Le Stéréoscope et de la vision binoculaire
ET
DE LA VISION BINOCULAIRE.
J’ai des yeux…deux yeux,
Et une sensation intérieure qui en résulte sans rien d’étrange.
(HOMERE, Odyssée.)
Le stéréoscope, l’un des instrumens magiques de la science et de l’industrie moderne, se présente sous la forme d’une boîte de grandeur moyenne armée de deux tuyaux de lorgnette qui appellent l’application des deux yeux Une double peinture, un double dessin, une double miniature, une double figure géométrique, un double daguerréotype, sont placés au fond de la boite et sont regardés par les deux yeux à la fois, au moyen des deux tuyaux implantés sur la boite. Alors, par un effet vraiment magique, par une irrésistible illusion, avec une conviction complète de sensation ; le dessin prend du relief, la peinture devient de la sculpture.
Ce curieux instrument, le plus nouveau et peut-être le plus répandu déjà de tous les instrumens de l’optique appliquée à l’industrie serait assez difficile à faire connaître au lecteur, même avec le secours de la gravure. Il en est de même au reste de tous les objets dont il faut représenter les trois dimensions, et non pas seulement le plan ou l’élévation ; mais le grand nombre de stéréoscopes qui se construisent maintenant par milliers en France, en Angleterre, en Amérique, le bas prix de leur construction, dont on peut dire que les fabricans et les acheteurs ont abusé (nous reviendrons sur cette idée tout à l’heure), enfin les étonnans effets de cet appareil optique m’autorisent à parler du stéréoscope comme s’il était connu ou même sous les yeux de tous ceux qui liront ces pages.
Défini étymologiquement d’après son nom tiré de cette belle langue grecque qu’aucune autre n’a pu égaler dans l’expression de la pensée, le stéréoscope signifie « instrument qui montre tous les objets en relief ; » un dessin, ainsi que nous venons de le dire, devient une statue. La première partie du mot signifie un corps solide, un corps saillant, un objet réel, et non pas seulement une représentation sur le papier ou sur la toile. La seconde partie du mot signifie vision. Le nom de stéréoscope indique donc la vision en relief, et jamais instrument n’a été plus fidèle à son nom.
Défini par énumération, le stéréoscope a pour objet la représentation naturelle et pour ainsi dire statuaire de tous les objets de la nature que peuvent reproduire le crayon, le pinceau, la chambre noire, le daguerréotype, le talbotype, enfin tout ce que peut contenir l’album le plus riche et le plus varié.
Théoriquement, la portée de ce modeste instrument n’est pas moindre. Pour faire naître ses magiques illusions, il introduit dans chaque œil, au moyen d’un double dessin ou d’une double peinture, la même sensation que les yeux auraient reçue de la vision naturelle, et la conséquence est que la sensation qui en résulte est parfaitement celle que nos yeux reçoivent des objets eux-mêmes, en sorte que s’il reste encore aux physiciens ou même aux métaphysiciens des incertitudes sur les causes morales ou physiques qui nous font percevoir si bien le relief des corps par la vision naturelle, le stéréoscope n’a rien à voir dans ces discussions. Il suffit de dire qu’il peint au fond de nos yeux les objets de la nature, comme ils s’y peignent quand nous les regardons eux-mêmes, et qu’ainsi nous les voyons à l’aide du stéréoscope exactement comme s’ils existaient devant nous.
Il va sans dire que déjà la construction du stéréoscope a éprouvé bien des modifications. Partons du stéréoscope à boîte armée de deux tuyaux oculaires et mettons-y d’abord un double daguerréotype de paysage ou d’architecture monumentale. Le daguerréotype de droite sera vu par l’œil droit seulement, le daguerréotype de gauche sera vu de même exclusivement par l’œil gauche, et si l’artiste a pris les deux points de vue comme les aurait vus le spectateur, en fermant alternativement l’œil droit et l’œil gauche, le contemplateur stéréoscopique recevra par l’instrument la même impression qu’il eût reçue de la nature elle-même ; le paysage, le monument, renaîtront devant lui. Il se promènera par la vue entre les arbres fuyant les uns derrière les autres comme dans une forêt, et les colonnes, les arcs-boutans, les statues du monument, laisseront la vue tourner tout à l’entour et pénétrer entre les parties saillantes et la masse centrale de la fabrique.
