LE SUICIDE BULGARE

AUTOUR D’UNE COURONNE

NOTES ET SOUVENIRS
1878-1915
III.[1]
LE TSAR DES BULGARES — LA RUPTURE AVEC L’ENTENTE


I

Une fois marié, et surtout lorsqu’il peut annoncer la grossesse de sa femme, Ferdinand de Cobourg semble se transformer ; il relève la tête et devient moins docile envers Stamboulof, comme si la popularité qu’il cherche à conquérir, la certitude de conserver sa couronne le rendaient plus fort et plus énergique pour briser sa chaîne. En 1894, après la naissance de son premier enfant, la partie qui se joue entre lui et le dictateur rappelle ce qui s’était passé à Berlin quatre ans avant, c’est-à-dire la chute retentissante de Bismarck par la volonté de Guillaume II. Ferdinand Ier veut, comme le jeune empereur, se délivrer de la main-mise qui pèse sur lui. Jusque-là, il n’a pas trouvé l’occasion de suivre l’exemple qui lui est venu de Berlin, ou n’a pas pu en profiter. Maintenant, quand elle se présentera, il la saisira et c’est ce qu’il fait le 28 mai.

Quelques jours avant, un conflit avait éclaté entre le premier ministre et le colonel Savof, ministre de la Guerre, celui-ci s’étant refusé à des mesures qui auraient eu pour effet de le déposséder, au profit de Stamboulof, d’une partie de son autorité de chef suprême de l’armée. Non seulement il n’avait pas obéi, mais il déclarait bientôt que si le président du Conseil restait à son poste, lui-même démissionnerait, en entraînant à sa suite soixante officiers qui ne voulaient obéir qu’à lui. Le prince Ferdinand commença par désavouer Savof en exigeant son départ et en le remplaçant par l’aide de camp Pétrof, grand favori du palais, ce qui eût été une victoire pour Stamboulof, si le nouveau ministre n’avait été connu comme étant un de ses ennemis et ne s’était empressé, dès son arrivée au pouvoir, de déclarer bonnes et valables les dispositions prises par son prédécesseur. Stamboulof s’étant plaint en séance du Conseil, Pétrof répliqua qu’il n’avait agi que sur les instructions écrites du prince. Après s’être assuré que telle était la vérité, comprenant que son remplacement était résolu, le ministre envoya sa démission, tandis que ses amis, pour obliger le prince à la refuser, s’efforçaient de provoquer des soulèvemens dans la rue. Mais la rue restait calme, la tranquillité publique ne fut pas plus troublée à Sofia qu’elle ne l’avait été à Berlin lors de la chute de Bismarck. Peut-être, durant quelques jours, y eut-il des doutes sur la réalité de la démission. Mais la formation d’un nouveau ministère sous la présidence de Stoïlof vint bientôt prouver que cette démission était définitive.

En ces circonstances, la conduite de Ferdinand avait été correcte et légale. Mais il se donna des torts en manœuvrant pour faire croire que Stamboulof était tombé sous l’animadversion publique. N’y avait-il pas quelque ingratitude de sa part à lui imputer à grief le régime de compression qu’il avait pratiqué ? N’est-ce pas pour garantir la vie du prince qu’il y avait recouru, et le prince n’avait-il pas tout approuvé et donné son adhésion à tous les actes de son ministre ?

Peut-être aussi aurait-il dû se rappeler ce qu’était la Bulgarie lorsque celui-ci avait pris le pouvoir. Tout alors était à créer, à fonder, à organiser. Routes vicinales, ponts, voies stratégiques, canalisation, voies ferrées, reboisement, lycées, écoles, casernes, hôpitaux, manquaient encore au pays, ou n’y existaient qu’à l’étal rudimentaire. Maintenant ces créations se développaient, sans augmentation exagérée des impôts et sans qu’on eût abusé des emprunts. Les services rendus par Stamboulof à son pays étaient donc incontestables et méritaient quelque reconnaissance. Mais il est douteux qu’il y eût compté. En tout cas, elle allait lui faire défaut. Le lendemain du jour où il a quitté le pouvoir, il ne serait plus rien, si l’on ne supposait que, rejeté dans l’opposition, il deviendra promptement redoutable. Quelques mois après sa chute, on le retrouve debout, ayant derrière lui un parti qui s’est constitué sous sa direction et menaçant les forces gouvernementales coalisées pour l’empêcher de ressaisir son ancienne influence. A la date du 8 janvier 1895, il est dit dans un rapport diplomatique :

« Dans ce pays, où le sens moral, la générosité, la loyauté ne sont encore qu’à l’état embryonnaire, les partis, même ceux qui se drapent dans les plus beaux sentimens, n’ont qu’une préoccupation dès qu’ils détiennent le pouvoir : supprimer leurs adversaires. Tel est l’état vis-à-vis de Stamboulof. Mais l’audace manque ; il fait encore peur. »

Il faisait peur en effet et, dans le camp de ses ennemis, c’est par des procédés perfides qu’on s’efforçait de le perdre. A la même date, une plainte était déposée contre lui. Sur la foi d’un prétendu témoin, on l’accusait d’avoir été le complice des assassins de son ami Beltchev. L’accusation était calomnieuse autant qu’invraisemblable ; mais elle fut prise au sérieux par un juge d’instruction militaire. Il délivra contre l’ancien ministre un mandat d’arrêt qui eût été exécuté, si le colonel commandant la place n’eût refusé d’obéir sans un ordre écrit du chef de l’armée. Les agens d’Angleterre et d’Autriche ayant été avertis coururent chez le ministre de la Guerre et, sur leurs observations, le mandat fut annulé. Cependant, qu’un tel incident eût pu se produire était un fait singulièrement significatif et symptomatique. Amis et ennemis de l’ex-dictateur furent convaincus qu’à moins de disparaître, il ne resterait pas longtemps en liberté. Mais, à six mois de là, il était assassiné, et l’histoire de la longue période durant laquelle Ferdinand de Cobourg allait gouverner seul s’assombrissait, dès ses débuts, d’une page de sang. Bien que ce drame effroyable ait été déjà raconté, tout s’oublie si vile qu’on trouvera bon que je rappelle ici les détails qui en soulignent l’horreur et répandent sur les mœurs bulgares une lumière sinistre.

La crise intérieure dont depuis seize ans souffrait le pays, loin d’avoir été dénouée par la chute du dictateur, s’était envenimée du déchaînement des passions haineuses suscitées par l’événement entre les factions aux prises. Un parti stambouloviste s’était formé et battait en brèche le ministre Stoïlof, appliqué à chercher le salut dans un rapprochement avec la Russie. Derrière le ministère, c’est le prince lui-même que Stamboulof visait. De jour en jour, plus souvent calomnieuses que fondées, les attaques se multipliaient et affectaient une violence tragique. Un récit récemment publié[2] et dont l’auteur était alors secrétaire particulier du prince Ferdinand, lui impute formellement la responsabilité de cette situation. Il nous le montre à la veille de devenir lui-même victime des intrigues dont il était L’instigateur. En jouant tour à tour de l’influence russe et de l’influence autrichienne, en les opposant l’une à l’autre et en affaiblissant du même coup la stabilité de son ministère déjà singulièrement compromise par l’imprévoyance et l’incapacité de Sloïlof, Ferdinand s’était créé de tels embarras que, dans le public et même dans la presse, on discutait l’éventualité de son abdication. Elle apparaissait comme si probable que le représentant du gouvernement austro-hongrois à Sofia, le baron de Burian, avait fait demander à l’empereur François-Joseph quelle situation le Cabinet de Vienne voudrait garantir au prince de Bulgarie si les circonstances le contraignaient à se retirer. Le pays bulgare était donc profondément troublé par le conflit que nous rappelons.

Le 13 juillet, la Svoboda, organe de Stamboulof, s’exprimait en termes quasi féroces contre le gouvernement ; le lendemain, le Mir, organe du prince et du parti au pouvoir, répliquait en ces termes : « Si la race bulgare avait du sang dans les veines, elle attaquerait les habitations de ces traîtres à la patrie et les ensevelirait sous leurs décombres. »

Dans la soirée du 15, vers huit heures, Stamboulof sortait de son cercle, « l’Union Club, » où il avait l’habitude de passer quelques instans tous les jours avant de rentrer chez lui. Sa voiture l’attendait à la porte. Il y monta, suivi de Dmitri P’etkof, son coreligionnaire politique et son partisan dévoué. L’équipage n’était en chemin que depuis quelques minutes lorsque, à l’improviste, trois individus surgirent devant lui, au tournant d’une rue qui se trouvait déserte en ce moment. Deux d’entre eux se jetèrent à la tête des chevaux pour les contenir, ce qui fut d’autant plus facile que le cocher, prenant peur, s’élançait de son siège et s’enfuyait. L’autre agresseur ouvrait la portière du côté où était assis Stamboulof et, debout sur le marchepied, il le frappa à coups de yatagan, lui tailladant le visage et les bras.

Resté manchot à la suite d’une blessure reçue pendant la guerre contre la Serbie, Dmitri Petkof était hors d’état de défendre son ami. Il se jeta hors de la voiture pour appeler du secours ; mais, trompé par son élan, il roula sur le sol et y resta inanimé pendant quelques instans.

Tout d’abord, personne n’était accouru aux cris poussés par Stamboulof, pas même un épicier devant la boutique duquel le crime s’accomplissait. Quant à la police, toujours assez nombreuse aux abords du cercle, elle brillait par son absence. Ce furent des passans qui donnèrent l’éveil ; ils s’arrêtèrent et, ayant reconnu Stamboulof, ils conduisirent la voiture à son domicile, sans qu’aucun d’eux songeât à s’enquérir des assassins qui du reste avaient disparu. Le corps de la victime n’était plus qu’une plaie. Le yatagan avait labouré le visage, d’où le sang coulait par vingt blessures ; les manches de la redingote avaient préservé les bras ; mais les mains, hachées de coups, ne tenaient plus aux poignets que par quelques lambeaux de peau. Les chirurgiens appelés au chevet du blessé durent procéder immédiatement à l’amputation, bien qu’ils le considérassent comme perdu. Néanmoins, malgré le délire qui s’était emparé de lui, il conservait encore quelque lucidité. Cherchant à consoler sa femme qui se lamentait à son chevet, il lui disait :

— C’est Ferdinand qui est coupable de ma mort. Ne l’oublie jamais et venge-moi.

