Le Superbe Orénoque/Première partie/Chapitre III

Hetzel (p. 27-40).

De vifs et bruyants encouragements leur furent adressés


III

À bord du Simon-Bolivar


« L’Orénoque sort du Paradis terrestre, » cela est dit dans les récits de Christophe Colomb.

La première fois que Jean énonça cette opinion du grand navigateur génois devant le sergent Martial, celui-ci se borna à répondre :

« Nous verrons bien ! »

Et peut-être avait-il raison de mettre en doute cette assertion de l’illustre découvreur de l’Amérique.

Également, paraît-il, il convenait de mettre au rang des pures légendes que le grand fleuve descendît du pays de l’El Dorado, ainsi que semblaient le croire les premiers explorateurs, les Hojeda, les Pinzon, les Cabral, les Magalhâez, les Valdivia, les Sarmiento, et tant d’autres qui s’aventurèrent à travers les régions du Sud-Amérique.

Dans tous les cas, l’Orénoque trace un immense demi-cercle à la surface du territoire entre les 3e et 8e parallèles au nord de l’Équateur, et dont la courbe s’étend au-delà du 70° degré de longitude à l’ouest du méridien de Paris. Les Vénézuéliens sont fiers de leur fleuve, et il est visible que, sous ce rapport, MM. Miguel, Felipe et Varinas ne le cédaient à aucun de leurs compatriotes.

Et peut-être, même, eurent-ils la pensée de protester publiquement, contre le dire d’Élisée Reclus, dans le dix-huitième volume de sa Nouvelle Géographie universelle, qui attribue à l’Orénoque le neuvième rang parmi les fleuves de la terre, après l’Amazone, le Congo, le Parana-Uruguay, le Niger, le Yang-tse-Kiang, le Brahmapoutre, le Mississipi et le Saint-Laurent. Ne pouvaient-ils faire valoir que, d’après Diego Ordaz, un explorateur du seizième siècle, les Indiens le nommaient Paragua, c’est-à-dire : Grande-Eau ?… Cependant, malgré un argument de cette force, ils ne donnèrent pas libre cours à leurs protestations, et peut-être firent-ils bien, tant l’œuvre du géographe français s’appuie sur des bases sérieuses.

Dès six heures du matin, le 12 août, le Simon-Bolivar, — on ne saurait s’étonner de ce nom, — était prêt à partir. Ces communications par bateaux à vapeur entre cette ville et les bourgades du cours de l’Orénoque ne dataient que de quelques années, et encore ne dépassent-elles pas l’embouchure de l’Apure. Mais en remontant cet affluent, les passagers et les marchandises peuvent se transporter jusqu’à San-Fernando[1] et même au-delà, au port de Nutrias, grâce à la Compagnie vénézuélienne, qui a fondé des services bimensuels.

Ce serait aux bouches de l’Apure, ou plutôt quelques milles en aval, à la bourgade de Caïcara, que ceux des voyageurs qui devaient continuer leur voyage sur l’Orénoque abandonneraient le Simon-Bolivar, afin de se confier aux rudimentaires embarcations indiennes.

Ce steamboat était construit pour naviguer sur ces fleuves dont l’étiage varie dans des proportions considérables depuis la saison sèche jusqu’à la saison pluvieuse. D’un gabarit semblable à celui des paquebots de la Magdalena de Colombie, il tirait aussi peu d’eau que possible, étant plat dans ses fonds. Comme unique propulseur, il possédait une énorme roue sans tambour disposée à l’arrière, et qui tourne sous l’action d’une assez puissante machine à double effet. Que l’on se figure une sorte de radeau surmonté d’une superstructure, le long de laquelle s’élevaient en abord les deux cheminées des chaudières. Cette superstructure, terminée par un spardeck, contenait les salons et cabines réservés aux passagers, le pont inférieur servant à l’empilement des marchandises, — ensemble qui rappelle les steamboats américains avec leurs balanciers et leurs bielles démesurés. Le tout est peinturluré de couleurs voyantes jusqu’au poste du pilote et du capitaine, établi au dernier étage sous les plis du pavillon de la république. Quant aux appareils évaporatoires, ils dévorent les forêts de la rive, et l’on aperçoit déjà d’interminables coupées, dues à la hache du bûcheron, qui s’enfoncent de chaque côté de l’Orénoque.