Si, au moyen d’une double représentation, on a dessiné une figure entière, un buste, un portrait, une machine d’industrie même très compliquée, un échantillon d’histoire naturelle, un solide géométrique, le stéréoscope rendra ces objets présens. Le sculpteur, le modeleur pourra les reproduire comme d’après nature ; le peintre ou le dessinateur pourra les repeindre ou les redessiner en les prenant d’autres points de vue que ceux qui ont été primitivement choisis. Il n’est point de paroles qui puissent rendre les exclamations de surprise qui éclatent de tous côtés, lorsque l’introduction des stéréoscopes a lieu dans une société ou une soirée un peu nombreuse, et que chacun de ceux qui ont trouvé un effet étonnant de stéréoscope veut le faire admirer au point de vue qui le frappe lui-même le plus incroyablement. Au reste, la reproduction par la sculpture d’un double dessin stéréoscopique n’est point seulement une possibilité, l’épreuve en a été faite avec le plus grand succès. Ainsi un habitant des îles Sandwich, ou du Japon, ou des antipodes (à la Nouvelle-Zélande) peut désormais envoyer à un sculpteur de Paris une double plaque daguerrienne (où n’y a-t-il pas maintenant un daguerréotype ?), et il recevra son buste aussi bien modelé que s’il eût fait lui-même le voyage de Paris. Strictement parlant, avec le stéréoscope, une plaque, un dessin pesant un petit nombre de grammes, deviennent l’équivalent d’un buste difficile à transporter, à placer, à éclairer convenablement.
Un mot sur l’histoire du stéréoscope.
Le nom et une première esquisse de l’instrument appartiennent à un Anglais, M. Whealstone, physicien de premier ordre et célèbre pour sa mesure de la vitesse de l’électricité, qu’il a trouvée être du même ordre que la vitesse de la lumière, laquelle ferait en une seconde sept ou huit fois le tour de la terre. M. Wheatstone a été aussi l’un des premiers et des plus habiles établisseurs des télégraphes électriques. Avant 1838, M. Wheatstone eut l’idée de prendre deux miroirs, de les assembler comme le sont deux couvertures d’un livre relié que l’on ouvre à moitié, et, mettant tout près du nez la ligne de jonction des deux miroirs, de regarder avec chaque œil dans chaque miroir deux dessins placés l’un à droite, l’autre à gauche de l’observateur. Lorsque celui-ci était parvenu à saisir la superposition des deux reflets des miroirs, alors l’effet du relief apparaissait ; mais, comme l’a très bien dit M. Brewster, l’auteur du vrai stéréoscope populaire, c’était plutôt un appareil qu’un instrument, et cette belle invention fut oubliée pendant dix ou douze ans. Sir David Brewster, tout en réclamant sa part comme auteur du stéréoscope usuel à tuyaux oculaires avec verres grossissans, etc., rend pleine justice à son célèbre et habile compatriote ! L’érudition, toujours un peu jalouse du mérite contemporain, n’a pas manqué de remonter à Léonard de Vinci et même à Galien pour trouver des observations relatives à la vision par les deux yeux, d’où, avec un peu de complaisance, on conclurait que ni M. Wheatstone ni M. Brewster ne sont les premiers inventeurs du stéréoscope, ni M. Jules Dubosq, de Paris, le premier grand constructeur dobt les stéréoscopes à l’exposition de Londres aient fixé l’attention de la grande reine d’Angleterre. On irait jusqu’à trouver le nom du constructeur babylonien qui, sur les bords de l’Euphrate ou du Tigre, a présenté un stéréoscope à la fameuse Sémiramis, à l’exposition de l’an 1851 avant notre ère ; mais laissons parler sir David Brewster lui-même, qui, ayant été élu associé étranger de l’Institut de France (la plus haute marque de considération que puisse recevoir un savant sur cette planète), visita la France en 1850, et vint prendre place aux fauteuils académiques du palais des Beaux-Arts. L’article dont nous citons un extrait est de M. Brewster, bien que le savant Anglais n’y prenne pas la parole en son nom :
