lourd que mêlaient des roses à de sourds aromes de chairs moites. Plaisir pénétrant, plaisir fort, en matière de jouissance, une révélation ! Et quel pouvoir inconnu d’elle avait cette musique ! Jaillissant d’une touffe de plantes vertes, elle éveillait dans sa personne des correspondances qui la situaient au rang si doux d’une esclave heureuse. La veille encore, un tel vertige, noté chez autrui, lui aurait paru ridicule. Elle y cédait et comprenait qu’on le recherchât, que l’on en devint insatiable.

Cependant, son visage se rembrunissait toutes les fois qu’en dansant elle frôlait Michel. Était-ce curieux, cette impression blessante comme un choc ! Toujours mesuré, toujours froid, il projetait sur son bonheur une ombre irritante. Assez adroite pour lui sourire lorsqu’il l’observait, elle dévorait d’un seul regard, presque avec rancune, ces tempes dégarnies, cette peau jaune, ces lèvres molles qui découvraient, en se disjoignant, des dents déchaussées d’arthritique et ces narines d’où s’échappaient des poils durs et gris. Les yeux, surtout, la pénétraient d’une vive amertume. « C’est là mon mari ! » songeait-elle. Déjà reprise par la musique et par l’atmosphère, elle cessait de penser presque au même instant, mais ses regards se répandaient sur les figures d’hommes qu’elle savait être les époux de femmes de son âge. Aucun, sans doute, n’était vraiment distingué d’elle. Tous, pourtant, lui causaient comme une jalousie. Les plus insignifiants, les plus médiocres avaient cet air d’animation, cette seconde jeunesse que, sur les traits du commandant, elle cherchait en vain, qui paraissaient incompatibles avec sa personne et qu’elle n’y avait jamais vus. Rapprochés de leurs femmes, ils formaient des couples où l’on sentait qu’un lien charnel pouvait exister. Si de tels hommes, dans leurs ménages, par leur seule présence, n’apportaient pas tous le bonheur, tous en avaient offert les gages, tous permis l’espoir, aucun n’était d’une apparence à le mettre en fuite comme le crépuscule chasse le jour. Leurs gentillesses pouvaient donner de ces émotions qui se traduisent par une offrande spontanée du corps et, souvent, se terminent par un dîner fin. Avec eux, des élans demeuraient possibles. Telles étaient, mais confuses, mais mal enchaînées (figurez-vous des notes sommaires qu’on jette sur une feuille à grands intervalles l’une de l’autre) les idées qui, tandis que régnaient les danses, occupaient ce soir l’âme d’Hélène. Lorsqu’en rentrant elle prétexta des douleurs de tête pour se soustraire à son mari qui la pressait trop, elle connut à la fois leur suite et leur force et sentit à quel point elle s’en tourmentait.

Les raisonnements qu’elle édifia furent sans influence. Les reproches qu’elle se fit ne servirent de rien. Deux ou trois autres réunions où ils furent conviés n’eurent pour effet que d’accentuer cet affreux malaise qui cheminait à travers elle, rompant toutes les fibres, avec une puissance continue. L’éclat du monde et l’ambition d’y briller en tout tuaient le mari qu’évidemment rendaient peu flatteur son aspect d’ensemble et son âge. L’appétit des plaisirs, en se développant, s’impatientait que, de certains, il ne pût offrir qu’une assez vilaine parodie. Sur la donnée d’hommes séduisants remarqués au bal, mais dont aucun ne lui semblait la perfection même, ni ne l’attirait spécialement, Hélène, bientôt, prit l’habitude de se proposer d’idéales figures pleines de charme autour desquelles papillonnèrent ses aspirations. Leur caractère le plus commun, avec un air jeune, était un front compréhensif et gracieusement noble. Elle pensait que quelqu’une existait sans doute et qu’autrefois il eût suffi d’une heureuse rencontre pour faire d’elle une femme fortunée.

Le contact de Michel lui devint odieux. Une espèce de haine la saisit. Sous l’influence de cette passion, perdant toute mesure, elle le traitait soit d’échassier, soit de poisson mort dans ses monologues intérieurs. Par-dessus tout, c’était sa bouche qui la révoltait. Quand elle voyait approcher d’elle cette gluante fissure d’où sortait un souffle un peu rance, il lui fallait se contracter et fermer les yeux pour ne pas brusquement détourner la tête. Le baiser la fouillait avec minutie. Elle pensait alors : « Quelle horreur ! » D’autres fois, déchaînée comme une romantique et déjà meurtrissant le muscle indiscret, elle éprouvait la tentation de trancher cette langue qu’elle sentait si molle sous ses dents. Ses doigts portaient, à certains jours, une violence rageuse dans les artifices du plaisir. Michel tremblait, demandait grâce, et elle s’acharnait.

