Hetzel (p. 365-376).

« D’un coup… pan !… Les quatre fers en l’air… »

XI

au milieu des brumes.

« Eh bien, monsieur Jeorling, me dit le bosseman, lorsque, le lendemain, nous nous retrouvâmes en face l’un de l’autre, il faut en faire notre deuil !

— Notre deuil, Hurliguerly, et de quoi ?…

— Du pôle Sud, dont nous n’avons pas même aperçu la pointe !

— Oui… et qui doit être maintenant à quelque vingtaine de milles en arrière…

— Que voulez-vous, le vent a soufflé sur cette lampe australe, et elle était éteinte au moment où nous sommes passés…

— Voilà une occasion que nous ne rencontrerons plus guère, j’imagine…

— Comme vous dites, monsieur Jeorling, et nous pouvons renoncer à jamais sentir le bout de la broche terrestre tourner entre nos doigts !

— Vous avez d’heureuses comparaisons, bosseman.

— Et à ce que je viens de dire, j’ajoute que notre véhicule de glace nous charrie au diable, et pas précisément dans la direction du Cormoran-Vert !… Allons… allons… campagne inutile, campagne manquée… et qu’on ne recommencera pas de sitôt… En tout cas, campagne à finir, et sans flâner en route, car l’hiver ne tardera pas à montrer son nez rouge, ses lèvres gercées et ses mains crevassées d’engelures !… Campagne pendant laquelle le capitaine Len Guy n’a point retrouvé son frère, — ni nous nos compatriotes, — ni Dirk Peters son pauvre Pym !… »

Vrai, tout cela, et c’était le résumé de nos déboires, de nos déconvenues, de nos déceptions ! Sans parler de l’Halbrane anéantie, cette expédition comptait déjà neuf victimes. De trente-deux qui avaient embarqué sur la goélette, nous étions réduits à vingt-trois, et à quel chiffre tomberions-nous encore ?…

En effet, du pôle austral au cercle antarctique, on compte une vingtaine de degrés, soit douze cents milles marins, et il serait nécessaire de les franchir en un mois ou six semaines au plus, sinon la banquise se trouverait reformée et refermée !… Quant à un hivernage dans cette partie de l’Antarctide, personne de nous n’eût pu y survivre.

D’ailleurs, nous avions perdu tout espoir de recueillir les survivants de la Jane ; et l’équipage ne formait plus qu’un vœu, traverser le plus rapidement possible ces effrayantes solitudes. De sud que notre dérive avait été jusqu’au pôle, elle était devenue nord, et, à la condition qu’elle persistât, peut-être serions-nous favorisés de quelques bonnes chances qui en compenseraient tant de mauvaises ! Dans tous les cas, pour employer une locution familière, « il n’y avait qu’à se laisser aller ».

Qu’importe, si ces mers vers lesquelles se dirigeait notre ice-berg n’étaient plus celles de l’Atlantique méridional, mais celles de l’océan Pacifique, si les terres les plus rapprochées, au lieu des South-Orkneys, des Sandwich, des Falklands, du cap Horn, des Kerguelen, seraient l’Australie ou la Nouvelle-Zélande ! C’est pourquoi Hurliguerly avait-il raison de le dire — et à son vif regret, — ce n’était pas chez le compère Atkins et dans la salle basse du Cormoran-Vert qu’il irait boire le coup du retour !

« Après tout, monsieur Jeorling, me répétait-il, il y a encore d’excellentes auberges à Melbourne, à Hobart-Town, à Dunedin… Le tout est d’arriver à bon port ! »

La brume ne s’étant pas levée pendant les journées des 2, 3 et 4 février, il eût été difficile d’évaluer le déplacement de notre ice-berg depuis qu’il avait dépassé le pôle. Toutefois, le capitaine Len Guy et Jem West croyaient pouvoir l’estimer à deux cent cinquante milles.

En effet, le courant ne semblait avoir ni diminué de vitesse ni changé de direction. Que nous fussions engagés dans un bras de mer entre les deux moitiés d’un continent, l’une à l’est, l’autre à l’ouest, qui formaient le vaste domaine de l’Antarctide, cela ne paraissait pas douteux. Aussi trouvai-je très regrettable de ne pouvoir atterrir d’un côté ou de l’autre de ce large détroit, dont l’hiver ne tarderait pas à solidifier la surface !

