Le Souvenir de Vauvenargues

Le Souvenir de Vauvenargues
Revue des Deux Mondes6e période, tome 50 (p. 429-447).
LE
SOUVENIR DE VAUVENARGUES

J’ai sur ma table de travail un coupe-papier en cuivre rouge qui m’a été donné par un lieutenant du 25èe, cruellement blessé depuis à Verdun. C’est un des mille petits objets qui se fabriquaient dans la tranchée avec des fusées d’obus boches. Celui-ci a cette originalité qu’une maxime de Vauvenargues y est gravée : « Le pensée de la mort nous trompe, car elle nous fait oublier de vivre. » Je garde précieusement ce souvenir de Vauvenargues qui m’est venu du front. Plus d’une fois déjà, les carnets de roule et les lettres de nos soldats, celles en particulier du capitaine Belmont, m’avaient fait sentir que leur âme s’apparente à la sienne. Sa morale est celle qu’ils ont mise en pratique. Mais, à vrai dire, elle est si française, si conforme à l’instinct de la race, qu’ils ont bien pu la trouver dans leur cœur sans avoir besoin de l’apprendre de lui et de lire ses ouvrages, et la liste ne serait probablement pas longue de ceux d’entre eux qui les ont lus. Qui lit Vauvenargues, en effet ? Nos lycées l’ignorent, et nos Universités même le délaissent ; il ne figure presque jamais sur nos programmes de licence ou d’agrégation. Aucun de nos classiques, à part Corneille, ne serait plus digne d’être connu de la jeunesse et n’en serait mieux compris ; aucun n’est moins populaire.

Il n’y a pas d’ailleurs à s’en étonner. La faute en est à la forme ingrate sous laquelle ses idées se présentent. Il est mort jeune, avant d’avoir pu achever son œuvre dont il n’avait publié qu’une partie, et cette œuvre fragmentaire, seulement ébauchée, sans ordre, pleine de tâtonnemens, de redites, d’apparentes contradictions, est d’une lecture assez difficile. Comme il avait plus de génie que de talent, il a gauchement exprimé sa magnanime doctrine. Si cependant nous ne nous laissions pas rebuter par l’archaïsme de sa manière et les grisailles de son style, si nous cherchions là-dessous ce qui s’y cache, le drame intime, la poignante antithèse entre sa vie et sa philosophie de la vie, comme ce cornélien mélancolique nous deviendrait cher !


I

Sa vie a été une perpétuelle défaite.

Dans ses premières lettres qui datent de 1737, lettres adressées à son cousin Mirabeau, père du tribun, ou à son ami Saint-Vincens, il nous apparaît à l’âge de vingt-deux ans. A peine un sourire çà et là. Il mériterait presque le surnom de « Monsieur Gravité, » qui fut celui de Richardson enfant. Il se fait le Mentor de Mirabeau, le suppliant de ne pas gaspiller sa jeunesse en de vaines amourettes, secouant sa paresse. Il a, par la faute de son père, fait des études très incomplètes ; mais trois livres, les Vies de Plutarque, un Sénèque et les lettres de Brutus à Cicéron, ont eu sur son jeune esprit une influence décisive. « Je mêlais ces trois lectures, et j’en étais si ému que je ne contenais plus ce qu’elles mettaient en moi ; j’étouffais,...-, et je sortais comme un homme en fureur pour faire plusieurs fois le tour d’une assez longue terrasse, en courant de toute ma force, jusqu’à ce que la lassitude mit fin à la convulsion. » Là, et principalement dans Plutarque, il a pris une haute idée de l’homme. Il ne comprend pas que de faciles voluptés puissent être pour Mirabeau un idéal d’existence. Son rêve, à lui, est de jouer un personnage considérable et de contribuer au bonheur de l’humanité.

Rêve qu’il a peu de chances, semble-t-il, de voir se réaliser. S’il a de l’ascendant sur ceux qui l’approchent, si, malgré sa grande jeunesse, il leur inspire une sorte de respect, il n’a aucun des moyens de plaire dont un Français de son temps a besoin pour réussir. Il est né gentilhomme, mais de noblesse provinciale, sans relations à la cour et sans appui. La beauté physique lui manque autant que les grâces de l’esprit. Il est pauvre ; il n’écrit guère à Saint-Vincens sans lui parler de ses embarras d’argent, de l’obligation où il est d’emprunter, des difficultés qu’on lui fait pour un prêt de mille ou même de cinq cents livres. Et avec cela, point de santé : dans cette correspondance de jeune homme, il est bien souvent question du médecin. Il a la poitrine délicate et la vue si faible qu’il se plaint de ne pouvoir ni lire ni écrire. Il s’excuse de son écriture peu lisible. Il voudrait aller en Angleterre pour consulter des médecins en renom » sur ses yeux et sur d’autres incommodités ; » mais le voyage coûte trop cher.

