Le Superbe Orénoque/Seconde partie/Chapitre VI

Hetzel (p. 291-306).

L’apparition de ces ceux follets…
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VI

Terribles inquiétudes.


Aussi longtemps que les Barés seront les Barés, l’apparition de ces énormes feux follets au sommet du Duido devra être considérée dans le pays comme un funeste présage, avant-coureur de catastrophes.

Aussi longtemps que les Mariquitares seront les Mariquitares, ce phénomène sera pour eux l’indication d’une série d’heureux événements.

Ces deux tribus indiennes ont donc une façon très opposée d’envisager les pronostics de leur prophétique montagne. Mais, qu’elles aient raison l’une ou l’autre, il est certain que le voisinage du Duido n’a pas porté bonheur au village de la Esmeralda.

On ne trouverait guère de plus agréable situation dans les savanes contiguës à l’Orénoque, des pâturages mieux appropriés à l’élevage du bétail, un meilleur climat qui ne connaît pas les excès de la température tropicale. Et, pourtant, la Esmeralda est en un triste état d’abandon et de déchéance. À peine reste-t-il, de l’ancien village fondé par les colons espagnols, les ruines d’une petite église et cinq à six paillotes, qui ne sont occupées que temporairement aux époques de chasse et de pêche.

Lorsque la Gallinetta et la Moriche arrivèrent, elles ne rencontrèrent pas une seule embarcation dans le port.

Et qui en a chassé les Indiens ?… Ce sont ces légions de moustiques, qui rendent l’endroit inhabitable, ces myriades d’insectes, dont les flammes du Duido seraient impuissantes à détruire la race maudite.

Et les falcas en furent tellement assaillies, les moustiquaires devinrent tellement insuffisantes, passagers et bateliers reçurent de telles morsures, — même le neveu du sergent Martial, son oncle n’étant pas parvenu à le protéger cette fois, — que Parchal et Valdez démarrèrent avant le jour à l’aide des palancas, en attendant la brise matinale. Cette brise ne commença à s’établir que vers six heures, et les pirogues, deux heures après, dépassaient l’embouchure de l’Iguapo, un des affluents de la rive droite.

Jacques Helloch ne songea pas plus à explorer l’Iguapo qu’il n’avait eu l’idée d’explorer le Cunucunuma ou le Cassiquiare, et Germain Paterne ne lui en toucha pas un mot, même en manière d’amicale plaisanterie.

Il y avait d’ailleurs un nouveau sujet d’inquiétude pour le sergent Martial, non moins que pour Jacques Helloch.

Si forte qu’elle fût, si endurante, si énergique aussi, il y eut lieu de craindre que Jeanne de Kermor, qui avait résisté jusqu’alors à tant de fatigues, ne payât son tribut au climat de ce pays. À la surface des parties marécageuses, règnent des fièvres endémiques, qu’il est difficile d’éviter. Grâce à leur accoutumance, les équipages étaient restés indemnes. Mais la jeune fille éprouvait depuis quelques jours un malaise général dont la gravité ne pouvait échapper.

Germain Paterne reconnut que Jeanne de Kermor était sous l’influence des fièvres paludéennes. Ses forces diminuaient, l’appétit faisait défaut, et, dès ce jour-là, une insurmontable lassitude l’obligea de s’étendre sous le rouf pendant des heures entières. Elle s’efforçait de résister, s’attristant surtout à la pensée de ce surcroît d’inquiétude pour ses compagnons de voyage.

Restait cependant l’espoir que cette indisposition ne serait que passagère… Peut-être le diagnostic de Germain Paterne était-il entaché d’erreur ?… Et, d’ailleurs, étant donné l’endurance morale et physique de Jeanne, la nature ne serait-elle pas son meilleur médecin et n’avait-elle pas le meilleur remède, la jeunesse ?…

Toutefois, ce fut en proie à de croissantes anxiétés que Jacques Helloch et ses compagnons reprirent la navigation sur le haut fleuve.

Les pirogues établirent leur halte de nuit à l’embouchure du Gabirima, un affluent de la rive gauche. On ne rencontra aucune trace de ces Indiens Barés, signalés par M. Chaffanjon. Il n’y eut pas trop à le regretter, puisque les deux cases du Gabirima, à l’époque où les visita le voyageur français, abritaient une famille d’assassins et de pillards, dont l’un des membres était l’ancien capitan de la Esmeralda. Étaient-ils restés des coquins, étaient-ils devenus d’honnêtes gens, — question qui ne fut point élucidée. Dans tous les cas, ils avaient transporté autre part leur coquinerie ou leur honnêteté. On ne put donc se procurer à cet endroit aucun renseignement sur la bande d’Alfaniz.

