Le Subjectivisme/Les étapes du Bon Rire

Gastein-Serge (p. 41-47).

CHAPITRE III



les étapes du bon rire


Quelle route ai-je prise pour aller de la connaissance de moi-même à l’amour ? La route joyeuse du détachement. À ceux qui la regardent de loin, elle apparaît, la bonne et douce route, rebutante et pénible. Ils reculent devant elle. Et quelques-uns me disent : « Pourquoi suivre ces détours longs et fatigants ? Est-ce que je ne sens pas dans mon cœur battre l’amour ? Je développe directement les bons sentiments dont je possède au moins les germes. Ainsi je serai plus utile que toi. Mon amour pour mes frères sera autrement actif et efficace. Par le côté urgent, j’aborderai le problème de leur souffrance. Je serai un des héros qui luttent contre la misère. Le problème qui s’impose à nous — et ta sagesse le néglige si complètement ! — n’est-ce pas le problème économique ? Descends de tes ambitions hautaines ; daigne rester un homme et viens avec nous lutter parmi les hommes. »

Ah ! ma pitié pour la naïveté ou pour la malice de ceux qui parlent ainsi… Les yeux sur le sommet abrupt, si je m’efforce de monter en ligne droite, à chaque tentative, je roulerai meurtri, mais jamais je n’approcherai du but. Telle l’humanité, de siècle en siècle, de chute en chute, se blesse et s’exaspère à vouloir cueillir d’abord ce qui ne peut qu’être donné par surcroît. Le problème économique devient d’autant plus serré et angoissant qu’on fait plus d’efforts pour le dénouer directement. Le jour où le sourire détaché des hommes le négligerait, ils seraient bientôt étonnés de voir se dissiper le cauchemar. La faim et la soif du grand nombre sont créées par l’inquiétude qui va disant : « Que mangerons-nous ? Que boirons-nous ? »

Il n’est pas vrai, d’ailleurs, que ceux-là puissent aimer les hommes, qui aiment encore les choses pour lesquelles les hommes se haïssent et se tuent. Comment répandrais-je autour de moi le bonheur et la sérénité avant de les posséder moi-même ? Comment me donnerais-je avant de m’être débarrassé de mes chaînes ?…

— Je ne suis pas un sage, disait un père à Épictète. Pourtant j’aime mon fils et il m’aime.

Le stoïcien répondit à peu près :

— Regarde jouer ces deux jeunes chiens. Admire la grâce de leurs attitudes et de leurs mouvements. Admire comme amicalement ils évitent de se blesser. Mais, si ce spectacle te réjouit, ne jette pas un os entre eux.

Il ajouta :

— Rappelle-toi Étéocle et Polynice, ces jumeaux qui partagèrent si longtemps les mêmes jeux et la même nourriture ; qui, tant d’années, vécurent ensemble, riant aux mêmes joies, pleurant aux mêmes douleurs. Ils s’aimaient d’un instinct semblable à celui des deux bêtes que tu regardes. Mais ils n’étaient point sages et il suffit d’un os tombant entre eux, je veux dire un royaume, pour qu’il n’y eût plus que deux chiens qui se haïssent, qui se mordent, qui se déchirent, qui se tuent…

« Ô père qui crois aimer ton fils avant de connaître la sagesse et qui crois que ton fils, sans faire l’effort d’être sage, t’aime déjà, écoute les souhaits que mon cœur forme pour toi et pour lui. Plaise aux dieux qu’il ne tombe jamais aucun os entre vous : ni le lopin de terre que vous convoitez, ni la belle femme que vous désirez, ni l’honneur officiel qui exalterait votre pauvre orgueil.

« Détachez-vous du froid des choses si vous voulez d’un amour véritable aimer la chaleur des cœurs. Quand ce que le vulgaire appelle des biens vous sera devenu indifférent, venez me dire que vous aimez, et je vous croirai. »

La route que je suis, parfois j’ai l’impression de la créer, de l’ouvrir le premier à travers les arbres épineux et fleuris de la forêt qui monte. Souvent aussi je sens que d’autres hommes y ont passé avant moi. Sur les troncs les plus anciens, je lis des noms gravés : Socrate, Aristippe, Épicure, Diogène, Zénon, Épictète. L’enfant, au ventre de sa mère, traverse en quelques semaines le chemin où, au dire des évolutionnistes, l’animal s’est traîné des millénaires de siècles pour arriver à l’homme. Pour monter à sa propre lumière, tout ami de la sagesse ouvre un sentier que les ronces et les corolles obstruent derrière chaque passant et qui est pourtant le plus glorieux des chemins historiques.

On n’apprend rien que de soi-même et des circonstances de sa vie. Seule l’expérience directe est vraiment éducatrice. Cependant presque tout se passe comme si on se laissait guider à des leçons étrangères. Que ceux qui viennent derrière nous se gardent bien pourtant d’obéir à des paroles extérieures. Les carrefours sont trop nombreux où ils risqueraient de mal choisir, de prendre, derrière les docteurs de mensonges, la route qui descend ou celle qui mène aux abîmes.

Même si toute erreur était évitée, je ne trouverais pas derrière autrui le bonheur qui me convient. Parmi les paroles des meilleurs, il en est que repoussent mon esprit, mon cœur ou mon caractère. Nul autre que moi ne peut créer, en respectant les nuances qui la rendent unique et précieuse, mon harmonie[1].

Ce n’est pas Socrate, c’est un sûr instinct, qui m’a entraîné à regarder en moi-même, à rechercher uniquement, non certes la connaissance métaphysique, mais du moins la connaissance critique du sujet : qu’est-ce que je veux ? qu’est-ce que je puis ?