Officier depuis 1734 au régiment du Roi-infanterie, après avoir fait campagne en Italie, il est revenu mener d’une ville dans l’autre, à Arras, à Reims, à Verdun, la monotone et fastidieuse vie de garnison. Il est capitaine en 1741, quand s’ouvre la guerre de la succession d’Autriche : va-t-il connaître la gloire des armes dont s’enivrent constamment ses rêveries ? Il est de ceux qui entrent à Prague en vainqueurs ; mais il y entre triste, ayant vu mourir quelques jours plus tôt Hippolyte de Seytres, le petit sous-lieutenant de dix-sept ans qu’il aimait comme un jeune frère, dont il était le confident et le sage conseiller. L’hiver suivant, pendant la désastreuse retraite, il a les deux pieds gelés, et, de retour en France, force lui est de s’avouer que sa carrière militaire doit prendre fin.

N’importe ; il peut servir encore et s’illustrer d’une autre manière, en entrant dans la diplomatie. A deux reprises, il écrit au Roi et au ministre des Affaires étrangères, en priant le duc de Biron, son colonel, de leur transmettre ses lettres : lettres naïves, lettres touchantes, où il expose ses titres et dit son désir de se rendre utile, en croyant qu’il n’en faut pas plus pour être exaucé. On ne lui répond même pas. Sur quoi, après avoir patienté plusieurs mois, il envoie sa démission au colonel, et adresse au ministre une dernière lettre parfaitement digne :


Monseigneur.

Je suis sensiblement touché que la lettre que j’ai eu l’honneur de vous écrire, et celle que j’ai pris la liberté de vous adresser pour le Roi, n’aient pas pu attirer votre attention. Il n’est pas surprenant peut-être qu’un ministre si occupé ne trouve pas le temps de s’occuper de telles lettres ; mais. Monseigneur, me permettrez-vous de vous dire que c’est cette impossibilité morale, où se trouve un gentilhomme qui n’a que du zèle, de parvenir jusqu’à son maître, qui fait le découragement que l’on remarque parmi la noblesse de province, et qui éteint toute émulation ?

J’ai passé, Monseigneur, toute ma jeunesse loin des distractions du monde, pour tâcher de me rendre capable des emplois où j’ai cru que mon caractère m’appelait, et j’osais penser qu’une volonté si laborieuse me mettrait du moins au niveau de ceux qui attendent toute leur fortune de leurs intrigues ou de leurs plaisirs. Je suis pénétré, Monseigneur, qu’une confiance, que j’avais principalement fondée sur l’amour de mon devoir, se trouve entièrement déçue. Ma santé ne me permettant plus de continuer mes services à la guerre, je viens d’écrire à M. le duc de Biron pour le prier de nommer à mon emploi. Je n’ai pu dans une situation si malheureuse me refuser de vous faire connaître mon désespoir ; pardonnez-moi. Monseigneur, s’il me dicte quelque expression qui ne soit pas assez mesurée. Je suis, avec le plus profond respect, etc.


Cette fois, le ministre parait s’être aperçu que ce solliciteur était quelqu’un, car nous possédons sa réponse, polie, quoique encore bien évasive. Et peut-être Vauvenargues eût-il fini par obtenir un poste grâce à Voltaire, avec qui il était depuis quelque temps en relations et qui s’était aussitôt épris de lui. Mais de nouveaux obstacles surgissent. Sa famille s’oppose à son projet, le rappelle à Aix, sa ville natale ; et il n’y est pas plus tôt. arrivé qu’il est atteint de la petite vérole. Il n’en réchappe que pour rester affreusement marqué, à peu près aveugle, et désormais poitrinaire ou, comme disait le vieux langage, « pulmonique. »

Il ne se laisse pas abattre. Devant ses yeux qui n’y voient plus Hotte un dernier mirage, celui de la gloire littéraire. Il s’est déjà essayé à écrire, pour lui-même, pour Hippolyte de Seytres, pour Voltaire. Encouragé par ce dernier, il vient en 1745 se fixer à Paris, et l’année suivante il publie quelques-uns de ses écrits, notamment les Réflexions sur divers sujets où il est lui plus que nulle part ailleurs. Voltaire qui le chérit et l’honore, qui, plus vieux de trente ans, l’appelle son maître. Voltaire bat des mains et parle du livre jusque dans la chambre de la reine. Est-ce le succès qui vient, enfin, la gloire tant désirée ? Non, ce qui vient pour Vauvenargues, c’est la mort.

Rien de plus triste que ses derniers jours. Il apprend que les Impériaux ont passé le Var, que sa Provence est envahie. Il souffre d’être à Paris, « bien tranquille au coin de son feu, » tandis que là-bas tous les gentilshommes de la province sont en armes. Il lui semble que « le mauvais état de ses yeux et de sa santé ne le justifie pas assez ; » il demande à Saint-Vincens s’il n’y aurait pas quelque emploi pour lui dans les troupes nouvellement levées. Pourtant, ses pieds jadis gelés lui causent de telles souffrances qu’il ne peut se tenir assis à sa table pour écrire ; sa toux est devenue incessante. « Je vous entretiens de toutes ces bagatelles, parce que je sais que vous m’aimez… Adieu, mon cher ami, je vous embrasse tendrement, et vous suis dévoué pour toute ma vie. »

Pour toute sa vie !… Ce n’était pas prendre un engagement à long terme. Trois mois après il mourait, n’ayant pas tout à fait trente-deux ans.

Telle a été sa destinée.