Ciudad-Bolivar étant située à quatre cent vingt kilomètres des bouches de l’Orénoque, si le flot s’y fait encore sentir, du moins ne renverse-t-il pas le courant normal. Ce flot ne peut donc profiter aux embarcations qui naviguent vers l’amont. Toutefois, il s’y produit des crues qui, à la capitale même, peuvent dépasser douze à quinze mètres. Mais, d’une façon générale, l’Orénoque croit régulièrement jusqu’à la mi-août et conserve son niveau jusqu’à la fin de septembre. Puis la baisse se continue jusqu’en novembre, avec légère recrudescence à cette époque, et ne prend fin qu’en avril.

Le voyage entrepris par M. Miguel et ses collègues allait donc s’accomplir pendant la période favorable à l’enquête des Atabaposistes, des Guaviariens et des Orénoquois.

Il y eut grand concours de leurs partisans à saluer les trois géographes sur le quai d’embarquement de Ciudad-Bolivar. On n’était qu’au départ, cependant, et que serait-ce à l’arrivée ! De vifs et bruyants encouragements leur furent adressés soit par les tenants du fameux fleuve, soit par ceux de ses prétendus tributaires. Et au milieu des carambas et des caraïs que ne ménageaient ni les porteurs de colis, ni les mariniers en achevant les préparatifs du démarrage, malgré le sifflet assourdissant des chaudières qui écorchait les oreilles, et des hennissements de la vapeur fusant à travers les soupapes, on entendait ces cris :

« Viva el Guaviare !

Viva el Atabapo !

Viva el Orinoco ! »

Puis, entre les partisans de ces opinions diverses, des discussions éclataient, qui menaçaient de mal finir, bien que M. Miguel essayât de s’entremettre entre les plus exaltés.

Placés sur le spardeck, le sergent Martial et son neveu assistaient à ces scènes tumultueuses, sans parvenir à y rien comprendre.

« Que veulent tous ces gens-là ?… s’écria le vieux soldat. C’est bien sûr quelque révolution… »

Ce ne pouvait en être une, puisque dans les États hispano-américains, les révolutions ne s’accomplissent jamais sans l’intervention de l’élément militaire. Or, on ne voyait pas là un seul des sept mille généraux de l’état-major du Venezuela.

Jean et le sergent Martial ne devaient pas tarder à être fixés à ce sujet, car, à n’en pas douter, au cours de la navigation, la discussion continuerait à mettre aux prises M. Miguel et ses deux collègues.

Bref, les derniers ordres du capitaine furent envoyés, — d’abord au mécanicien ordre de balancer sa machine, ensuite aux mariniers d’avant et d’arrière ordre de larguer les amarres de poste. Tous ceux qui n’étaient pas du voyage, disséminés sur les étages de la superstructure, durent redescendre sur le quai. Enfin, après quelques bousculades, il ne resta plus à bord que les passagers et l’équipage.

Dès que le Simon-Bolivar se fut mis en mouvement, redoublement de clameurs, tumulte d’adieux, entre lesquels éclatèrent les vivats en l’honneur de l’Orénoque et de ses affluents. Le bateau à vapeur écarté, sa puissante roue battit les eaux avec violence, et le timonier prit direction vers le milieu du fleuve. Un quart d’heure après, la ville avait disparu derrière un tournant de la rive gauche, et bientôt on ne vit plus rien des dernières maisons de la Soledad sur la rive opposée.

On n’estime pas à moins de cinq cent mille kilomètres carrés l’étendue des llanos vénézuéliens. Ce sont des plaines presque plates. À peine, en de certains endroits, le sol s’accidente-t-il de ces renflements, qui sont appelés bancos dans le pays, ou de ces buttes à pans brusques, à terrasses régulières, appelées mesas. Les llanos ne se relèvent que vers la base des montagnes, dont le voisinage se fait déjà sentir. D’autres, les bajos, sont limitrophes des cours d’eau. C’est à travers ces immenses aires, tantôt verdoyantes à la saison des pluies, tantôt jaunes et presque décolorées pendant les mois de sécheresse, que se déroule en demi-cercle le cours de l’Orénoque.

Au reste, les passagers du Simon-Bolivar, désireux de connaître le fleuve au double point de vue hydrographique et géographique, n’auraient eu qu’à poser des questions à MM. Miguel, Felipe et Varinas pour obtenir des réponses positives. Ces savants n’étaient-ils pas toujours prêts à fournir de minutieux renseignements sur les bourgades, sur les villages, sur les affluents, sur les diverses peuplades sédentaires ou errantes ? À quels plus consciencieux cicerones eût-il été possible de s’adresser, et avec quelle obligeance, quel empressement, ils se fussent mis à la disposition des voyageurs !

