Le Suffrage universel et les élections de 1906

Le Suffrage universel et les élections de 1906
Revue des Deux Mondes5e période, tome 34 (p. 692-707).
LE SUFFRAGE UNIVERSEL
ET
LES ÉLECTIONS DE 1906

Tous les quatre ans les quelques millions d’électeurs que compte la France, souverains en expectative pendant 1 461 jours, se réveillent investis, de par un décret, des droits impériaux : ils prennent corps pour une journée de huit heures du matin à six heures après midi. Des millions de rectangles de papier sont ainsi jetés dans quelque 50 000 boîtes, puis ce vaste corps inorganique qui s’appelle le suffrage universel ayant ainsi fait le geste très bref d’où découlent les destinées de la nation, languit, se désagrège et rentre dans son repos. « Collège électoral, » écrit-on officiellement en 1906 ; « peuple français assemblé dans ses comices, » disait-on en 1793 ; peu importent titres et formules, les faits ne se modifient guère : depuis le premier essai de suffrage semi-restreint de 1791 ou l’établissement du suffrage universel en 1848, on peut dire que le « corps électoral » est demeuré, d’élections en élections, aussi peu éduqué, aussi peu organisé, aussi amorphe ou incohérent, mais que, chaque fois, en revanche, il s’est montré soumis davantage à la tyrannie du nombre et à la férule gouvernementale.

Quels enseignemens nous apportent, à cet égard, les élections des 6 et 20 mai dernier ?


I

Et tout d’abord les électeurs ; ceux des 575 circonscriptions de la métropole s’entend, car nous n’exprimons point ici d’opinion sur la représentation coloniale, mais l’analyse ne peut, en toute sincérité, s’étendre aux citoyens de la Pointe-à-Pitre ou de Pondichéry.

Il y avait en France en 1906, 11 166 012 électeurs inscrits contre 10 987 500 en 1902, soit une augmentation de 178 512 ; ce dernier chiffre équivaudrait pour une seule période de quatre années, d’après la proportion généralement admise entre habitans et électeurs, à une augmentation de population de 650 000 habitans environ. Il serait intéressant de se reporter, à cet égard, aux recensemens de la période 1881-1885 qui correspond à la naissance de ces nouveaux électeurs. Puisse du moins cet accroissement d’inscrits ne répondre pas à la seule catégorie d’électeurs auxquels faisait allusion ce candidat sceptique lorsqu’il répondait à un interlocuteur désireux de savoir par quel quartier il commençait ses visites dans une grande ville méridionale : « Mon ami, je vais d’abord au cimetière, car c’est là que je me connais le plus grand nombre d’adversaires. » La surveillance active des listes électorales devrait être à la base de l’organisation de tout parti politique : sans elle il n’y a que paroles emportées par le vent et qu’argent sottement dépensé.

Sur ces 11 166 012 inscrits, 8 703 302 électeurs ont exprimé au premier tour de scrutin des suffrages valables, représentant ainsi 77,95 pour 100 de la totalité du corps électoral.

Les abstention 3, bulletins blancs ou suffrages nuls, — se montent 2 462 710, — soit 22,05 pour 100. Dans dix départemens[1] (dont huit du midi) les abstentions ont dépassé 30 pour 100. Que dire du Var, prompt à la parole, où elles atteignent 52,6 pour 100 et de la Corse avec ses 45,6 pour 100 ! Dans onze départemens[2] (dont deux seulement sont méridionaux) elles n’ont pas dépassé 15 pour 100, la Vendée venant en tête avec seulement 10,8 pour 100 d’abstentions, proportion qui est, croyons-nous, bien rarement atteinte. Or, il y a eu, d’une part, 79 790 abstentions, bulletins blancs ou suffrages nuls de moins qu’en 1902 (où ils atteignaient 2 542 500, soit 23,2 pour 100), de l’autre, augmentation des inscrits ; on a donc voté plus qu’il y a quatre ans, puisque, si la même proportion d’abstentions s’était observée qu’en 1902, elles auraient dû s’accroître de 41 414 et atteindre ainsi le chiffre de 2 583 914. L’âpreté de la lutte et la nature des intérêts engagés entrent comme des facteurs importans, dans cette recrudescence des votes ; mais il est d’autres élémens psychologiques de nature plus grossière qui, au dire des médisans, ne sont point à dédaigner. L’accès de vertu inaccoutumé auquel s’abandonnait la dernière Chambre, lorsqu’elle édictait, le 28 octobre 1904, des dispositions relatives au secret du vote, n’a pas eu en effet d’écho dans les couloirs du Luxembourg. L’enveloppe cachetée, le célèbre « isoloir, » la surveillance du dépouillement par les représentans des candidats, ainsi qu’elle se pratique en Angleterre, sont, dans la cuisine électorale, de ces palliatifs hygiéniques, dont l’application laisse toujours à désirer et des paquets de bulletins continuent de se perdre ou de se transformer, et des mairies sont, comme par le passé, envahies par les uns et interdites aux autres. Inscriptions des électeurs ou radiations, dépouillement du scrutin, recensement des opérations électorales, ces trois actes essentiels demeurent, tant par la paresse, l’imprévoyance et l’émiettement des partis que par l’hostilité des agens publics et des vainqueurs, des fonctions inexercées par la minorité. Et pourtant quel intérêt de moralité les élus comme les vaincus et comme le gouvernement n’auraient-ils pas à donner, à obtenir ou à pratiquer de telles garanties I