D’autres, en pareil cas, ou pour des déceptions moindres, ont pris le monde entier en haine. Ni La Rochefoucauld ni Chamfort n’avaient autant souffert, avant d’en venir à nier le bonheur et la vertu. Ils avaient eu leurs jours de triomphe et d’ivresse ; l’un et l’autre, ils avaient été aimés. Et de quoi donc se plaignait-il, cet Obermann qui est allé s’ensevelir tout vif, les volets clos, dans sa petite maison solitaire, pour ne plus voir ni les hommes ni le ciel bleu ?De quelle exceptionnelle infortune étaient-ils donc victimes, tous ces délicieux Jérémies du romantisme qui nous ont appris à pleurer éternellement sur nous-mêmes ?

Vauvenargues, lui, a pardonné. Et c’est ce vaincu qui nous crie : « Quand même ! » C’est lui dont toute la morale n’est qu’une magnifique exaltation de la vie.


II

Non qu’il soit un naïf optimiste. Il avait subi de trop rudes épreuves et il avait trop de jugement pour en être un. Il est plus près d’Alceste que de Pangloss. S’il eût vécu aux beaux jours de Louis XIV, s’il eût pu respirer à pleins poumons l’atmosphère glorieuse du grand règne, il eût senti moins vivement les iniquités dont la vie est faite. Mais il était né en 1717 ; le spectacle qu’il avait sous les yeux, c’était la France du Régent et de Louis XV.

La critique des mœurs éparse çà et là dans son œuvre n’a ni l’ampleur ni l’éclat qu’elle allait prendre à quelques années de là avec Jean-Jacques. Elle est incomplète, parce qu’il n’a vécu que trente-deux ans et sans beaucoup se répandre dans le monde. Du moins est-elle vigoureuse. Elle est le résumé de sa propre expérience, le sommaire de ses déconvenues et de ses dégoûts. Dans ces « Réflexions » de portée générale dont il s’est fait une habitude, dans ces « Caractères » étiquetés d’un nom grec ou romain, dans ce style qui veut être impersonnel, on sent à toute minute le frémissement de son âme blessée.

Il peint la famille aristocratique et ses étroitesses d’esprit dont à seize ou dix-huit ans il a eu tant à souffrir. Il peint un jeune gentilhomme qui a du goût pour l’étude et qui passe une grande partie de ses nuits au travail. Le père, Anselme ou bien Oronte, survient, lui déclare qu’un gentilhomme ne doit lire que l’histoire de sa maison sous peine d’en être le déshonneur, lui brûle ses papiers et ses livres, et, moqueur, l’invite à se consoler avec une fille d’opéra.

Le régiment ne lui a pas laissé des souvenirs moins amers Les portraits de Thersite et de Lentulus, le morceau intitulé : Sur les armées d’à présent, sont d’âpres réquisitoires fortement documentés. Peu sensible aux élégances de la « guerre en dentelles, » il s’indigne qu’un camp soit un autre Versailles où tout est donné à la naissance et à la faveur, où les courtisans et les intrigants pullulent, où les chefs mènent bruyamment la vie de plaisirs et contraignent leurs subordonnés à d’inutiles dépenses, où l’on fait toilette, où l’on joue, où l’on soupe, où l’on se ruine, où l’officier pauvre est condamné à s’endetter, où l’idée de patrie est bafouée, et où « l’on jette finement du ridicule sur tous ceux qui font leur devoir. » Il y a entendu railler jusqu’au courage, et en a conclu qu’il y était rare : peut-être ici raisonne-t-il mal. Peut-être ce jeune sage, si droit, si exempt d’ironie, prenait-il trop au sérieux un ton de moquerie fort à la mode au siècle de Voltaire, et qui ne sera jamais démodé chez nous. Rien de plus français que de railler l’héroïsme en se faisant tuer héroïquement, et si nos « poilus » ont montré qu’ils le savaient, j’imagine que les vainqueurs de Fontenoy ou de Lawfeld s’en doutaient déjà.

Il n’était évidemment pas l’homme des petits soupers. Il n’a fait qu’entrevoir les mondains. Il ne leur pardonne pas leur frivolité, le néant de leurs occupations, leurs grâces artificielles, leur perversion raffinée, leur froid don-juanisme qu’il a stigmatisé dans Othon ou le débauché, dans Thrasile, dans Les jeunes gens, etc. Il n’est pas plus indulgent aux hommes de lettres qu’il connaissait mieux, et dont, il est vrai qu’aux environs de 1750 la plupart ne valaient pas cher. Il les a vus ramper aux pieds des grands seigneurs, des fermiers généraux et des favorites, méprisés de ceux dont ils recherchaient la compagnie et dont ils avaient mission d’égayer la digestion ; il les a vus s’embusquer dans l’ombre de quelque gazette clandestine pour servir les rancunes de leurs patrons ou pour se diffamer les uns les autres, prêts toutefois à s’unir contre tout écrivain de génie, si par miracle il s’en produisait un. A la rigueur, il eût excusé leur platitude et leur servilité ; il devait bien voir qu’à pareille date et dans les conditions de vie que leur faisait l’ancien régime, ils n’en étaient pas entièrement responsables. Leur tort inexpiable à ses yeux est de n’être qu’esprit. Ne doutons pas qu’à son gré Voltaire eût infiniment trop d’esprit, et non seulement de celui qui est ironie, mais aussi de celui qui est bel esprit, coquet badinage, ingéniosité, brillant artifice, et s’il l’a admiré néanmoins, s’il l’a aimé, c’est que le plus spirituel et le plus ingénieux écrivain du XVIIIe siècle en était en même temps la créature la plus vivante et la plus vibrante, la plus ardemment et inépuisablement passionnée. Fontenelle, en revanche, lui était odieux. Celui à qui Mme de Tencin disait, en lui posant le bout de son doigt sur la poitrine, à la place du cœur : « C’est de la cervelle que vous avez là, » celui dont Emile Faguet a si bien dit : « Il était fait pour avoir toute l’intelligence qui n’a pas besoin de sensibilité ; cela ne va pas si loin qu’on pense, » celui-là était comme le symbole de tout ce qui déplaisait à Vauvenargues dans la littérature de son époque. Il lui a dit de dures vérités dans le portrait d’Isocrate ou le Bel esprit moderne, et, chose curieuse, son aversion pour lui était telle qu’elle l’a mené jusqu’à renier Corneille, dont il était si bien fait pour goûter le sublime, mais dont il n’oubliait pas que Fontenelle était le neveu.

