Le Superbe Orénoque/Première partie/Chapitre XI

Hetzel (p. 145-162).

La pointe de la flèche s’était enfoncée au défaut de l’épaule (Page 146).


XI

Relâche au village d’Atures.


Ce jour-là, — 1er septembre, — dès six heures du matin, les falcas quittèrent ces dangereux parages. Passagers et mariniers venaient d’échapper au massacre, aux lieux mêmes où tant d’autres furent les victimes de ces cruelles tribus.

Et, décidément, pensa M. Miguel, puisque le Congrès a voté la destruction de cette maudite engeance de Quivas, il ne serait pas trop tôt de se mettre à l’œuvre !

« Je n’ai que ce que je mérite ! » s’était écrié le sergent Martial, en arrachant la flèche qui lui avait déchiré l’épaule.

Et les remords qu’il éprouvait d’avoir regardé plutôt dans le passé que dans le présent pendant sa faction étaient autrement cuisants que les souffrances de sa blessure. Toutefois cette faute ne valait pas la mort d’un homme, — même celle d’un soldat qui s’était laissé surprendre à son poste, et — on l’espérait, — cette blessure ne serait pas mortelle.

Dès que les embarcations des Quivas furent hors de vue, le sergent Martial, étendu sur la litière du rouf, reçut les premiers soins de Jean. Mais il ne suffit pas d’être le neveu de son oncle et d’y déployer tant de zèle, pour tirer celui-ci d’affaire. Encore doit-on posséder quelques connaissances en médecine, et le jeune garçon ne les possédait pas.

Il est donc heureux que Germain Paterne, en sa qualité de naturaliste-botaniste, eût fait ses études en médecine et qu’une boîte de pharmacie fût à bord de la Moriche

Aussi Germain Paterne voulut-il donner au sergent Martial les soins que nécessitait son état, et on ne s’étonnera pas que Jacques Helloch montrât un extrême empressement à lui venir en aide.

Il résulta de ce concours de circonstances que la Gallinetta allait compter deux passagers supplémentaires, durant les premières heures de navigation, — et ils ne purent voir sans en être touchés quelle affection Jean de Kermor témoignait au vieux soldat.

Après avoir examiné la blessure, Germain Paterne reconnut que la pointe de la flèche s’était enfoncée au défaut de l’épaule de trois centimètres, sans atteindre aucun muscle, aucun nerf, la chair seulement. En somme, il n’y avait pas à craindre que cette blessure pût avoir des conséquences graves, si la flèche n’était pas empoisonnée.

Or, il arrive trop souvent que les Indiens de l’Orénoque trempent leurs flèches dans la liqueur connue sous le nom de curare. Cette liqueur est composée du suc du mavacare, liane de la famille des strychnées, et de quelques gouttes de venin de serpent. Ce produit noirâtre, brillant comme de la réglisse, est très employé par les indigènes. Il paraît même que jadis les Indiens Otomaques, cités dans les récits de Humboldt, enduisaient l’ongle de leur index de cette substance, et communiquaient le poison rien que par un serrement de main.

Or, si le sergent Martial avait été touché par une flèche trempée dans le curare, on le reconnaîtrait bientôt. Le blessé ne tarderait pas à être privé de la voix, puis du mouvement des membres, de la face et du thorax, tout en gardant son intelligence entière jusqu’à la mort qu’on ne pourrait conjurer.

Il convenait donc d’observer si ces symptômes se produiraient pendant les premières heures.

Après le pansement, le sergent Martial ne put faire autrement que de remercier Germain Paterne, quoiqu’il enrageât à la pensée que des relations plus intimes allaient s’établir entre les deux pirogues. Puis il tomba dans une sorte d’assoupissement léthargique, qui ne laissa pas d’inquiéter ses compagnons.

Le jeune garçon s’adressant à Germain Paterne :

« Êtes-vous ou n’êtes-vous pas rassuré sur son état… monsieur ?… demanda-t-il.