Lorsqu’au mois d’août il la quitta pour rallier Marseille, bien qu’impatiente de retrouver son indépendance et à peine maîtresse de sa joie, elle se surprit à regretter presque avec colère qu’il n’eût rien pénétré de ses sentiments. « C’est un butor ! » se disait-elle, dans l’automobile, en le conduisant à la gare. Elle songea : « Je devrais l’éclairer d’un mot. » Cependant, sur le quai, elle fut délicieuse. Deux jours plus tard, elle-même partait pour l’Amirauté.

Un peu de gêne, due à la vie que, ces derniers temps, elle avait menée avec Marc, l’avait conduite à renoncer par économie au séjour habituel sur une plage bretonne. Aussi bien, cette année, n’y tenait-elle guère. C’était surtout de solitude qu’elle avait besoin. Des sorties trop fréquentes l’avaient fatiguée et, d’autre part, elle désirait revoir clair en elle après cette période de folie. Elle se sentait comme une jeune fille ordinairement sobre qui, tout à coup, reprend conscience et se ressaisit après quelques flûtes de champagne et qui, sans doute, ne regrette pas de les avoir bues, mais n’en est pas moins étonnée.

Pour une retraite, l’Amirauté valait une chartreuse. Avec ses murs bas, ses grands arbres, le vieux domaine, dans une campagne pleine des travaux d’août, figurait une île de silence. Les soins heureux qu’il recevait du comte de Kerbrat lui conservaient ce caractère de bien familial qui ne réside ni dans la pompe de certaines allées ni dans l’ordonnance des parterres, mais dans la suite des éléments, parfois disgracieux, dont quatre ou cinq générations ont cru l’enrichir. Pour le doter d’une perspective, faire naître un rond-point, ou, simplement, donner plus d’air et de pittoresque à quelque passage resserré, le père d’Hélène n’eût pas coupé deux douzaines d’arbustes. Jusque dans l’humble éparpillement, sur un sol médiocre, d’une chronique roturière de sa péninsule, la passion de l’histoire soumettait chez lui ce qu’aurait eu d’entreprenant son goût du progrès. Les bâtiments bénéficiaient d’une égale faveur. Quant aux meubles, restés dans les coins des chambres aux endroits mêmes où le voulait Mme Cortambert, ils prenaient là des invalides de pièces de musée. Presque tous respiraient les vertus bourgeoises et la laideur de leurs charpentes n’était égalée que par celle des velours et des tapisseries qui en recouvraient un bon nombre.

Nulle élégance, mais du confort et des grâces naïves. Une odeur de fruitier quand les pommes sont mûres. Au demeurant, séjour austère, cette maison bretonne et ce grand jardin presque inculte, pour une jeune femme toute au supplice des regards amers qu’elle promène depuis peu sur sa destinée ! Hélène, d’abord, en éprouva la mélancolie jusqu’à céder, dans le secret, à des crises de larmes. Celles-ci la gagnaient vers le soir. Plus elle tentait d’y échapper en se contractant, plus elle les rendait orageuses. « C’est ici, » pensait-elle, « que ma vie s’est faite ! Jolie fille, assez riche, pouvant tout prétendre, j’y suis venue, sans discussion, choisir un homme veuf, dépourvu de tout charme et précoce vieillard ! Qu’avait-il donc pour me séduire, pour m’influencer ? » se demandait-elle à haute voix, avec l’accent et l’expression, si proches de l’angoisse, dont on cherche une excuse à une folle conduite. Elle revoyait à ses côtés, dans un deuil sévère, ce prétendant cérémonieux d’au moins trente-huit ans qui, ne pouvant, même en pleine cour, secouer son air digne, paraissait ne songer qu’à sa première femme, Aussitôt, les images se multipliaient. Trop baignée d’amertume pour séparer d’elle l’adolescente assez virile et peu susceptible qui s’était jadis accordée, elle prêtait à celle-ci toutes ses répulsions et, retrouvant dans sa mémoire les mille circonstances où la nature aurait voulu qu’elles se fussent trahies, s’admirait sombrement d’avoir pu les vaincre. Les baisers, surtout, quelle horreur ! » Cette bouche flétrie, » se disait-elle, « sur la mienne, si pure ! » Là, une comparaison, toujours la même, celle d’une limace couvrant de glu les pétales d’une rose, entrait en jeu, se proposait avec tant de force et la captivait à tel point qu’un moment elle cessait de verser des larmes. Du dégoût, de la honte se mêlaient en elle au désespoir que lui causaient et sa vie manquée, et les épreuves qu’elle subirait jusqu’à sa vieillesse. Puis, de nouveau, des pleurs brûlants lui coulaient des yeux. Et jamais, dans ses crises, elle ne prenait garde qu’elle supportait sans y penser, quelques mois plus tôt, ce dont l’obscure et fugitive représentation la faisait frémir aujourd’hui.