Les falcas repartirent le lendemain, approvisionnées de viande de cerfs, de cabiais, de pécaris, que les chasseurs avaient tués la veille. Le temps était mauvais. Il tombait parfois des pluies diluviennes. Jeanne de Kermor souffrait beaucoup de ces intempéries. Son état ne s’améliorait pas. La fièvre persistait et s’aggravait même, malgré des soins incessants.

Les détours du fleuve, dont la largeur se réduisait à deux cents mètres sur un cours encombré de récifs, ne permirent pas de dépasser ce jour-là l’île Yano, — la dernière que les pirogues dussent rencontrer en amont.

Le lendemain, 21 octobre, un raudal, qui sinuait entre de hautes berges assez resserrées, offrit quelques difficultés, et, le soir, la Moriche et la Gallinetta, aidées de la brise, vinrent relâcher devant le rio Padamo.

Cette fièvre qui minait peu à peu la jeune fille n’avait point cédé. Jeanne était de plus en plus abattue, et sa faiblesse ne lui permettait pas de quitter le rouf.

C’est alors que le vieux soldat s’adressa de violents reproches pour avoir consenti à ce voyage !… Tout cela, c’était sa faute !… Et que faire ?… Comment arrêter les accès de fièvre, comment en empêcher le retour ?… En admettant même que la pharmacie de la Moriche possédât un remède efficace, ne serait-il pas prudent de revenir en arrière ?… En quelques jours, entraînées par le courant, les pirogues seraient de retour à San-Fernando…

Jeanne de Kermor avait entendu le sergent Martial discuter à ce sujet avec Jacques Helloch, et, toute brisée, elle dit d’une voix éteinte :

« Non… non !… ne retournons pas à San-Fernando… J’irai jusqu’à la Mission… J’irai jusqu’à ce que j’aie retrouvé mon père… À Santa-Juana… à Santa-Juana !… »

Puis elle retomba, presque sans connaissance, après ce suprême effort.

Jacques Helloch ne savait quel parti prendre. À céder aux instances du sergent Martial, ne serait-ce pas risquer de déterminer chez la jeune fille une crise funeste, si elle voyait la pirogue redescendre le fleuve ? En somme, ne valait-il pas mieux continuer le voyage, atteindre Santa-Juana, où les secours étaient aussi assurés qu’à San-Fernando ?…

Et alors, Jacques Helloch s’adressait à Germain Paterne :

« Tu ne peux donc rien !… s’écriait-il, d’une voix désespérée. Tu ne connais donc pas un remède qui puisse couper cette fièvre dont elle meurt !… Ne vois-tu pas que la pauvre enfant dépérit chaque jour ?… »

Germain Paterne ne savait que répondre, ni que faire au-delà de ce qu’il avait fait. Le sulfate de quinine, dont la pharmacie était suffisamment approvisionnée, n’avait pu enrayer cette fièvre, bien qu’il eût été administré à haute dose.

Et, lorsque le sergent Martial, lorsque Jacques Helloch le pressaient de leurs questions, de leurs prières, il ne trouvait que ceci à répondre :

« Le sulfate de quinine est malheureusement sans effet sur elle !… Peut-être faudrait-il recourir à des herbes… à des écorces d’arbres… Il doit s’en trouver sur ces territoires… Mais qui nous les indiquera et comment se les procurer ?… »

Valdez et Parchal, interrogés à ce sujet, confirmèrent le dire de Germain Paterne. À San-Fernando, on faisait communément usage de certaines substances fébrifuges du pays. Ce sont de véritables spécifiques contre les fièvres engendrées par les émanations marécageuses, dont les indigènes comme les étrangers ont tant à souffrir au cours de la saison chaude.

« Le plus souvent, affirma Valdez, on emploie l’écorce du chinchora et surtout celle du coloradito…

— Reconnaîtriez-vous ces plantes ?…. demanda Jacques Helloch.