Lorsque j’en causai avec le capitaine Len Guy, il me fit la seule réponse logique :

« Que voulez-vous, monsieur Jeorling, nous sommes impuissants, il n’y a rien à faire, et, où je reconnais bien cette malchance qui nous accable depuis quelque temps, c’est précisément dans la persistance de ces brumes… Je ne sais plus où nous sommes… Impossible de prendre hauteur, et cela au moment où le soleil va disparaître pour de longs mois…

— J’en reviens toujours au canot, dis-je une dernière fois. Avec le canot ne pourrait-on pas ?…

— Aller à la découverte !… Y pensez-vous ?… Ce serait une imprudence que je ne commettrai pas… et que l’équipage ne me laisserait pas commettre ! »

Je fus sur le point de m’écrier :

« Et si votre frère William Guy, si vos compatriotes se sont réfugiés sur un point de cette terre… »

Mais je me contins. À quoi bon renouveler les douleurs de notre capitaine ? Cette éventualité, il avait dû y songer, et, pour avoir renoncé à poursuivre ses recherches, c’est qu’il s’était rendu compte de l’inutilité en même temps que de l’inanité d’une dernière tentative.

Après tout, — et cela lui laissait encore une vague espérance, — peut-être s’était-il fait ce raisonnement, qui méritait quelque attention :

Lorsque William Guy et les siens avaient quitté l’île Tsalal, la saison d’été commençait. Devant eux s’ouvrait la mer libre, traversée par ces mêmes courants du sud-est dont nous avions subi l’action, d’abord avec l’Halbrane, ensuite avec l’ice-berg. En outre des courants, ils avaient dû être favorisés, comme nous l’avions été, par les brises permanentes du nord-est. De là cette conclusion que leur canot, à moins qu’il eût péri dans un accident de mer, devait avoir suivi une direction analogue à la nôtre, et, à travers ce large détroit, être arrivé jusqu’à ces parages. Et, dès lors, était-il illogique de supposer, ayant sur nous une avance de plusieurs mois, après avoir remonté au nord, franchi la mer libre, passé la banquise, que leur embarcation fût parvenue à sortir du cercle antarctique, enfin que William Guy et ses compagnons eussent rencontré quelque navire qui les aurait déjà rapatriés ?…

En admettant que notre capitaine se fût rangé à cette hypothèse, laquelle, je l’avoue, exigeait tant de bonnes chances — trop même ! — il ne m’en avait jamais dit un mot. Peut-être, — car l’homme aime à conserver ses illusions, — peut-être craignait-il qu’on lui démontrât les côtés faibles de ce raisonnement ?…

Un jour, je parlai dans ce sens à Jem West.

Le lieutenant, peu accessible aux entraînements de l’imagination, refusa de se rendre à mon avis. De prétendre que, si nous n’avions pas retrouvé les hommes de la Jane, cela tenait à ce qu’ils avaient quitté ces parages avant notre arrivée, qu’ils étaient déjà revenus dans les mers du Pacifique, cela ne pouvait entrer dans un esprit aussi positif que le sien.

Quant au bosseman, lorsque j’appelai son attention sur cette éventualité :

« Vous savez, monsieur Jeorling, répliqua-t-il, tout arrive… ou, du moins, ça se dit volontiers ! Et pourtant, que le capitaine William Guy et ses hommes soient, à l’heure qu’il est, en train de boire un bon coup de brandevin, de gin ou de whisky dans un des cabarets de l’ancien ou du nouveau continent… non !… non !… C’est aussi impossible qu’à nous d’être attablés tous les deux demain au Cormoran-Vert ! »

Durant ces trois jours de brume, je n’avais point aperçu Dirk Peters, ou plutôt il n’avait point cherché à se rapprocher de moi, et était obstinément resté à son poste près de l’embarcation. Les questions de Martin Holt relativement à son frère Ned semblaient indiquer que son secret était connu, — du moins en partie. Aussi se tenait-il plus que jamais à l’écart, dormant pendant les heures de veille, veillant pendant les heures de sommeil. Je me demandais même s’il ne regrettait pas de s’être confié à moi, s’il ne s’imaginait pas avoir excité ma répugnance… Il n’en était rien, et j’éprouvais pour le pauvre métis une profonde pitié !…