La vue de Marc lui donnait seule quelque soulagement. Tous les jours, il gagnait et s’accomplissait. Des façons de jeune homme remplaçaient chez lui l’air un peu mièvre et les manières d’enfant mortifié qu’il avait gardés si longtemps. Sa voix s’était posée, son corps musclé, dans ses regards, encore tout frais, mais déjà moins vifs, commençait à régner assez d’assurance. D’autre part, sa toilette était plus soignée. Ou, si l’on veut, elle révélait un désir de plaire qui jamais, jusque-là, n’y avait paru.

Loin de souffrir, comme autrefois, ces divers symptômes avec impatience et chagrin, sa belle-mère les notait d’un esprit joyeux et faisait tout pour les aider dans leur développement. La cuisante meurtrissure de son amour-propre en était rendue plus légère. Elle avait l’impression qu’en polissant Marc elle achevait l’unique ouvrage qui, par sa noblesse, pût en partie la justifier de l’indigne union qu’elle avait jadis contractée. Ce sentiment, négligé d’elle dans ses paroxysmes, reprenait à ses yeux une valeur frappante lorsque, rompue d’avoir cédé à l’action des nerfs, elle se retrouvait de sang-froid. Alors, l’espèce d’excitation, le chaud contentement qu’elle éprouvait à goûter Marc comme un élixir suffisait à lui faire oublier Michel. Elle avait une tendance à grandir son rôle. « Mon cavalier ! » se disait-elle, en songeant au monde, avec une nuance de fierté. Son orgueil, sa tendresse demeuraient d’une mère, mais subissaient l’altération qu’y jette à son heure la virilité d’un grand fils. Elle ne pouvait ni s’empêcher de le trouver bien, ni s’abstenir de méditer qu’il était flatteur de paraître avec lui dans une réunion. Mille propos, sur ce point, l’avaient édifiée. Intérieurement, elle admirait l’image harmonieuse que formait sa silhouette jointe à celle de Marc quand, par hasard, ils stationnaient dans le champ d’une glace.

Presque chaque jour, matin ou soir, ils sortaient ensemble. Tantôt, leurs pas les conduisaient, à travers la plaine, vers un village qu’ils parcouraient ou qu’ils contournaient pour revenir en empruntant la route de Quimper, et tantôt ils gagnaient un étroit cours d’eau dont les rives, tapissées d’une herbe abondante, couraient, obliques et capricieuses, sous de beaux ombrages. Marc, habitué à suivre Hélène, s’y montrait docile et n’en éprouvait nul ennui. La vie du monde l’avait mûri et rapproché d’elle. À partager les distractions de sa jeune belle-mère, et à la voir y déployer, depuis qu’elle dansait, une ardeur au plaisir qui valait la sienne, il avait pris le sentiment, pour lui plein d’audace, d’une relative égalité entre leurs personnes. Sa déférence n’en subissait nulle espèce d’atteinte. Tout au plus, si l’on veut, le trahissait-il — et de loin en loin, discrètement, — par une certaine indépendance de langage et d’actes que chez un autre, accoutumé de façon moins stricte, on n’aurait pas même remarquée. Cette apparence de liberté, dans une courtoisie dont toutes les notes sans exception gardaient leur fraîcheur, non seulement complétait sa nouvelle allure, mais s’accordait plus heureusement avec l’âge d’Hélène que de trop timides précautions. Quelquefois, de grands rires les secouaient tous deux. L’écho breton pouvait trouver à s’en offusquer comme d’une insolence parisienne. Plus souvent, ils causaient à bâtons rompus, dans un rapport plein d’harmonie de tout point semblable à l’entretien d’une sœur aînée et d’un très jeune frère. Marie-Thérèse les précédait en jouant au cerceau ou gambadait de l’un à l’autre et tirait leurs bras.