— Non, répondit Valdez. Nous ne sommes que des bateliers, toujours sur le fleuve… C’est aux llaneros qu’il faudrait recourir, et il ne s’en rencontre pas un sur les rives ! »

Germain Paterne ne l’ignorait pas, l’effet du coloradito est souverain dans les cas de fièvres paludéennes, et nul doute que la fièvre eût cédé si la malade eût pu prendre plusieurs décoctions de cette écorce. Et, par malheur, lui, un botaniste, il en était encore à chercher cet arbrisseau dans les savanes riveraines.

Cependant, devant la formelle volonté de Jeanne de Kermor, ses compagnons avaient résolu de continuer le voyage sans s’attarder.

Ce précieux spécifique, on se le procurerait certainement à Santa-Juana. Mais les deux cents kilomètres, que l’on comptait jusqu’à la Mission, combien de temps faudrait-il aux pirogues pour les franchir ?…

La navigation fut reprise le lendemain dès l’aube. Temps orageux, accompagné de lointains roulements de tonnerre. Vent favorable dont Valdez et Parchal ne voulaient pas perdre un souffle. Ces braves gens compatissaient à la douleur de leurs passagers. Ils aimaient ce jeune garçon, se désolaient à voir son affaiblissement s’accroître. Le seul qui montrait une certaine indifférence, c’était l’Espagnol Jorrès. Ses regards ne cessaient de parcourir les llanos sur la droite du fleuve. Tout en prenant garde d’éveiller les soupçons, il se tenait le plus souvent à l’extrémité de la Gallinetta, tandis que ses camarades étaient couchés au pied du mât. Une ou deux fois, Valdez en fit la remarque, et nul doute que Jacques Helloch aurait trouvé suspecte l’attitude de l’Espagnol, s’il avait eu le loisir de l’observer. Mais sa pensée était ailleurs, et, alors que les falcas naviguaient côte à côte, il restait de longues heures à l’entrée du rouf, regardant la jeune fille qui essayait de sourire pour le remercier de ses soins.
le pauvre homme, les yeux en pleurs, s’appuya contre une roche.
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Et ce jour-là, elle lui dit :

« Monsieur Jacques, je vous demanderai de vouloir bien me faire une promesse…

— Parlez… parlez… mademoiselle Jeanne… Je tiendrai cette promesse, quelle qu’elle soit…

— Monsieur Jacques… peut-être ne serai-je pas assez forte pour continuer nos recherches… Quand nous serons à la Mission, peut-être me faudra-t-il demeurer à Santa-Juana… Eh bien… si nous apprenons ce qu’est devenu mon père… voudrez-vous…

— Tout faire pour le rejoindre !… oui… Jeanne… ma chère Jeanne… oui !… Je partirai… je me jetterai sur les traces du colonel de Kermor… je le retrouverai… je le ramènerai à sa fille…

— Merci… monsieur Jacques… merci !… » répondit la jeune fille, dont la tête retomba sur sa couche, après qu’elle l’eut soulevée un instant.

Le Padamo fournit à l’Orénoque un apport considérable d’eaux claires et profondes à travers une embouchure supérieure en largeur à celle du fleuve lui-même. Encore un de ces tributaires qui, non sans quelque raison, eût pu mettre aux prises les Guaviariens et les Atabaposistes !

En amont, le courant se propageait avec une certaine vitesse, entre des rives escarpées au-dessus desquelles se dessinait la lisière d’épaisses forêts. Les pirogues naviguaient tantôt à la voile, tantôt à la pagaie.

En amont du rio Ocamo, la largeur du fleuve se réduisait à une cinquantaine de mètres.

La fin de la journée fut mauvaise pour la malade, à la suite d’un accès d’une extrême violence. On allait à un dénouement fatal et prochain, si Germain Paterne ne parvenait pas à se procurer le seul remède qui pût agir avec efficacité.

Comment peindre la douleur qui régnait parmi les passagers des pirogues ! C’était un affreux désespoir chez le sergent Martial, à faire craindre qu’il ne devînt fou. Les hommes de la Gallinetta ne le perdaient pas de vue, redoutant que, dans un accès d’aliénation mentale, il ne se précipitât dans le fleuve.