« Après avoir essayé, mais en vain, d’engager quelques-uns des opticiens ou des photographes de Londres à construire son stéréoscope et des doubles daguerréotypes pour cet instrument, M. Brewster apporta à Paris, au printemps de 1850, un très bel instrument exécuté par Loudon, opticien à Dundee, et un portrait binoculaire fait par lui-même. Il montra cet instrument à M. l’abbé Moigno, l’auteur distingué de l’ouvrage intitulé l’Optique moderne, à M. Soleil et à M. Dubosq-Soleil, éminens opticiens de Paris, ainsi qu’à quelques-uns des membres de l’institut de France (et notamment à l’auteur du présent article). Ces messieurs comprirent tout de suite la valeur de l’instrument, non-seulement comme un joujou amusant par ses effets magiques, mais encore comme un important auxiliaire pour les arts du dessin et pour la sculpture M. Dubosq se mit immédiatement à confectionner le nouveau stéréoscope, et exécuta en même temps une immense variété de beaux doubles daguerréotypes binoculaires sur des objets vivans ou inanimés, des hommes, des statues, des monumens d’architecture, des ornemens, des arbres, des bouquets de fleurs, des échantillons d’histoire naturelle, des solides et des figures de géométrie, etc., etc.. que des milliers de personnes s’empressèrent devenir contempler avec le nouvel instrument…
« Dans la belle collection d’instrumens de physique et d’optique que M. Dubosq-Soleil présenta à la grande exposition de Londres en 1850, et pour laquelle il reçut la grande médaille du conseil, il plaça un des stéréoscopes à lentilles de sir David Brewster avec une belle série de daguerréotypes binoculaires. Cet instrument attira particulièrement l’attention de la reine, et M. Dubosq exécuta un beau stéréoscope qui fut, offert en son nom à sa majesté par sir David Brewster. Par suite de cette exposition, M. Dubosq reçut une immense commande de stéréoscopes Brewster qui furent introduits en ce pays (l’Angleterre). La demande devint néanmoins telle que des opticiens anglais se consacrèrent exclusivement à la manufacture des stéréoscopes, et en débitèrent en quelques mois plusieurs centaines, sinon plusieurs mille. Des sculpteurs entrevirent l’application du stéréoscope à leur art, et nous avons récemment appris de Paris qu’un artiste distingué de cette capitale a modelé une statue d’après le relief produit par le stéréoscope. »
Après s’être plaint de quelques journalistes qui ont parlé du stéréoscope Brewster sans en nommer l’auteur, l’illustre patriarche des savans anglais procède à la théorie de l’instrument, qui nous semble fort simple, quand on veut bien la rapporter à la vision naturelle, comme nous l’avons dit plus haut. L’article du savant, associé étranger de l’Institut de France contient sur la formation des images photographiques par des lentilles d’une ouverture plus ou moins grande un incroyable contre-sens scientifique, développé avec une complaisance non moins étonnante, et qui ne peut être attribué qu’à une inadvertance favorisée par l’éloignement des académies et des contradicteurs empressés qu’elles fournissent complaisamment et en abondance.
Voici donc pour tout le monde et en peu de mots la théorie, ou, pour parler moins superbement, le secret des effets magiques du stéréoscope. Quand nous regardons un objet ordinaire avec les deux yeux, nous le voyons tel qu’il est, saillant, solide, en relief. Nous faisons du relief, comme M. Jourdain faisait de la prose, sans le savoir, et la preuve, c’est que quand on veut approfondir pourquoi la vision par les deux yeux nous donne la sensation, la perception du relief, on rencontre plusieurs opinions fondées les unes sur la physique des sens, les autres sur les notions que l’intelligence, aidée du tact, aurait introduites dans l’habitude des jugemens de l’organe ; heureusement la théorie du stéréoscope n’a pas besoin de remonter si haut.