Voilà, je crois, à peu près tout ce qu’il a vu du monde, et tout ce qu’il en a vu l’a blessé. Il lui a paru qu’il n’y avait pas place là pour une âme aimante et fière, et qu’elle y était vouée aux pires mécomptes. Comme il savait, d’autre part, le rôle souvent cruel que le hasard joue ici-bas, son enquête l’a conduit d’abord aux plus douloureuses conclusions :


Je dirai une chose triste pour tous ceux qui n’ont que du mérite sans fortune : rien ne peut remplir l’intervalle que le hasard de la naissance ou des richesses met entre les hommes... La vie n’est qu’un long combat où les hommes se disputent vivement la gloire, les plaisirs, l’autorité et les richesses. Mais il y en a qui apportent au combat des armes plus fortes, et qui sont invincibles par position ; tels sont les enfants des grands, ceux qui naissent avec du bien, et déjà respectés du monde par leur qualité. De là vient que le mérite qui est nu succombe...


Le thème est le même et l’expression plus frappante dans la page où il s’est peint sous le nom de Clazomène. On n’a pas le droit de ne pas la citer quand on essaie de le définir.


Clazomène a fait l’expérience de toutes les misères humaines. Les maladies l’ont assiégé dès son enfance, et l’ont sevré dans son printemps de tous les plaisirs de la jeunesse. Né pour des chagrins plus secrets, il a eu de la hauteur et de l’ambition dans la pauvreté ; il s’est vu dans ses disgrâces méconnu de ceux qu’il aimait ; l’injure a flétri son courage, et il a été offensé de ceux dont il ne pouvait prendre de vengeance. Ses talents, son travail continuel, son application à bien faire, son attachement à ses amis n’ont pu fléchir la dureté de la fortune. Sa sagesse même n’a pu le garantir de commettre des fautes irréparables ; il a souffert le mal qu’il ne méritait pas, et celui que son imprudence lui a attiré. Quand la fortune a paru se lasser de le poursuivre, quand l’espérance trop lente commençait à flatter sa peine, la mort s’est offerte à sa vue ; elle l’a surpris dans le plus grand désordre de sa fortune ; il a eu la douleur amère de ne pas laisser assez de bien pour payer ses dettes et n’a pu sauver sa vertu de cette tache. Si l’on cherche quelque raison d’une destinée si cruelle, on aura, je crois, de la peine à en trouver. Faut-il demander la raison pourquoi des joueurs très habiles se ruinent au jeu pendant que d’autres hommes y font leur fortune ? ou pourquoi l’on voit des années qui n’ont ni printemps ni automne, où les fruits de l’année sèchent dans leur fleur ? Toutefois, qu’on ne pense pas que Clazomène eût voulu changer sa misère pour la prospérité des hommes faibles : la fortune peut se jouer de la sagesse des gens courageux, mais il ne lui appartient pas de faire fléchir leur courage.


III

Remarquons la maxime sur laquelle s’achève l’histoire de Clazomène. Il y aurait à en rapprocher cent autres où Vauvenargues, trompé dans toutes ses espérances, se plaît ainsi à défier la fortune. Elles représentent ce que l’on peut appeler la phase stoïcienne de sa pensée. Point de lamentations ni de révolte. Acceptez la douleur comme une nécessité, acceptez l’inévitable, subissez les injustices du sort ou de la vie sociale sans pour cela désespérer du lendemain, et les maux que vous attirent vos fautes sans vous mépriser pour cela, et que toute épreuve vous serve à prendre conscience de votre dignité d’homme et de votre personnalité. Telle est à peu près la leçon qu’à son tour nous donnera Vigny :


Gémir, pleurer, prier, est également lâche…


Seulement, Vigny s’en tiendra là, se retirant de la mêlée, s’enfermant dans la « tour d’ivoire, » s’immobilisant dans son attitude de dédain hautain. C’est bien, du reste, pourquoi, si haute que soit toujours son inspiration, il n’est pas d’étude plus attristante que celle de son œuvre en prose ou envers ; c’est pourquoi il n’est pas de lecture qui nous ôte plus radicalement toute joie de vivre.