Il est vrai, parmi les passagers du Simon-Bolivar, le plus grand nombre n’avaient rien à apprendre au sujet de l’Orénoque, l’ayant vingt fois remonté ou descendu, les uns jusqu’aux bouches de l’Apure, les autres jusqu’à la bourgade de San-Fernando de Atabapo. La plupart étaient des commerçants, des trafiquants, qui transportaient des marchandises vers l’intérieur, ou les ramenaient vers les ports de l’est. À citer les plus ordinaires entre ces divers objets de trafic, des cacaos, des peaux, cuirs de bœufs et de cerfs, des minerais de cuivre, des phosphates, des bois pour charpente, ébénisterie, marqueterie, teinture, fèves de tonka, caoutchouc, salsepareille, et enfin le bétail, car l’élevage forme la principale industrie des llaneros répandus sur les plaines.

Le Venezuela appartient à la zone équatoriale. La moyenne de la température y est donc comprise entre vingt-cinq et trente degrés centigrades. Mais elle est variable, ainsi que cela se produit dans les pays de montagnes. C’est entre les Andes du littoral et celles de l’ouest que la chaleur acquiert le plus d’intensité, c’est-à-dire à la surface de ces territoires où s’arrondit le lit de l’Orénoque, et auxquels ne parviennent jamais les brises marines. Même les vents généraux, les alizés du nord et de l’est, arrêtés par l’écran orographique des côtes, ne peuvent apporter un adoucissement aux rigueurs de ce climat.

Ce jour-là, par un ciel couvert, avec quelques menaces de pluie, les passagers ne souffraient pas trop de la chaleur. La brise, venant de l’ouest, à contre de la marche du steamboat, donnait aux passagers une sensation de bien-être très appréciable.

Le sergent Martial et Jean, sur le spardeck, observaient les rives du fleuve. Leurs compagnons de voyage se montraient assez indifférents à ce spectacle. Seul le trio des géographes en étudiait les détails, non sans discuter avec une certaine animation.

Certes, s’il s’était adressé à eux, Jean aurait pu être exactement renseigné. Mais, d’une part, le sergent Martial, très jaloux, très sévère, n’eût permis à aucun étranger d’entrer en conversation avec son neveu, et, d’autre part, celui-ci n’avait besoin de personne pour reconnaître pas à pas les villages, les îles, les détours du fleuve.
Son livre sous les yeux…

Il possédait un guide sûr dans le récit des deux voyages exécutés par M. Chaffanjon par ordre du ministre de l’Instruction publique de France. Le premier, en 1884, comprend la partie du cours inférieur de l’Orénoque entre Ciudad-Bolivar et l’embouchure du Caura, ainsi que l’exploration de cet important tributaire. Le second, en 1886-1887, comprend le cours entier du fleuve depuis Ciudad-Bolivar jusqu’à ses sources. Ce récit de l’explorateur français est fait avec une extrême précision, et Jean comptait en tirer grand profit.

Il va sans dire que le sergent Martial, muni d’une somme suffisante, convertie en piastres, serait à même de pourvoir à toutes les dépenses de route. Il n’avait pas négligé de se précautionner d’une certaine quantité d’articles d’échange, étoffes, couteaux, miroirs, verroteries, ustensiles de quincaillerie et bibelots de mince valeur, qui devaient faciliter les relations avec les Indiens des llanos. Cette pacotille remplissait deux caisses, placées avec les autres bagages au fond de la cabine de l’oncle, contiguë à celle de son neveu.

Donc, son livre sous les yeux, Jean suivait d’un regard consciencieux les deux rives qui se déplaçaient en sens contraire de la marche du Simon-Bolivar. Il est vrai, à l’époque de cette expédition, son compatriote, moins bien servi par les circonstances, avait dû faire sur une embarcation à voile et à rames le trajet que faisaient alors les bateaux à vapeur jusqu’à l’embouchure de l’Apure. Mais, à partir de cet endroit, le sergent Martial et le jeune garçon devraient, eux aussi, revenir à ce primitif mode de transport, nécessité par les multiples obstacles du fleuve, ce qui ne ménage point les ennuis aux voyageurs.

Dans la matinée, le Simon-Bolivar passa en vue de l’île d’Orocopiche, dont les cultures approvisionnent largement le chef-lieu de la province. En cet endroit, le lit de l’Orénoque se réduit à neuf cents mètres, pour retrouver en amont une largeur au moins triple. De la plate-forme, Jean aperçut distinctement la plaine environnante, bossuée de quelques cerros isolés.