Mais Hélène préférait à ces excursions les promenades faites avec Marc, à l’abri des murs, dans le vaste jardin de l’Amirauté, Là, tout parlait à son esprit la plus douce des langues dont se pussent charmer ses rancœurs. Si la mémoire de sa sottise y tenait par trop, elle s’y mêlait au souvenir, si recherché d’elle, des motifs généreux qui l’avaient causée. N’était-ce pas là de quoi la rendre à sa propre estime ? Cette orgueilleuse (car elle l’était, bien qu’avec des formes, et moins, d’ailleurs, personnellement que par atavisme), une action vraiment noble accomplie par elle aurait-elle pu, même à distance, ne pas l’émouvoir ? Pareille figure, surtout blessée, néglige-t-elle un trait qui la dissocie du vulgaire ? De méditer sur une souffrance d’espèce peu commune à se dire qu’elle la doit à sa grandeur d’âme, il n’existe qu’un pas et elle le franchit. D’autre part, l’intérêt et la compassion, une profonde tendresse envers Marc, non un caprice à la merci d’un sursaut d’humeur, l’avaient jadis déterminée à conclure l’union qu’elle se surprenait à maudire. Nul détour du jardin qui ne l’y fit songer. C’était ici comme le berceau, demeuré tel quel, de ces sentiments toujours frais. Lorsqu’appuyée sur son beau-fils qu’elle tenait au cou, elle parcourait, en s’arrêtant toutes les deux minutes, une allée bossue et pleine d’ombre, mainte image du passé la faisait frémir et, sous les plis de la cravate, nouée avec mollesse, elle recherchait la peau si douce et la souple attache qu’autrefois dégageait le costume marin. S’abandonner à cette pratique en suivant son rêve lui causait une joie délicieuse. Tout un âge mort lui remontait à l’esprit d’un bond. Mais son bonheur était surtout d’éveiller chez Marc une émotion superficielle et toute fugitive où la sienne pût trouver à se rafraîchir quand, d’aventure, elle insistait sur quelque anecdote pour la lui remettre en mémoire.

Un matin, lui montrant un gros marronnier dont le feuillage, plein de reflets et bruissant d’oiseaux, formait une voûte imperméable aux rayons solaires :

— Te souviens-tu, demanda-t-elle, de ce jour d’été où, te cherchant depuis une heure, avec ta grand’mère, dans toutes les parties du jardin, nous t’avons découvert juché sur cet arbre ?

— Non, dit-il. Mais comment y avais-je grimpé ? J’étais donc bien leste et bien fort ?

— Tu avais pris, je ne sais où, une petite échelle et, une fois parvenu dans les maîtresses branches, tu t’étais arrangé pour gagner les autres. Au grand dommage de ta culotte qui revint en loques de cette téméraire excursion. Ta grand’mère te gronda, et c’était justice. Bien petite justice ! fit Hélène. Ah ! méchant drôle, poursuivit-elle, si je t’avais eu !

Elle fit un soupir :

— Comme c’est loin !

Puis, de ce ton presque uniforme et un peu chantant sur lequel, comme craignant de les voir se rompre, nous déroulons les souvenirs de nos jeunes années :

— Moi, je portais, j’en suis certaine, — il me semble y être, — une robe entravée blanche et mauve. Et j’avais les cheveux noués en catogan. Tu sais bien, cette coiffure tombant sur le cou avec deux grandes coques de faille noire. Dire que j’ai pu être assez fraîche pour supporter ça ! Me vois-tu aujourd’hui, ainsi affublée ? Les galopins du voisinage, quand nous sortirions, enverraient des pierres derrière moi !

Il tourna la tête.

— Pourquoi donc ?

— Et le temps, dit Hélène, tu le comptes pour rien ?

— Pas pour grand’chose, répliqua-t-il d’un accent sérieux, quand il fuit légèrement, sans laisser d’empreinte. Moi, petite mère, je ne vous ai jamais vu vieillir.

Elle leva les épaules avec impatience.

— Ah ! dit-elle, flatteur ! Comme tu mens !