Jacques Helloch, près de Jeanne, étanchait avec un peu d’eau fraîche la soif qui la dévorait, guettant ses moindres paroles, angoissé de ses moindres soupirs. Ne pourrait-il donc sauver celle qu’il aimait d’un si profond, d’un si pur amour, et pour laquelle il eût sacrifié cent fois sa vie ?…

Et alors, la pensée lui venait qu’il aurait dû résister à la volonté de la jeune fille et donner l’ordre de retourner à San-Fernando. C’était insensé de prétendre, en de telles conditions, remonter jusqu’aux sources de l’Orénoque… Les eût-on atteintes, on ne serait pas rendu à Santa-Juana… Si un rio ne mettait pas la Mission en communication avec le fleuve, il serait nécessaire de prendre la voie de terre, de cheminer sous ces interminables forêts par une chaleur accablante…

Mais lorsque Jeanne de Kermor sortait de son assoupissement, lorsque la fièvre lui laissait quelque répit, elle demandait d’une voix inquiète :

« Monsieur Jacques… nous allons toujours dans la bonne direction… n’est-ce-pas ?…

— Oui… Jeanne… Oui !… répondait-il.

— Je pense sans cesse à mon pauvre père !… J’ai rêvé que nous l’avions retrouvé !… Et il vous remerciait… de tout ce que vous aviez fait pour moi… et pour lui… »

Jacques Helloch détournait la tête pour cacher ses larmes. Oui ! il pleurait, cet homme, si énergique, il pleurait de se sentir impuissant devant ce mal qui s’aggravait, devant la mort assise au chevet de cette adorée jeune fille !

Le soir, les pirogues s’arrêtèrent à Pedra Mapaya, d’où elles repartirent de grand matin, naviguant tantôt à la voile, tantôt à la pagaie. Les eaux étant déjà fort basses, les falcas risquèrent plusieurs fois d’échouer sur le fond sablonneux du fleuve.

Pendant cette fatigante journée, les falcas dépassèrent le point où les cerros Moras accidentent la rive droite de leurs premières ramifications.

L’après-midi, une nouvelle crise d’une violence extraordinaire menaça d’emporter la malade. On crut sa dernière heure arrivée. Et tel fut le désespoir du sergent Martial, que Germain Paterne, afin que Jeanne ne pût entendre ses cris, dut le faire embarquer sur la Moriche qui suivait à une centaine de pieds en arrière. Le sulfate de quinine ne produisait plus aucun effet.

« Germain… Germain… dit alors Jacques Helloch, qui avait entraîné son compagnon à l’avant de la Gallinetta, Jeanne va mourir…

— Ne te désespère pas, Jacques !…

— Je te dis qu’elle va mourir !… Si cet accès ne la tue pas, elle n’en pourra supporter un autre… »

Ce n’était que trop certain, et Germain Paterne baissa la tête.

« Et ne rien pouvoir… rien ! » soupirait-il.

Vers trois heures de l’après-midi, tomba une pluie torrentielle, qui rafraîchit un peu l’atmosphère dévorante, presque constamment orageuse. Il n’y eut pas lieu de s’en plaindre, car le fleuve profitait de cette eau abondamment versée des nuages blafards, amassés en couches profondes. Ses tributaires de droite et de gauche, si multipliés en cette portion de son cours, relevaient son étiage et assuraient le passage des pirogues.

À quatre heures, le cerro Yaname, dont l’altitude est considérable, apparut à gauche, au détour d’un massif boisé. Au-delà du brusque coude que dessine l’Orénoque en cet endroit, s’ouvrait l’étroite embouchure du rio Mavaca.

La brise étant entièrement tombée, Valdez et Parchal vinrent prendre leur poste au pied d’un sitio, composé de quelques paillotes, où vivaient cinq ou six familles mariquitares.

Le premier qui sauta sur la berge fut Jacques Helloch, après avoir dit au patron de la Moriche :

« Venez, Parchal. »

Où allait-il ?…

Il allait chez le capitan de ce sitio.

Que voulait-il ?…

Il voulait lui demander d’arracher la mourante à la mort !…

Le capitan occupait une case assez confortable, telle que le sont généralement celles des Mariquitares. C’était un Indien d’une quarantaine d’années, intelligent et serviable, qui reçut les deux visiteurs avec empressement.

Sur l’insistance de Jacques Helloch, Parchal lui posa immédiatement la question relative au coloradito.