Tout le monde conçoit en effet que, puisque la vision par les deux yeux nous donne le sentiment du relief, on produirait ce même résultat en introduisant immédiatement dans chaque œil, au moyen de deux peintures différentes et prises de deux points de vue convenables, les mêmes images que reçoit l’œil de l’objet lui-même. Si donc les peintures qui se forment au fond de l’œil sur le tableau nerveux qu’on appelle la rétine, en venant, directement de l’objet, sont remplacées par de fidèles peintures daguerriennes ou autres que l’instrument introduit au fond de chaque œil, cet organe se trouvera exactement dans le même cas que s’il eût reçu ces peintures de l’objet réel lui-même, et les impressions reçues étant les mêmes, les sensations et perceptions du relief et de toutes les autres propriétés de l’objet, comme ses couleurs, ses dégradations de teinte, ses détails de forme ; etc., seront les mêmes aussi. En un seul mot, ce que fait la nature pour l’œil, le stéréoscope le fait pareillement.
Il serait trop long et trop fastidieux de faire connaître tous les détails du stéréoscope ou plutôt des stéréoscopes. Nous avons déjà dit que dans l’ancien appareil de M. Wheatstone, les deux dessins étaient ramenés à la superposition dans l’œil au moyen de deux miroirs. M. Brewster a remplacé les miroirs par des prismes réflecteurs qui opèrent de face. On peut même supprimer les miroirs en regardant les deux dessins chacun avec un œil, ce que l’on fait en disposant une espèce de cloison en avant du nez, de manière à forcer la vision de chaque œil à s’attacher à un seul dessin. Je crois que ces tours de force seraient fort dangereux pour les enfans et pour les personnes qui ont de la tendance à loucher. Pour ceux qui voudront s’exercer à produire simplement ces belles illusions, je recommanderai de placer sur une table le double dessin qu’ils veulent voir stéréoscopiquement, ensuite de placer la main ou une feuille de carton devant la figure, de manière que chaque œil ne voie qu’un des dessins, puis de fixer le regard, tantôt sur les dessins, tantôt sur l’extrémité de la feuille de carton ou des doigts de la main, en remuant la tête d’avant en arrière jusqu’à ce qu’on voie naître entre les deux dessins, qui paraissent écartés l’un de l’autre, un troisième dessin intermédiaire. Une fois cette apparition produite, il faut y diriger son attention ; alors sans miroirs, sans loupes, sans boîte, sans appareil aucun, on reproduit l’effet du stéréoscope. Pour surcroît de bonheur, on est louche pour toute sa vie !
J’ai dit plus haut que les constructeurs et les acheteurs avaient abusé du stéréoscope. En effet, la grande facilité d’assembler les côtés d’une boîte de quelques décimètres de dimension, d’y implanter deux tuyaux garnis de loupes et de réflecteurs (chacun de ces objets, suivant M. Brewster, revenant en gros à 5 francs la douzaine !), et enfin d’y adaptée des daguerréotypes éclairés en dessus ou par transparence, ont fait de cet instrument un article de pacotille que M. Dubosq a débité à près de dix mille, et les opticiens de Londres et de New-York avec autant de succès. Mais admettez qu’un double daguerréotype, une double photographie sur papier, enfin une double miniature exécutée avec tous les raffinemens de l’art, soient mis dans un stéréoscope de choix, et voyez l’admirable effet artistique qui en résultera : on rendrait impérissables les formes statuaires des plus beaux modèles, les poses artistiques des premiers artistes dramatiques, les traits chéris des parens, les amis et des bienfaiteurs, et l’on produirait l’immortalisation physique des grandes renommées qui font la gloire des peuples. « Ne serions-nous pas heureux, s’écrie M. Brewster, de voir s’animer des tableaux photographiques, de voir Démosthènes lançant la foudre de son éloquence contre le roi de Macédoine, Brutus immolant César au pied de la statue de Pompée, saint Paul prêchant à Athènes, ou celui dont le nom n’a pas besoin d’être prononcé, dans l’attitude de la bonté et de la beauté céleste, proclamant la rédemption du genre humain ? Avec quel ravissement nous contemplerions ces vivifications si sympathiques et si divines ! Les héros et les sages des anciens temps, tout mortels qu’ils étaient, auraient pu être embaumés et seraient devenus plus impérissables que par les procédés de l’art égyptien, conservant les formes de la vie, des affections et de la puissance intellectuelle, et s’incarnant dans l’immortalité stéréoscopique bien mieux que dans les hideuses momies qui sauvent à grand’peine et bien incomplètement les dépouilles des rois de la corruption universelle. » S’il est une intelligence, un corps, une illustration qui ait mérité cette préservation pour l’éternité, c’est certainement l’auteur du stéréoscope, l’éminent physicien, l’infatigable doyen de la science optique, sir David Brewster.