Je ne saurais dire combien nous parurent tristes, monotones, interminables, les heures qui s’écoulèrent au milieu de ce brouillard dont le vent ne pouvait déchirer l’épais rideau. Même avec la plus minutieuse attention, on ne parvenait pas à reconnaître, n’importe à quelle heure, quelle place le soleil occupait au-dessus de l’horizon sur lequel l’abaissait peu à peu sa marche spiraliforme. La position de l’ice-berg en longitude et en latitude ne pouvait donc être relevée. Dérivait-il toujours vers le sud-est ou plutôt vers le nord-ouest, depuis qu’il avait dépassé le pôle, c’était probable, ce n’était pas sûr. Animé de la même vitesse que le courant, comment le capitaine Len Guy aurait-il pu déterminer son déplacement, alors que les vapeurs empêchaient de prendre aucun point de repère. Il eût été immobile qu’il n’y aurait eu pour nous aucune différence appréciable, car le vent avait calmi — nous le supposions du moins, — et pas un souffle ne se faisait sentir. La flamme d’un fanal, exposée à l’air, ne vacillait pas. Des cris d’oiseaux, sortes de croassements affaiblis à travers cette atmosphère ouatée de brumes, interrompaient seuls le silence de l’espace. Des vols de pétrels et d’albatros rasaient la cime sur laquelle je me tenais en observation. En quel sens fuyaient ces rapides volateurs que les approches de l’hiver chassaient déjà peut-être vers les confins de l’Antarctide ?…

Un jour, le bosseman qui, dans le but de s’en rendre compte, était monté au sommet, non sans risque de se rompre le cou, fut heurté à la poitrine si violemment par un vigoureux quebranta-huesos, sorte de pétrel gigantesque d’une envergure de douze pieds, qu’il tomba à la renverse.

« Maudite bête, me dit-il, lorsqu’il fut redescendu au campement, je l’ai échappé belle !… D’un coup… pan !… les quatre fers en l’air, comme un cheval qui se pomoye sur l’échine !… Je me suis rattrapé où j’ai pu… mais j’ai vu le moment où mes mains allaient larguer tout !… Des arêtes de glace, vous savez, ça vous glisse comme de l’eau entre les doigts !… Aussi lui ai-je crié, à cet oiseau : Tu ne peux donc pas regarder devant toi ?… Il ne s’est même pas excusé, le fichu animal ! »

Le fait est que le bosseman avait risqué d’être précipité de bloc en bloc jusqu’à la mer.

Dans l’après-midi, ce jour-là, nos oreilles furent atrocement écorchées par des braiements qui montaient d’en bas. Ainsi que le fit observer Hurliguerly, du moment que ce n’étaient pas des ânes qui poussaient ces braiements, c’étaient des pingouins. Jusqu’ici, ces innombrables hôtes des régions polaires n’avaient point jugé à propos de nous accompagner sur notre îlot mouvant, et, alors que la vue pouvait s’étendre au large, nous n’en avions pas aperçu un seul, — ni au pied de l’ice-berg ni sur les glaçons en dérive. À présent, nul doute qu’ils fussent là par centaines ou par milliers, car le concert s’accentuait avec une intensité qui témoignait du nombre des exécutants.

Or, ces volatiles habitent plus volontiers soit les marges littorales des continents et des îles de ces hautes latitudes, soit les ice-fields qui les avoisinent. Leur présence n’indiquait-elle pas la proximité d’une terre ?…

Je le sais, nous étions dans une disposition d’esprit à nous raccrocher à la moindre lueur d’espoir, comme l’homme, en danger de se noyer, se raccroche à une planche, — la planche de salut !… Et que de fois elle s’enfonce ou se brise au moment où l’infortuné vient de la saisir !… N’était-ce pas le sort qui nous attendait sous ce terrible climat ?…

Je demandai au capitaine Guy quelles conséquences il tirait de la présence de ces oiseaux.

« Ce que vous en pensez, monsieur Jeorling, me répondit-il. Depuis que nous sommes en dérive, aucun d’eux n’avait encore cherché refuge sur l’ice-berg, et, actuellement, les y voici en foule, si nous en jugeons par leurs cris assourdissants. D’où sont-ils venus ?… À n’en pas douter, d’une terre dont nous sommes peut-être assez près…

— Est-ce aussi l’avis du lieutenant ? demandai-je.

— Oui, monsieur Jeorling, et vous savez s’il est homme à se forger des chimères !

— Non, certes !