Il persista dans cette accusation jusqu’à ce qu’il eût perdu connaissance. Il croyait aussi avoir reconnu l’assassin et désignait comme tel un individu de basse condition, nommé Tufeckief, anarchiste avéré, compromis antérieurement dans les agitations révolutionnaires[3]. Il ne survécut que quarante-huit heures à ses horribles blessures. Ses obsèques furent tumultueuses ; jusqu’au cimetière, elles eurent la physionomie d’une émeute. Entre les ennemis du défunt et ses partisans, il y eut des scènes de pugilat qui exigèrent l’intervention de la force armée. Le peuple semblait convaincu que l’assassin avait été soudoyé par la police. C’était aussi l’opinion de la veuve ; elle n’oubliait pas les confidences suprêmes de son mari et ne se faisait pas faute de les répéter, comme si elle eût souhaité que Ferdinand ne les ignorât pas. De Carlsbad où il se trouvait alors, il avait envoyé un télégramme de condoléances et donné l’ordre à sa cour de déposer une couronne sur le cercueil. Ces témoignages de regrets furent repoussés avec horreur. On a raconté que, saisissant par le bras l’aide de camp qui les apportait et lui montrant un bocal d’alcool dans lequel elle conservait les mains du mort, la veuve l’apostropha avec véhémence :

— Voilà les mains du grand patriote que ton maître a fait assassiner ; tu pourras lui dire que tu les as vues.

A la suite de ces événemens, d’amers ressentimens restèrent au fond des cœurs. Ils contribuèrent, durant quelque temps encore, à rendre de plus en plus fragile la situation du prince Ferdinand. Mais déjà était née et se fortifiait en lui la conviction qu’il ne pouvait sauver sa couronne qu’en réconciliant son gouvernement avec la Russie. L’entrée du prince héritier Boris dans la religion orthodoxe fut, on ne l’ignore pas, la preuve et le gage de cette réconciliation. Elle s’opéra en 1896, par l’abjuration du petit prince héritier, alors âgé de deux ans. Les péripéties de ce qu’on pourrait appeler le drame de conscience du prince de Bulgarie n’étant pas encore entrées à titre définitif dans l’histoire, il convient de n’en retenir aujourd’hui que ce qui est de nature à confirmer ce que nous avons dit de la duplicité du roi Ferdinand, qui ne fut jamais plus éclatante que dans ces circonstances, et à faire comprendre la déception qu’il éprouva lorsque, étant allé à Rome pour obtenir du pape Léon XIII un consentement amiable à l’exécution du projet qu’il avait conçu dans l’intérêt de sa dynastie, il se heurta à un refus énergique et indigné. Il ne rapporta de son entrevue avec l’illustre pontife qu’une sentence d’excommunication, tandis que sa résolution le brouillait avec la famille de Bourbon-Parme, laquelle ne lui pardonnait pas de violer les solennels engagemens qu’il avait pris en épousant la princesse Marie-Louise.

Son ressentiment contre Léon XIII affecta longtemps une vivacité qui n’avait d’égale que la douleur feinte ou vraie qu’il exprimait lorsqu’il se plaignait d’avoir été rejeté du sein de l’Eglise catholique. A plusieurs reprises, il s’efforça, sans pouvoir y parvenir, de se faire relever de la sentence qui pesait sur lui. Les familiers du palais de Sofia ont gardé le souvenir de ses confidences sur ce point et celui d’une petite chapelle, ménagée dans le palais, où il assistait à la messe catholique en y faisant assister le prince Boris. Lorsque, il y a peu d’années, celui-ci devint majeur, son père en profita pour plaider devant le Saint-Siège que sa responsabilité dans l’abjuration était atténuée par ce fait que l’héritier de la couronne bulgare restait dans la religion orthodoxe par sa propre volonté, et que dès lors le père méritait d’être absous. Le pape Benoit XV accueillit cette requête et se prêta à cette interprétation. La sentence d’excommunication fut annulée, à la grande joie du pénitent. La nouvelle lui en fut donnée par un télégramme daté de Vienne, et, bien qu’il parût blessé qu’on ne la lui eût pas envoyée par un légat, il a rendu témoin tout son peuple de la satisfaction que lui causait la faveur dont il était l’objet. Une messe d’actions de grâces fut célébrée dans la cathédrale de Philippopoli, et il y communia. L’événement eut encore pour conséquence de le réconcilier avec la famille de Bourbon-Parme, qui lui tenait rigueur depuis vingt ans. Malheureusement, la reine Marie-Louise n’était plus là pour lui pardonner aussi[4].

Il n’appartient pas à l’historien de sonder les consciences ni de suspecter la sincérité des sentimens religieux des personnages que les événemens mettent sur son chemin. Mais on ne peut s’empêcher d’être frappé de ce que présente de louche et de suspect, en ces circonstances, la conduite de Ferdinand. En la rapprochant de celle qu’il a tenue à d’autres époques, on est conduit à constater que les engagemens les plus solennels, les sermens les plus sacrés, la parole donnée, ne comptent pas pour lui, et qu’il n’a jamais cessé de les sacrifier à ce qu’il considère comme un intérêt dynastique.

Il en sera ainsi pendant les vingt années qui vont suivre et qui constituent l’histoire de son règne. Durant cette longue période, trois grands faits seront dans sa carrière royale comme des sommets sur lesquels, porté par des bonds successifs, il évoluera avec souplesse, pour atteindre le but qu’ont visé ses ambitions. Sa réconciliation avec la Russie en 1896, son émancipation en 1908 et la création de l’Union balkanique en 1912, sont les actes principaux de son règne. C’est à ces étapes de sa marche vers l’idéal d’indépendance et de domination qui a toujours été le mobile de sa conduite qu’il faut le suivre et l’observer, si l’on veut le bien connaître et trouver dans son machiavélisme natif la justification des défiances dont il a toujours été l’objet.

Pour les justifier, il est utile de rassembler autour de sa personnalité quelques traits qui la caractérisent.

— Il est plus séduisant qu’attachant, disait-on ; il n’appelle pas la confiance, il n’est pas sûr.

Cette opinion est unanime. On la constate dans les propos d’Edouard VIL alors qu’il était prince de Galles, et, quand il eut ceint la couronne, dans ceux du roi Carol de Roumanie, dans ceux même de Guillaume II, dans le langage des Français que leur dévouement au descendant des Bourbons avait réunis à la cour de Sofia. Il n’est pas un seul de ceux-ci qui n’ait été maintes fois déconcerté par les allures du prince qu’il servait et qui n’en ait fait ultérieurement l’aveu. C’est en le voyant s’enorgueillir d’avoir dans les veines du sang de la maison de France et en l’entendant protester de son amour pour la patrie de sa famille maternelle qu’ils se sont laissé tromper. Il affirmait ce sentiment en toutes circonstances et sous toutes les formes, tantôt par l’abondance des trophées commémoratifs d’un passé de gloire dont il avait orné son palais et par la complaisance avec laquelle il les offrait à l’admiration de ses visiteurs, tantôt par les attitudes qu’il savait prendre lorsqu’il foulait le sol du noble et grand pays où ce passé s’est déroulé et qu’il affectait de considérer comme le sien. Quand, pour la première fois, il vient officiellement à Paris, il descf3nd de voiture avant de franchir le seuil de la résidence où le gouvernement de la République lui offre l’hospitalité, s’arrête entre les deux officiers de cuirassiers qui commandent son escorte, et, d’un accent dont son émotion réelle ou jouée veut attester la sincérité, il dit :

— Ici je suis bien à ma place.

Ce qu’il ne dit pas, c’est que la conduite que devraient lui dicter de tels sentimens sera toujours subordonnée au but qu’il poursuit, régner sur l’Islam rendu à la chrétienté, tel est l’idéal qui le guide et le fait agir, mais bien moins dans un intérêt de civilisation que dans un intérêt dynastique. Cet idéal ne cessera pas de le hanter, il parvient même à y associer sa femme. Il existe une carte postale où la princesse Marie-Louise est représentée assise sur un trône dans le costume historique des impératrices de Byzance.

Le mobile de sa conduite une fois précisé, il n’y a plus qu’à enregistrer pour l’histoire les prodiges de duplicité et les innombrables mensonges auxquels il a recouru afin d’assurer sa marche vers un avenir de grandeur tel qu’il le rêve et le souhaite pour lui et pour sa dynastie. A côté de ces traits révélateurs d’une âme tortueuse, il en est d’autres d’un caractère presque puéril et plus inoffensif qui perdent singulièrement de leur intérêt. Il importe peu, par exemple, qu’il ait toujours manifesté pour tous les raffinemens du luxe le plus effréné sur sa personne et autour de lui un goût excessif. Les bijoux, les fleurs, les résidences royales construites à grands frais, ses mœurs efféminées, sa pusillanimité devant le péril, son aversion pour le métier des armes, tout ce qu’on a dit de lui à cet égard est de l’histoire ancienne, et si de tels faits sont parfois inquiétans et peuvent être critiqués, ils constituent surtout la preuve d’une frivolité qu’on lui pardonnerait aisément s’il la rachetait par d’autres mérites. Sourions et haussons les épaules lorsqu’il pare de cabotinage la pratique de ses devoirs religieux, lorsque, au seuil de sa chapelle, l’eau bénite est offerte aux invités sur un bouquet de violettes transformé en goupillon ; mais soyons moins indulgens lorsque son mysticisme, fait de superstition et de crainte de l’enfer, ne l’empêche pas de transiger avec sa conscience et lorsque sa religiosité est impuissante à le rendre bon et franc, tolérant et humain. Humble et souple avec ce qui est au-dessus de lui, nous le voyons arrogant, dépourvu de bonté envers ce qui est au-dessous, comme lorsque, à sa cour, pendant un dîner qui réunit autour de sa table plusieurs convives, il interpelle durement un fonctionnaire de sa maison qui n’a pour vivre d’autres ressources que les maigres appointerions qu’il lui sert et lui jette ces mots cruels :

— Décidément, mon cher Un tel, vous puez la misère.

Son attitude n’est pas moins brutale envers sa famille et les personnes de son entourage qui dépendent uniquement de lui. Il avait eu des égards et des ménagemens pour sa première femme, et quand il lui arrivait d’en manquer, elle lui tenait tête. Mais il n’en a pas été de même avec la seconde. Bien qu’elle se soit consacrée à l’éducation des enfans du premier lit et à de bonnes œuvres, elle n’a pas toujours trouvé grâce devant ce despote. Maintes fois les enfans eux-mêmes n’ont pas été mieux traités.

Ces souvenirs pourraient être multipliés, car parmi les souverains de nos jours, il n’en est pas qui aient donné lieu à un plus haut degré que lui à des appréciations, à des anecdotes dont quelques-unes n’ont pas contribué à le rendre sympathique. Mais ce qui vient d’être dit suffit pour qu’on puisse mieux juger Ferdinand de Cobourg à travers les événemens qui forment la page la plus importante de son règne et de l’histoire bulgare.