Les 8 703 302 suffrages valables ont donné 5 025 331 voix (45 pour 100 des inscrits et 57,7 pour 100 des votans) aux 1 024 candidats du Bloc ; 3 606 728 voix aux 550 candidats d’opposition ; et 74 021 voix à des candidats de dénomination diverses : pasteur socialiste chrétien, antijuif, antimilitariste, républicain démocrate, catholique républicain, candidat des inscrits maritimes... et autres, plus ou moins éminens, mais d’ailleurs inclassables ou indécis. La majorité gouvernementale, au premier tour de scrutin, se chiffre ainsi, sur l’ensemble des votans, à 1 418 603 voix : d’où il suit qu’un déplacement de 709 302 voix » représentant à peu près le nombre des fonctionnaires (sans compter leurs parens, alliés, serviteurs, cliens ou obligés, ou les agens officieux du ministre de l’Intérieur) rompraient le glorieux équilibre de la machine radicalo-socialiste. S’il est vrai que l’écart a fortement augmenté depuis 1902, on peut dire pourtant, quelque paradoxale que cette assertion paraisse à beaucoup, qu’à l’examiner dans ses détails et à l’analyser ainsi de sang-froid, la manifestation du 6 mai n’a peut-être pas été aussi « éclatante » que l’affirme la dernière déclaration ministérielle, et que la partie n’est, peut-être, pas aussi irrémédiablement compromise que l’annoncent, suivant leurs habitudes périodiques, les découragés par profession, toujours prêts à porter le deuil de ce qu’ils appellent assez orgueilleusement leurs illusions. Ainsi que nous le verrons plus loin en reprenant ces chiffres, la majorité élue et légiférante est une majorité déformée, grossie, boursouflée. Elle est fort éloignée d’être la représentation exacte de la « volonté nationale, » ainsi exprimée au premier tour de scrutin. Et par suite de la défectuosité du mode de votation, on peut dire qu’elle n’est autre qu’un mensonge heureux dont profitent les partis gouvernementaux et en compagnie duquel il faut nous résigner, pour le moins, à vivre quatre années durant.

En ce qui concerne les partis ou groupemens principaux, il n’est pas sans intérêt de donner la décomposition des votes du 6 mai[3] :


1 484 066 voix se sont portées sur 227 candidats radicaux-socialistes.
1 288 483 — — 234 — radicaux.
1 198 959 — — 391 — socialistes unifiés ou indépendans.
1 118 043 — — 177 — progressistes.
1 053 823 — — 162 — républicains de gauche.
986 961 — — 126 — conservateurs.
962 411 — — 162 — libéraux.
539 313 — — 88 — nationalistes.
74 021 — — » — divers.

Après les électeurs qui font les députés, les candidats qui aspirent à l’être et les élus qui sont proclamés : 1 610 candidats environ en 1906 pour 575 sièges contre 4 000 environ en 1902[4]. Cette diminution provient-elle d’une modestie croissante chez nos concitoyens ? Y a-t-il pénurie dans la matière « députable ? » satiété des appétits ? ou encore dégoût très louable des intrigues ? Il n’est pas interdit d’en douter jusqu’à plus ample informé. La concentration des partis, le resserrement des intérêts, les essais de discipline politique sont bien plutôt des raisons à indiquer en l’espèce, sans que ce soit ici le lieu de les approfondir. Il importe toutefois de retenir ce fait que les socialistes, tant unifiés qu’indépendans, et les uns souvent contre les autres, ont, pour la première fois, importé en France la tactique appliquée par la Social-Démocratie allemande lors des dernières élections au Reichstag[5] Ils ont présenté un grand nombre de. candidats (391) pour réunir dans l’ensemble du pays un grand nombre de voix. Il en résulte cette singularité que le chiffre des voix obtenues en moyenne par un candidat socialiste n’est que de 3 064, alors que la moyenne des candidats conservateurs en a obtenu 7 831, et la moyenne des candidats républicains de gauche 6 505.