— Je ne puis me prononcer encore… répondit Germain Paterne. Il n’y a là, en réalité, qu’une légère blessure… et elle se fermera d’elle-même… si la flèche n’était pas empoisonnée… Attendons et nous serons avant peu fixés à cet égard…

— Mon cher Jean, ajouta Jacques Helloch, ayez bon espoir… Le sergent Martial guérira et guérira vite… Il me semble que s’il s’agissait de curare la plaie aurait déjà un autre aspect…

— C’est mon avis, Jacques, déclara Germain Paterne. Au prochain pansement, nous saurons à quoi nous en tenir… et votre oncle… je veux dire le sergent Martial…

— Dieu me le conserve ! murmura le jeune garçon, dont une larme mouillait les yeux.

— Oui… mon cher Jean… répéta Jacques Helloch, Dieu le conservera… Vos soins… les nôtres guériront le vieux soldat !… Je vous le répète, ayez confiance ! »

Et il serra la main de Jean de Kermor, qui tremblait dans la sienne.

Heureusement, le sergent Martial dormait.

MM. Miguel, Felipe et Varinas, — alors que les trois falcas marchaient en ligne sous l’action d’une forte brise du nord-est, — eurent aussitôt des nouvelles du blessé, et voulaient croire qu’il en réchapperait.

En effet, les Quivas emploient souvent le curare pour empoisonner leurs flèches et aussi les traits de leurs sarbacanes ; mais que ce soit une habitude constante, non point. La préparation de ce poison ne peut même se faire que par des « spécialistes », s’il est permis d’employer cette qualification quand il s’agit de sauvages, et il n’est pas toujours facile de recourir à l’industrie de ces praticiens de la savane. Donc, toutes les probabilités étaient pour que l’affaire n’eût aucun dénouement fâcheux.

Au surplus, si, contre toute attente, l’état du sergent Martial exigeait quelques jours de repos, et dans des conditions meilleures que celles où il se trouvait à bord de la Gallinetta, il serait facile de relâcher au village d’Atures, une soixantaine de kilomètres en amont des bouches du Meta.

C’était là, en effet, que les voyageurs devraient attendre pendant une semaine au moins que leurs pirogues, dont ils se seraient séparés, eussent franchi les nombreux rapides compris en cette partie de l’Orénoque. Or, puisque le vent était favorable, il y avait lieu de prévoir que le village d’Atures apparaîtrait dans la journée du lendemain.

Les voiles furent étarquées, de manière à imprimer le maximum de vitesse, et, si la brise se maintenait, les falcas auraient fait le soir plus de la moitié du chemin.

Pendant la matinée, Jacques Helloch et Germain Paterne vinrent trois ou quatre fois observer le sergent Martial.

La respiration du blessé était bonne, son sommeil profond et tranquille.

L’après-midi, vers une heure, lorsqu’il se réveilla, le sergent Martial vit à son côté le jeune garçon, et il le salua d’un bon sourire. Mais, en apercevant les deux Français près de lui, il ne put dissimuler une certaine grimace.

« Est-ce que vous souffrez davantage ?… lui demanda Germain Paterne.

— Moi… monsieur… répliqua le sergent Martial, comme s’il eût été froissé d’une pareille demande, pas le moins du monde !… Une simple égratignure… un bobo !… Est-ce que vous vous imaginez que j’ai une peau de femmelette !… Il n’y paraîtra plus demain, et, si cela vous plaît, je ne serais pas gêné de vous porter sur mon épaule !… D’ailleurs, je compte bien me lever…

— Non… vous resterez couché, sergent, déclara Jacques Helloch…. C’est ordonné par le médecin…

— Mon oncle, ajouta le jeune garçon, tu voudras bien obéir à l’ordre… et sous peu tu n’auras plus qu’à remercier ces messieurs de leurs soins…

— C’est bon… c’est bon !… » murmura le sergent Martial, grognant comme un dogue agacé par un roquet.