Mais sa poitrine était serrée, mais sa voix tremblait et le plaisir qu’elle éprouvait la rendait toute rose. Marc affirma chaleureusement qu’il était sincère. Cependant, ils rentrèrent, un quart d’heure après, sans qu’Hélène fût sortie de ses réflexions.

De ce jour, elle connut une félicité qui présidait à son réveil et grisait son cœur tant qu’elle n’était pas endormie. Ses chagrins disparurent dans cet enchantement. Ce fut en elle comme si des eaux longtemps abondantes et qu’elle présumait épuisées avaient repris nonchalamment leur cours d’autrefois. Tout l’esprit qu’elle donnait à son infortune devint la proie, si délirante qu’elle ne souhaitait mieux, d’un espoir sans figure et sans précision. Il lui semblait qu’à la faveur de cette vive jeunesse dont elle présentait tous les signes elle recevrait d’une destinée exorable, en somme, puisque déjà, par intervalles, tintait une promesse sous son apparent dernier mot, une attention particulière, un bonheur quelconque. Où, comment, à quelle date, il importait peu ! Le principal était pour elle qu’un tel événement fût encore possible à son âge. Rien n’était excitant comme de s’en convaincre. Le toucher de sa joue la remplissait d’aise et tous les miroirs la flattaient.

Dans les motifs de l’affection qu’elle portait à Marc s’était glissé le sentiment d’une obligation qu’elle avait de plus envers lui. Sans le vouloir, par le seul jeu d’une franchise brutale, qu’elle s’amusait à comparer à celle d’un jeune chien, il l’avait tonifiée et sauvée d’elle-même. L’adolescent prenait plaisir, par ces longs jours d’août, dans cette campagne aimable et saine, mais sans distractions et dont le manque de pittoresque engendrait l’ennui, à reproduire par le dessin et par la couleur divers aspects du vieux domaine si traditionnel où s’était écoulée sa petite enfance. Les promenades lui plaisaient fort, sans l’intéresser. Il avait passé l’âge des jeux. Ces esquisses l’instruisaient et lui tuaient le temps. Hélène, bientôt, prit l’habitude, lorsqu’il travaillait, de s’installer auprès de lui dans un fauteuil bas, munie d’un ouvrage ou d’un livre. Elle évitait de le gêner en lui parlant trop. Mais, quelquefois, lorsqu’un chapitre offrait un passage qui lui paraissait remarquable, elle lui en faisait la lecture.

C’était pour elle un grand sujet de curiosité que l’impression produite sur Marc par certaines des phrases dont elle-même admirait les subtiles cadences. Le voyait-elle cesser de peindre et secouer la tête, qu’elle donnait à sa voix, tout naturellement, une intonation plus émue. Il lui semblait qu’entre leurs cœurs se tissait un lien qui les attirait l’un vers l’autre, Marquait-il, au contraire, de l’indifférence, elle s’ingéniait, par l’analyse, à rendre éclatante la gracieuse invention qui l’avait touchée. Et parfois, mais gaiement, elle le traitait d’âne lorsqu’elle notait sur son visage le sourire de coin par lequel s’exprimait qu’à la réflexion il y demeurait insensible.

En public, aussi bien qu’en particulier, toutes ses manières portaient l’empreinte d’une délicatesse sur laquelle elle tentait de donner le change par de familières apostrophes. À aucun prix, même en ayant un solide motif, elle n’aurait grondé sérieusement. Un scrupule assez vague s’y fût opposé. L’ère des réprimandes était close. Dans ce garçon tenu par elle, des années durant, avec une rigueur inflexible, elle voyait désormais un individu, autrement dit un être humain doué de liberté dont les actions et les penchants pouvaient lui déplaire sans cesser pour cela d’être respectables. En l’accusant d’abandonner tout contrôle sur lui, on se serait heurté sans doute à sa conscience même, on l’aurait indignée, on l’eût fait bondir. Pratiquement, néanmoins, elle se démettait. De l’indulgence, elle descendait à une tolérance qui ne devait qu’à la nature peu frondeuse de Marc de n’avoir pas à s’exercer plus assidûment. Sans besoin, par humeur de le flagorner, elle en venait à se soucier de ses opinions, à le consulter sur ses goûts. Toutes façons relâchées que, six mois plus tôt, elle aurait jugées imbéciles.