Sur les 575 députés, 419 ont été élus au premier tour de scrutin, 156 au ballottage. L’ensemble de ces élus a obtenu 5 223 304 voix, soit 46,8 pour 100 des inscrits, ce qui ne peut passer pour la majorité et 60,2 pour 100 des votans, ce qui est une faible majorité.


Députés radicaux-socialistes 1 186 130 voix
— radicaux 984 000 —
— républicains de gauche 743 181 —
— progressistes 528 446 —
— socialistes unifiés 511 132 —
— conservateurs 461 570 —
— libéraux 395 394 —
— nationalistes 231 965 —
— divers 92 731 —
— socialistes indépendans 88 754 —

Les voix battues, c’est-à-dire les voix émises, mais perdues pour la représentation nationale, en un mot les voix devenues inutiles, sont au nombre de 3 479 998 et les électeurs non représentés au nombre de 5 937 708, soit 53,2 pour 100 du corps électoral. Enfin les 3 558 200 voix obtenues par les 395 députés de la majorité atteignent péniblement 32,2 pour 100 des inscrits et 40,7 pour 100 des votans.


La loi est donc faite et appliquée par un groupe qui ne représente même pas le tiers des citoyens adultes de la métropole. La Chambre ne représente pas la majorité du pays ; la majorité élue ne représente pas la majorité des votans ; et cette majorité élue détient un nombre de sièges qui ne correspond pas au nombre de voix qu’elle a recueillies.

Si nous nous reportons, en effet, au premier tour de scrutin qui donne seul une base d’appréciation solide, nous constatons ainsi qu’il a été vu, que les candidats du Bloc ont groupe 57,7 pour 100 des suffrages valables. Si l’on imagine la France comme formant dans son ensemble une circonscription unique, suivant cette fiction légale que chaque député est 1/575e de la représentation nationale, le Bloc devrait, aux termes de la proportion sus-mentionnée, avoir obtenu 331 députés, les groupes d’opposition 225, et les flottans ou inclassables 19. Il serait ainsi assuré d’une majorité de gauche de 106 voix. Or les élus du Bloc sont au nombre de 395, et ceux de l’opposition de 180, ce qui représente une majorité de 215 voix. Cette majorité est donc, de par la loi électorale et l’organisation des circonscriptions, aujourd’hui grossie de 109 voix qui ne correspondent pas à la véritable majorité des suffrages émis par l’ensemble des votans.

La disproportion n’est pas moins choquante entre ce qu’on peut appeler la masse électorale des députés et leur capacité législative. Chaque circonscription a son représentant qui, dans la mécanique du Palais-Bourbon représente une unité, que cette circonscription contienne comme l’arrondissement de Sarlat 32 517 électeurs, dont le député est censé devenir le mandataire, ou 3 443 comme celui de Barcelonnette. Chaque député ne dispose également que d’une voix, qu’il ait été élu par 22 832 électeurs comme le marquis de Dion (Loire-Inférieure) ou par 1 735 comme M. Joly, des Basses-Alpes. Il en résulte que les dix députés qui ont obtenu le plus grand nombre de voix représentent 168 028 électeurs, contre 30 075 groupées par les dix députés qui ont obtenu le plus petit nombre de voix, et qu’en réunissant huit de ces derniers on n’arrive pas au total des voix données au seul marquis de Dion. En vérité, quelle respectable puissance que ce citoyen de Sisteron dont le poids législatif est treize fois supérieur à celui d’un électeur de Nantes (3e circonscription) et près de dix fois supérieur à celui d’un client de M. Berteaux, de Versailles (1re) !

Ainsi la moyenne des voix de chacun des 44 députés[6] conservateurs représente 10 490 électeurs, et celle de chacun des 14 députés socialistes indépendans 6338 seulement.


Le scrutin de ballottage condamne de même, en certains points, le suffrage majoritaire. La France est l’une des seules nations où le ballottage soit laissé à l’état inorganique : l’Angleterre et la Belgique ne l’admettent pas ; l’Allemagne le réglemente en limitant, au second tour de scrutin, les candidatures aux deux seuls candidats qui ont obtenu le plus grand nombre de voix. En fait cela tend à devenir l’usage en France, puisque, le 20 mai dernier, sur 156 ballottages, 17 députés n’ont pas eu de concurrent, 124 en ont eu deux, et 15 plus de deux[7]. Mais le mode actuel du scrutin de ballottage amène à de singulières inconséquences ; en voici deux exemples typiques.