Avant midi, le déjeuner appela les passagers, — une vingtaine au total, — dans la salle, où M. Miguel et ses deux collègues furent des premiers à occuper leurs places. Quant au sergent Martial, il ne se laissa pas distancer, et entraîna son neveu, auquel il parlait avec une certaine rudesse qui n’échappa point à M. Miguel.

« Un homme dur, ce Français, fit-il observer à M. Varinas, assis près de lui.

— Un soldat, et c’est tout dire ! » répliqua le partisan du Guaviare.

On le voit, le costume de l’ancien sous-officier était de coupe assez militaire pour que l’on ne pût se méprendre.

Préalablement à ce déjeuner, le sergent Martial avait « tué le ver » en absorbant son anisado, eau-de-vie de canne mélangée d’anis. Mais Jean, qui ne paraissait pas avoir le goût des liqueurs fortes, n’eut pas besoin de recourir à cet apéritif pour faire honneur au repas. Il avait, près de son oncle, pris place à l’extrémité de la salle, et la mine du grognard était si rébarbative que personne ne fut tenté de s’asseoir à son côté.

Quant aux géographes, ils tenaient le centre de la table, et aussi le dé de la conversation. Comme on savait dans quel but ils avaient entrepris ce voyage, les autres passagers ne pouvaient que s’intéresser à ce qu’ils disaient, et pourquoi le sergent Martial eût-il trouvé mal que son neveu les écoutât avec curiosité ?…

Le menu était varié, mais de qualité inférieure, et il convient de ne pas se montrer difficile sur les bateaux de l’Orénoque. À vrai dire, pendant la navigation sur le haut cours du fleuve, n’aurait-on pas été trop heureux d’avoir même de tels bistecas, bien qu’ils parussent avoir été cueillis sur un caoutchouc, de tels ragoûts noyés dans leur sauce jaune-safran, de tels œufs déjà en état d’être mis à la broche, de tels rogatons de volailles qu’une longue cuisson aurait pu seule attendrir. En fait de fruits, des bananes à profusion, soit qu’elles fussent à l’état naturel, soit qu’une adjonction de sirop de mélasse les eût transformées en une sorte de confiture. Du pain ?… oui, assez bon — du pain de maïs, bien entendu. Du vin ?… oui, assez mauvais et coûteux. Tel était cet almuerzo, ce déjeuner, qui, au surplus, fut expédié rapidement.

Dans l’après-midi, le Simon-Bolivar dépassa l’île de la Bernavelle. Le cours de l’Orénoque, encombré d’îles et d’îlots, se resserrait alors, et il fallut que la roue battît ses eaux à coups redoublés pour vaincre la force du courant. D’ailleurs, le capitaine était assez habile manœuvrier pour qu’il n’y eût pas à craindre de s’engraver.

Vers la rive gauche, le fleuve se découpait de multiples anses aux berges très boisées, surtout au-delà d’Almacen, petit village d’une trentaine d’habitants, et tel encore que l’avait vu M. Chaffanjon, huit ans auparavant. De çà et de là descendaient de petits affluents, le Bari, le Lima. À leurs embouchures, s’arrondissaient des massifs de copayferas, dont l’huile, extraite par incision, est de vente fructueuse, et nombre de palmiers moriches. Puis, de tous côtés, des bandes de singes, dont la chair comestible vaut bien ces semelles de bistecas du déjeuner, que le dîner devait faire reparaître sur la table.

Ce ne sont pas seulement des îles qui rendent parfois difficile la navigation de l’Orénoque. On y rencontre aussi des récifs dangereux, brusquement dressés au milieu des passes. Cependant le Simon-Bolivar parvint à éviter les collisions, et le soir, après un parcours de vingt-cinq à trente lieues, il alla porter ses amarres au village de Moitaco.

Là devait se prolonger l’escale jusqu’au lendemain, car il n’eût pas été prudent de s’aventurer au milieu d’une nuit que d’épais nuages et l’absence de lune allaient rendre assez obscure.

À neuf heures, le sergent Martial pensa que l’instant était venu de prendre du repos, et Jean ne s’avisa pas de vouloir résister aux injonctions de son oncle.

Tous deux regagnèrent donc leur cabine, placée au second étage de la superstructure, vers l’arrière. Chacune comprenait un simple cadre de bois, avec une légère couverture et une de ces nattes, qu’on appelle esteras dans le pays, — literie très suffisante en ces régions de la zone tropicale.