Dans cette maison, qu’entretenaient avec dévouement de vieux domestiques éprouvés, ses devoirs de maîtresse ne l’occupaient guère, le plus gros étant fait suivant une routine qui la dispensait d’y pourvoir. Les leçons qu’elle donnait à Marie-Thérèse lui prenaient, tout au plus, chaque matin, deux heures. Puis commençait de s’écouler une grande journée vide où des besognes comme, le jeudi, l’inspection du linge, avaient l’importance d’événements. Bientôt, le temps lui parut long qu’elle passait sans Marc. Ce n’était point qu’elle désirât sa conversation à la manière de tant de femmes, même intelligentes, qui se sentent désœuvrées dès que chôme leur langue, mais sa présence lui inspirait une tranquillité qu’elle cherchait en vain hors de lui. De ses sourires, de ses propos, de ses silences mêmes, naissaient l’équilibre et la joie. Avait-elle, dans sa chambre, un moment pénible, elle descendait auprès de Marc et tout s’effaçait. Pareille vertu, qu’elle attribuait aux mille ressemblances de leurs caractères respectifs, la charmait comme une preuve de sa réussite dans la mission d’éducatrice qu’elle s’était donnée. « Il est mon ouvrage, » pensait-elle. « Je l’ai voulu, » se disait-elle, « moralement moi-même, aujourd’hui, ce reflet m’est une compagnie dont je me délecte avidement ! » Les différences, pourtant réelles, qui régnaient entre eux, ou elle mettait une complaisance à les négliger qui pouvait paraître un peu vive, ou, trop frappantes, elle s’en souciait comme de fantaisies et se bornait à déplorer légèrement chez Marc un amour excessif pour le paradoxe. Au fond du cœur, peut-être même se réjouissait-elle, tirait-elle vanité de lui croire ce goût. Toute expression que revêtait son intelligence la jetait secrètement dans l’admiration.

Les seules visites que l’on reçût à l’Amirauté étaient celles du comte de Kerbrat. Excepté quand la goutte le tourmentait trop, il y venait régulièrement deux fois par semaine, sans jamais consentir à passer la nuit. C’était une chose, déclarait-il avec bonne humeur, qu’il ne faisait bien qu’à Quimper, ajoutant que l’arome d’un jardin breton ne valait pas pour l’endormir celui des vieux livres qui, de tout temps, avait été son cordial de choix et son plus actif narcotique. Comme le progrès avait banni la voiture à mules des moyens ordinaires de locomotion, il recourait, depuis la guerre, pour le transporter, à une voiture automobile, relique d’un garage, qui rappelait par son moteur et sa carrosserie la période héroïque de ce véhicule. Lorsque le comte, sur les neuf heures, se mettait en route, la campagne l’apprenait jusqu’aux horizons. C’était un bruit vraiment affreux de ferraille disjointe, régulièrement accompagné comme des coups d’une pioche. La vieille machine, faisant effort de toute sa carcasse, se recueillait entre les pointes qu’elle poussait à fond, semblait avancer par saccades. Dans les côtes, elle allait à l’allure du pas et, pour garder sur le parcours son honnête moyenne, dans les descentes, elle zigzaguait comme une grand’mère ivre.

Le gentilhomme sortait de là le feutre écrasé et la redingote blanche de poudre. Aussitôt, les enfants se jetaient sur lui. Il agitait Marie-Thérèse ainsi qu’une poupée et grognait un mot tendre en embrassant Marc. L’âge mordait peu sur ce colosse toujours excentrique et ses souffrances ne lui donnaient aucune amertume.

En venant s’installer à l’Amirauté, Hélène avait, cette année-là, ressenti d’abord un peu d’éloignement pour son père. Dans l’état de détresse où elle se trouvait, elle le blâmait d’avoir jadis, par philosophie, accepté sans lutte son mariage. « Une remontrance, au besoin même, une opposition, et, connaissant sur cette matière sa largeur d’idées, j’aurais réfléchi ! » pensait-elle. Ce grief n’avait pas résisté longtemps. Dès la seconde apparition du cordial vieillard, l’affection qu’elle lui vouait l’avait balayé. C’était une chose bien difficile, et surtout pour elle, que d’en vouloir profondément au comte de Kerbrat d’avoir agi sans tenir compte d’un scrupule courant. Toute sa vie témoignait d’une indépendance dont sa cravate aux coques flottantes était l’étendard. Sans doute, l’esprit d’autorité lui manquait un peu. Mais peut-on demander à l’agneau des griffes ?