Le capitan connaissait-il cette écorce ?… Cet arbrisseau poussait-il sur la région du Mavaca ?…

« Oui, répondit l’Indien, et nous en faisons souvent usage contre les fièvres…

— Et il les guérit ?…

— Toujours. »

Ces propos s’échangeaient en cette langue indienne, que Jacques Helloch ne pouvait comprendre. Mais, lorsque Parchal lui eut traduit les réponses du capitan :

« Que cet Indien nous procure un peu de cette écorce… s’écria-t-il. Je la lui paierai ce qu’il en voudra… de tout ce que j’ai !… »

Le capitan se contenta de tirer d’un des paniers de sa case quelques débris ligneux, et il les remit à Parchal. Un instant après, Jacques Helloch et le patron étaient de retour à bord de la Gallinetta.

« Germain… Germain… le coloradito… le coloradito !… »

C’est tout ce que put dire Jacques Helloch.

« Bien, Jacques !… répondit Germain Paterne. Le nouvel accès de fièvre n’est pas revenu… C’est le moment… Nous la sauverons… mon ami… nous la sauverons ! »

Tandis que Germain Paterne préparait la décoction, Jacques Helloch, près de Jeanne, la rassurait… Jamais fièvre n’avait résisté à ce coloradito… On pouvait en croire le capitan de Mavaca…

Et la pauvre malade, ses yeux agrandis, ses joues blanches comme une cire, après cet accès qui avait élevé à quarante degrés la température de son corps, eut la force de sourire.

« Je me sens mieux déjà, dit-elle, et pourtant… je n’ai encore rien pris…

— Jeanne… ma chère Jeanne !… » murmura Jacques Helloch en s’agenouillant.

Quelques minutes suffirent à Germain Paterne pour obtenir une infusion de cette écorce du coloradito, et Jacques Helloch approcha la tasse des lèvres de la jeune fille.

Dès qu’elle en eut vidé le contenu :

« Merci ! » dit-elle, et ses yeux se refermèrent.

Il fallait maintenant la laisser seule. Aussi Germain Paterne entraîna-t-il Jacques, qui refusait de s’éloigner. Tous deux s’assirent à l’avant de la pirogue, où ils restèrent silencieux.

Les hommes avaient reçu ordre de débarquer, afin qu’il ne se produisît aucun bruit à bord. Si Jeanne s’endormait, il importait que rien ne troublât son sommeil.

Le sergent Martial avait été prévenu. Il savait que l’on s’était procuré le fébrifuge, il savait que celui-ci venait d’être administré à Jeanne. Aussi, quittant la Moriche, il sauta sur la berge, il courut vers la Gallinetta

Germain Paterne lui fit signe de s’arrêter…

Le pauvre homme obéit, et, les yeux en pleurs, s’appuya contre une roche.

D’après l’opinion de Germain Paterne, si un nouvel accès ne se déclarait pas, c’est que l’absorption de coloradito aurait produit son effet. Avant deux heures, cela serait décidé. Avant deux heures, on saurait s’il y avait espoir, peut-être même certitude de sauver la jeune fille.

En quelles inexprimables transes tous attendirent ! On écoutait si quelque soupir s’échappait des lèvres de Jeanne… si elle appelait… Non !… elle ne prononçait pas une parole…

Jacques Helloch se rapprocha du rouf…

Jeanne dormait, elle dormait sans agitation, sans paraître oppressée, dans un calme absolu.

« Elle est sauvée !… sauvée… murmurait-il à l’oreille de Germain Paterne.

— Je l’espère… je le crois… Eh ! il a du bon, ce coloradito !… Seulement les pharmaciens sont rares sur le haut Orénoque ! »

L’heure passée, l’accès n’était pas revenu… Il ne devait plus revenir.

Et, dans l’après-midi, lorsque Jeanne se réveilla, ce fut, non sans raison, cette fois, qu’elle put murmurer en tendant la main à Jacques Helloch :

« Je me sens mieux !… oui !… je me sens mieux ! »

Puis, quand le sergent Martial, qui avait eu la permission de rentrer à bord de la Gallinetta, se trouva près d’elle :

« Cela va bien… mon oncle ! » lui dit-elle en souriant, tandis que sa main essuyait les larmes du vieux soldat.

On la veilla toute la nuit. De nouvelles infusions de la salutaire écorce lui furent administrées. Elle dormit paisiblement, et, le lendemain, à son réveil, sa guérison ne fit plus doute pour personne. Quelle joie ressentirent les passagers, quelle joie aussi les équipages des deux pirogues !

Il va de soi que le capitan de Mavaca, malgré ses honnêtes refus, eut le droit de choisir au profit de sa famille ce qui pouvait le tenter dans la cargaison de la Moriche. Au total, ce brave homme se montra discret. Quelques couteaux, une hachette, une pièce d’étoffe, des miroirs, des verroteries, une demi-douzaine de cigares, lui payèrent le prix de son coloradito.