Ceux qui ont visité à Londres la basilique sans rivale, de Westminster ou les invalides maritimes de Greenwich ont vu avec un sentiment douteux d’admiration les figures en cire de Marie Stuart ou de Nelson, avec une couche plus ou moins épaisse de charbon de terre indigène. Qu’on remplace ces figures à la Curtius par des stéréoscopes, objets d’art avouables par le bon goût et par l’imagination, et quelle galerie bien supérieure aux galeries historiques de Versailles on obtiendrait ! Et qu’on n’objecte pas la petitesse nécessaire des daguerréotypes et des stéréoscopes actuels ; je me suis assuré que M. Dubosq possède tous les élémens d’amplitude et de grossissement qui peuvent arriver, quand on voudra, à la grandeur naturelle, au full size, des personnages à représenter.
Le stéréoscope fait encore de la carte plate d’un pays un plan en relief qui en fait ressortir toute la géographie physique. La carte de la lune reproduit avec les ombres du premier et du dernier quartier les volcans, les cratères, les chaînes de montagnes, les coulées de laves, les entassemens de rocs, les fentes du terrain que l’on avait pris pour des fortifications, les cirques, les plaines basses, les pics isolés, enfin toute la topographie de cette planète secondaire, dont la carte, est beaucoup plus avancée, à une distance de 360,000 kilomètres, que la carte de l’Afrique, qui touche les populations musulmanes de la France.
Je ne Unirais pas si je voulais passer en revue tout ce que l’activité intellectuelle et industrielle a déjà fait pour le stéréoscope. Sous le titre de bioscope, M. Dubosq a introduit dans cet instrument le mouvement et la vie, et en combinant les effets du stéréoscope avec ceux de la persistance des images dans l’œil, on arrive à des effets dont tout ce qu’on rapporte de fabuleux sur l’antique magie ne peut approcher ; mais on perd en généralité d’effet ce qu’on gagne en merveilleux. La science la plus positive trouvera aussi un utile auxiliaire dans le stéréoscope. La superposition des objets doubles permet de jeter un fond bleu sur un rond rouge, et d’avoir par ce moyen un fond vert. Les physiciens savent ce qu’il y a encore à chercher sur le mélange des couleurs, sur les couleurs complémentaires, les couleurs de contraste, et sur les couleurs propres des corps. Le stéréoscope deviendra un instrument de recherches, un véritable outil, dans ces difficiles spéculations théoriques et expérimentales. En physique comme en astronomie, l’art d’observer, qui n’est que le fondement de la science, est lui-même, comme dit Fontanelle, une très grande science.
J’ai trouvé plusieurs personnes qui s’affligeaient de voir que le stéréoscope, à la vérité construit et apprécié par des Français, fût une invention anglaise ; mais le daguerréotype est français, et d’ailleurs il n’y a point de nationalité pour les sciences pas plus que pour l’intelligence du genre humain. C’est là une des belles paroles de Napoléon Ier. J’ai déjà dit ailleurs que, sans la haute protection de Napoléon III pour un Anglais, M. Brett, l’Angleterre, qui communique maintenant au continent par des fils électriques sous-marins aboutissant en France, en Belgique et en Hollande, serait encore, pour ses correspondances privées et politiques, à la merci des hasards météorologiques. Dans peu, non-seulement il n’y an m plus de Pyrénées, mais plus d’Alpes, plus de Caucase, plus d’Atlantique, plus de Pacifique.