Je veux le bonheur. Naïvement, j’ai cru le voir d’abord dans ce que la foule appelle plaisir. Mais le plaisir, servi comme un maître non utilisé comme un moyen, me devint créateur de déceptions et de souffrances. Je compris bien vite que la première condition du bonheur c’est la maîtrise de soi. Parmi les compagnons de ce début du voyage, j’ai remarqué le souriant Aristippe.

Une plus claire connaissance de moi-même m’apprit que je n’avais nul besoin des voluptés pauvres qui viennent du dehors. Au dehors, je n’ai plus demandé qu’une chose : ne pas me devenir douleur, ne pas troubler l’activité spontanément joyeuse que je suis. Éviter, faim, soif ou froid, les privations qui m’arrachent aux joies de penser, de rêver, d’aimer et qui troublent mon rythme naturel, cela suffit pour que je reste une flamme continûment montante de bonheur. Ce résultat qui m’égale à tous les dieux de tous les songes, comme je l’obtiens à bon marché et avec de médiocres secours étrangers : un morceau de pain et, dans le creux de ma main, quelques gouttes d’eau. En une émotion de sécurité, j’ai regardé autour de moi. J’étais au jardin des pures et élégantes délices, et de vieux amis me souriaient : Épicure, Métrodore, Léontium.

Mais la douleur n’est pas toujours évitable et parfois la honte de la fuir me serait un trouble pire que l’effort de la soutenir. Dès que je me suis enrichi de cette inquiétude nouvelle, je me suis tourné tout entier vers la philosophie de la force défensive. Après ce coude du chemin, sur la pente dure, ma pensée, tendue et irritable comme un effort de convalescent, s’enlaidit quelque temps de je ne sais quel mépris agressif pour les hommes. Auprès de moi, Antisthène et Diogène m’encourageaient également à monter et à injurier la lâcheté d’en-bas.

Par un progrès nouveau, je me suis dépouillé de toute hostilité. Un subjectivisme plus pur m’a enseigné que seules mes actions intérieures dépendent de moi. Leur résultat me devient étranger comme la pierre que ma main a lancée et dont je ne puis plus modifier la direction. Il fait partie de ces « choses indifférentes » des anciens qu’un plus moderne appelle « les fortuits ». Le bonheur d’autrui ne peut être l’œuvre de ma violence. Ma voix a beau crier, par quel prodige ferait-elle entendre aux autres leur voix intérieure ? Mes efforts sur autrui, quelle paradoxale influence leur permettrait de créer l’activité d’autrui ? Un vivant ne se construit pas du dehors. Mon intervention, ah ! comme il faut qu’elle soit opportune, prudente et mesurée pour ne point risquer de faire du mal ! Quelle force étrangère peut entraîner les hommes vers le paradis, puisque le paradis ne leur est pas extérieur ? Les gestes apostoliques, multipliés par les cyniques, ne réussissent qu’à irriter. Une vertu manque à Diogène : celle qui apprend, sans renoncer à soi-même, à ne pas blesser les hommes avec des paroles dures et qui leur restent fermées ; celle qui, tolérance fleurie, engageait Spinoza à interroger sa bonne femme d’hôtesse sur le dernier sermon entendu. Amour intelligent et souple, elle permettait à La Boëtie mourant de choisir entre les aspects de la vérité pour dire à sa femme éplorée de vagues espérances de guérison, tandis qu’à Montaigne, cœur courageux, il exposait les raisons philosophiques de se réjouir d’une mort jeune.

Cette vertu, les stoïciens l’appelaient οίκονομία ; saint Augustin la nomme dispensatio. Le français n’a pour la désigner qu’un mot usé par les siècles et vidé de son riche contenu ancien : discrétion. Je lui redonne sa plénitude perdue et peut-être un peu plus : je lui fais signifier ce faisceau de clarté, de sourire et d’affectueuse réserve qui permet de voir quelle quantité de vérité chacun supportera et de ne jamais jeter sur les épaules des faibles une charge trop lourde. Ainsi entendue, la discrétion suppose un dernier et difficile détachement de soi-même ; elle suppose que notre orgueil et notre humilité sont purgés de toute vanité ; que la constatation de notre impuissance absolue sur le dehors ne s’irritera plus en efforts grinçants. Notre effort utile, en effet, sera presque toujours intérieur et subjectif. C’est mon âme seule que je puis allumer. Qu’elle devienne un feu de plus en plus grand afin d’émaner, vers ceux qui ont froid dans les ténèbres, de plus en plus de lumière et de chaleur. Οίκονομία des stoïciens, n’est-ce pas toi que Jésus pratiquait lorsque, renonçant à agiter sur les vendeurs du Temple un fouet qui blesse les corps sans changer les âmes, il disait : « Je suis doux et humble de cœur ? » Οίκονομία, dispensatio, discrétion, dernière expression de la vertu, suprême sourire et fleur la plus haute du subjectivisme, affranchis-moi de toute âpreté apostolique et de toute colère contre les faibles. Soulevé par l’espérance ou la joie d’aider ceux qui veulent se chercher eux-mêmes, je me promets de ne plus injurier les autres dans l’absurde dessein de les convaincre, et j’aperçois autour de moi les sourires héroïques de Zénon, de Cléanthe et d’Épictète.



  1. Dans cette courte brochure, je ne puis même indiquer en quoi je me sépare, par exemple, des stoïciens, mes plus proches parents philosophiques. Ce point et quelques autres qui exigent un long développement, je les réserve pour un volume sur le chantier qui s’appellera peut-être La Sagesse qui rit.