— Et puis, il y a autre chose qui l’a frappé comme moi, et qui ne semble pas avoir provoqué votre attention…

— De quoi s’agit-il ?…

— De ces meuglements qui se mêlent aux braiements des pingouins… Prêtez l’oreille et vous ne tarderez pas à les entendre. »

J’écoutai, et, évidemment, l’orchestre était plus complet que je ne l’avais supposé.

« En effet… dis-je, je les distingue, ces mugissements plaintifs. Il y a donc aussi des phoques ou des morses…

— C’est chose certaine, monsieur Jeorling, et j’en conclus que ces animaux, oiseaux et mammifères, très rares depuis notre départ de l’île Tsalal, fréquentent ces parages où nous ont portés les courants. Il me semble que cette affirmation n’a rien de hasardé…

— Rien, capitaine, pas plus que d’admettre l’existence d’une terre avoisinante. Oui ! quelle fatalité d’être enveloppés de cet impénétrable brouillard, qui ne permet pas de voir à un quart de mille au large…

— Et qui nous empêche même de descendre à la base de l’ice-berg ! ajouta le capitaine Len Guy. Là, sans doute, nous aurions pu reconnaître si les eaux charrient des salpas, des laminaires, des fucus, — ce qui nous fournirait un nouvel indice… Vous avez raison… C’est une fatalité !…

— Pourquoi ne pas essayer, capitaine ?…

— Non, monsieur Jeorling, ce serait s’exposer à des chutes, et je ne permettrai à personne de quitter le campement. Après tout, si la terre est là, j’imagine que notre ice-berg ne tardera pas à l’accoster…

— Et s’il ne le fait pas ?… répliquai-je.

— S’il ne le fait pas, comment le pourrions-nous faire ?… »

Et le canot, pensai-je, il faudra pourtant bien se décider à l’utiliser… Mais le capitaine Len Guy préférait attendre, et qui sait si, dans les circonstances où nous étions, ce n’était pas le parti le plus sage ?…

Quant à la base de l’ice-berg, la vérité est que rien n’eût été plus dangereux que de s’engager en aveugles sur ces pentes glissantes. Le plus adroit de l’équipage, le plus vigoureux, Dirk Peters lui-même, n’aurait pu y réussir sans quelque grave accident. Cette funeste campagne comptait déjà trop de victimes dont nous ne voulions pas accroître le nombre.

Je ne saurais donner une idée de cette accumulation de vapeurs, qui s’épaissirent encore pendant la soirée. À partir de cinq heures, il devint impossible de rien distinguer à quelques pas du plateau où se dressaient les tentes. Il fallait se toucher de la main pour s’assurer que l’on était l’un près de l’autre. Se parler n’eût pas suffi, car la voix ne portait guère mieux que la vue dans ce milieu assourdi. Un fanal allumé ne laissait apercevoir qu’une sorte de lumignon jaunâtre, sans pouvoir éclairant. Un cri n’arrivait à l’oreille que très affaibli, et seuls les pingouins étaient assez vociférants pour se faire entendre.

Il n’y avait pas lieu, je le note ici, de confondre ce brouillard avec le frost-rime, la fumée gelée, que nous avions observée antérieurement. D’ailleurs, ce frost-rime, qui exige une assez haute température, se tient ordinairement au ras de la mer, et ne s’élève à une centaine de pieds que sous l’action d’une forte brise. Or le brouillard dépassait de beaucoup cette altitude, et j’estime qu’on n’aurait pu s’en dégager qu’à la condition de dominer l’ice-berg d’une cinquantaine de toises.

Vers huit heures du soir, les brumes à demi condensées étaient si compactes que l’on sentait une résistance à la marche. Il semblait que la composition de l’air fût modifiée, comme s’il allait passer à l’état solide. Et, involontairement, je songeais aux étrangetés de l’île Tsalal, cette eau bizarre, dont les molécules obéissaient à une cohésion particulière…

Quant à reconnaître si ce brouillard avait une action quelconque sur la boussole, cela n’était pas possible. Je savais, au surplus, que le fait avait été étudié par les météorologistes et qu’ils se croient en droit d’affirmer que cette action n’a aucune influence sur l’aiguille aimantée.

J’ajoute que depuis que nous avions laissé le pôle Sud en arrière, aucune confiance ne pouvait plus être accordée aux indications du compas, qui s’affolait aux approches du pôle magnétique vers lequel nous marchions sans doute. Donc, rien ne permettait de déterminer la direction de l’ice-berg.