Germain Paterne fit alors un nouveau pansement, et constata que la plaie ne s’était point envenimée. À coup sûr, si la flèche eût été empoisonnée, l’effet du poison aurait déjà commencé à se manifester. Physiquement sinon moralement, le blessé, en ce moment, eût été frappé de paralysie partielle.

« Allons… sergent… cela va mieux… affirma Germain Paterne.

— Et, dans quelques jours, cela ira tout à fait bien ! » ajouta Jacques Helloch.

Puis, lorsqu’ils eurent regagné leur pirogue, qui naviguait bord à bord avec la Gallinetta :

« Il ne manquait plus que cela !… grommela le sergent Martial. Les voilà ici à demeure… ces deux Français…

— Que veux-tu, mon oncle… répondit Jean en le calmant. Il ne fallait pas te faire blesser…

— Non, pardieu, il ne le fallait pas, et tout ça… c’est ma faute… à moi… un conscrit de huit jours… un propre à rien… qui ne sais seulement plus monter la garde !… »

À l’heure où le crépuscule obscurcissait les rives du fleuve, les pirogues atteignirent la barrière de Vivoral, où elles devaient s’abriter pendant la nuit. Déjà se faisaient entendre les rumeurs confuses et lointaines des raudals d’Atures.

Comme on pouvait redouter encore quelque attaque des Quivas, les plus sévères précautions furent prises. Le patron Valdez ne laissa pas ses hommes s’endormir sans avoir désigné ceux qui devraient veiller durant les premières heures. Mêmes mesures ordonnées à bord des deux autres falcas par Martos et Parchal. En outre, les armes, carabines, revolvers, furent mises en état, leurs charges renouvelées.

Aucune alerte ne troubla cette relâche, et le sergent Martial put dormir tout d’une traite. Au pansement du matin, Germain Paterne constata que la blessure était en voie de guérison. Encore quelques jours, elle serait cicatrisée. Les conséquences du terrible curare n’étaient plus à craindre.

Le temps restait pur, la brise fraîche et favorable. Au loin se profilaient ces montagnes des deux rives entre lesquelles se resserrent les raudals d’Atures.

En cet endroit, l’île Vivoral divise le fleuve en deux branches dont les eaux forment de furieux rapides. D’ordinaire, à l’époque où l’étiage est en décroissance, les roches du lit découvrent, et il est impossible de passer sans procéder au transport des bagages jusqu’à l’extrémité de l’île.

Cette opération, longue et fatigante, ne fut pas nécessaire cette fois, et, en se halant le long des berges au moyen de l’espilla, les pirogues purent doubler la pointe d’amont. Plusieurs heures furent ainsi gagnées, et la navigation régulière reprit, lorsque le soleil débordait l’horizon de quelques degrés au-dessus des cerros du Cataniapo de la rive droite.

Pendant la matinée, on put suivre assez aisément la berge, au pied des cerros, et, vers midi, les falcas s’arrêtaient au petit village de Puerto-Real. Un beau nom pour un port fluvial, où sont disséminées quelques paillotes à peine habitées.

C’est de là que s’effectue d’habitude le portage du matériel des embarcations, lequel est conduit par terre au village d’Atures, situé à cinq kilomètres au-dessus. Aussi les Guahibos recherchent-ils avec empressement cette occasion de gagner quelques piastres.

Lorsqu’on a traité avec eux, ils prennent les bagages à dos, et les passagers les suivent, laissant aux mariniers la dure tâche de traîner leurs pirogues à travers les rapides.