Dans la 5e circonscription de Saint-Denis, M. Guyot de Villeneuve obtenait au premier tour 9 091 voix, M. Dépasse 5 377 et M. Henripré 4 008. Il y eut ballottage, aucun candidat n’ayant obtenu un chiffre de voix égal à la moitié plus un des votans (soit 9 239 voix). Au second tour M. Dopasse fut proclamé élu par 8 218 voix, c’est-à-dire avec 873 voix de moins que n’en avait obtenu au premier tour M. Guyot de Villeneuve mis en ballottage pour insuffisance de suffrages ! Même fait dans la Vienne (Poitiers, 1re) où le docteur Cibiel a été élu au second tour par 7 445 voix, alors que M. de Montjou en avait obtenu au premier tour 7 654, soit 209 de plus.

Jeux de cascade et non pas élections. C’est le malheur de ce qu’on appelle « la Raison » dans ce pays qui se dit le plus épris de raison du monde, de confiner, parfois, tout uniment à l’absurde.


II

Il n’est peut-être pas aussi téméraire qu’on veut bien le dire de rechercher les causes de cet accroissement de la majorité radicalo-socialiste. Le recul du temps manque, sans doute, encore pour les apprécier, mais il faut en politique savoir regarder vite et clair. L’historien pèse les faits quand leurs origines sont, depuis longtemps, mises à nu et quand leurs conséquences se sont, depuis longtemps, déroulées. Le politique, sans prétendre au rôle inutile et ingrat de prophète de l’avenir, est contraint de juger les faits au jour le jour, quitte à compter avec ses erreurs ; le difficile de sa tâche consiste en ceci qu’il doit se tailler à la hache un chemin au travers de la brousse ; s’il est un maître, il domine les événemens ; s’il est simplement sagace, il les utilise, s’il est aveugle, il se laisse écraser par eux.

Trois cent vingt mille jeunes gens, en chiffre rond, forment le contingent annuel de nos classes de recrutement. Ce sont donc également trois cent vingt mille jeunes gens environ qui sont annuellement ajoutés aux listes électorales. Ceux qui sont parvenus à la vie électorale de 1902 à 1906 sont nés de 1881 à 1885[8]. Ils ont donc été formés, instruits, façonnés au radicalisme par les générations nouvelles d’instituteurs et par elles dans l’école nouvelle qui commençait alors à porter tous ses fruits. En quatre ans ce sont ainsi, d’une part, 1 280 000 électeurs nouveaux qui pénètrent dans la vie nationale, et de l’autre plusieurs centaines de mille d’électeurs qui disparaissent, alors que, mûris par l’âge et par l’expérience, ils étaient moins sensibles aux idées nouvelles et certainement moins aisément « intoxicables. » Les rangs des électeurs qui avaient l’âge d’homme à l’époque de la Guerre et de la Commune commencent à s’éclaircir. Le travail incessant auquel se livrent tant à la ville qu’à la campagne, tant à l’école qu’aux cours d’adultes, les organes de la libre pensée et du radicalisme, la propagande chaque jour mieux disciplinée et plus sûrement dirigée des feuilles avancées ont pesé d’un poids indiscutable dans les dernières élections. Il est certain, quelque inquiétant que cela puisse être pour l’avenir, que ce sont les jeunes gens qui ont, en grande partie, fait les scrutins des 6 et 20 mai dernier. Et, sans doute, est-ce en ce point que résidera la plus grande difficulté de la lutte de demain. Il ne peut en être autrement : à école rouge, élections rouges. Sans aller jusqu’aux factums de M. Thalamas ou de M. Gustave Hervé, chaque exemplaire des manuels d’histoire de nos modernes Loriquets, chaque opuscule de morale athée, irréligieuse ou antimilitariste qui sort des presses radicales accroît le nombre de nos Jacobins, en déformant la mentalité de nos « primaires. »