Il en va bien autrement de Vauvenargues. Le stoïcisme n’est pour lui qu’un état transitoire. De l’antique formule, Abstine et sustine, il ne retient qu’un terme, le second. L’ataraxie du stoïcisme n’est pas plus son fait que le renoncement du chrétien. Il ne veut pas de la cellule où Pascal nous pousse ; il n’eût voulu ni du cabinet de travail où se cloître Vigny, ni des solitudes agrestes où se réfugie Rousseau. Port-Royal, l’Ermitage et le Maine-Giraud sont trois formes différentes de l’abdication, mais c’est toujours de l’abdication.

Vauvenargues n’abdique pas.

Il est vrai, nous dit-il, que la vie est une lutte et une lutte presque toujours inégale, que des déboires et des mortifications sans nombre vous sont réservés, et qu’au bout du compte vous avez peu de chances de réussir ; il est même quasi certain que vous échouerez. Que cela ne vous trouble point. Le succès est chose secondaire.. Il faut lutter, lutter éperdument ; il faut agir, vivre le plus possible, vouloir, oser, ne pas trop se défier de soi, car « le sentiment que nous avons de nos forces les augmente, » aspirer à la gloire, aux grandes choses. ÏI le faut, parce que toute lutte est belle, parce que la vertu c’est l’effort, parce que le bonheur c’est le désir, parce qu’il n’y a « nulle jouissance sans action. » L’inaction est la mort. Guerre au mondain dont la vie est vide, comme à l’ascète qui cherche h tuer l’homme en lui ! « La pensée de la mort nous trompe, car elle nous fait oublier de vivre. — O insensé ! pourquoi voulez-vous mourir vivant ? »

Là, est sa vraie originalité et sa grandeur. Quand il critiquait les mœurs de son siècle, il faisait le procès de la société et non celui de la nature humaine. Il croit en l’homme, et en cela il est bien de son siècle dont il s’éloignait à tant d’autres égards. Il croit à la générosité native de l’homme ; il croit à la rectitude de l’instinct ; il croit qu’en obéissant à son cœur on ne peut s’égarer. Il nous sait condamnés à la souffrance et capables de la surmonter, capables de nous sacrifier pour un idéal. Il est le moraliste de la volonté, de l’enthousiasme, de la passion.

Il disait à son jeune disciple et ami Hippolyte de Seytres ;


En toute occasion, quand vous vous sentirez porté vers quelque bien, hâtez-vous de vous satisfaire.

Si vous avez quelque passion qui élève vos sentiments, qui vous rende plus généreux, plus compatissant, plus humain, qu’elle vous soit chère.

Aimez les passions nobles.


Qu’entend-il par là ? L’ambition et l’amour.

Quoiqu’il honore et encourage tous les grands rêves qui exaltent notre être, on voit sans peine vers quelle sorte d’ambition il allait instinctivement. La gloire littéraire, qu’il a paru rechercher dans ses derniers jours, n’était pour lui qu’un pis aller. Il la jugeait peu sûre et d’ailleurs frivole. Il se demandait, — et au fond, son propre exemple pourrait justifier son doute, — si les œuvres les plus belles sont les plus lues et les mieux comprises ; il doutait que la littérature pût être quelque chose de plus qu’un vain amusement de l’esprit. Souvenons-nous qu’elle n’a commencé à devenir une puissance, et le plus puissant de tous les moyens de domination, que dans la seconde moitié du XVIIIe siècle ; et malgré son goût très vif pour Voltaire, il lui était difficile de deviner vingt ou vingt-cinq ans d’avance que celui-ci serait un jour en France et dans l’Europe entière le maître de l’opinion. Il le voyait contesté, attaqué de toutes parts, et n’enviait pas sa renommée. Une de ses Réflexions parle des jeunes gens qui se flattent de se faire un nom dans les lettres : « Comme ils sont vivement frappés de la beauté ou de la grandeur de certains génies, ils ne peuvent s’imaginer qu’il y ait des esprits insensibles à cet éclat... A mesure qu’ils avancent dans la vie, ils reconnaissent combien ils se sont trompés. » Il revient à la charge dans Sénèque ou Curateur de la vertu, et, s’animant, il s’écrie : « O mes amis, pendant que des hommes médiocres exécutent de grandes choses ou par un instinct particulier ou par la faveur des occasions, voulez-vous vous réduire à les écrire ?... Ce n’est point par des paroles qu’on peut s’élever sur les ruines de l’orgueil des grands et forcer l’hommage du monde, c’est par l’activité et l’audace, c’est par le sacrifice de la santé et des plaisirs, c’est par le mépris du danger, et par les grandes actions que ces vertus produisent. »

Oui, la gloire qui avait longtemps bercé ses songes et à. laquelle il n’a pas renoncé sans déchirement, est celle de l’homme d’action, du meneur d’hommes, d’un Turenne ou d’un Richelieu. Il glorifie la force agissante, et d’autant plus qu’il était débile et maladif : il ne l’a jamais glorifiée sans s’inquiéter du but qu’elle vise et des moyens qu’elle emploie. Sa devise à lui est : « La volonté dans l’action, l’action pour la gloire, la gloire par la vertu. » Il avait, comme son ami Voltaire, le culte des grands hommes par qui l’humanité progresse, non celle du « surhomme » qui se met en dehors d’elle. Il estimait les forts, les audacieux ; il faisait cas de Cromwell, et ne méprisait pas Retz, qui n’a été qu’un brouillon, mais tout débordant de vie. Il eût admiré Danton peut-être, certainement Napoléon et les soldats de la Grande Armée, plus certainement encore ceux qui, pendant plus de quatre ans, tendant leurs muscles et leurs nerfs, ont lutté victorieusement pour la défense de la justice et de la liberté. Ah ! ceux-là, que nous avons vus si magnifiquement ennoblis par un effort surhumain, ceux-là sont bien ses fils ; ils ont réalisé tout ce qu’il attendait de l’homme. Mais il eût reculé d’horreur devant les forts qui ne sont que des criminels, devant les êtres ou les peuples de proie.