Ce raudal est une sorte de couloir, creusé entre les montagnes escarpées de la rive, d’une longueur de dix kilomètres. Les eaux, irritées par le resserrement du défilé où leur pente les engage, deviennent torrentueuses. D’ailleurs, la nature ne leur a pas assuré un libre passage. Le lit du fleuve, « en escalier », dit de Humboldt, est barré de corniches qui transforment le rapide en cataractes. Partout des écueils émergeant en bouquets de verdure, des rochers qui affectent la forme sphérique et semblent ne se maintenir sur leur base que par une dérogation aux lois de l’équilibre. La dénivellation du fleuve entre l’amont et l’aval est de neuf mètres. Et c’est à travers ces sas ménagés d’un barrage à l’autre, entre ces blocs semés çà et là, à la surface de ces hauts-fonds prompts à se déplacer, qu’il faut haler les bateaux. Véritable traînage sur ces seuils granitiques, et, pour peu que les circonstances climatériques ne s’y prêtent pas, cette manœuvre exige beaucoup de temps et d’efforts.

On le comprend, il est de première nécessité que l’on procède au déchargement des embarcations. Aucune ne pourrait franchir ces raudals, sans risquer d’y perdre sa cargaison. Il est déjà assez surprenant qu’elles puissent le faire à vide, et la plupart seraient englouties ou démolies, n’était la merveilleuse habileté des mariniers, qui les dirigent au milieu de ces tourbillons.

Les trois pirogues furent donc déchargées. On traita avec les Guahibos pour le transport des colis jusqu’au village d’Atures. Le salaire qu’ils demandent leur est ordinairement payé en étoffes, bibelots de pacotille, cigares, eau-de-vie. Il est vrai qu’ils ne refusent point les piastres, et le portage des trois falcas se régla à un prix dont ils parurent satisfaits.

Il va sans dire que les passagers ne confient pas leurs bagages à ces Indiens, en leur donnant rendez-vous au village d’Atures. Les Guahibos ne méritent pas une si absolue confiance, — loin de là, — et il est sage de ne point mettre leur probité à l’épreuve. Aussi font-ils, d’habitude, escorte aux voyageurs, et c’est ce qui eut lieu en cette occasion.

La distance de Puerto-Real au village d’Atures n’étant que de cinq kilomètres, elle eût donc pu être aisément franchie en quelques heures, même avec l’impedimentum du matériel, qui était assez encombrant, les ustensiles, les couvertures, les valises, les vêtements, les armes, les munitions, les instruments d’observation de Jacques Helloch, les herbiers, boîtes et appareils photographiques de Germain Paterne. Mais là n’était pas la difficulté. Le sergent Martial pourrait-il faire le trajet à pied ?… Sa blessure n’obligerait-elle pas à le transporter sur une civière jusqu’au village ?…

Non ! l’ancien sous-officier n’était pas une femmelette, comme il ne cessait de le répéter, et un pansement à l’épaule n’empêche pas de mettre un pied devant l’autre. Sa blessure ne le faisait aucunement souffrir, et à Jacques Helloch qui lui offrait son bras, il répondit :

« Merci, monsieur… Je marcherai d’un bon pas et n’ai besoin de personne. »

Un regard du jeune garçon à Jacques Helloch signifia que mieux valait ne pas contrarier le sergent Martial, même en lui faisant des offres obligeantes.

La petite troupe prit donc congé des mariniers chargés de remorquer les falcas à travers les remous de ce rapide. Les patrons Valdez, Martos et Parchal promirent de ne pas perdre une heure, et l’on pouvait se fier à leur zèle.

Les passagers quittèrent Puerto-Real vers onze heures et demie du matin.

Il n’était pas nécessaire d’aller d’« un bon pas », ainsi que le sergent Martial se disait prêt à le faire. Comme Jacques Helloch et ses compagnons avaient eu la précaution de déjeuner, ils pouvaient atteindre le village d’Atures sans hâter leur marche, et y arriver avant l’heure du dîner.

La route, ou plutôt le sentier, longeait la rive droite du fleuve. Cela dispenserait de le traverser, puisque le village est situé sur cette rive. À gauche se dressait le talus très à pic des cerros, dont la chaîne se continue jusqu’en amont des raudals. Parfois, le passage suffisait à peine pour une seule personne, et la petite troupe marchait en file.