La théorie du stéréoscope se réduit donc à dire que cet instrument fait, pour la vision avec les deux yeux, ce que les objets réels font eux-mêmes, et que, par suite, les doubles peintures stéréoscopiques apparaissent comme si elles existaient réellement ; mais la question de la vision naturelle est si belle par elle-même, qu’il serait fâcheux de ne point aborder ici ce sujet, où la science et le raisonnement ont triomphé depuis longtemps. Des vérités acquises depuis longtemps n’en sont pas moins précieuses.
On connaît depuis bien des années l’expérience qui consiste à prendre l’œil d’un grand animal récemment tué, un œil de bœuf par exemple. Après avoir aminci, au moyen d’une lame bien tranchante, la partie postérieure de cet œil, ou voit se peindre en transparence sur le fond une image des objets, celle des fenêtres, des maisons ou des arbres voisins se détachant sur le ciel. C’est une vraie chambre-noire ordinaire. Plusieurs penseurs ont été embarrassés de savoir comment une image sans relief, une image plate et sans épaisseur donnait à l’animal la sensation du relief et des distances. Voici comment s’opère ce jugement.
Si l’on regarde les objets avec un seul œil, on sait que, si l’on observe des objets inconnus où rien ne puisse aider la sensation matérielle, on juge fort mal leur relief, dès qu’ils sont à la distante de quelques décimètres, lui effet, si l’œil agit seul, les divers points de l’objet, qui sont à diverses distances, ne peindront pas leurs images avec la même netteté, dans l’œil, et il en résultera pour cet organe un moyen de juger ou plutôt de sentir les diverses distances par le plus ou moins de netteté qu’elles créent au fond de l’œil ; mais dès que la distance de l’objet devient un peu plus considérable, un mètre par exemple, toutes les images ont sensiblement le même degré de netteté ou de trouble, et ce moyen de perception fait défaut à l’œil agissant seul. Employons maintenant les deux yeux.
Alors, à moins que la distance ne soit immense, par exemple plusieurs centaines de mètres, chaque œil reçoit une impression différente. L’œil droit atteint des points de l’objet que ne voit point l’œil gauche de son côté, et réciproquement. L’habitude, l’exercice, le tact appelé comme auxiliaire, les diverses circonstances de couleur, d’illumination, de formes, arrondies ou abruptes, techniquement de galbe, perçues par les deux yeux, donnent le relief. Remarquons, comme une utile déduction des effets du stéréoscope, que puisque les peintures plates de cet instrument donnent de merveilleux reliefs, les physiciens, qui ne voulaient pas admettre que les images sans épaisseur qui se forment au fond de l’œil pussent donner la sensation du relief, ne sont plus fondés dans leur objection, puisque (on ne peut pas trop le répéter) des images parfaitement planes et sans épaisseur, celles du stéréoscope, donnent complètement la sensation du relief.
Cependant, dira-t-on, pour les grandes distances, pour les paysages alpestres, pour les beaux paysages des Vosges, pour les immenses panoramas des contrées observées du sommet des monts, comme la Limagne d’Auvergne vue du sommet du Puy-du-Dôme, — pour ces grandes étendues, nous jugeons très bien les distances diverses, et l’art reproduit admirablement les fuyans des chaînes et des cimes situées à perte de vue les unes derrière les autres par rapport au point central qu’occupe l’observateur.
La réponse, est simple. Il s’introduit là un nouvel élément : la perspective aérienne proprement dite, c’est-à-dire l’extinction de lumière que produit une grande masse d’air traversée par les rayons lumineux. Tout le monde a remarqué combien les montagnes éloignées sont bleues par l’interposition de l’air, et dans certaines circonstances de pluie cessante et près des bords de la mer, j’ai pu observer des fonds de paysages teintés de l’outremer le plus violet possible. Cet effet de perspective aérienne1, d’extinction de lumière, ne commence pas avant la distance de deux cents mètres, suivant les observations précises de M. Arago, quand l’air est serein. Par des temps de brouillard ou lorsqu’on s’élève dans les nuages, la perspective se clôt à de bien faibles distances. Alors, dit Homère, chacun ne voit pas plus loin que la distance où il peut lancer une pierre ; Dans certains nuages et dans certains brouillards de Paris et de Londres, cette distance est beaucoup moindre, et l’on voit à peine l’extrémité de la canne de quatre-vingts centimètres à un mètre de longueur que l’on tient à la main. Sans considérer les cas extrêmes, lorsque d’un lieu élevé de Paris, du sommet d’un monument, de l’arc de triomphe de l’Étoile par exemple, on observe vers la fin du jour les diverses collines qui s’étendent au couchant de la capitale, leurs divers plans et leurs diverses distances sont admirablement accusés par la perspective aérienne. Je dis ici perspective aérienne proprement dite, car, malgré les physiciens et leurs mesures de précision désespérantes pour les idées fausses, les artistes admettent la perspective aérienne et la dégradation des teintes pour des distances très petites. C’est un autre effet appelé du même nom. Si la science positive n’a rien à voir avec l’imagination qui crée les merveilles de la peinture, il n’en est pas moins vrai que l’art ne peut créer sans s’assujettir aux lois physiques de la nature. Si la nature n’est point l’art, il n’y a point d’art sans la nature.