L’amour est, selon lui, l’autre « passion noble. »

Dans l’œuvre de cet écrivain si peu soucieux de plaire, il y a une page véritablement exquise, un « caractère » qui est un roman en raccourci. En titre : Aceste ou l’amour ingénu. Est-ce sa propre histoire ? On le dirait, tant les traits sont précis, individuels, et tant Aceste lui ressemble ; on le voudrait surtout. Si, comme il est probable, il n’y a là qu’un rêve, et si le bonheur d’Aceste n’a pu appartenir à Clazomène, il semblera que celui qui faisait de tels rêves d’amour eût été bien digne de les voir se réaliser.


Un jeune homme qui aime pour la première fois de sa vie n’est plus ni libertin, ni dissipé, ni ambitieux ; toutes ses passions sont suspendues, une seule emplit tout son cœur. S’il se trouve par hasard à un concert dont la musique soit passionnée, la symphonie seule le touche sans qu’elle soit accompagnée de paroles ; on voit couler des larmes de ses yeux, et il est obligé de sortir de cette assemblée qui le gêne, pour aller s’enfermer chez lui ; il se détourne à la vue de ceux qu’il rencontre, il veut cacher ses larmes ; devant sa table, il commence une lettre, et il la déchire ; il marche à grands pas dans sa chambre, il prononce des mots entrecoupés ; il est hors de lui, on ne le reconnaît plus. C’est qu’Aceste idolâtre une femme dont il se croit aimé, il la voit en dormant, lui parle, l’écoute, et se croit écouté... Aceste est timide avec sa maîtresse, et quoique la fleur de la jeunesse soit encore sur son visage, il se trouble quand il est auprès d’elle ; il oublie en la voyant ce qu’il s’est préparé à lui dire ; mais quelquefois il lui parle sans préparation, avec ce feu et cette impétuosité que sait inspirer la plus vive et la plus éloquente des passions ; il a un torrent de paroles fortes et tendres, il arrache des larmes à cette femme qui en aime un autre ; puis, il se jette à ses pieds, et lui demande pardon des offenses qu’il ne lui a pas faites. Sa grâce et sa sincérité l’emportent enfin sur les vœux d’un rival moins aimant que lui, et l’amour, le temps, le caprice récompensent des feux si purs. Il retourne chez lui préoccupé et attendri ; les soupçons, l’envie, l’intérêt, la haine, n’ont pas de place dans un cœur touché et content ; on ne peut dépeindre la joie d’Aceste, son transport, son silence et sa distraction. Tous ceux qui dépendent de lui se ressentent de son bonheur... Il ne se pique plus que d’être bon, il pardonne à ses ennemis, il va voir un homme qui a voulu lui nuire... Quelques jeunes gens qui le connaissent se moquent de cette passion qui le dévore et surtout des belles idées qu’il a sur l’amour ; mais il leur répond : « Je n’ai point appris, Dieu merci, à mépriser l’amour... Vous croyez-vous donc bien plus habiles de vous être détrompés de si bonne heure de ce qu’on appelle les illusions de la jeunesse ? Vous avez vieilli, mes amis, avant le temps… Je vous plains, car il n’y a d’erreur qu’à chercher hors du sentiment ce que ni l’esprit, ni l’usage, ni l’art, ni la science ne peuvent donner. »


Celui qui aime « n’est plus ni libertin ni dissipé ; n l’envie, l’intérêt, la haine « n’ont pas de place dans son cœur ; » il ne se pique plus « que d’être bon. » En d’autres termes, l’amour nous agrandit et nous purifie, il centuple nos forces pour le bien. Ainsi parle Vauvenargues, non sans hardiesse. Autour de lui, l’amour n’était pas seulement la passion suspecte contre laquelle tonnait la chaire chrétienne, dont la tragédie et le roman contaient les crimes et les malheurs : l’amour était un ridicule, dont les petits-maîtres mis en scène par La Chaussée ou Marivaux et les élégants débauchés dépeints par Crébillon fils se gardaient comme de la peste ; dans le boudoir ou la petite maison, l’amour ne s’appelait plus que la volupté, « l’échange de deux fantaisies… » Il ne s’est laissé déconcerter ni par les railleries, ni par les analhèm.es, ni par la corruption environnante. « Toute ma philosophie, avait-il écrit un jour à Mirabeau, a sa source dans mon cœur ; « et c’est en écoutant son cœur, c’est en jugeant le cœur de l’homme d’après le sien, qu’il s’est senti le droit de réhabiliter l’amour.