Les Guahibos tenaient la tête, à quelques pas. Après eux venaient M. Miguel et ses deux collègues. Suivaient Jacques Helloch, Jean de Kermor et le sergent Martial. Germain Paterne formait l’arrière-garde.

Lorsque la largeur de la berge le permettait, on marchait par trois ou par deux. Le jeune garçon, le sergent Martial, Jacques Helloch se trouvaient alors sur la même ligne.

Décidément, Jacques Helloch et Jean étaient devenus une paire d’amis, et à moins d’être un vieil entêté, toujours geignant, comment voir cela d’un mauvais œil ?…

Entre-temps, Germain Paterne, sa précieuse boîte au dos, s’arrêtait, lorsque quelque plante sollicitait sa curiosité. Ses compagnons, qui le devançaient, lui adressaient des rappels énergiques, auxquels il ne se hâtait pas d’obéir.

Chasser dans ces conditions, inutile d’y songer, si l’occasion ne se présentait pas de remonter sur une centaine de pieds les étroites gorges des cerros.

C’est même ce qui arriva, à l’extrême satisfaction de M. Miguel, mais au grand dommage d’un singe aluate, — le premier qu’il eût la bonne chance d’abattre.

« Mes compliments, monsieur Miguel, mes compliments ! cria Jacques Helloch, lorsque l’un des Guahibos, qui s’était détaché, rapporta la bête en question.

— Je les accepte, monsieur Helloch, et je vous promets que la peau de cet animal figurera à notre retour au musée d’Histoire naturelle, avec cette inscription : « Tué de la main de M. Miguel, membre de la Société de Géographie de Ciudad-Bolivar ».

— Et ce sera justice, ajouta M. Felipe.

— Pauvre bête ! fit Jean, en considérant l’aluate étendu sur le sol, le cœur traversé d’une balle.

— Pauvre… mais excellente à manger… dit-on… répliqua Germain Paterne.

— En effet, monsieur, affirma M. Varinas, et vous pourrez tous en juger ce soir, lorsque nous serons à Atures. Ce singe formera la principale pièce de notre prochain dîner…

— Ne sera-ce pas presque de l’anthropophagie ?… fit observer en plaisantant Jacques Helloch.

— Oh ! monsieur Helloch !… répondit Jean. Entre un singe et un homme…

— Bah ! la différence n’est pas déjà si grande, mon cher Jean !… N’est-il pas vrai, sergent ?…

— En effet… tous les deux s’entendent en grimaces ! » répondit le sergent Martial, et il le prouvait bien en ce moment.

Quant au gibier de plume, il ne manquait pas, des canards, des ramiers, d’autres oiseaux aquatiques en grand nombre, et surtout de ces pavas qui sont des poules à large envergure.

Toutefois, s’il eût été facile de démonter ces volatiles, il eût été difficile d’en prendre possession, car ils seraient tombés dans les tourbillons du rapide.

Il est vraiment curieux, cet Orénoque, lorsque ses eaux furieuses se précipitent à travers ce raudal d’Atures, qui est le plus long et le plus impraticable peut-être de son cours. Que l’on se figure les assourdissantes rumeurs des cataractes, les vapeurs pulvérisées qui les couronnent, le charriage des troncs, arrachés aux rives par la violence du torrent et choqués contre les rocs émergés, les portions de berge qui se détachent par instants et menacent l’étroit sentier tracé à leur surface. C’est à se demander comment des pirogues peuvent le franchir sans y laisser les bordages de leurs flancs ou de leurs fonds. Et, en vérité, les passagers de la Gallinetta, de la Moriche et de la Maripare ne seraient rassurés qu’à l’heure où ils verraient apparaître leurs embarcations au port d’Atures.

La petite troupe, dont la marche n’avait été interrompue ni par un incident, ni par un accident, fit halte au village, un peu après deux heures de l’après-midi.