Dans sa cabine le jeune garçon se dévêtit, se coucha, et le sergent Martial vint alors envelopper le cadre du toldo, sorte de mousseline qui sert de moustiquaire, précaution indispensable contre les acharnés insectes de l’Orénoque. Il ne voulait pas permettre à un seul de ces maudits moustiques de s’attaquer à la peau de son neveu. La sienne, passe encore, car elle était assez épaisse et coriace pour braver leurs piqûres, et, soyez sûr qu’il se défendrait de son mieux.

Ces mesures prises, Jean ne fit qu’un somme jusqu’au matin, en dépit des myriades de bestioles qui bruissaient autour de son toldo protecteur.

Le lendemain, aux premières heures, le Simon-Bolivar dont les feux avaient été maintenus, se remit en route, après que l’équipage eut embarqué et empilé sur le premier pont le bois coupé d’avance dans les forêts riveraines.

C’était dans l’une des deux baies, à gauche et à droite du village de Moitaco, que le steamboat avait relâché pendant la nuit. Dès qu’il fut sorti de cette baie, le coquet assemblage de maisonnettes, autrefois centre important des missions espagnoles, disparut derrière un coude de la rive. C’est dans ce village que M. Chaffanjon chercha vainement la tombe de l’un des compagnons du docteur Crevaux, François Burban, — tombe restée introuvable en ce modeste cimetière de Moitaco.

Pendant cette journée, on dépassa le hameau de Santa-Cruz, assemblage d’une vingtaine de cases sur la rive gauche, puis l’île Guanarès, jadis résidence des missionnaires, placée à peu près à l’endroit où la courbe du fleuve se dessine vers le sud pour reprendre vers l’ouest, puis l’île del Muerto.

Il y eut à franchir plusieurs raudals — ainsi désigne-t-on les rapides produits par le resserrement du lit. Mais ce qui occasionne une grosse fatigue aux bateliers des embarcations à l’aviron ou à la voile ne coûta qu’un surcroît de combustible aux générateurs du Simon-Bolivar. Les soupapes sifflèrent sans qu’il fût nécessaire de les charger. La grande roue repoussa plus violemment les eaux de ses larges pales. Dans ces conditions, trois ou quatre de ces raudals purent être remontés sans trop de retards, même celui de la Bouche de l’Enfer, que Jean signala en amont de l’île de Matapalo.

« Alors, lui demanda le sergent Martial, le bouquin de ce Français est bien conforme à tout ce que nous voyons défiler le long du Simon-Bolivar ?

— Tout à fait conforme, mon oncle. Seulement, nous faisons en vingt-quatre heures ce qui a nécessité trois ou quatre jours à notre compatriote. Il est vrai, lorsque nous aurons échangé le steamboat pour les embarcations du moyen Orénoque, nous serons retardés autant qu’il a pu l’être. Qu’importe ! L’essentiel n’est-il pas d’arriver à San-Fernando… où j’espère recueillir des renseignements plus précis…

— Assurément, et il n’est pas possible que mon colonel ait passé par là sans avoir laissé quelques traces !… Nous finirons bien par savoir en quel endroit il a planté sa tente… Ah !… quand nous serons en face de lui… lorsque tu te précipiteras dans ses bras… lorsqu’il saura…

— Que je suis ton neveu… ton neveu ! » répliqua le jeune garçon, qui craignait toujours qu’une indiscrète répartie n’échappât à son soi-disant oncle.

Le soir venu, le Simon-Bolivar lança ses amarres au pied de la barranca sur laquelle est gracieusement perchée la petite bourgade de Mapire.

MM. Miguel, Felipe et Varinas, profitant d’une heure de crépuscule, voulurent visiter cette bourgade assez importante de la rive gauche. Jean eût été désireux de les accompagner ; mais le sergent Martial ayant déclaré qu’il n’était pas convenable de quitter le bord, il ne le quitta pas par obéissance.

Quant aux trois collègues de la Société de Géographie, ils ne regrettèrent point leur excursion. Des hauteurs de Mapire, la vue s’étend largement sur le fleuve en amont et en aval, tandis que vers le nord, elle domine ces llanos où les Indiens élèvent des mulets, des chevaux, des ânes, vastes plaines encadrées d’une verdoyante ceinture de forêts.

À neuf heures, tous les passagers dormaient dans leurs cabines, après avoir pris les précautions habituelles contre l’envahissement des myriades de moustiques.