II

Quoique libéré de la tutelle dictatoriale à laquelle il avait dû se résigner huit années durant, il vit s’écouler plusieurs mois avant de jouir complètement des douceurs de sa liberté reconquise. En dépit de son vouloir et de ses initiatives, il était encore en butte à des difficultés de gouvernement qu’avait aggravées la mort tragique de l’ex-dictateur. Il ne commence à nous apparaître dans toute la vérité de son caractère qu’après son rapprochement avec la Russie, qui débarrasse de tous les obstacles le terrain ouvert à son activité. Au mois de février 1896, avait lieu le baptême orthodoxe de l’héritier de la couronne. L’empereur Nicolas ayant accepté d’être le parrain du jeune catéchumène se faisait représenter à la cérémonie par un envoyé spécial.

Tout aussitôt s’apaisaient les dissentimens qui, sous le règne d’Alexandre II et d’Alexandre III, avaient provoqué entre leur gouvernement et le gouvernement bulgare une brouille qui semblait sans issue. Les relations diplomatiques interrompues depuis l’abdication du prince de Battenberg furent renouées entre Saint-Pétersbourg et Sofia. La Russie était maintenant représentée auprès du prince par un agent à qui ses instructions commandaient de ne pas intervenir dans la politique intérieure de la Bulgarie et de ne rien dire ni de ne rien faire qui pût être considéré comme une atteinte à l’indépendance de la principauté. Successivement, toutes les chancelleries suivaient cet exemple, y compris l’Autriche-Hongrie, à qui cependant n’avait pu plaire la conduite du prince Ferdinand vis-à-vis du Vatican. La Turquie elle-même, suzeraine de la Bulgarie, se laissait entraîner dans le mouvement de sympathie dont le prince était l’objet de la part de cette même Europe qui, si longtemps, s’était abstenue de le reconnaître. Le Sultan envoyait à son vassal le firman d’investiture qu’il lui avait refusé jusque-là. Le trône de Ferdinand, après tant d’années d’épreuves, était enfin consolidé, et le prince recevait sous les formes les plus flatteuses les témoignages de la bienveillance de tous les Cabinets.

C’est alors que, son royaume étant réconcilié avec la grande protectrice et se réorganisant rapidement à l’intérieur, il se rend compte qu’il a pris figure dans le monde, et commence à envisager de plus près les moyens qui peuvent faciliter la réalisation de ses rêves ambitieux. Depuis longtemps, il s’était proposé deux buts : l’annexion de la Macédoine au royaume bulgare et l’indépendance de la Bulgarie qui, une fois proclamée par lui, acceptée par les Puissances signataires du traité de Berlin, lui permettrait d’acquérir l’hégémonie dans les Balkans et de jeter le pont par où il pourrait arriver à Constantinople.

Empêché de poursuivre les deux buts en même temps, il ajourne l’exécution des plans qui doivent le libérer du joug musulman et s’évertue à préparer son action en Macédoine. La propagande dans ce pays est habilement organisée par ses soins avec le concours de l’Eglise et de l’Ecole et l’encouragement de tous les partis politiques. Quand c’est nécessaire, il désavoue cette organisation macédonienne ; il promet aux Puissances et à la Turquie de la dissoudre et de poursuivre ses membres. Mais elle n’en devient pas moins chaque jour plus puissante et plus dangereuse. Le mouvement révolutionnaire de 1903, dont il n’est pas nécessaire de rappeler la gravité, est le résultat de cette propagande. Le mouvement est réprimé, mais il amène les Grandes Puissances à s’occuper de la situation de cette malheureuse province et à élaborer un programme de réformes qu’elles s’efforceront de faire accepter par le gouvernement ottoman mais qui se heurtera chaque jour à sa mauvaise volonté.

Au cours de ces événemens, le tsar des Bulgares n’a pas perdu de vue l’indépendance de son royaume, ni renoncé à l’espoir de la proclamer L’année 1908 lui apporte presque à l’improviste l’occasion qu’il cherchait de jeter le masque. C’est la révolution de Turquie, le renversement d’Abdul-Hamid et l’avènement du parti jeune-turc. Le Sultan déchu s’était rendu tellement redoutable et haïssable, il avait si mal tenu les engagemens pris par lui envers l’Europe, laissé s’accomplir ou même favorisé tant de forfaits contre ses sujets chrétiens que les gouvernemens européens, se trompant sur les véritables dispositions des révolutionnaires qui l’avaient renversé, applaudissaient à leur victoire et à sa chute.

L’événement venait d’ailleurs à propos pour favoriser les desseins de l’Autriche-Hongrie, qui rêvait depuis longtemps de s’annexer d’une manière définitive la Bosnie et l’Herzégovine, dont le congrès de Berlin lui avait confié l’administration. Révolution à Constantinople, coup de main à Vienne, c’en était assez pour surexciter les ambitions du prince Ferdinand. L’heure n’était-elle pas venue pour lui de briser la chaîne qui le liait à la Turquie et, s’il proclamait l’indépendance de la Bulgarie, l’Europe lui serait-elle plus sévère qu’elle ne l’était pour les révolutionnaires turcs ? Sans doute, il pouvait craindre que l’Angleterre et la Russie n’approuvassent pas son initiative et ne le vissent avec regret s’émanciper sans leur consentement ; mais le concours de l’Autriche lui était assuré, et, par elle, celui de l’Allemagne, dont l’intervention officieuse, mais significative, imposerait silence aux oppositions que semblait devoir rencontrer la politique de Vienne.

Dans les derniers jours de septembre, il arrivait à Budapest pour rendre hommage à l’empereur François-Joseph qui faisait en Hongrie son séjour annuel. En cet instant, les décisions du vieux souverain étaient prises, quant à l’annexion de la Bosnie et de l’Herzégovine. Par ses ordres et sous ses yeux, ses secrétaires rédigeaient la circulaire qui, le 29, devait être adressée signée de lui à tous les chefs d’Etat pour leur faire part de sa décision qu’il avait voulu leur communiquer directement et non par la voie diplomatique. Le 23, à la Hofburg de Bude, il accueille Ferdinand avec une bienveillance marquée, il donne en son honneur un dîner de gala. Il y porte à son convive un toast, auquel applaudissent tous les Magyars présens et que celui-ci peut interpréter comme un encouragement à profiter des circonstances qui troublent l’Europe pour donner suite au plan qu’il a conçu pour assurer l’indépendance du pays sur lequel il règne.

Cependant, dans ses entretiens avec François-Joseph, il ne parle pas de ses projets d’émancipation. Il se plaint de l’injure que vient de lui faire le gouvernement ottoman, en manquant de courtoisie envers l’agent bulgare à Constantinople ; il déclare qu’il le rappellera, si cette offense n’est pas réparée, déclaration qui lui vaut de la part de l’Empereur des conseils de modération et de prudence. Il renouvelle aussi une demande qu’il a déjà formulée à plusieurs reprises, à l’effet d’obtenir la Toison d’or qui jusqu’à ce jour lui a été refusée. Une fois de plus, l’Empereur se dérobe ; il allègue des scrupules de conscience ; il craint de déplaire au Saint-Siège en décorant du plus illustre de ses ordres un prince que la Cour de Rome a excommunié en 1896 et qui est toujours hors du giron de l’Eglise. Toutefois, le refus impérial est accompagné de tant de bonnes paroles et de promesses si flatteuses que Ferdinand se résigne à se contenter des assurances qui lui sont données pour l’avenir ; mais il évite de faire aucune allusion à la proclamation de l’indépendance bulgare.

Ceci se passait, nous le rappelons, à la fin du mois de septembre. A Solia, tout était prêt pour la manifestation décisive, voire un décret aux termes duquel l’armée bulgare devait être mobilisée. Cependant le prince ne se hâtait pas de rentrer dans sa capitale. En quittant Budapest, il allait s’enfermer dans son domaine de Proprad au fond de la Hongrie et il y demeurait plusieurs jours perplexe, hésitant, pesant le pour et le contre, se disant malade, ne se décidant pas, faisant tout ajourner malgré les objurgations de ses ministres qui lui demandaient de mettre fin à cette période d’incertitude. C’est seulement le 4 octobre que, cédant à leurs instances, il reparaissait à Solia, résolu à franchir le Rubicon. Le 5, recevant un membre du corps consulaire, il lui dit :

— Demain, à onze heures, je proclamerai l’indépendance de la Bulgarie.

Dans la matinée du 6, la proclamation est publiée. Elle transforme la principauté vassale en un royaume allégé de la suzeraineté qui pesait sur lui et Ferdinand Ier, hier encore tributaire de la Turquie, devient roi avec le titre de tsar des Bulgares, qui lui sera désormais dévolu. C’est celui que portèrent, du Xe au XIIIe siècle, les souverains nationaux, alors que l’empire bulgare s’étendait du Pont-Euxin a la mer Adriatique et du Danube à la mer Egée.

Les péripéties diplomatiques qui se sont déroulées alors sont encore présentes à toutes les mémoires. Mécontente de la conduite de Ferdinand et des résolutions de l’Autriche-Hongrie, la Russie n’admettait pas que la Bulgarie eût consulté ses seules convenances pour ouvrir une crise en Orient. « Nous voulons aussi prouver à l’Autriche qu’elle n’est pas encore maîtresse de la péninsule balkanique. » C’étaient là de graves paroles sur lesquelles venaient se greffer les vagues menaces de la Turquie refusant d’accepter les faits accomplis, mais dont le refus ne pouvait être que platonique alors qu’on la savait hors d’état de prendre les armes. Un grand trouble a régné alors dans toute l’Europe, mais bientôt il se dissipera, la Russie, sous la pression allemande et dans un désir de paix, ayant adhéré à l’annexion des provinces acquises par les Autrichiens. Cette adhésion conjurait la guerre et, du même coup, assurait à Ferdinand l’absolution par les Puissances de l’acte audacieux qu’il venait d’accomplir.

Moins de deux ans après la révolution de Constantinople, il était démontré qu’elle n’avait tenu aucune de ses promesses ni réalisé la pacification intérieure de l’Empire ottoman. Comme sous le règne d’Abdul-Hamid, les chrétiens étaient victimes du caprice et du fanatisme. Loin que le gouvernement Jeune-Turc s’efforçât d’améliorer leur sort, il semblait avoir pris à tâche de l’aggraver en encourageant intentionnellement, ou par impuissance ou négligence, les atrocités auxquelles se livraient ses agens en Macédoine, en Thrace, en Albanie.

L’opinion se créait de toutes parts en Europe que ce qui se passait en Turquie était pour elle le commencement de la fin, et qu’avant peu, la chute de l’Islam étant devenue définitive, son héritage serait bon à recueillir. Dans les États balkaniques, candidats naturels à cette succession, des espérances et des convoitises s’éveillaient, mais dans aucun d’eux avec autant de vivacité et de spontanéité qu’en Bulgarie. Là, depuis longtemps, le souverain attendait l’événement et, en l’attendant, avait conçu un grand projet.