Et que ne promet-on pas aux appétits chaque jour plus excités de cette masse ardente ! Ici, délire budgétaire et surenchère électorale des 575[9] députés qui veulent conserver leur siège ; là, délire des aspirans législateurs qui, ne pouvant se réclamer de leurs votes d’hier, font miroiter leurs votes de demain : procureurs impitoyables ils requièrent en termes indignés contre la société qui ne s’est pas, jusqu’à ce jour, abandonnée à eux et chantent l’idylle de « l’humanité nouvelle » régénérée par leurs soins. Ainsi, la Chambre expirante a voté la loi de deux ans, la loi sur les bouilleurs de cru, la loi sur les retraites ouvrières, comptant toujours sur la prudence du Sénat pour raccommoder son œuvre hâtive et malfaisante. Elle se savait des tuteurs et peu lui importait de mourir sur des promesses auxquelles devait se prendre le corps électoral ! L’Angleterre a depuis longtemps obvié à cet inconvénient par la pratique très sage de la dissolution de la Chambre des communes, qui arrive rarement au terme exact de son mandat. Les pénibles révélations auxquelles le ministre des Finances a été amené au sujet du budget de 1907 font voir sans ambages vers quel abîme nous conduit, de gaîté de cœur, le député en mal de réélection. Un échec tel que celui de M. Motte à Roubaix et le succès de M. Jules Guesde nous apprennent, d’autre part, sans qu’il y ait sujet de s’en étonner, qu’il serait vraiment malavisé de s’arrêter dans la voie des chimères. Et comment le protagoniste de la journée de une heure vingt minutes de travail ne serait-il pas, en telle affaire, le plus irrésistible des séducteurs ? Il faut au candidat un singulier mérite pour demeurer honnête.

Le mérite de l’électeur qui ne mord pas à l’appât est sans doute plus grand encore. Il se met lui-même, pour ainsi dire, hors la grâce des dieux tout-puissans ; il devient un suspect et se condamne à n’être qu’un demi-citoyen. Le plus surprenant en l’espèce n’est pas que le gouvernement puisse se réclamer des 5 025 331 électeurs qui ont voté au premier tour pour les candidats de gauche, mais bien que, dans ce pays si centralisé, si conservateur de ce qui est, si sensible à l’attraction des forces administratives, 3 606 728 électeurs aient eu la fidélité, la volonté, le courage de soutenir les adversaires déclarés de la politique gouvernementale. On ne saurait, en vérité, reprocher à leur politique d’être opportuniste et de se réclamer du do ut des. On peut dire d’eux qu’ils se sont montrés irréconciliables et incorruptibles puisqu’ils savent ne rien obtenir. Leur vote est une affirmation de principes. Le premier honneur de l’opposition est aujourd’hui dans ce fait même qu’après cinq années d’ostracisme, de délation et de « délégation, » elle ait continué d’exister, quand bien même elle se manifeste très certainement amoindrie.

Les germes de faiblesse qu’elle renferme en soi sont du reste nombreux. Elle est désunie, ombrageuse, jalouse, individualiste à l’excès et marche à la bataille sous quatre étendards divers au lieu de se grouper sous un seul drapeau ; elle craint les supériorités, quand il s’en révèle, et regimbe à leur discipline. Elle s’épouvante des nuances et leur sacrifie tout. Ainsi s’explique que, si l’on parle beaucoup de « l’anti-bloc, » on ne trouve guère à sa place que des fragmens : chacun y donne son avis, entendant le faire dominer. Cette opposition, singulièrement brillante à la tribune et souvent si courageuse, n’a même pas son conseil fédéral où préparer ses campagnes et ses attaques ; elle n’a pas de cadres, pas de « whips, » ne forme pas masse et chacun voudrait s’y voir, pour le moins, colonel. Elle n’a pas, dans le pays, depuis tant d’années qu’elle s’y exerce, une organisation locale, partant de la commune et aboutissant à la tête ; il lui faudrait ses « maires, » ses « sous-préfets » et ses « préfets. » Elle n’a pas en province de grands organes régionaux adaptés aux coutumes, aux besoins, aux exigences des populations, suffisamment renseignés, et frappant le même jour le même coup, avec la même sûreté et la même insistance.

Elle s’est présentée aux électeurs tantôt avec un programme de critique et tantôt avec un programme d’idées pures, mais non pas avec un programme commun de faits étudiés, de réformes mûries, de construction raisonnée, de solutions cherchées pour tous ces problèmes sociaux qui naissent chaque jour sous nos pas et qui passionnent, à juste titre, l’opinion devenue chaque jour plus éprise du fait. Ici, craintive, renfrognée, elle ne marche pas de l’avant ; là, elle s’essaye à la bascule ; avec d’autres enfin, elle s’emporte aux extrêmes, effrayant par son langage ceux qu’elle voudrait retenir ou conquérir. Et, sur les points où elle se croyait suivie, elle a été abandonnée, payant cher aujourd’hui l’erreur des inventaires et l’illusion si vaine, mais si tenace et si habilement exploitée contre elle, qu’il puisse se former dans ce pays de France un grand parti religieux aussi dangereux qu’inutile.