Je n’ignore pas qu’après lui d’autres vont venir, romanciers, philosophes ou poètes, qui reprendront son idée, et qui en la reprenant, en la vulgarisant, risqueront de la compromettre. Je n’ignore pas que Rousseau et quelques-uns de nos romantiques se sont complu en de dangereux paradoxes où il avait évité de tomber ; ils ont entrepris de poétiser les pires égarements de la passion, ils ont même prétendu les légitimer, ils ont invoqué je ne sais quel i(droit de nature, » en vertu duquel, selon le mot de Chamfort, un homme et une femme qui s’aiment, s’appartiennent, quelque obstacle que puisse mettre entre eux la loi divine ou humaine. Il n’y a rien de semblable chez Vauvenargues. Il s’adresse aux jeunes gens qui sont, comme lui et son cher Hippolyte de Seytres, des âmes saines, et il ne leur dit en somme que ce que disaient déjà, un siècle plus tôt, l’auteur du Cid et l’auteur inconnu du Discours sur les passions de l’amour. Qu’est-ce, en effet, que le Cid sinon l’histoire d’un homme dont l’amour fait un héros, et qui, parce qu’il aime, peut non seulement vaincre « Maures et Castillans, » mais se vaincre, vaincre son amour même ? Et qu’est-ce que ce Discours si souvent attribué à Pascal, et qui ne serait pas indigne de lui, sinon un premier exposé des principes dont Aceste est la mise en œuvre ? J’en rappelle quelques lignes, car la comparaison s’impose :


Qu’une vie est heureuse, quand elle commence par l’amour et finit par l’ambition !

Il semble que l’on ait tout une autre âme quand on aime que quand on n’aime pas ; on s’élève par cette passion, et on devient toute grandeur.

Cet attachement à ce qu’on aime fait naître des qualités que l’on n’avait pas auparavant. L’on devient magnifique sans l’avoir jamais été. Un avaricieux même qui aime devient libéral... L’on en voit la raison en considérant qu’il y a des passions qui resserrent l’âme et la rendent immobile, et qu’il y en a qui l’agrandissent et la font répandre au dehors.


Un si beau langage ne saurait nous tromper. Non, la conception que Vauvenargues se fait de l’amour n’est ni fausse, ni périlleuse. Aimer, c’est pour lui avoir une foi, c’est avoir un idéal, et en ce sens il a mille fois raison de croire que le pouvoir de l’amour est immense. Je me suis dit souvent en remuant les cendres du passé, en évoquant les morts glorieux dont la vie privée appartient à l’histoire, qu’ils illustrent de bien beaux exemples la doctrine de Corneille et de Vauvenargues. Qui nommerai-je de tous ceux dont l’amour a soutenu le courage et fécondé le génie ? De Dante ou de Michel-Ange à Lamartine ou à Michelet l’énumération serait longue. Balzac lui-même, malgré sa formidable puissance de travail, eût succombé sans le surcroit d’énergie qu’il a trouvé chaque jour et pendant quinze ans dans sa correspondance avec « l’étrangère. » Et Hugo n’oubliait pas qu’aux heures tragiques de sa vingtième année son amour pour Adèle Foucher. son ardent désir de se rendre digne d’elle, avait été le secret de sa force Combien Vauvenargues eût aimé le soupir que le poète laissait échapper dans l’âge mûr en relisant ses « lettres à la fiancée : »


O mes lettres d’amour, de vertu, de jeunesse !


IV

Si cependant il en restait là, toute pore et toute virile que soit sa morale, elle paraîtrait peut-être un peu trop individualiste. Peut-être objecterait-on que dans ses rêves héroïques a cherchait avant tout l’affirmation et le développement de sa personnalité ; on se croirait le droit de le rapprocher de ceux qui de nos jours ont prêché le culte du moi. Il semble qu’il ait craint semblable reproche, et Cléon ou la folie ambition est son inquiet examen de conscience. Au fond d’un cœur « naturellement bon » Cléon cache des ambitions sans bornes. Il se dévore d’impatience et d’ennui ; il se plaît à des jeux cruels, à des expériences sur autrui que ne désavouerait pas un héros de Stendhal. La maladie vient le surprendre, il voit approcher la mort : alors il se repent d’avoir perdu en de vains songes de fortune le temps qu’il eût pu employer à faire le bien

En réalité, Vauvenargues n’avait pas eu besoin de sentir sa fin prochaine pour s’élever jusqu’à l’oubli de soi et ouvrir son cœur à la pitié. Il dit dans une page où l’accent de mélancolie et le choix des sensations font successivement penser à Chateaubriand et à Vigny :


Les âmes les plus généreuses et les plus tendres se laissent quelquefois porter par la contrainte des événements jusqu’à la dureté et à l’injustice ; mais il faut peu de chose pour les ramener à leur caractère, et les faire rentrer dans leurs vertus. La vue d’un animal malade, le gémissement d’un cerf poursuivi dans les bois par des chasseurs, l’aspect d’un arbre penché vers la terre et traînant ses rameaux dans la poussière, les ruines méprisées d’un vieux bâtiment, la pâleur d’une fleur qui tombe et qui se flétrit, enfin toutes les images du malheur des hommes réveillent la pitié d’une âme tendre, contristent le cœur, et plongent l’esprit dans une rêverie attendrissante. L’homme d’u monde même le plus ambitieux, s’il est né humain et compatissant, ne voit pas sans douleur le mal que les dieux lui épargnent ; fût-il même peu content de sa fortune, il ne croit pourtant pas la mériter encore, quand il voit des misères plus touchantes que la sienne ; comme si c’était sa faute qu’il y eût d’autres hommes moins heureux que lui, sa générosité l’accuse en secret de toutes les calamités du genre humain, et le sentiment de ses propres maux ne fait qu’aggraver la pitié dont les maux d’autrui le pénètrent.