À cette époque, Atures était tel encore que l’avait trouvé l’explorateur français cinq ans auparavant, tel qu’il restera sans doute, si l’on s’en tient aux pronostics d’Élisée Reclus, relativement à ces villages du moyen Orénoque. Tant que les voyageurs des trois pirogues ne seraient pas arrivés à San-Fernando, ils ne rencontreraient aucune bourgade de quelque importance. Et, au-delà, c’est le désert ou à peu près, même sur les vastes bassins du Rio Negro et de l’Amazone.

Sept ou huit cases, c’était tout Atures, une trentaine d’Indiens, toute sa population. Là, encore, les indigènes s’occupent à l’élevage des bestiaux, mais on chercherait vainement, en amont du fleuve, des llaneros qui se livrent à ce travail. On n’y voit plus que des passages de bêtes à cornes, lorsque l’époque est venue de « transhumer » les troupeaux d’un territoire à un autre.

M. Miguel et ses deux compagnons, le sergent Martial et Jean, Jacques Helloch et Germain Paterne durent donc s’accommoder des moins délabrées de ces paillotes, où chaque groupe put tant bien que mal s’installer.

Au total, si ce village n’offrait aucun confort, s’il y avait lieu de regretter les roufs des pirogues, il jouissait d’un avantage des plus appréciables. Pas un seul moustique ! Pourquoi ces insupportables insectes le fuyaient-ils ?… on l’ignorait, et Germain Paterne ne put s’expliquer à ce sujet. Ce qui est certain, c’est que, la nuit venue, le sergent Martial fut dispensé d’abriter son neveu sous le toldo habituel.

Toutefois, à défaut de moustiques, il y a, en quantité, de ces niguas ou chiques dont les Indiens ont particulièrement à souffrir sur ces rives du fleuve.

En effet, ces indigènes marchent pieds nus, or, la piqûre de ces chiques est extrêmement douloureuse. En s’introduisant sous la peau, elles produisent la tuméfaction des parties atteintes. On ne peut les extraire qu’au moyen d’une pointe, et l’opération ne se pratique pas sans difficulté ni douleur.

Inutile de dire qu’au dîner du soir, — qui fut pris en commun sous un bouquet d’arbres, — l’aluate tué par M. Miguel et cuit à petit feu, figura comme plat de résistance…

« Eh bien, s’écria M. Felipe, n’est-ce pas un rôti de premier choix ?…

— Excellent, ce quadrumane, affirma M. Miguel, et il mériterait la place d’honneur sur une table européenne !

— C’est mon avis, répondit Jacques Helloch, et nous devrions en expédier quelques douzaines aux restaurants parisiens…

— Et pourquoi ces bêtes-là ne vaudraient-elles pas le veau, le bœuf ou le mouton, observa Germain Paterne, puisqu’elles ne se nourrissent que de végétaux d’un parfum exquis ?…

— Seulement, répondit M. Varinas, le difficile est de les approcher d’assez près pour les tirer avec avantage.

— Nous en savons quelque chose, répliqua M. Miguel, puisque, je le répète, celui-ci est le premier…
Lorsque quelque plante sollicitait sa curiosité… (Page 153).

— Auquel il faudra joindre un deuxième, monsieur Miguel, dit Jacques Helloch. Puisque nous devons passer quelques jours dans ce village, faisons la chasse aux singes. — Vous serez des nôtres, n’est-il pas vrai, mon cher Jean ?

— Je ne me crois pas digne de vous accompagner, répondit le jeune garçon en remerciant d’un geste. D’ailleurs, mon oncle ne me permettrait pas… sans lui, du moins…

— Certes, non, je ne le permettrais pas ! déclara le sergent Martial, très heureux que son neveu l’eût mis à même de répondre par un refus à la proposition de son compatriote.

— Et pourquoi ?… reprit Jacques Helloch. Cette chasse n’offre aucun danger…

— Il est toujours dangereux de s’aventurer à travers ces forêts qui ne sont pas uniquement fréquentées par des singes, je suppose, répondit le sergent Martial.

— En effet… on peut y rencontrer des ours… quelquefois… répliqua M. Felipe.