Au moment de partir, on s’aperçut que Jorrès n’était pas à bord de la Gallinetta, et, sans doute, il avait été absent depuis la veille au soir.

Interrogé par Jacques Helloch, dès qu’il fut de retour, il répondit que l’équipage ayant eu ordre de débarquer, il était allé dormir dans la forêt. Il fallut se contenter de cette réponse, qui ne pouvait être contrôlée, — réponse plausible, d’ailleurs.

Pendant les quatre jours qui suivirent, les falcas remontèrent non sans de grands efforts le courant de l’Orénoque. À peine faisait-on une dizaine de kilomètres par vingt-quatre heures. Qu’importait ! Jeanne revenait rapidement à la santé, elle reprenait des forces, grâce aux aliments que lui préparait avec un extrême soin Germain Paterne. Jacques Helloch ne la quittait plus, et, en vérité, le sergent Martial avait fini par trouver cela tout naturel.

« C’était écrit ! se répétait-il. Mais mille et mille carambas de carambas, que dira mon colonel ? »

Bref, dès le lendemain, la convalescente put sortir du rouf entre midi et deux heures. Enveloppée d’une légère couverture, étendue sur une bonne literie d’herbes sèches à l’arrière de l’embarcation, elle respirait l’air vif et réconfortant des savanes.

La largeur du fleuve ne dépassait pas alors une trentaine de mètres. Le plus souvent, il fallait pousser les falcas au moyen des garapatos ou les haler à l’espilla. Il se rencontra quelques petits raudals assez difficiles, et l’eau était si basse, par endroits, qu’il fut question de débarquer le matériel des pirogues.

Par bonheur, on put éviter cette longue opération. En se mettant à l’eau, les hommes déchargèrent d’autant les pirogues, qui parvinrent à franchir les mauvaises passes. Ainsi fut-il fait au raudal de Manaviche, à celui de Yamaraquin, au pied des cerros Bocon, qui dominent le fleuve de plus de huit cents mètres.

Chaque soir, Jacques Helloch et le sergent Martial allaient chasser à travers les giboyeuses forêts de la rive, et ils rapportaient des chapelets de hoccos ou de pavas. Décidément, en ces provinces méridionales du Venezuela, la question de nourriture n’est pas pour préoccuper, si l’on aime le gibier, qui est de qualité supérieure, — et le poisson, dont fourmillent les eaux du grand fleuve.

La santé de Jeanne était rétablie maintenant. Elle n’avait plus ressenti le moindre mouvement de fièvre depuis l’emploi du coloradito. Il ne paraissait pas qu’une rechute fût à craindre, et il n’y avait qu’à laisser faire la nature, aidée de la jeunesse.

Dans la journée du 25, apparut à droite une chaîne de montagnes, indiquée sur la carte sous le nom de cerros Guanayos.

Le 26, ce n’est pas sans d’extrêmes difficultés, ni d’énormes fatigues, que les pirogues enlevèrent le raudal de Marquès.

À plusieurs reprises, Jacques Helloch, Valdez et Parchal furent induits à penser que la rive droite n’était pas aussi déserte qu’elle le paraissait. Il semblait parfois que des formes humaines se faufilaient entre les arbres et derrière les halliers. À supposer que ce fussent des Guaharibos, il n’y avait pas lieu de s’en inquiéter, puisque ces tribus sont à peu près inoffensives.

Le temps n’était plus où, alors que M. Chaffanjon explorait cette partie de l’Orénoque, ses hommes s’attendaient chaque jour à l’attaque des indigènes.

À noter, cependant, que Jacques Helloch et le sergent Martial essayèrent en vain de rejoindre les êtres quelconques qu’ils croyaient entrevoir sur la lisière de la forêt. La vérité est qu’ils en furent pour leur inutile poursuite.

Il va de soi que si ces indigènes n’étaient pas des Guaharibos, mais des Quivas, — et précisément ceux d’Alfaniz, — leur présence eût constitué le plus grave des dangers. Aussi, Parchal et Valdez surveillaient-ils vigilamment les berges, et ne laissaient plus leurs hommes descendre à terre. Quant à l’attitude de Jorrès, elle ne présentait rien de suspect, et il ne manifesta pas une seule fois l’intention de débarquer. Du reste, encore sept ou huit étapes, et les pirogues devraient s’arrêter, faute de trouver assez d’eau dans le lit du fleuve. L’Orénoque serait réduit à ce mince filet liquide qui sort de la Parima, et dont trois cents affluents font ensuite la grande artère de l’Amérique méridionale.