Ce projet, c’était celui de l’Union balkanique, c’est-à-dire d’une coalition entre les États de la péninsule, qui formerait un rempart infranchissable contre les progrès menaçans du germanisme représenté par l’Autriche-Hongrie comme contre tous les périls auxquels le slavisme était exposé. C’est presque en ces termes que le roi Ferdinand justifiait son plan lorsqu’il commençait à en parler. Mais ses explications étaient incomplètes et manquaient de franchise. Sa conduite ultérieure a prouvé qu’il se préoccupait moins des intérêts du slavisme que de ceux de sa dynastie, que les premiers le laissaient indifférent et qu’il cherchait surtout à assurer l’agrandissement de son royaume, l’expansion de sa puissance et sa domination dans les Balkans, où il rêvait de jouer un rôle identique à celui de la Prusse en Allemagne.

A la fin de 1911, l’alliance était en formation et, au début de 1912, l’accord serbo-bulgare en constituait le fondement. Elle devenait bientôt définitive, grâce à une suite de traités conclus par la Bulgarie et négociés par son premier ministre Guéchof avec la Serbie, la Grèce et le Monténégro. La Roumanie n’y avait pas adhéré ; elle se réservait. Dirigée manifestement contre la Turquie et accessoirement contre l’Autriche, l’Union s’était placée, diplomatiquement parlant, sous le patronage de la Triple-Entente. Elle avait son siège à Sofia ; c’est de là que les alliés devaient recevoir les directions qu’en sa qualité d’inspirateur de l’alliance, Ferdinand entendait lui imprimer.

Sur ces entrefaites, en Macédoine et en Albanie où l’irritation contre le gouvernement de Constantinople n’avait fait que s’accroître, se produisirent des faits de rébellion. Encore aujourd’hui, il est difficile d’en discerner l’origine, mais il a toujours été admis qu’ils avaient été provoqués à dessein par le tsar Ferdinand. Il est au moins certain qu’ils servirent ses projets, en lui persuadant que le moment était propice pour les exécuter. Sans se préoccuper de ce que pourraient penser les Grandes Puissances, il entraîna ses alliés, malgré leurs hésitations du dernier moment, et, le 17 octobre 1912, la coalition balkanique déclarait la guerre à la Turquie.

Les grands événemens de cette guerre sont trop proches de nous pour qu’il soit utile de les énumérer et de les décrire. Après des succès éclatans dont la rapidité presque foudroyante n’avait pas été prévue par les belligérans et encore moins par le souverain bulgare, son appétit connut d’autant moins de bornes que l’opinion publique européenne, et, en particulier, celle de la Triple-Entente se prodiguait à l’excès en complimens et en témoignages d’admiration.

C’est ici qu’on voit poindre les mobiles auxquels il avait obéi en jetant les Balkans dans la guerre. D’accord avec ses alliés, il n’avait cessé de déclarer que cette guerre était entreprise dans l’unique dessein de libérer les frères macédoniens et de constituer l’unité nationale. Mais voici qu’en quelques semaines elle se transformait en une guerre de conquêtes. Non seulement il considérait la question macédonienne comme réglée à son profit, malgré les difficultés qu’il prévoyait déjà dans l’avenir, avec la Serbie et la Grèce lors des règlemens de partage, mais encore il estimait que la Thrace qu’il avait conquise devait lui appartenir tout entière et qu’un-port sur la Marmara lui était indispensable. La fièvre conquérante qui s’était emparée de lui se communiquait à ses sujets grisés par leurs victoires ; ils prédisaient l’entrée triomphale de l’armée nationale à Constantinople, et certains d’entre eux, à l’exemple de leur roi, se voyaient déjà les successeurs des Turcs sur les rives de la Corne d’Or. C’en était assez pour éveiller les défiances des alliés de la Bulgarie. Ils avaient eu dans les victoires remportées une part au moins égale à celle des troupes bulgares et par conséquent les mêmes droits à l’honneur et aux profits.

C’est en ces circonstances que l’acquiescement donné par l’Europe à la demande de l’Autriche-Hongrie, en vue de la création d’une Albanie autonome, vint aggraver une situation déjà si grosse de difficultés et de périls. La Serbie, dont l’ambition avait été tournée jusque-là vers ses frontières occidentales, se voyait fermer le libre accès à l’Adriatique, en dépit de toutes les combinaisons imaginées par ses amis pour lui donner satisfaction. Un débouché sur la mer étant indispensable à son expansion économique, elle devait porter ses regards sur le Vardar et sur la mer Egée. Le malheur est que ses désirs ne pouvaient être exaucés qu’aux dépens de la Bulgarie ; mais comme, d’autre part, elle avait prêté à celle-ci son concours militaire pour la prise d’Andrinople, elle ne croyait pas être trop exigeante en sollicitant, en échange de la possession de la Thrace tout entière, désormais assurée à son alliée, un débouché sur la mer ou même des concessions en Macédoine, dût-on, pour résoudre toutes les difficultés et mettre d’accord tous les intérêts, modifier la convention initiale qui délimitait exactement les territoires devant revenir à chacun des deux Etats. Mais, sur ce point, le refus du gouvernement bulgare s’annonçait irréductible. Il reconnaissait que la constitution d’une Albanie autonome était pour la Serbie une source de déconvenues. Mais, sous prétexte qu’il n’en était pas responsable, et rappelant qu’il avait fait déjà le grand sacrifice d’abandonner Uskub, dont la population était bulgare, il déclarait que, s’il y avait consenti, c’était pour s’assurer en échange les territoires situés au Sud et notamment Monastir. Il ne pouvait donc renoncer à rien de ce qui lui avait été concédé.

On voudrait pouvoir attribuer cette intransigeance aux ministres bulgares. Mais c’est le roi Ferdinand et, lui seul qu’il en faut accuser. Depuis qu’il gouvernait, il avait toujours été le directeur volontaire et unique de la politique extérieure de son royaume et il entendait bien ne pas se laisser déposséder de son influence dont l’exercice flattait ses goûts autoritaires et même despotiques. C’est donc sa pensée qu’il faut voir dans les propos que tenaient ses ministres et où se trahissait déjà une vive irritation contre les alliés de la veille.

— Ils se conduisent, dans les régions qu’ils occupent, d’une manière incompréhensible, disaient les organes les plus autorisés du gouvernement. On veut « serbiser » les Bulgares qui les habitent. Au début de l’occupation de la Macédoine, c’était aux Grecs que nous pouvions reprocher ces tentatives qui n’ont pris fin que lorsqu’ils en ont senti le danger. Aujourd’hui, c’est avec les Serbes que nous avons les mêmes difficultés. Les uns et les autres devraient cependant comprendre la nécessité du maintien indissoluble de l’Union balkanique.

C’étaient là de sages conseils, mais ils eussent été plus susceptibles d’être suivis, si ceux qui les donnaient avaient eu la sagesse de s’y conformer. Or, il est de toute évidence qu’en créant l’Union balkanique, le roi Ferdinand s’était surtout inspiré de l’intérêt de sa dynastie et ne maintiendrait l’alliance qu’à la condition de la dominer et de la diriger. Sa campagne de 1912 contre la Turquie, les exploits de son armée, ses conquêtes avaient surexcité l’opinion prestigieuse qu’il avait de lui-même.

— C’est moi seul, disait-il, qui ai entrepris la tâche, considérée par les plus avertis comme irréalisable, d’unir dans une même cause et pour un même but les États balkaniques ennemis jusque-là ; c’est grâce à moi et par moi seul qu’ils ont pu conclure un accord et obtenir le succès.

Ce même refrain se retrouve sur ses lèvres dans les diverses circonstances où il laissait sa pensée transpirer au dehors. Ces circonstances étaient rares. Depuis plusieurs mois, il évitait systématiquement de converser avec les représentans des Puissances, ne consentant à causer des affaires de l’Etat qu’avec ses ministres, les politiciens bulgares et les familiers de son palais. Il affecte alors de s’être tracé à cet égard une règle rigoureuse et de n’y faire exception que lorsqu’il ne pouvait s’en dispenser, comme, par exemple, quand quelque ministre étranger nommé à un autre poste venait prendre congé de lui avant de quitter Sofia ou quand tel autre demandait à lui faire une communication directe et personnelle.

Au début d’une de ces audiences accidentelles, le Roi explique que s’il ne voit personne, c’est afin de pouvoir concentrer toute son attention et toute sa réflexion sur les graves problèmes qu’il est tenu de résoudre.

— A force de vivre en reclus, ajoute-t-il, j’ai perdu l’habitude de la conversation.

Au moment où il le constate, la paix avec la Turquie n’est pas encore signée et il exprime le très vif désir de voir les hostilités se terminer à bref délai ; son armée est épuisée et il n’espère pas obtenir de nouveaux succès militaires. Il croit d’ailleurs que les négociations engagées à Londres sont en bonne voie. Puis, malgré son parti pris de discrétion et de silence, il s’élève longuement contre les actes d’hostilité dont, à l’en croire, la Bulgarie a été l’objet de la part de ses alliés, parmi lesquels un seul, le roi de Monténégro, lui semble digne de commisération. Il se plaint aussi du roi de Grèce ; mais il l’excuse « parce qu’il le sait faible et incapable de résister aux exigences et aux imprudences du diadoque Constantin. »

Mais c’est surtout contre les Serbes qu’il manifeste son animosité et sa rancune. Lorsqu’il a parlé des Grecs, il se rappelait sans doute qu’en raison des liens de famille de leur dynastie, ils trouveraient toujours un appui efficace à Pétersbourg, à Londres, voire à Berlin. Il est trop prudent pour ne pas faire entrer cette considération en ligne de compte quand il porte un jugement sur l’attitude du gouvernement hellénique. Mais lorsqu’il parle des Serbes, il ne se croit pas tenu à la même réserve. Il les accuse des pires méfaits et les englobe tous, Roi, gouvernement et peuple, dans la même réprobation. L’appui particulier que le gouvernement russe donne à la Serbie est aussi pour lui une cause d’amers regrets. La Bulgarie n’est-elle pas à tous les points de vue supérieure à la Serbie ? N’est-elle pas plus digne de la bienveillance et de la confiance du grand empire slave ? Aussi est-il jaloux de la préférence accordée aux Serbes par le gouvernement russe, et il s’indigne qu’à Saint-Pétersbourg, on continue à ne pas avoir confiance en lui.

— On veut toujours me considérer comme le prince de Cobourg, je le sais et je le déplore.

Cependant, plus on regarde aux causes originelles du conflit et plus semble juste la cause que plaidait la Serbie. Lorsque, par le traité d’alliance, elle avait pris des engagemens envers ses alliés, relatifs aux partages des territoires qu’on pensait conquérir, elle n’avait pas prévu que les succès militaires de la coalition procureraient à la Bulgarie des avantages considérables et supérieurs à ceux qui lui étaient attribués par ce traité. Il était donc naturel qu’elle voulût le faire modifier de manière à égaliser les parts de chacun, la victoire n’étant pas due à un seul des alliés, mais à tous.