La journée du lendemain fut noyée — c’est le mot — sous les averses. Personne ne put se tenir sur le spardeck. Le sergent Martial et le jeune garçon passèrent ces longues heures dans le salon de l’arrière, où MM. Miguel, Varinas et Felipe avaient élu domicile. Il eût été difficile de n’être pas au courant de la question Atabapo-Guaviare-Orénoque, car leurs champions ne parlaient pas d’autre chose et discutaient à haute voix. Plusieurs des passagers se mêlèrent à la conversation, prenant parti pour ou contre. On peut être certain, d’ailleurs, qu’ils n’iraient pas jusqu’à se transporter de leur personne à San-Fernando dans le but d’élucider ce problème géographique.

« Et quel intérêt cela peut-il avoir ?… demanda le sergent Martial à son neveu, lorsque celui-ci l’eut mis au courant de l’affaire. Qu’un fleuve s’appelle d’une façon ou d’une autre, c’est toujours de l’eau qui coule en suivant sa pente naturelle…

— Y songes-tu ! mon oncle, répondit Jean. S’il n’y avait pas de ces questions-là, à quoi serviraient les géographes, et s’il n’y avait pas de géographes…

— Nous ne pourrions pas apprendre la géographie, répliqua le sergent Martial. En tout cas, ce qui est clair, c’est que nous aurons la compagnie de ces disputeurs jusqu’à San-Fernando. »

En effet, à partir de Caïcara, le voyage devrait s’effectuer en commun dans une de ces embarcations auxquelles leur construction permet de franchir les nombreux raudals du moyen Orénoque.

Grâce aux intempéries de cette journée, on ne vit rien de l’île Tigritta. Par compensation, au déjeuner comme au dîner, les convives purent se régaler d’excellents poissons, ces morocotes qui fourmillent en ces parages, et dont il s’expédie des quantités énormes, conservées dans la salure, à Ciudad-Bolivar comme à Caracas.

Ce fut pendant les dernières heures de la matinée que le steamboat passa à l’ouest de l’embouchure du Caura. Ce cours d’eau est l’un des plus considérables affluents de la rive droite, qui vient du sud-est à travers les territoires des Panares, des Inaos, des Arebatos, des Taparitos, et il arrose une des plus pittoresques vallées du Venezuela. Les villages rapprochés des bords de l’Orénoque sont habités par des métis policés, d’origine espagnole. Les plus lointains ne donnent asile qu’à des Indiens, encore sauvages, ces gardiens de bétail, qu’on nomme gomeros, parce qu’ils s’occupent aussi de récolter les gommes pharmaceutiques.

Jean avait employé une partie de son temps à lire le récit de son compatriote, lequel, en 1885, lors de sa première expédition, abandonna l’Orénoque pour s’aventurer à travers les llanos du Caura, au milieu des tribus Ariguas et Quiriquiripas. Ces dangers qu’il avait courus, Jean les retrouverait, sans doute, et même aggravés, s’il lui fallait remonter le cours supérieur du fleuve. Mais, tout en admirant l’énergie et le courage de cet audacieux Français, il espérait ne pas être moins courageux et moins énergique.

Il est vrai, l’un était un homme fait, et lui n’était qu’un jeune garçon !… Eh bien, que Dieu lui donne assez de force pour endurer les fatigues d’un tel voyage, et il ira jusqu’au bout !

En amont de l’embouchure du Caura, l’Orénoque présente encore une très grande largeur, — environ trois mille mètres. Depuis trois mois, la saison des pluies et les nombreux tributaires des deux rives contribuaient, par un apport considérable, à la surélévation de ses eaux.

Néanmoins, il fallut que le capitaine du Simon-Bolivar manœuvrât avec prudence pour ne pas s’engraver sur les hauts-fonds, en amont de l’île de Tucuragua, à la hauteur du rio de ce nom. Peut-être même le steamboat subit-il certains raclements qui ne laissèrent pas de causer quelque inquiétude à bord. En effet, si sa coque n’en devait pas souffrir, ayant les fonds plats comme ceux d’un chaland, il y avait toujours lieu de craindre pour l’appareil propulseur, soit un bris des pales de la roue, soit des avaries à la machine.

Enfin, cette fois, on s’en tira sans dommage, et, dans la soirée, le Simon-Bolivar vint mouiller au fond d’une anse de la rive droite, au lieu dit Las Bonitas.


  1. Il s’agit de San-Fernando de Apure qu’il ne faut pas confondre avec San-Fernando de Atabapo sur l’Orénoque.