Dans le thème, si souvent reproduit par les prédicateurs protestans, des merveilles de la création, l’œil et la vision ont été fréquemment l’objet de curieuses remarques ; mais déjà, mettant de côté les grandes distances et regardant un objet, une statue, un tableau, une miniature, un daguerréotype, que nous disent la théorie et l’expérience ? L’objet réel, la statue, sont vus avec toutes les ressources de l’organe. Si la statue est d’un excellent artiste, elle donnera, sous huit points de vue divers, huit aspects heureux. L’art parlera sans efforts ; mais si c’est un tableau, que dira la toile plate représentant des objets en relief ?
Évidemment il y aura quelque chose de moins naturel ; mais par la haute estime des chefs-d’œuvre de la peinture, on peut juger que ce qui manque physiquement au tableau est bien peu de chose comparativement à ce que le génie y a mis. Malgré tous les artifices de la couleur, des ombres, du dessin, quand on regarde un tableau avec les deux yeux, on trouve une différence entre l’effet produit par la toile, qui n’occupe qu’un seul plan, et ce que produiraient des objets réels plus ou moins distans du spectateur. Tout le monde sait qu’en fermant un œil, une grande partie de cette invraisemblance tacite disparaît, et que le tableau gagne tout de suite, en naturel. C’est surtout au premier abord que cet effet est sensible. Plus tard l’imagination, entraînée par le talent de l’artiste, n’écoute plus les faibles réclamations de la sensation, pas plus qu’on ne résiste à l’entraînement des représentations théâtrales malgré les invraisemblances de la scène, des décorations, de l’illumination, de la pose des acteurs parlant au public, et enfin de la présence des spectateurs eux-mêmes.
Mais c’est surtout pour les peintures qui se voient de très-près, comme les épreuves daguerréotypes et les miniatures, que l’usage des deux yeux est fatal. Ces représentations planes d’objets en relief semblent vous dire elles-mêmes : fermez un œil, et il n’est point d’amateur montrant une collection de ces admirables chefs-d’œuvre qui n’invite son hôte à rehausser ainsi le mérite des plus belles miniatures. Une autre règle que l’on peut, je crois, admettre pour donner du naturel aux objets d’art, c’est de ne point rester fixement à la même place. Les mouvemens même très petits que se donne le spectateur sauvent une grande partie des invraisemblances physiques de l’art en ôtant à l’organe la possibilité de s’appesantir et de se fixer sur ce qui fait la différence entre la toile et le relief.
Pour revenir plus spécialement au stéréoscope, nous dirons que l’étonnant succès, la popularité de ce bel instrument, se sont produits d’eux-mêmes et sans le patronage tout-puissant et presque toujours indispensable de la presse scientifique et de la presse périodique. Il en a été de même pour le télégraphe électrique, et jusqu’à un certain point pour le daguerréotype, les locomotives, les agens médicaux qui suppriment la douleur, L’électrotypie ou sculpture électrique, et tant d’autres inventions capitales, l’honneur exclusif de notre siècle. Le stéréoscope est recherché, parce qu’indépendamment de ses applications utiles il produit de beaux effets, des effets vraiment artistiques, et que, pour passionner les hommes, plutôt que de répondre à la question : A quoi bon ? il vaut mieux pouvoir répondre à la question : En quoi beau ?