Lorsque, après la première phase de la guerre, la Bulgarie avait demandé le concours effectif du gouvernement de Belgrade par l’envoi de troupes et d’artillerie à Andrinople, le ministre de Serbie à Sofia avait été d’avis de répondre à cette demande par un consentement conditionnel. Il estimait que la Serbie devait, dès ce moment, poser la question des compensations territoriales et faire valoir que, son programme particulier étant rempli, la guerre ne continuait que pour permettre à la Bulgarie de poursuivre ses conquêtes en Thrace. Mais cette manière de voir, quoique adoptée et soutenue énergiquement par le ministre Patchitch, n’avait pas été admise par ses collègues. La Serbie avait accordé le concours qui lui était demandé sans stipuler des compensations, se réservant sans doute de faire appel à la reconnaissance de son allié lorsque celui-ci aurait été victorieux. Cet appel n’étant pas écouté, ce fut de sa part une faute de ne pas solliciter l’intervention amicale de la Russie pour obtenir ce qui lui était refusé ; mais cette faute n’affaiblit pas le droit moral au nom duquel elle réclamait une modification au traité de partage.

Cette réclamation appuyée par la Grèce irrite le souverain bulgare. Résolu à n’y pas céder, il dissimule à peine son ressentiment contre ses alliés, ressentiment d’autant plus dangereux dans ses conséquences que, convaincu de la supériorité de ses forces et tenant en médiocre estime celles de ses futurs adversaires, Ferdinand envisage sans appréhension un règlement de comptes qu’il croit inévitable. Il s’était engagé à laisser son armée à Tchataldja jusqu’à ce que la paix avec la Turquie fût signée. Dès qu’il eut appris que les signatures étaient échangées et sans attendre que le traité eût reçu un commencement d’exécution, il rappelait ses troupes sans se préoccuper d’assurer la garde de la Thrace, dont la possession lui était reconnue, et les dirigeait aussitôt vers la Macédoine qu’il voulait reconquérir sur les Serbes et sur les Grecs, abandonnant follement de riches territoires glorieusement conquis, pour aller en reprendre d’autres moins favorisés et qu’il prétendait lui avoir été iniquement enlevés. On peut fixer au printemps de 1913 le moment où il a pris son parti de cette guerre fratricide.

Quoiqu’il soit avéré qu’il a toujours eu l’habileté de ranger ses ministres à son opinion en leur suggérant ses propres idées et en leur laissant croire que c’est eux qui les lui inspiraient, il ne faut pas perdre de vue qu’il était tenu de compter avec eux ou, pour mieux dire, avec les partis d’opposition qui cherchaient à les renverser dans l’espoir de prendre leur place. C’est ainsi qu’il imprime à la marche de son gouvernement l’orientation qu’il juge la plus profitable à l’intérêt dynastique. Si, comme il lui est arrivé de le dire, ses ministres étaient considérés par lui comme des pantins dont il maniait les ficelles, il est également vrai qu’il a toujours su modifier sa politique, au gré des circonstances, par des changemens de Cabinet. La chute du ministère Guéchof qui se produisit au milieu du mois de juin et son remplacement par un ministère Danef ne sont qu’un épisode de cette politique souterraine que le roi Ferdinand n’a jamais cessé de pratiquer. Guéchof, qui croyait nécessaire de s’appuyer sur la Russie et par elle sur la Triple-Entente, occupait la présidence du Conseil lorsque s’était constituée l’Union balkanique ; il s’en était montré le partisan habile et dévoué. Mais, lorsque, à la fin de la guerre de 1912, naissaient entre les alliés les graves dissentimens qui allaient les armer les uns contre les autres, le ministre qui avait présidé à l’Union balkanique n’eut aucune peine à deviner qu’il avait cessé de plaire, et, se souvenant qu’il avait signé quelques mois avant les traités d’alliance, il ne voulut pas assumer la responsabilité d’un conflit avec les alliés. Au grand contentement du Roi, il offrit sa démission ; elle était souhaitée, elle fut acceptée, et Danef, ancien président du Sobranié, mêlé de près à tous les événemens antérieurs, lui succéda.

Danef avait été aussi russophile que Guéchof ; maintenant, il ne l’était plus. Tandis que son prédécesseur demeurait fidèle à ses opinions passées, lui-même ne reculait pas devant la nécessité de renier les siennes, de se faire le docile serviteur de la politique royale. Une habile propagande la faisait bientôt accueillir par tout le pays comme la seule qui lui convînt et qui pût donner satisfaction à l’orgueil démesuré, à l’esprit d’intransigeance et à l’âpreté au gain qui caractérisent l’âme bulgare. Confians dans leur force et dans leur supériorité, les Bulgares, à l’exemple de leur Roi, avaient jugé dès le début du différend qu’ils ne pouvaient pas céder aux prétentions des Serbes et des Grecs. C’est parce que Danef représentait cette politique qui, de fait, était celle du Roi, que sa nomination fut favorablement accueillie dans le pays.

Avant de monter au pouvoir, il s’était ingénié déjà à blesser l’amour-propre des alliés, à froisser leurs susceptibilités en s’obstinant à les considérer comme de simples auxiliaires sans importance et sans valeur qui ne méritaient pas d’être traités sur un pied d’égalité. Les chefs de l’armée n’étaient ni moins arrogans ni moins présomptueux. Pendant la campagne qui venait de finir, ils avaient affecté de ne pas croire à la valeur des armées alliées, de les tenir pour méprisables et, bien que leurs propres troupes, sur le pied de guerre depuis neuf mois, fussent elles-mêmes harassées par leur longue station devant Tchataldja et Andrinople, bien qu’elles eussent perdu leur enthousiasme et leur vigueur et souhaitassent un prompt retour au foyer natal, leurs généraux ne craignaient pas de pousser de toutes leurs forces à la guerre contre les amis d’hier.

— Dans deux jours, disaient-ils, nous serons à Salonique et dans quatre à Belgrade ; ce ne sera qu’un jeu d’enfant.

En 1804, à la veille d’Iéna, on avait entendu des vantardises analogues dans la bouche des généraux prussiens.

Le désir de faire de la Bulgarie la Prusse des Balkans, n’était pas le seul mobile de ces meneurs actifs et résolus. Le général Savof, principal éducateur et organisateur de l’armée bulgare, et dont l’autorité et l’influence sur les officiers étaient devenues toutes-puissantes depuis qu’il les avait conduits à la victoire, était inféodé au parti stambouloviste, le plus actif et le plus violent de tous les partis, qui, pour conquérir le pouvoir, ne reculait devant aucun moyen.

Savof et quelques-uns de ses amis avaient contracté alliance avec lui peu de temps avant la guerre, alors qu’ils étaient sous le coup de poursuites criminelles pour violation des lois et pour des faits de concussion. On prétendait même que, si les stamboulovistes avaient énergiquement préconisé la guerre contre la Turquie, c’était afin d’éviter une condamnation à leurs partisans. A la lumière de ces souvenirs, il est aisé de comprendre pourquoi Guéchof avait été contraint de donner sa démission et pourquoi Danef, son successeur, ne pouvait conserver son portefeuille qu’à la condition de se faire l’instrument docile du parti qui voulait à tout prix la guerre, cette guerre fratricide dont le roi Ferdinand restera devant l’histoire l’auteur le plus responsable.

Cependant, il ne suffisait pas de la vouloir pour l’entreprendre avec des chances de succès. Ce n’était pas assez d’avoir foulé aux pieds et fait avorter les offres de médiation et d’arbitrage si cordialement faites par la Russie, de lui avoir infligé ce témoignage révoltant d’ingratitude, il fallait aussi compter avec la Roumanie. Déjà, sous le ministère Guéchof, des pourparlers s’étaient engagés entre elle et le gouvernement bulgare à l’effet de lui assurer, quand les Alliés se partageraient les dépouilles de la Turquie, des dédommagemens territoriaux. Le gouvernement russe était intervenu pour faciliter la négociation. Ces pourparlers commencés a la veille de la démission de Guéchof n’ayant pas eu de suite, Ferdinand se flattait de l’espoir qu’avant qu’ils fussent repris, son armée aurait écrasé les Grecs et les Serbes, ce qui rendrait les Roumains moins exigeans dans leurs revendications, puisque le moment serait passé où ils auraient pu se faire acheter à un plus haut prix leur neutralité.

Mais, le 28 juin, c’est-à-dire à la veille du jour où l’armée de Savof devait se mettre en mouvement, le prince Ghika, ministre de Roumanie à Sofia, rentré à son poste depuis peu de jours, se présentait par ordre de son gouvernement chez Danef et lui signifiait qu’au premier coup de canon entre Bulgares et Serbes, la Roumanie entrerait en action.

Danef poussa les hauts cris, comme devait le faire plus tard, à Berlin, le chancelier d’Allemagne, lorsque l’ambassadeur d’Angleterre vint lui déclarer que le gouvernement britannique s’opposerait par les armes à la violation de la neutralité belge. Il se répandit en plaintes, en reproches, en interrogations, jouant le plus grand étonnement. L’agent roumain dut lui rappeler les pourparlers antérieurs qu’il semblait avoir oubliés, encore qu’ils eussent eu lieu à une date toute récente. Cette déclaration déjouait l’espoir qu’avait conservé le roi de Bulgarie de retarder l’intervention roumaine jusqu’au moment où les circonstances en amoindriraient les effets. Persévérant dans son attitude énigmatique, il s’était abstenu de faire lui-même des propositions, préférant ajourner les sacrifices nécessaires et courir la chance de les voir devenir inutiles, mais la démarche du prince Ghika rendait vain ce calcul. Si le Roi s’était cru en mesure de modifier à son gré la politique roumaine, il était cruellement détrompé, réduit à l’impossibilité de négocier ou à une négociation in extremis qui rendrait plus onéreuse la neutralité du gouvernement roumain. Comme il n’osait avouer que la mise en marche de l’armée bulgare était décidée pour le lendemain, il fut impossible de continuer utilement les pourparlers. C’était sans dommage pour la Roumanie, qui n’attendait que cet ajournement pour se ranger du côté des Grecs et des Serbes, mais non sans dommage pour la Bulgarie, qui entrait en campagne avec un nouvel adversaire sur les bras, d’autant plus dangereux qu’on ne savait encore quand ni comment son intervention se produirait.