Mais si elle s’est ainsi diminuée par ses propres erreurs, elle l’est pratiquement davantage encore par la législation vicieuse dont, ainsi qu’on l’a vu, elle paye tous les frais qui retomberont sur elle jusqu’au jour où le seul correctif, non pas suffisant mais nécessaire, aura enfin, dans l’intérêt de tous, été apporté.


III

La France étant, de par sa constitution, un organisme qui ne possède pas de contrepoids ou de frein à l’expression de la volonté nationale, le problème à résoudre dans une démocratie, où le suffrage universel est un fait définitivement acquis, consiste pratiquement dans le suivant : le pouvoir législatif devant être, s’il veut se fonder sur une idée d’ordre, de vérité et de justice, la reproduction aussi fidèle que possible de l’opinion, comment organiser le scrutin de la manière la plus simple possible, sans recourir à des procédés factices ou à la création de circonscriptions artificielles, de telle sorte que chaque électeur conservant dans son vote le plus de liberté possible, puisse se dire représenté, et que le plus petit nombre possible de suffrages se trouve inutilisé ?

La majorité légiférante ne doit pas cesser de correspondre à la majorité votante, mais la minorité doit conserver dans son intégrité son droit pratique d’opposition et de contrôle.

Il importe de remarquer dès l’abord que la représentation mathématiquement proportionnelle est une conception d’ordre théorique dont la réalisation est une chimère. Elle ne serait possible qu’en admettant avec Condorcet et Emile de Girardin que chacun de-nos 11 166 012 inscrits ou de nos 8 703 302 votans pût inscrire sur son bulletin le seul nom du représentant choisi par lui ou encore, en une liste, les noms des 575 députés de son goût et que les suffrages ainsi recueillis fussent totalisés pour l’ensemble de la France. Quel plébiscite invraisemblable sur des milliers de noms ! En Belgique, où la représentation proportionnelle fonctionne sans heurts depuis six ans, une proportion mathématique aurait dû donner, lors des élections de 1900, 76 députés catholiques, 35 libéraux, 35 socialistes, 4 démocrates chrétiens, 2 radicaux, alors que les votes appelèrent à la Chambre 85 catholiques, 31 libéraux, 33 socialistes, 1 démocrate chrétien et 2 radicaux[10]. Les 166 députés belges se décomposent aujourd’hui en 93 catholiques, 43 libéraux, 28 socialistes et 2 démocrates chrétiens. C’est là l’expression la plus générale et la plus complète qui ait été tentée de ce système : la meilleure réponse qu’on puisse faire à ses adversaires est que, malgré la complexité du mode de votation adopté, il n’y eut en 1900, sur 2 134 937 électeurs que 84 023 bulletins nuls, et qu’un seul des résultats proclamés fut modifié par la Chambre.

A la base de la représentation proportionnelle est le scrutin de liste. Le nombre de députés à attribuer à chaque liste doit découler, par un calcul simple, du nombre de voix recueillies par chacune d’elles le jour même de l’élection. Si l’on admet, comme plusieurs États le font pour certaines élections, le vote limité[11], c’est-à-dire le vote de chaque électeur pour un nombre de candidats inférieur à celui des députés à élire, on porte atteinte à la liberté du vote en fixant, antérieurement à ce vote, le nombre des députés revenant à chaque parti. C’est un procédé artificiel et arbitraire qui conduit souvent à des résultats contradictoires.

Si l’on interdit le panachage des listes ainsi que le font la législation belge, celle de Serbie ou du Tessin, on porte de même atteinte à la liberté du vote en obligeant l’électeur à se prononcer exclusivement pour un parti et en l’empêchant d’indiquer ses préférences pour telle ou telle individualité d’opinion voisine.


Il n’est pas possible de passer ici en revue tous les systèmes mis à l’essai à l’étranger ou proposés : vote plural, vote cumulatif (chaque électeur jouissant d’un nombre de voix égal au nombre de députés à élire et ayant la liberté de les réunir sur un ou plusieurs noms), capacité législative variable attribuée à chaque député suivant le nombre de ses électeurs effectifs, nombre mobile de députés, réversibilité des voix sur des candidats préférés, etc., etc. Aucun de ces systèmes ne répond à cette donnée essentielle du problème qui, rappelons-le encore, est pour l’électeur la simplicité dans l’expression de son vote.