— Oh ! des ours débonnaires, répondit Germain Paterne, quelques-uns de ces fourmiliers qui n’attaquent jamais l’homme, et qui vivent de poissons et de miel !

— Et les tigres… et les lions… et les ocelots… est-ce aussi du miel qu’ils mangent ?… riposta le sergent Martial, résolu à ne point en démordre.

— Ces fauves sont rares, affirma M. Miguel, et ils ne rôdent guère autour des villages, tandis que les singes viennent volontiers gambader dans le voisinage des habitations.

— En tout cas, dit alors M. Varinas, il y a un moyen très simple qu’on emploie dans les bourgades de l’Orénoque pour s’emparer des singes, sans les poursuivre, et même sans quitter sa case…

— Et lequel ?… demanda Jean.

— On dépose à la lisière d’un bois quelques calebasses, on les fixe solidement au sol, on les perce d’un trou par lequel le singe peut introduire sa main lorsqu’elle est ouverte, mais d’où il ne peut la retirer quand elle est fermée. Un fruit, un de ceux qu’ils préfèrent, est placé à l’intérieur de ces calebasses. Le singe le voit, il le sent, son désir le pousse, il introduit sa main par le trou, il saisit sa proie, et, comme d’une part il ne veut pas lâcher le fruit, et, comme de l’autre, il ne peut pas retirer sa main, le voilà prisonnier…

— Comment, s’écria le sergent Martial, cet animal n’a pas l’idée d’abandonner…

— Non… il n’a pas cette idée, répondit M. Varinas.

— Et l’on viendra prétendre que les singes sont remplis d’intelligence et de malice…

— Sans doute, mais leur gourmandise l’emporte sur leur intelligence, dit M. Felipe.

— Les fichues bêtes ! »

Assurément, les quadrumanes qui se laissent prendre à ce piège méritent la qualification susdite. Et pourtant, le moyen indiqué par M. Varinas est souvent employé avec succès dans les forêts de l’Orénoque.

Cependant il convenait d’occuper les quelques jours de cette halte au village d’Atures, en attendant l’arrivée des pirogues. Le jeune garçon put même raconter que, six ans avant, son compatriote y était resté onze jours, — laps de temps qui avait été nécessaire à sa falca pour franchir le raudal d’Atures. Cette fois, les eaux étant hautes, peut-être faudrait-il moins de temps aux pirogues parties le matin même de Puerto-Real.

Dans tous les cas, durant leur séjour, Jean de Kermor et le sergent Martial n’accompagnèrent point les trois Vénézuéliens et les deux Français qui allèrent battre la plaine aux environs du village. Les chasseurs ne rencontrèrent aucun fauve, ou du moins ceux qu’ils aperçurent ne cherchèrent pas à les attaquer. Un tapir seulement fut blessé par une balle de Jacques Helloch, et put s’éloigner sans en attendre une seconde, qui l’aurait sans doute étendu sur le sol.

En revanche, les chasseurs eurent l’occasion de tuer ce qu’ils voulaient de pécaris, de cerfs, de cabiais, pour le renouvellement de leurs provisions. Ce qui ne fut pas consommé, on le fit sécher ou boucaner, suivant la mode indienne, de manière à se réserver une quantité de viande suffisante au reste du voyage.

Entre-temps, MM. Miguel, Varinas et Felipe, Jacques Helloch et Germain Paterne poussèrent leurs excursions jusqu’aux célèbres grottes situées sur le territoire d’Atures, à Punta Cerro, puis à l’île Cucuritale, où se retrouvent les traces du passage de l’infortuné docteur Crevaux, enfin au cerro de Los Muertos, où ces grottes servent de cimetière aux Indiens Piaroas. M. Miguel et ses compagnons descendirent même pendant une douzaine de kilomètres vers le sud-est, afin de visiter le cerro Pintado. C’est un bloc de porphyre, haut de deux cent cinquante mètres, que les indigènes sont parvenus à décorer, vers son milieu, d’inscriptions gigantesques, de dessins représentant un scolopendre, un homme, un oiseau, un serpent long de plus de trois cents pieds.