Tel qu’il était, avec sa goutte, ses allures fantasques et sa rayonnante bonhomie, avec ce tour d’intelligence qui bravait l’absurde et prêtait tant de grâce à l’érudition, comme naguère, il faisait les délices d’Hélène. À trente-deux ans, elle retrouvait, dans toute sa fraîcheur cet extrême plaisir à l’entendre qui, bien plus jeune, la lui rendait entièrement soumise. Sa mémoire continuait à l’émerveiller. Elle adorait cette humeur brusque et pleine de tendresse dont il lui disait par instants : « Voyons, ma fille, tu n’y es pas ! Ta pensée barbote. Réfléchis un peu. C’est si simple ! » Puis, agitant sa tête chenue, et vraiment comique par le regard désespéré qu’il lançait au ciel : « Qu’avons-nous fait de monstrueux, ta sainte mère et moi, pour qu’une pareille sotte nous soit née ! » De telles boutades, bientôt suivies d’un sourire de biais, ravissaient la jeune femme comme des compliments, tant, avec force, elles soulignaient, par leur tournure même, le caractère exceptionnel de ses défaillances. Moins sujette à pécher sur certaines questions, elle abordait plus volontiers, dans leurs entretiens, la littérature ou l’histoire, mais, en pratique, le choix du thème lui importait peu. Tous les sujets lui étaient bons à prêter l’oreille aux curieuses paroles de son père.

Soyons véridiques ! Tous, moins un. Il suffisait pour qu’elle rompît une conversation que celle-ci, par hasard, tombât sur Michel. Alors, sans cesse, au mot Michel, elle opposait Marc, jusqu’au moment où le vieil homme, se laissant conduire, abandonnait son gendre obscur, si loin sur les flots, pour son petit-fils d’adoption. La pudeur, la fierté dissuadaient Hélène de dévoiler le sourd secret, en partie d’alcôve et, pour le reste, inconciliable avec une âme forte, qui faisait d’elle, depuis deux mois, une femme malheureuse. Or, elle savait que, facilement, elle se fût trahie et, d’autre part, n’ignorait point, connaissant son père, quelle n’eût pas été approuvée. Après douze ans d’une vie commune subie sans révolte, un éloignement aussi rapide, aussi capricieux, eût paru méprisable au comte de Kerbrat qui, passionné d’extravagance, mais féru d’honneur et d’une parfaite égalité dans ses attachements, appréciait en Michel un homme sans reproche. Volontiers, sa conscience négligeait les formes. Il aurait mis fort peu d’égards à blâmer sa fille et n’aurait eu pour l’accabler que trop d’arguments. Hélène voyait avec horreur poindre une circonstance où, par sa faute, elle eût perdu la confiance aveugle, peut-être l’estime de son père. Depuis l’époque où, grâce à lui, sa nubilité se livrait au savoir dans un enchantement, elle tenait ces deux biens pour des plus précieux. N’était-il pas tout naturel qu’ils fussent défendus ?

Puis, converser de son beau-fils était une telle joie ! Interrogée sur ses études ou sur ses penchants, elle éprouvait dans tout son être une chaleur très douce, et, stimulée par un éloge, parlait d’abondance. Nulle entreprise ne lui causait plus noble émotion que d’inspirer à son vieux père une idée flatteuse du jeune homme élégant qu’elle avait formé. Son esprit s’appliquait à le définir, toute sa finesse à rechercher dans son personnage les qualités et les défauts les plus sûrs de plaire, et souvent même, par amour-propre, elle mentait sur lui. Pareille ardeur divertissait le comte de Kerbrat, généreux lui-même par nature, au fond, ravi, quand sa mémoire lui rendait une trace des méthodes violentes de sa fille, qu’elle eût passé de la cravache à tant d’enthousiasme. Il n’essayait d’en modérer les démonstrations qu’à des moments où, bien que vues avec indulgence, elles lui paraissaient excessives. Car, alors, l’ironie reprenait ses droits, sa forte tête, sollicitée trop indiscrètement, refusant tout net l’adhésion.

Hélène, un jour, lui présenta deux esquisses de Marc, faites à la diable et rehaussées de touches d’aquarelle. L’une montrait un vieil arbre à demi ruiné, non loin duquel, en plein soleil, sur des verts trop crus, prospérait un massif de rhododendrons, l’autre, une Bretonne à la fontaine qui lavait du linge.