De nombreux projets ayant trait à la représentation proportionnelle en France ont été, depuis dix ans, déposés tant à la Chambre qu’au Sénat : ils nous intéressent donc de plus près. M. Mirman[12], M. Gourju[13] et M. Bouhey-Allex[14] ont proposé d’appliquer le principe aux élections municipales pour acclimater le système dans le pays ; M. Louis Martin[15] a songé à conserver le scrutin uninominal et majoritaire, mais en abrogeant la loi sur les candidatures multiples et en proclamant élu tout candidat qui, sans obtenir dans une circonscription la majorité des suffrages, aurait groupé 20 000 voix en divers arrondissemens ; on aurait donc des députés départementaux et des députés généraux, pour ainsi dire ; l’abbé Lemire[16], dans une proposition très simple, a recours au système du quotient électoral tel qu’il a été adopté à Genève après l’active propagande de M. Naville.

Enfin le projet le plus étudié, sinon le plus simple, a été déposé par MM. Ch. Benoist, Mill, Chastenet, Deloncle, Mirman, de Pressensé, Réveillaud, Jules Roche et Georges Gérald[17] au nom de la Ligue pour la représentation proportionnelle. Il interdit les candidatures multiples et le panachage, et exige la déclaration préalable des candidats sur la proposition de 100 électeurs de la circonscription. L’électeur, pour classer ses choix, peut, sur la liste qu’il adopte, souligner les noms de 2, 3 ou 5 candidats suivant le nombre de députés à élire ; il peut encore voter pour un candidat isolé par un bulletin individuel qui ne sert alors qu’à classer les candidats. Le recensement électoral se fait sous la présidence d’un magistrat, assisté de calculateurs qui opèrent d’après le système belge du commun diviseur. Le chiffre électoral de chaque liste est successivement divisé par 1, 2, 3, 4, etc. jusqu’à ce qu’on ait obtenu pour chaque liste un nombre de quotiens égal au nombre de députés à élire : six divisions pour chaque liste, si ! y a six députés, sept, s’il y en a sept, et ainsi de suite. Le nombre de députés à attribuer à chaque liste est ensuite établi en divisant chacun des chiffres électoraux par le dernier de ces quotiens. En cas de vacance d’un siège pendant la durée de la législature, il n’y a pas lieu à élection partielle, les candidats non élus de chaque liste étant, dans l’ordre des suffrages obtenus par eux, considérés comme suppléans éventuels et députés en expectative.

Toutes ces propositions, ainsi que celle de M. Vazeille[18] et de M. Dansette[19], ont été renvoyées à une Commission de 22 membres dite « du suffrage universel. » Le 7 avril 1905, M. Buyat déposait en son nom son rapport définitif : elle rejetait la représentation proportionnelle ; elle adoptait le scrutin de liste et une législature de six années (avec renouvellement par moitié), chaque département étant appelé à élire un député par 75 000 habitans on fraction de 75 000 en surplus. Elle n’admettait enfin les élections partielles que lorsque, dans un département, le nombre des députés en fonctions serait réduit aux deux tiers du chiffre fixé.


De cette étude sommaire et des principes que nous avons cru pouvoir poser, il semble résulter que les réformes les plus désirables d’une part, et, de l’autre, les plus simples et qui correspondraient ainsi le mieux à la culture de la grande majorité des électeurs français, pourraient être les suivantes : suppression du vote des assistés ; surveillance légale des listes électorales ; établissement du scrutin de liste ; déclaration préalable ; présentation des candidats par 100 électeurs pour parer à des dépôts de listes fantaisistes ; vote secret ; liberté complète du vote, soit par panachage, soit par adoption d’une liste incomplète. Dans le système qui donne en Suisse d’excellens résultats[20], les suffrages recueillis par chaque candidat sont attribués d’une part à l’individu comme unité et de l’autre à sa liste ; lorsqu’un candidat est porté sur plusieurs listes, les suffrages qu’il obtient n’ont qu’une valeur individuelle. Le total des voix réunies par chaque liste, divisé par le nombre des députés à élire, donne le quotient électoral d’où résulte par une nouvelle division le chiffre des députés attribués à chaque liste, et sur cette base les candidats de chaque liste se classent entre eux comme élus d’après le nombre de voix qu’ils ont individuellement recueillies.

Enfin la surveillance des opérations électorales et du dépouillement local devrait être assurée par le maire assisté d’un ou deux représentans de chaque liste, et le recensement électoral fait au chef-lieu du département par une commission présidée pas un juge assisté des représentans de l’administration et des diverses listes.

Maximum de liberté dans le vote de chaque citoyen, maximum d’honnêteté dans les opérations électorales, maximum de sincérité dans la représentation nationale : tels sont les trois desiderata qu’il n’est, peut-être, pas inopportun de formuler et de répéter sans cesse. Il est dans l’intérêt de tous, puissans ou faibles, de s’en pénétrer, au nom du patrimoine commun de vérité et de moralité ; car, bien que M. Clémenceau ait « par l’action définitivement vaincu l’oppression de la faction romaine[21], » l’avenir n’appartient à personne et


Tel qui rit vendredi, dimanche pleurera.