On sait que la seconde guerre balkanique commença par une attaque d’une insigne perfidie contre les Serbes et les Grecs qui n’avait été précédée d’aucune déclaration. C’était dans la nuit du 29 au 30 juin ; le général Savof avait envoyé à ses chefs de corps des ordres prescrivant une attaque sur tout le front gréco-serbe et ces ordres étaient aussitôt exécutés. On a dit après coup que le Roi en avait ignoré l’envoi. C’est peu vraisemblable, et tout, au contraire, autorise à penser que ce qui s’est passé avait été combiné d’avance entre lui et son généralissime. Il a été également affirmé que les ministres seuls n’avaient pas été avertis de ce qui se préparait et qu’ils ne l’avaient appris que par la première victoire de l’armée bulgare. Le fait est possible, mais on le considérera comme douteux, si l’on veut se rappeler que Danef était lié d’amitié avec Savof et qu’ils conféraient souvent ensemble des affaires de l’Etat. On ne se figure pas un premier ministre laissé dans l’ignorance totale d’un ordre qui mettait en mouvement toute une armée. Surpris par la soudaineté d’une attaque inattendue, Grecs et Serbes battaient en retraite. Mais ce premier échec était promptement réparé ; le surlendemain, ils se lançaient sur l’agresseur, le surprenaient en train de se retirer, lui infligeaient une sanglante et irréparable défaite et le poursuivaient, l’épée dans les reins, sur la route de Sofia, irrités jusqu’à l’exaspération par cette manœuvre déloyale qu’aucun acte définitif ne justifiait quand elle s’était produite.

Ainsi, cette campagne de traîtrise longuement et sournoisement préparée aboutissait à un échec lamentable, humiliant, et fertile en calamités nouvelles. La Bulgarie, par la faute de son roi, perdait en quelques jours le fruit de ses conquêtes antérieures. Envahie par tous ses voisins, elle sortait écrasée du conflit qu’elle avait déchaîné et devait subir la loi des vainqueurs. En outre, par cette agression quasi criminelle, Ferdinand venait de se rendre odieux à l’Europe, de s’aliéner ses amis et de transformer ses alliés d’hier en ennemis impitoyables. Sa trahison du 29 juin lui a fermé les cœurs et les oreilles et a ouvert pour lui la période la plus tragique de son règne.


III

Au cours de tant d’événemens dramatiques suscités par l’esprit d’intrigue du tsar des Bulgares et par ses ambitions, la situation se compliquait, dès les premiers jours de juillet, d’une crise ministérielle, témoignage de l’impuissance où il se trouvait maintenant de diriger et de contenir les partis dont il avait jusque-là exploité les passions au gré de sa politique personnelle. Le parti stambouloviste, dirigé par Radoslavof et par Ghénadief, après avoir provoqué la chute du ministère Guéchof, avait déployé une égale violence contre le ministère Danef. Il avait protesté lorsque celui-ci, antérieurement à l’attaque bulgare, sollicitait l’arbitrage de la Russie et offrait de se rendre à Saint-Pétersbourg, afin d’obtenir une réponse favorable. Les agitateurs alléguaient que le principe de l’arbitrage devait être abandonné, la Russie s’étant définitivement rangée du côté de la Serbie et de la Grèce. A Saint-Pétersbourg, Danef serait la dupe du gouvernement russe ; il se laisserait circonvenir, ferait des concessions inadmissibles, et la partie serait perdue pour la Bulgarie. Mieux valait qu’elle réglât elle-même ses affaires par la force, puisqu’elle était sûre de vaincre. Danef, ayant hésité à adopter ce point de vue, était attaqué sans merci et mis en demeure de recourir aux armes. C’est Radoslavof et Ghénadief et leurs amis et les généraux Savof et Fitchef qui avaient été les véritables instigateurs de cette campagne. Ghénadief, ayant un jour rencontré dans la rue le secrétaire particulier du souverain, avait exposé avec une violence farouche les exigences de son parti.

— Dites à votre maître, s’était-il écrié en finissant, que sa tête nous répond de sa docilité.

Mais après la défaite, c’est à Danef que les stamboulovistes en imputaient la responsabilité, et le Roi se trouvait obligé d’accepter sa démission à laquelle il s’était résigné sans avoir à faire un effort sur lui-même, tant elle lui paraissait nécessaire.

La crise ouverte, on peut croire que les partis vont se réconcilier devant le péril que court la patrie et s’inspirer uniquement du désir de la sauver, mais il n’en est rien. Durant trois jours, alors que l’ennemi est à la frontière, on discute sur la présidence du Conseil, sur l’attribution des portefeuilles, comme si l’on eût été dans des temps normaux. Le Roi aurait voulu former un ministère de Défense nationale, mais c’est en vain qu’il fait appel au patriotisme des chefs de partis. Les uns se dérobent ou montrent peu d’empressement à accepter en un tel moment les lourdes charges du pouvoir. Les autres revendiquent pour eux et leurs amis la direction souveraine de la politique bulgare. Radoslavof et Ghénadief sont les plus énergiques de tous dans leur refus d’accorder leur concours. En réalité, ce qu’ils veulent, c’est l’omnipotence, et, tant qu’elle ne leur sera pas assurée, ils feront échouer toutes les combinaisons. A plusieurs reprises, durant ces trois journées d’agitation, le Roi s’efforce vainement de vaincre leur résistance : il leur rappelle que les troupes roumaines sont à cinquante kilomètres de Sofia, et que le péril est pressant. Tout est inutile, Radoslavof persiste à refuser sa collaboration.

Le dernier de ces entretiens avec le Roi avait eu lieu dans la matinée du 17 juillet et, sans doute, il avait formulé sa volonté de n’être ministre qu’à l’exclusion absolue des autres partis. Le même jour, à cinq heures, il était rappelé au palais et, le Roi lui ayant déclaré qu’il se pliait à toutes ses conditions, il se chargeait de former un ministère. Dans la soirée, ce ministère était constitué et Ferdinand signait les nominations. Le parti slambouloviste et le parti libéral en faisaient tous les frais. Radoslavof, homme sans principes, d’une éducation rudimentaire, quoique élevé en Allemagne, y figurait comme président du Conseil et ministre de l’Intérieur, et son coreligionnaire politique Ghénadief, non moins vénal que lui, mais plus habile et plus absolu, comme ministre des Affaires étrangères. Leurs collègues appartenaient tous au même groupement, les autres chefs de partis ayant refusé les portefeuilles secondaires qu’on leur offrait.

A peine ministres, ces personnages qui, quelques instans avant, proclamaient la nécessité d’une politique belliqueuse, se transforment et deviennent des partisans de la paix. Leurs exigences antérieures n’étaient qu’en surface et avaient eu pour but de renverser le Cabinet Danef ; maintenant, ils s’empressaient de rassurer sur leurs intentions les représentans des Puissances et leur annonçaient spontanément qu’ils allaient demander à l’Autriche de leur proposer la réunion d’un congrès qui réglerait toutes les questions soulevées par la guerre et se prononcerait sur l’autonomie de la Macédoine.

La constitution de ce ministère n’était pas également approuvée partout., Dans les milieux favorables à la Triple-Entente, on s’étonnait que le Roi eût confié le pouvoir à Radoslavof, dont les sympathies pour l’Allemagne et l’Autriche étaient connues ; mais, lorsqu’on lui exprimait cette surprise, il répondait que, réduit à accepter les conditions des vainqueurs, seul moyen d’arrêter les hostilités, il n’avait trouvé que Radoslavof et ses amis qui fussent prêts à prendre une décision rapide. Alors que trois jours venaient d’être perdus en conversations inutiles, il n’y avait plus un instant à perdre si l’on voulait éviter à la capitale une occupation étrangère. Il aurait pu ajouter qu’il avait cédé à la peur qui s’était emparée de lui.

Il est vrai qu’à ce moment, sa situation apparaissait comme désespérée. A la date du 8 juillet, les succès serbes n’étaient plus douteux, et, à Sofia, l’émotion était intense. Le public ne recevait aucune information précise, les relations postales et télégraphiques étant interrompues depuis dix jours. Seuls, les télégrammes du gouvernement et des légations étaient transmis.

Dans cette détresse, le gouvernement royal demandait à la Russie et à la France d’intervenir pour faire cesser les hostilités, et pour qu’il fût mis un terme à l’effusion de sang « qu’il déplorait. » Comme gage de la sincérité de sa démarche, il annonçait que ses troupes avaient reçu l’ordre de revenir en arrière ; malheureusement, la cessation des hostilités ne dépendait pas uniquement des Cabinets de Saint-Pétersbourg et de Paris. Ils ne pouvaient que donner des conseils de modération à la Serbie et à la Grèce, ce que faisait la France aussitôt, ainsi que le prouvent les remerciemens que lui adressait le ministre des Affaires étrangères Ghénadief à la date du 19 juillet. Il y était fait allusion « aux sentimens de confiance et de reconnaissance que les Bulgares éprouvaient pour la France, qui, déjà en 1885, alors que la Bulgarie lui était inconnue, avait défendu sa cause à Constantinople. » Constatons en passant que ces sentimens étaient exprimés au nom du roi de Bulgarie, alors que, bientôt après, il devait les fouler aux pieds.

La Russie répondait à son appel en l’invitant à envoyer un représentant à Nisch, où il se rencontrerait avec ceux des gouvernemens grec et serbe, en vue d’une conférence dans laquelle seraient examinés les moyens de mettre un terme à la guerre. Mais cette réponse était interprétée à Sofia comme la preuve que la Russie ayant été impuissante à faire accepter son arbitrage avant le conflit, refusait maintenant d’intervenir comme arbitre. C’était un désastre pour le gouvernement bulgare. Abandonné aux exigences des Grecs et des Serbes, assurés eux-mêmes des encouragemens de la Russie et du concours de la Roumanie, il était probable que ses anciens alliés, exaspérés par l’attaque du 29 juin, se refuseraient à toute concession, et qu’obligé de subir leurs volontés, il serait plus cruellement humilié que si la Russie avait prononcé elle-même la sentence.

Presque en même temps, on apprenait que l’armée turque de Tchataldja s’était mise en mouvement et marchait sur Andrinople qu’elle voulait reprendre, et qu’assurément elle reprendrait presque sans coup férir, car la garnison de cette ville ne comptait même pas un régiment, et il ne restait en Thrace que quelques gendarmes et un fonctionnaire civil. Les informations qui parvenaient le 15 au gouvernement confirmaient ces nouvelles en les aggravant. Ce même jour, l’armée roumaine avait occupé Varna, et le ministre bulgare à Constantinople avait reçu ses passeports et quitté son poste. Jamais le royaume et le monarque ne s’étaient trouvés dans une situation plus critique. Dans le monde officiel et dans la presse, les plus vives alarmes se manifestaient ; on redoutait un mouvement révolutionnaire, des assassinats, des complots contre la dynastie. Dans ces circonstances si cruelles pour son incommensurable orgueil, mais dont il ne pouvait accuser que lui-même, le Roi envoyait à l’empereur de Russie un suprême appel. Il procédait à une démarche analogue auprès du gouvernement français. A la Russie il demandait d’arrêter les Roumains, et à la France d’arrêter les Turcs qui menaçaient, eux aussi, la frontière bulgare. Le 21, il s’adressait directement au roi de Roumanie et lui faisait parvenir un télégramme que sa longueur nous empêche de reproduire, mais qui prouve combien humble et suppliant a été le langage que faisait entendre le tsar des Bulgares aux gouvernemens dont il implorait le secours.