— N’est-ce pas, père, lui dit-elle, que c’est étonnant ?

Le gentilhomme prit son pince-nez, le fixa sans hâte et souleva les deux croquis d’un geste étendu pour les exposer au grand jour.

— Honorable ! fit-il après examen. Ça manque un peu de légèreté, la couleur bafouille, voici des fleurs que l’on prendrait assez facilement pour de petits mouchoirs de poche de femme élégante. Mais, enfin, c’est un bon exercice d’élève !

Hélène laissa tomber :

— Vous êtes sévère !

— Le crois-tu bien ? interrogea M. de Kerbrat avec un sourire malicieux, amusé qu’il était de cette épithète dont, jusque-là, pas une personne de sa connaissance ne l’avait encore gratifié.

— Mais, certainement ! dit la jeune femme. Oui, par exception ! Moi, je trouve Marc, déclara-t-elle, en constant progrès. Voyez donc ce feuillage, s’il est délicat, et cette bonne femme, au bord de l’eau, comme elle est construite ! Certains détails sont négligés, mais volontairement, pour, je suppose, mettre en valeur les points essentiels. Il se donne, cet enfant, une peine infinie !

— Ce n’est pas une raison pour qu’il me surprenne ! articula, les mains croisées, le vieil historien, en agitant de droite à gauche sa crinière chenue avec un paisible entêtement. Tu sais qu’en art, je n’admets pas la médiocrité. Marc deviendra, s’il persévère, un bon amateur, mais jamais un artiste au plein sens du mot. Jamais un vrai maître, un grand peintre ! Il s’en faudra d’une quantité de petites nuances que ton œil, comme le mien, saisit forcément. Le travail peut donner plus ou moins d’adresse, mais pas une seule des qualités qui ne s’acquièrent pas !

C’était en propres termes, ou peu s’en faut, ce qu’Hélène avait dit, en octobre, à Marc pour l’éloigner de la peinture, dont il voulait vivre, et lui faire choisir une carrière. Elle s’en souvint et, tout à coup, ses propos d’alors lui parurent affreux d’injustice. L’éclair d’une foi qui s’ignorait surgit dans ses yeux, en même temps qu’un pli dur lui pinçait la bouche. Elle se retourna vers son père.

— J’ai pensé, lui dit-elle, un instant comme vous. Oui, peut-être en vertu de cette prévention qui jette encore de la méfiance et du discrédit sur les vocations artistiques ! Mais, aujourd’hui, mon opinion s’est bien modifiée. Marc a du talent, j’en suis sûre ! Vous conviendrez que, de nous deux, si quelqu’un se trompe, il y a toutes les chances pour que ce soit vous, qui le jugez sur des pochades sans grande importance… alors que moi, reprit Hélène, moi qui l’ai suivi…

Le gentilhomme, interloqué par cet argument, fit une moue de pitié et haussa l’épaule.

— Voyons, mon enfant, rends-toi compte…

— N’insistez pas ! s’écria-t-elle. C’est tout vu, mon père !

— Eh ! bien, alors, n’en parlons plus ! fit-il d’une voix douce.

Excepté sur des points si insignifiants que leurs querelles les plus ardentes duraient une minute et se terminaient par des rires, ils se trouvaient en désaccord pour la première fois. La question cessa d’être agitée entre eux et, par la suite, ils évitèrent méticuleusement toute occasion de la reprendre, avec ou sans fièvre. Cette expérience inattendue leur avait suffi. Mais, si l’humeur philosophique du comte de Kerbrat lui permettait de négliger tout naturellement la violence dont avait témoigné sa fille, la jeune femme conserva de leur discussion un souvenir qui, sans faire naître une sérieuse rancune, lui gâtait, par instants, quelque peu son père. Elle le présuma moins cordial. Dans les regards qu’elle dirigeait fréquemment vers lui, il en fut d’assez froids et de soupçonneux. À tout propos, ne s’agît-il que d’un trait plaisant, que d’une réflexion sans portée, elle sentait le besoin de protéger Marc contre une malice dont le mordant et la perfidie existaient dans sa seule imagination. Il ne pouvait, sans l’inquiéter, paraître ombrageux, ni froncer le sourcil sans qu’elle s’en émût. On aurait dit qu’elle faisait corps avec son beau-fils.