Alors il y aurait nécessité d’abandonner les falcas, et, pendant une cinquantaine de kilomètres, à travers les profondes forêts de la rive droite, de se transporter pédestrement à Santa-Juana. Il est vrai, là était le but, et l’on serait soutenu par l’espoir de l’atteindre en quelques marches.

Cette journée du 27 octobre et celle qui suivit purent compter parmi les plus rudes du voyage depuis le départ de Caïcara. Il fallut tout le dévouement des équipages, toute l’habileté des patrons pour franchir le raudal de Guaharibos, — point qu’atteignit en 1760 Diaz de la Fuente, le premier explorateur de l’Orénoque. Ce qui amena Germain Paterne à faire cette juste réflexion :

« Si les Indiens de ce nom ne sont pas redoutables, on ne peut en dire autant des rapides qui s’appellent comme eux…

— Et ce sera un miracle si nous passons sans dommage ! répondit Valdez.

— Puisque le ciel en a fait un en sauvant la vie à notre cher Jean, dit Jacques Helloch, il en fera bien un autre pour la pirogue qui le porte ! La belle affaire qu’un miracle, quand on est le Dieu tout-puissant, créateur du ciel et de la terre….

— Amen ! » murmura le sergent Martial, le plus sérieusement du monde.

Et, au vrai, ce fut miraculeux de s’en tirer au prix d’avaries légères, quelques déchirures, qui purent aisément être réparées en cours de navigation.

Que l’on se figure un escalier de réservoirs étagés, se succédant l’espace de dix à douze kilomètres. Cette disposition rappelait sur une vaste échelle les séries d’écluses du canal de Gotha en Suède. Seulement, ce canal de Stockholm à Gotteborg est pourvu de sas et muni de portes qui les ouvrent et les ferment, — ce qui facilite la marche des bâtiments. Ici, ni sas, ni écluses, et obligation de se haler à la surface de ces paliers de pierres, qui ne laissaient pas un pouce d’eau sous les fonds des falcas. Tous les bateliers durent se mettre à la besogne et manœuvrer l’espilla accrochée aux arbres ou aux roches.

Assurément, si la saison sèche eût été plus avancée, ce raudal aurait définitivement arrêté les pirogues.

Et cela est si certain que M. Chaffanjon, en cet endroit même, dut abandonner son embarcation, et achever sur une curiare l’itinéraire qui devait aboutir aux sources de l’Orénoque.

De grand matin, on repartit. La largeur du fleuve ne se mesurait plus que par quinze à vingt mètres. Les falcas remontèrent encore des rapides, au pied de la sierra Guahariba, — entre autres le raudal des Français, et plus d’une fois, les embarcations, flottant à peine, traînées à bras, creusèrent de profondes ornières sur les seuils de sable.

Enfin, le soir, Parchal et Valdez vinrent tourner leurs amarres à la berge de la rive droite.

En face, sur l’autre rive, se dressait la masse sombre d’un haut pic. Ce ne pouvait être que le pic Maunoir, ainsi appelé par le voyageur français en l’honneur du secrétaire général de la Société de Géographie de Paris.

Peut-être, — par excès de fatigue, — la surveillance ne serait-elle pas complète cette nuit-là. En effet, après le souper, chacun ne songea plus qu’à chercher le repos dont il avait besoin. Passagers et mariniers ne tardèrent pas à s’endormir d’un profond sommeil.

Pendant la nuit, aucune agression ne se produisit, aucune attaque ne vint ni des Indiens Bravos, ni des Quivas d’Alfaniz.

Au petit jour, les deux patrons, à leur réveil, poussèrent un cri de désappointement.

L’eau avait baissé de cinquante centimètres depuis la veille. Les pirogues étaient à sec. À peine quelques filets jaunâtres couraient-ils sur le lit de l’Orénoque.

Donc, c’était la navigation interrompue pour toute la durée de la saison chaude.

Lorsque les équipages furent rassemblés sur l’avant des pirogues, on s’aperçut que l’un des hommes manquait à l’appel.

Jorrès avait disparu, et, cette fois, il ne devait pas revenir.