Une question m’a souvent été faite dans ces réunions si admirables de la société parisienne, ou tant de bons esprits, peut-être un peu indolens, excités par l’instinct puissant de la sociabilité, apportent le tribut de leurs idées, et qui autrement, suivant l’expression de l’abbé Dubos, s’en iraient sans déballer, réunions dans lesquelles l’hommes spécial que l’on interroge peut dire sans honte : Je ne sais pas, ou dire sans pédantisme ce qu’il sait, où enfin l’homme du monde peut poser sans inconvénient pour lui les problèmes les plus insolubles, ceux du moins qui l’ont été depuis quarante siècles pour le genre humain. Pourquoi, me demande-t-on, la fin du dernier siècle et la première moitié de celui-ci ont-elles vu tant d’inventions physiques si neuves, si belles, si utiles, si merveilleuses, tandis que les progrès des arts d’imagination ou même ceux des sciences métaphysiques ou philosophiques n’ont point été aussi éclatans ? Et là-dessus même plusieurs de ceux qui se servent le plus des chemins de fer, du télégraphe électrique et de l’éthérisation crient hautement à l’utilitarisme ! c’est-à-dire à une trop grande prépondérance des intérêts matériels. J’admets plus que personne que l’homme ne doit pas vivre seulement de pain, qu’il a une âme et une imagination comme il a un corps, et que la puissance dominante est en définitive la puissance morale de la pensée bien plus que la puissance mécanique des agens soumis à l’homme par son intelligence, savoir : les animaux, l’eau, le fer, l’électricité ; mais enfin, et en revenant à la question, pourquoi tant de progrès industriels depuis un demi-siècle ?
Le voici. Lorsque dans les écoles et dans les livres on s’occupait de savoir si la matière pouvait être conçue sans la notion de l’espace et du temps, si les qualités essentielles de l’existence dépendaient de telle ou telle qualité nécessaire, si la matière, l’espace et le temps, ces trois grands fondemens de l’univers où nous vivons, ou plutôt où nous pensons ; si, dis-je, ces trois grands élémens sont indispensables à l’existence des êtres, en sorte par exemple qu’on put créer un monde sans substance matérielle, sans espace ou sans durée : quelle intelligence pouvait atteindre à la solution de pareilles questions ? Mais la science moderne est plus modeste. Elle ne cherche point l’absolu, si difficile à trouver, elle se contente des rapports, lesquels sont bien plus accessibles à nos intelligences. Ainsi je ne sais pas quelle est l’essence de la substance matérielle, mais je puis la comparer à un poids donné, le gramme, et dire que, tel corps pèse autant que tant de grammes et de milligrammes. L’essence de l’espace m’est inconnue, mais je mesure tel espace que je veux, la terre entière, la France, Paris, en kilomètres et en mètres. J’ignore ce que c’est que le temps en lui-même, mais je puis dire que telle durée est de tant de secondes, la seconde étant la quatre-vingt-six mille quatre centième partie du jour, dont la période est invariable. Je ne sais pas ce que c’est en soi-même que la force mécanique et le mouvement, mais j’emprisonne la vapeur et j’en mesure l’élasticité pour l’employer plus tard à mouvoir des masses immenses. Le secret des découvertes de la science moderne, c’est tout simplement qu’elle n’a cherché que ce qui était accessible à nos moyens d’expérimentation : au lieu d’épuiser ses forces sur les notions inaccessibles de l’absolu dans la nature des êtres, elle en a observé les propriétés secondaires. Elle a expérimenté, elle a pesé, elle a mesuré, elle a comparé. L’homme ne connaît pas plus la nature intime de la force de la vapeur, dans la locomotive qu’il a créée qu’il ne connaissait, il y a quelque mille ans, la nature de la force dans le cheval, le chameau ou l’éléphant qu’il faisait servir à la locomotion. Ainsi la réponse très simple à cette question : Pourquoi depuis peu d’années la science a-t-elle tant trouvé ? est la suivante : C’est que depuis peu d’années la science n’a cherché que ce qu’il était possible de trouver.
BABINET, de l’Institut.