C’était un acte de contrition auquel manquait sans doute l’aveu de la faute, mais dont les termes nous permettent de mesurer l’effort qu’avait dû faire sur lui-même l’orgueilleux Ferdinand pour implorer sa grâce. Il avait espéré que le roi de Roumanie serait sensible à sa prière et se concerterait avec ses alliés pour mettre un terme aux hostilités. Mais la réponse qui lui parvint de Bucarest, quoique courtoise et même aimable, ne contenait ni précisions, ni promesses. En outre, l’armée roumaine continuait, quoique avec lenteur, sa poussée en avant, et on lui attribuait l’intention de couper la ligne du chemin de fer à l’Est de Sofia, comme elle avait déjà coupé celle du Nord. S’il en était ainsi, la capitale ne pourrait plus être ravitaillée ; elle serait réduite à la famine, et l’armée bulgare, qui se trouvait sur la frontière serbe, serait condamnée à mourir de faim.

De leur côté, les Turcs contribuaient à dramatiser la situation. Les troupes qui étaient entrées en Bulgarie se composaient de la cavalerie kurde et de bandes irrégulières. Antérieurement, les massacres d’Arménie avaient révélé leur barbarie et leur cruauté. Telles elles étaient alors, telles maintenant elles s’annonçaient, exterminant sur leur passage les populations, brûlant les villages et les récoltes. Les habitans de ces malheureuses contrées fuyaient, affolés, vers Stara-Zagora et Philippopoli. On estimait à plus de 80 000 ceux qui étaient arrivés d’Andrinople et de Macédoine, et leur détresse était immense.

Dans la soirée du 24 juillet, le tsar des Bulgares convoquait au palais les représentans des Puissances et leur donnait solennellement lecture de la protestation que voici :

« J’ai tenu, messieurs, à protester devant l’Europe contre l’action inqualifiable de l’armée turque, qui, non contente de violer le traité de Londres, est en train d’envahir l’ancien territoire du royaume dans la direction de Tirnovo et de Yamboli, brûlant les villages, massacrant les habitans et semant la panique dans toute la Thrace. Je ne puis croire que les Grandes Puissances qui ont attaché leur nom à un acte diplomatique, maintenant foulé aux pieds, considèrent, indifférentes, ce qui se commet aujourd’hui, et restent impassibles devant l’injure qui leur est faite et les forfaits dont nous sommes victimes. Devant la détresse dans laquelle se trouve la nation bulgare, j’en appelle, en son nom, aux représentans de la civilisation, et je prie l’Europe, par votre entremise, messieurs, de mettre un terme aux souffrances des populations fuyant le retour de leurs anciens oppresseurs. »

Il accusait les Turcs d’avoir profité de ses défaites pour reprendre aux Bulgares les territoires dont ils s’étaient ultérieurement emparés ; il invoquait les stipulations du traité de Londres, et il oubliait que lui-même, et avec moins de raison encore, s’était rendu coupable d’une faute analogue en attaquant par surprise ses anciens alliés, au mépris de toute loyauté.

Cependant c’est encore vers la Triple-Entente qu’il tournait des regards supplians. Le 2 août, en présence de la mauvaise tournure que prenaient par rapport à la Bulgarie les négociations engagées à Bucarest, il demandait télégraphiquement qu’on lui sauvât au moins le port de Cavalla. Mais la marche de ces négociations ne laissait pas à la Triple-Entente la faculté de promettre. Elles se poursuivaient activement et fiévreusement entre les plénipotentiaires ; plus on discutait et plus les négociateurs bulgares devaient se convaincre qu’ils ne seraient pas plus heureux dans cette lutte diplomatique avec leurs anciens alliés qu’ils ne l’avaient été dans la lutte militaire.

On leur laissait entendre que la part territoriale faite à la Bulgarie était encore magnifique, qu’on se montrait envers elle d’une exceptionnelle générosité et qu’en somme, on lui accordait un large débouché sur la mer Egée. Ils répondaient à cet argument en rappelant que l’ancienne Bulgarie est séparée des côtes Egéennes par la chaîne des Rhodope, que ces montagnes sont abruptes et difficilement franchissables et que, pour utiliser les voies d’accès à la mer qu’on abandonnait aux Bulgares, il faudrait construire des lignes de chemin de fer qui nécessiteraient des dépenses destinées à rester longtemps improductives et auxquelles le royaume épuisé par deux guerres successives ne pourrait se livrer avant qu’il fût longtemps.

Il y avait du vrai dans ces considérations ; mais elles ne pouvaient plus prévaIoir et le traité de paix signé le 10 août ne donna pas satisfaction au peuple bulgare. Publié le lendemain par les journaux, il fut accueilli avec calme ; aucune démonstration de mécontentement ne se produisit. Le Roi, qui avait assisté à un service religieux célébré à la cathédrale, rentra à pied au palais et fut sur sa route assez vivement acclamé. La fin de la guerre apportait un soulagement visible aux angoisses des jours précédens. Mais, d’autre part, la ruine de toutes les ambitions nationales emplissait les cœurs d’une amère tristesse que reflétaient les propos qu’on pouvait recueillir. On considérait que la paix imposée à la Bulgarie était une paix injuste et spoliatrice, et qu’elle ne pouvait assurer dans les Balkans une tranquillité durable ; aussi espérait-on que les Puissances réviseraient le traité de Bucarest. Il est dit dans une lettre écrite à cette époque : « Si ces espérances sont déçues, la Bulgarie n’aura plus en tête que le désir de la revanche et travaillera activement à la reconstitution de ses forces. »

Bien que personne ne se dissimulât que cette catastrophe nationale était due au Roi, unique directeur de la politique extérieure, il semblait y avoir entente dans la population civile pour s’abstenir de la lui reprocher. C’est seulement de la part de l’armée qu’une démonstration hostile était à craindre. Mais, si vives que fussent à cet égard les inquiétudes, on espérait que la démobilisation déjà ordonnée et rapidement exécutée préviendrait de nouveaux malheurs.

L’année 1913 prenait fin à travers ces incidens. Elle avait été fatale au Roi et au royaume et il n’apparaissait pas que l’année 1914, qu’ils voulaient consacrer à réparer de si grands désastres, dût leur être plus favorable. Un homme d’Etat bulgare écrivait : « Nous sommes effondrés et nous avons perdu toute espérance. » Le Roi aurait pu s’approprier ce langage. Mais de l’aventure tragique qu’il venait de courir, il gardait surtout l’ardent besoin d’assouvir ses rancunes et de se venger, continuant à oublier ou à feindre d’oublier qu’il ne pouvait reprocher ses malheurs qu’à lui.

Atteint dans son orgueil par ses défaites, par l’avortement de toutes ses combinaisons, humilié d’avoir été vaincu par des adversaires qu’il méprisait, dont il s’était flatté de faire des vassaux, il ne leur pardonnera pas ; tout son effort tendra désormais à les abattre et à leur faire rendre gorge. C’est ainsi qu’on pourra le voir aigri, désabusé, avide de représailles, suivre son chemin en cachant à ceux qui l’abordent ses véritables sentimens et en subordonnant toutes ses actions, voire l’intérêt du royaume et de la dynastie à cette soif de se venger qui sera le plus puissant mobile de sa conduite ultérieure.

Ce n’est pas le calomnier que de dire qu’il était dans ces dispositions lorsque, au mois de juin 1914, survint l’attentat de Serajevo. Depuis la paix de Bucarest, son gouvernement faisait répandre que la politique d’étroite entente avec la Russie avait fait faillite et que la Bulgarie, pour se sauver, était contrainte de rechercher et d’obtenir le concours des empires du Centre. N’ayant pas écouté en temps opportun les conseils amicaux du grand empire slave, il lui reprochait d’avoir manqué à ses engagemens pour favoriser les prétentions de la Serbie et de la Grèce. C’était toujours la même disposition à oublier ses propres fautes, à exagérer celles d’autrui et à faire retomber sur l’adversaire toutes les responsabilités.

D’accord avec ses ministres Radoslavof et Ghénadief, il recherchait l’appui de l’Autriche et, comme il n’ignorait pas qu’elle lui reprochait d’avoir été l’instigateur de l’Union balkanique, il allait à Vienne pour faire amende honorable et recevoir l’absolution. Il y était reçu comme l’enfant prodigue. Le Cabinet de Vienne, qui avait favorisé la guerre de 1913 dans l’espoir de voir la Serbie affaiblie et diminuée, lui accordait le pardon qu’il était venu solliciter. On lui exprimait le regret de n’avoir pu lui donner aide et secours pendant cette guerre, ni pendant les négociations de Bucarest ; on s’associait à ses rancunes en les encourageant ; en un mot, on faisait luire à ses yeux les dédommagemens que lui procurerait dans un avenir prochain l’appui de la Triple-Alliance. C’en était assez pour faire de ces consolations et de ces encouragemens la base de la politique nouvelle à laquelle on va le voir s’attacher.

Il apprend avec satisfaction l’assassinat de François-Ferdinand, non pas seulement parce que, comme beaucoup d’Austro-Hongrois, il n’aimait pas l’archiduc-héritier, mais encore parce qu’il espère que de ce tragique événement résultera quelque dommage pour la Serbie. Un mois plus tard, l’ultimatum de l’Autriche, dans lequel il salue le prologue d’une guerre européenne, réjouit son cœur, et tout porte à croire qu’il se fait violence pour ne pas laisser éclater sa joie. Que, dès ce moment, il ait fait des vœux pour que les Austro-Allemands fussent victorieux, cela n’est pas douteux. Mais la prudence lui commande de ne pas laisser éclater ses véritables sentimens. Son trône, un an auparavant, a été trop ébranlé pour qu’il l’expose prématurément à des risques nouveaux ; il assiste impassible aux premiers événemens de la guerre, en affirmant aux belligérans qu’il observera une neutralité rigoureuse. Les premiers revers des Alliés menaçaient cependant d’ébranler ses résolutions ; mais la victoire de la Marne les raffermit. Ni l’entrée en scène de la Turquie, ni la situation presque désespérée de la Serbie à la fin de novembre 1914 ne le font se départir de cette altitude qui est interprétée comme une preuve de sa sincérité. De ce qu’il néglige de se joindre aux ennemis de la Serbie, on tire cette conclusion qu’il n’entrera jamais en conflit avec les Puissances de l’Entente, et que même il pourra un jour s’unir à elles si on lui accorde les avantages territoriaux que réclame son pays.