Peut-être Germain Paterne eût-il préféré recueillir quelque plante rare à la base de la Montagne-Peinte, — il vaudrait mieux l’appeler la Montagne-Gravée, — mais, à son vif regret, ses recherches furent infructueuses.

Il va sans dire que les excursionnistes revenaient de ces longues promenades passablement fatigués. La chaleur était excessive, et les fréquents orages, qui éclataient avec violence, n’arrivaient pas à la modérer.

Ainsi s’écoula le temps au village d’Atures. Les deux repas quotidiens réunissaient tous les convives à la même table. On se narrait les événements de la journée. Jean prenait un vif plaisir au récit des chasses de Jacques Helloch, toujours soucieux de détourner le jeune garçon des tristes préoccupations de l’avenir. Et quels vœux il formait pour que Jean obtînt à San-Fernando d’exactes informations relativement au colonel de Kermor, et qu’il ne fût pas obligé de se risquer en de lointaines aventures !

Puis, le soir venu, le jeune garçon lisait à haute voix diverses pages de son guide favori, et plus spécialement celles qui concernaient Atures et ses environs. M. Miguel et ses collègues étaient frappés de l’exactitude, de la précision des renseignements de l’explorateur français en ce qui concernait le cours de l’Orénoque, les mœurs des différentes tribus indiennes, les particularités de leurs territoires, les coutumes des llaneros, avec lesquels il s’était trouvé en rapport.

Et, au vrai, si Jean de Kermor était obligé de prolonger sa campagne jusqu’aux sources du fleuve, il ne pourrait que tirer grand profit des informations si sûres de son compatriote.

Enfin, le 9 septembre, vers midi, Germain Paterne, qui avait été herboriser sur la rive, en avant du village, reparut en appelant ses compagnons.

Aucune excursion n’ayant été projetée ce jour-là, ils étaient tous réunis dans la principale paillote du village, attendant l’heure du déjeuner.

Aux cris qui se faisaient entendre, Jacques Helloch s’élança d’un bond au-dehors.

Les autres le suivirent, pouvant craindre que Germain Paterne ne demandât du secours, soit qu’il fût aux prises avec quelque fauve, soit qu’il eût rencontré une bande de Quivas dans le voisinage d’Atures.

Germain Paterne revenait seul, sa boîte au dos, faisant de grands gestes.

« Eh ! qu’y a-t-il ?… lui cria Jacques Helloch.

— Nos pirogues, mes amis !

— Nos pirogues ?… répondit M. Miguel.

— Déjà ?… s’écria M. Felipe.

— Elles ne sont pas à un demi-kilomètre. »

Tous de courir alors, en redescendant la rive gauche du fleuve, et, à un tournant, ils aperçurent les falcas que leurs équipages remorquaient à l’espilla le long de la berge.

Bientôt les passagers purent se faire entendre des patrons, lesquels, debout à l’arrière, maintenaient les embarcations contre les embardées du halage.

« Vous… Valdez ?… demanda le sergent Martial.

— Moi-même, sergent, et, vous le voyez, mes camarades me suivent…

— Pas d’avaries ?… interrogea M. Miguel.

— Pas d’avaries, répondit Valdez, mais nous avons eu du mal tout de même !

— Enfin, vous voilà arrivés… dit Jacques Helloch au patron de la Moriche.

— Oui… et en sept jours… ce qui est rare, lorsqu’il s’agit de franchir le raudal d’Atures. »

Et Parchal disait vrai, mais ces Banivas sont d’excellents mariniers, il est juste de le reconnaître. Il n’y avait qu’à les louer de leur habileté et de leur zèle, et ces braves gens se montrèrent d’autant plus sensibles aux éloges des passagers, que ces éloges furent accompagnés de quelques piastres supplémentaires, — à titre de bonne main.