Les catholiques belges ont eu la sagesse de le comprendre le jour où, étant les maîtres incontestés du pouvoir, au lendemain de l’écrasement des libéraux (octobre 1894) qui n’était pas sans agiter le pays, ils ont fait adopter la représentation proportionnelle qu’ils savaient pourtant devoir leur faire perdre quelques sièges[22].

Il est permis de souhaiter que le bon sens ne soit pas une vertu dont on ne se pare qu’à Bruxelles, sur les bords du Léman ou, le cas échéant, à Belgrade. Sans doute, puisqu’il est démode de parler « réformes, » serait-il plus profitable d aborder l’étude de telles questions que d’entendre M. Jaurès édifier « ses palais dans les nuages. »


F. DE WlTT-GUIZOT.

  1. Var : 52,6 p. 100 ; Corse : 45,6 p. 100 ; Basses-Alpes : 39,9 p. 100 ; Seine-lnférieure : 32,8 p. 100 ; Alpes-Maritimes : 32,3 p. 100 ; Puy-de-Dôme : 31,6 p. 100 ; Finistère : 30,8 p. 100 ; Bouches-du-Rhône : 30,3 p. 100 ; Aude : 30,3 p. 100 ; Rhône : 30,1 p. 100.
  2. Vendée : 10,8 p. 100 ; Aisne : 11,8 p. 100 ; Oise : 12 p. 100 ; Charente : 12,7 p. 100 ; Pas-de-Calais : 13,6 p. 100 ; Meuse : 14,1 p. 100 ; Loiret : 14,4 p. 100 ; Sarthe : 14,5 p. 100 ; Loir-et-Cher : 15 p. 100 ; Yonne : 15 p. 100 ; Hautes-Alpes : 15 p. 100.
  3. Nous avons utilisé pour ce travail les chiffres et dénominations donnés par le Temps, le Journal des Débats, le Petit Parisien et, pour les députés sortans les votes divers relatifs à la séparation et aux congrégations enseignantes.
  4. A propos des élections législatives de 1902, par M. Jean Darcy. Revue du 15 août 1902.
  5. Le Reichstag allemand compte 397 députés, parmi lesquels sont actuellement 81 socialistes. Aux élections de 1903, les socialistes allemands ont obtenu, au premier tour, 2 900 000 voix, sur 8 000 000 de votans. Ils avaient ainsi gagné 793 000 voix sur 1898. Les candidats social-démocrates étaient, au scrutin de ballottage, premiers ou seconds dans 177 circonscriptions.
  6. La moyenne des électeurs représentés par chaque député est de 9 014, chiffre que dépassent 264 députés.
  7. Au premier lourde scrutin il n’y a eu qu’un candidat dans 25 circonscriptions. Ces circonscriptions ont nommé 21 députés d’opposition et 4 du Bloc. En Angleterre il n’y aurait pas eu de vote. La déclaration de candidature eut suffi pour assurer un siège au seul candidat déclaré. — Dans 156 circonscriptions il y a eu deux candidats. Dans le seul arrondissement d’Ajaccio on a compté 15 candidats dont dix « réactionnaires, » ayant obtenu une moyenne de 238 voix !
  8. Ou plus exactement, pour le plus grand nombre d’entre eux, de 1878 à 1882, puisque, jusqu’ici, l’inscrit ne devenait généralement votant qu’à 24 ans, en raison des trois années de présence sous les drapeaux.
  9. La Chambre actuelle contient 410 députés qui faisaient partie de la précédente législature.
  10. Henry Clément, la Réforme électorale, p. 93.
  11. Il n’a jamais été appliqué d’une manière définitive pour l’ensemble d’élections législatives.
  12. Chambre des Députés, 18 décembre 1899 et 4 juillet 1903.
  13. Sénat, 12 juin 1902.
  14. Chambre des Députés, 23 décembre 1903.
  15. Chambre des Députés, 25 juin 1903.
  16. Ibid., 25 juin 1896.
  17. Chambre des Députés, 8 juin 1903.
  18. Ibid., 9 décembre 1901.
  19. Ibid., 10 juin 1902.
  20. Genève. Loi du 3 septembre 1892.
    Zug. Loi du 1er septembre 1894.
    Fribourg. Loi du 19 mai 1894.
    Neuchâtel. Loi du 22 novembre 1894.
  21. Chambre des Députés, 19 juin 1906.
  22. lis avaient 112 sièges avec le système du vote plural et en ont obtenu 86 en 1900 avec la représentation proportionnelle.