À neuf heures du soir, ces parages furent plongés dans une assez profonde obscurité, bien que le soleil, à cette époque, ne descendît pas encore sous l’horizon.

Le capitaine Len Guy, voulant s’assurer que les hommes étaient rentrés au campement et prévenir ainsi toute imprudence de leur part, fit l’appel.

Chacun, après avoir répondu à son nom, vint prendre sa place sous les tentes, où les fanaux embrumés ne donnaient que peu ou pas de lumière.

Chacun après avoir répondu à son nom

Lorsque son nom fut prononcé, puis jeté à plusieurs reprises par la voix éclatante du bosseman, le métis fut le seul à ne pas répondre à cet appel.

Hurliguerly attendit quelques minutes…

Dirk Peters ne parut pas.

Était-il donc resté près du canot, c’était probable, mais inutile, car notre embarcation ne risquait pas d’être enlevée par ce temps de brouillard.

« Est-ce que personne n’a vu Dirk Peters de la journée ?… demanda le capitaine Len Guy.

— Personne, répondit le bosseman.

— Pas même au dîner de midi ?…

— Pas même, capitaine, et, cependant, il ne devait plus avoir de provisions.

— Lui serait-il donc arrivé malheur ?…

— N’ayez crainte ! s’écria le bosseman. Ici, Dirk Peters est dans son élément, et ne doit pas être plus embarrassé au milieu des brumes qu’un ours polaire ! Il s’est déjà tiré d’affaire une première fois… il s’en tirera une seconde ! »

Je laissai dire Hurliguerly, sachant bien pourquoi le métis se tenait à l’écart.

Dans tous les cas, du moment que Dirk Peters s’obstinait à ne pas répondre, — et les cris du bosseman avaient dû parvenir jusqu’à lui, — il était impossible de se mettre à sa recherche.

Cette nuit-là, j’en ai la conviction, personne, — sauf Endicott peut-être, — ne put dormir. On étouffait sous le couvert des tentes où l’oxygène manquait. Et puis, tous, plus ou moins, nous subissions une impression très particulière, en proie à une sorte de pressentiment bizarre, comme si notre situation allait se modifier en meilleur ou en pire, — en admettant qu’elle pût empirer.

La nuit s’écoula sans alerte, et, à six heures du matin, chacun vint humer au-dehors un air plus salubre.

Même état météorologique que la veille, avec brumes d’une densité extraordinaire. On constata que le baromètre avait remonté, — trop vite, il est vrai, pour que cette hausse fût sérieuse. La colonne de mercure marquait trente pouces deux dixièmes (767 millimètres), le maximum qu’elle eût atteint depuis le passage de l’Halbrane au cercle antarctique.

D’autres indices se révélaient aussi, dont nous avions à tenir compte.

Le vent qui fraîchissait, — vent de sud depuis que nous avions dépassé le pôle austral, — ne tarda pas à souffler en grande brise, — une brise à deux ris, comme disent les marins. Les bruits du dehors s’entendaient plus distinctement à travers l’espace balayé par les courants atmosphériques.

Vers neuf heures, l’ice-berg se décoiffa soudain de son bonnet de vapeurs.

Indescriptible changement de décor qu’une baguette magique n’eût pas accompli en moins de temps et avec plus de succès !

En peu d’instants, le ciel fut dégagé jusqu’aux dernières limites de l’horizon, et la mer reparut, illuminée par les obliques rayons du soleil, qui ne la dominait plus que de quelques degrés. Un tumultueux ressac baignait d’une écume blanche la base de notre ice-berg, et il dérivait avec une multitude de montagnes flottantes sous la double action du vent et du courant en s’infléchissant vers l’est-nord-est.

« Terre ! »

Ce cri jeté du sommet de l’îlot mouvant, et à nos regards se montra Dirk Peters, debout sur l’extrême bloc, la main tendue vers le nord.

Le métis ne se trompait pas. La terre, cette fois… oui !… c’était la terre, développant à trois ou quatre milles ses hauteurs lointaines d’une teinte noirâtre.

Et, lorsque le point, obtenu par une double observation à dix heures et à midi, eut été établi, il donna :

Latitude : 86° 12′ sud.

Longitude : 114° 17′ est.

L’ice-berg se trouvait à peu près de quatre degrés au-delà du pôle antarctique, et, des longitudes occidentales que notre goélette avait suivies sur l’itinéraire de la Jane, nous étions passés aux longitudes orientales.