Cependant, on commence à s’inquiéter lorsque, au mois de février 1915, on apprend que, désirant contracter un emprunt, c’est aux banques de Berlin qu’il s’est adressé. Un écrivain français, M. Joseph Reinach, qui était depuis longtemps en relations avec lui, se décide à l’interroger et lui fait part dans une lettre « de la tristesse que causent les dernières nouvelles à tous les amis de la Bulgarie et de son tsar[5]. » Il termine sa lettre par ces mots : « Sire, que dirait le Duc d’Aumale ? » Le Roi répond, dès le lendemain : « J’ignore totalement les nouvelles dont vous me parlez. Quelles qu’elles soient, l’historien me semble trop avisé pour en accepter sans contrôle la douteuse authenticité. Quant à mes sentimens, ils demeurent invariables. » Et au bas de cette affirmation, il signe : « l’Européen, » ainsi qu’il le faisait toujours dans sa correspondance avec M. Joseph Reinach.

Celui-ci n’est pas le seul qui ait été l’objet d’assurances analogues. Verbales ou écrites, on en formerait un faisceau dans lequel on trouve la preuve que, durant cette période, il n’a pas cessé d’essayer de tromper son monde, voulant se réserver, sans en faire l’aveu, de ne se prononcer, s’il y était contraint, qu’après s’être assuré de la direction que prenait la victoire. Dans une note rédigée par un homme qui l’a beaucoup connu et qui l’a vu de près au cours de ces événemens, on lit ce qui suit : « Jusqu’au mois de mai, le Roi est resté indécis et hésitant, subissant les impressions contraires qu’ils faisaient naître dans l’ordre militaire ou diplomatique, suivant leur tournure favorable ou défavorable aux uns ou aux autres. Son gouvernement encourageait et accueillait toutes les propositions, celles de l’Entente, celles de l’Allemagne, celles de la Turquie. Il en prenait acte sans y répondre, les opposait les unes aux autres, prodiguant à tous les représentans des États belligérans les mêmes assurances et les mêmes bonnes paroles, laissant entendre à chacun que la Bulgarie entrerait au moment favorable dans le groupement dont il faisait partie. » Il reste dans ce rôle jusqu’au mois de juillet. Mais dès la fin de mai, alors que sur le théâtre occidental de la guerre la situation militaire de l’Entente semble stabilisée et que sur le théâtre oriental l’armée russe abandonne les Carpathes et commence à battre en retraite, on constate que le gouvernement bulgare devient plus ouvertement favorable à l’Allemagne et à ses alliés, notamment dans les questions de transit de matériel de guerre à destination de la Turquie.

Au surplus, quelles que fussent les véritables dispositions du Roi et l’activité de ses pourparlers avec l’Allemagne et l’Autriche, pourparlers auxquels il se livrait par ses moyens personnels et sans que son gouvernement y prît part, il les dissimulait à force de mensonges et d’assurances bienveillantes, prodiguées sans mesure et en toutes occasions.

Le 15 août, alors que le traité germano-bulgare est déjà signé, il fait écrire à un Français, par le chef de son cabinet politique, une lettre dans laquelle sont célébrés la vaillance et les progrès des armées alliées et où ce fonctionnaire, porte-parole de son souverain, se félicite de leur excellent état. Dans la même lettre, il exprime l’espoir que les Russes, « dont les défaites ne changent pas beaucoup à la situation en général, » reprendront bientôt une offensive victorieuse. Il y affirme enfin que la Bulgarie ne sortira pas de sa neutralité avant que la Grèce et la Roumanie lui aient donné l’exemple.

Ce n’est pas le seul témoignage de duplicité qu’on peut relever contre le tsar des Bulgares. Lorsqu’il parlait de la neutralité de la Roumanie et de la Grèce, il négligeait de dire qu’il avait obtenu de Berlin et de Vienne l’assurance que cette neutralité se prolongerait. Il était alors convaincu que l’Allemagne serait victorieuse. Pour l’en convaincre et pour lui démontrer la nécessité de se déclarer d’urgence s’il voulait être appelé à participer aux bénéfices de la victoire, l’empereur Guillaume lui avait envoyé à Sofia le duc Jean-Albert de Mecklembourg dont l’insistance et l’habileté avaient eu raison de ses hésitations. Puis, par les soins de ce négociateur, l’accord qui assurait à la Bulgarie toute la rive droite de la Maritza et la gare d’Andrinople avait été ratifié par les Turcs et avait fourni un gage pacifiquement obtenu de sa politique et qu’il pourrait faire valoir aux yeux de son peuple. Cet accord était ratifié dans la première quinzaine de septembre, et, le 21 du même mois, le Roi, qui hésitait encore, était contraint par les instances de l’Allemagne et de l’Autriche de préparer la mobilisation de son armée.

Pour la faire accepter par les populations, on leur donnait l’assurance qu’il n’était pas question d’une guerre nouvelle, toutes les Puissances ayant accordé à la Bulgarie le droit d’occuper la Macédoine, mais il fallait être prêt à tout événement. La reconstitution de l’unité nationale exigeait ce sacrifice : avant deux mois, les mobilisés seraient de retour dans leurs foyers. Cette argumentation mensongère ne pouvait tromper les gouvernemens alliés : ils ne conservaient plus aucun doute sur le déploiement de machinations perfides que Ferdinand, depuis plusieurs semaines, s’efforçait de leur dissimuler. Au commencement du mois d’octobre, ils prenaient la résolution d’en finir. Dans la journée du 4, leurs représentans à Sofia présentaient à Radoslavof un ultimatum énumérant les satisfactions qu’ils avaient l’ordre d’exiger. Le lendemain, ces satisfactions n’étant pas accordées, ils demandaient leurs passeports et, quelques heures plus tard, les représentans de la Serbie et de la Belgique suivaient leur exemple.

En prenant l’initiative de la rupture, les Puissances de l’Entente dispensaient Ferdinand de chercher un prétexte pour la provoquer lui-même et sans doute le tiraient-elles d’embarras. Sa tâche était simplifiée et il pouvait dorénavant, sans contrainte et sans hypocrisie, remplir ses engagemens vis-à-vis de l’Allemagne. Mais alors que ses intentions n’étaient plus douteuses et que ses intrigues étaient percées à jour, mieux valait pour l’Entente couper les relations que de paraître se laisser duper par un homme dans lequel elle ne pouvait plus voir qu’un ennemi.

Le départ des représentans de l’Entente avait été fixé au 7 octobre, et toutes les mesures étaient prises pour que la courtoisie la plus correcte y présidât. Ce même jour, le ministre de France, M. de Panafîeu, était appelé au téléphone par le chef du cabinet du Roi, qui lui annonçait que le souverain ne voulait pas le laisser partir sans lui faire ses adieux, et le recevrait à titre privé, même en costume de voyage. Il y avait alors plus de deux ans que M. de Panafieu, comme d’ailleurs fous ses collègues du corps diplomatique, n’avait pas été reçu en audience particulière. L’appel était donc pour le surprendre, mais il ne crut pas devoir s’y dérober, alors surtout qu’il était prévenu que le ministre d’Angleterre recevait une invitation analogue.

Entre le Roi et le ministre de France, la conversation fut longue, et celui-ci, n’étant plus qu’un simple particulier, en profita pour dire à son royal interlocuteur tout ce qu’il pensait de la situation que lui et son gouvernement avaient créée. Il insista avec force sur la certitude du complet échec des plans de l’Allemagne, qui voulait asservir l’Europe, et sur la vraisemblance d’une longue guerre qui donnerait aux Puissances alliées une paix victorieuse. Le Roi écoutait avec attention, mais son attitude le montrait convaincu de l’imminence de la victoire allemande et de l’écrasement définitif de la Russie et de la France. Prenant à son tour la parole, il s’abandonna à tous les regrets que semblait lui inspirer le conflit devenu inévitable entre lui et les Puissances alliées, et principalement entre lui et la France, cette patrie de sa mère sur laquelle avait régné son grand-père, et qu’il considérait comme la sienne. Attaché tendrement à elle par les plus glorieux souvenirs et par une longue lignée d’aïeux, c’était un déchirement pour lui de la sentir perdue et d’être obligé de se ranger parmi ses ennemis.

— Pauvre France ! Pauvre France ! répétait-il.

Il parla ensuite de la Serbie, sans dissimuler qu’il attachait plus de prix à se venger d’elle et du peuple serbe qu’à l’accroissement de la puissance bulgare. Du reste, son langage prouvait clairement qu’il avait envisagé toutes les conséquences de sa décision. Cependant, ses dernières paroles se ressentirent de l’émotion qu’il s’efforçait de dominer.

— Et maintenant, dit-il au moment où le diplomate français allait se retirer, je vous charge de mes adieux pour la France. J’ai voulu vous recevoir, car vous êtes le dernier Français à qui je serrerai la main. Au cours des événemens qui vont se produire, je ne sais ce qui arrivera ; je puis disparaître, mon devoir m’attache ici, et je ne reverrai pas votre pays.

C’est en ces termes que ce petit-fils de Louis-Philippe, ce fils de Clémentine d’Orléans, brisait volontairement, sans nécessité pour lui, au mépris même de l’intérêt de son royaume et de sa dynastie, dans l’unique dessein de se venger de ses anciens alliés, ses relations avec la France, après s’être toujours efforcé de lui faire croire qu’elle était assurée à jamais de son amour et de sa fidélité. Ne semble-t-il pas qu’en déclarant qu’il ne la reverrait pas, il avouait ses innombrables mensonges, sa longue duplicité et prononçait lui-même sa condamnation ?


ERNEST DAUDET.

  1. Voyez la Revue des 1er octobre et 1er novembre.
  2. Revue hebdomadaire du 22 juillet 1916.
  3. Il a péri plus tard sous le poignard d’un vengeur, sans que sa participation au meurtre de Stamboulof ait pu être aussi positivement établie que semblent justifiés les soupçons dont il était l’objet. Ajoutons, comme épilogue à cette histoire de brigands, que Dmitri Petkof, dix ans plus tard, subit le même sort et fut assassiné comme l’avait été son ami.
  4. Elle était morte le 31 janvier 1899, à l’âge de vingt-neuf ans. Neuf années plus tard, en 1908, Ferdinand, alors qu’il n’était encore que prince de Bulgarie, épousait la princesse Éléonore de Reuss, d’une branche cadette de cette maison, née en 1860. En annonçant, son mariage, il disait qu’il le contractait pour donner une mère à ses filles. Tous ceux qui ont approché la reine de Bulgarie la représentent comme s’étant enfermée dans le rôle auquel son mari la destinait et vouée en même temps à des œuvres charitables.
  5. Voyez le Temps du 29 octobre 1915.