Il ne s’en est pas tenu à cette compassion vague, à ces vagues formules d’humanité dont tout son siècle faisait grand abus. La pitié chez lui se précise ; elle va droit aux victimes de la société, et ce qu’il dit d’elles n’est pas ce qu’il a dit de moins nouveau. Car si l’on trouve çà et là dans la littérature classique et surtout à mesure que s’accentue la décadence de l’ancien régime, une satire des grands, des riches, des privilégiés, si l’on y entend parfois courir des grondements de colère, ce qui ne s’y trouve pas avant ni après lui, c’est l’amour et l’évocation émouvante des pauvres gens, des humiliés et des offensés, c’est cette « pitié sociale » dont parlait naguère Melchior de Vogué, et où, à partir du XIXe siècle, en France comme à l’étranger, les grands écrivains ont puisé leurs plus nobles inspirations. Je n’oublie pas les dix lignes que La Bruyère avait écrites sur la misère des paysans au temps de Louis XIV ; mais je dis que dix lignes isolées et comme perdues dans un livre ne comptent pas. Les pauvres gens tiennent une autre place dans celui de Vauvenargues ; il revient à eux sans cesse, avec un curieux mélange d’effroi et de tendresse, de curiosité et de respect. Il les nomme du nom que leur donnera Hugo, il les appelle « les Misérables, » et l’on est tout ému en feuilletant ses écrits d’y découvrir une première esquisse du livre dont ce mot est devenu le titre un siècle plus tard.


La terre est couverte d’esprits inquiets que la rigueur de leur condition et le désir de changer leur fortune tourmentent inexorablement jusqu’à la mort. Le tumulte du monde empêche qu’on ne réfléchisse sur ces tentations secrètes qui font franchir aux hommes les barrières de la vertu. Pour moi, je n’entre jamais au Luxembourg ou dans les autres jardins publics, que je n’y sois environné de toutes les misères sourdes qui accablent les hommes, et que divers objets ne m’avertissent et ne me parlent de calamités que j’ignore. Tandis que dans la grande allée se presse et se heurte une foule d’hommes et de femmes sans passions, je rencontre dans les allées détournées des misérables qui fuient la vue des heureux, des vieillards qui cachent la honte de leur pauvreté... (N’est-ce pas le vieux M. Leblanc assis avec Cosette au Luxembourg dans un coin de l’ancienne Pépinière ?) des jeunes gens que l’erreur de la gloire entretient à l’écart de ses chimères... (N’est-ce pas Marius qui s’en vient songeant au colonel Pontmercy, son père, à l’épopée impériale et à la prodigieuse destinée d’un Napoléon ?) des femmes que la loi de la nécessité, condamne à l’opprobre… (Hugo nous a dit leurs noms : Favourite, Dahlia, Zéphine et Fantine), des ambitieux qui concertent peut-être des témérités inutiles pour sortir de l’obscurité... (Voilà les amis de l’A. B. C, Jean Prouvaire, Combeferre, Enjolras, qui tout à l’heure dresseront des barricades et ne réussiront qu’à se faire tuer.) II me semble alors que je vois autour de moi toutes les passions qui se promènent, et mon âme s’afflige et se trouble à la vue de ces infortunés, mais en même temps se plaît dans leur compagnie séditieuse. Je voudrais quelquefois aborder ces solitaires pour leur donner mes consolations ; mais ils craignent d’être arrachés à leurs pensées, et ils se détournent de moi... Je plains ces misères cachées... Il y aurait de la dureté à n’être pas touché de la faiblesse de tant d’hommes qui, sans les malheurs de leur vie, auraient pu chérir la vertu et achever leurs jours dans l’innocence.


Fantine n’est encore ici qu’une silhouette à peine distincte. Elle reparaît, plus aisément reconnaissable, dans Thyeste, et là, comme dans sa rencontre au poste de police avec M. Madeleine, elle va s’entendre adresser la parole qui console et qui absout :


Thyeste est né simple et naïf ; il aime la pure vertu, mais ne prend pas pour modèle la vertu d’un autre ; il connaît peu les règles de la probité, il la suit par tempérament. Lorsqu’il y a quelque loi de la morale qui ne s’accorde pas avec son sentiment, il la laisse à part et n’y pense point. S’il rencontre la nuit une de ces femmes qui épient les jeunes gens, Thyeste souffre qu’elle l’entretienne, et marche quelque temps à côté d’elle ; et comme elle se plaint de la nécessité qui détruit toutes les vertus et fait les opprobres du monde, il lui dit qu’après tout la pauvreté n’est point vice, quand on sait vivre sans nuire à personne ; et après l’avoir exhortée à une vie meilleure, ne se trouvant point d’argent parce qu’il est jeune, il lui donne sa montre, qui n’est plus à la mode et qui est un présent de sa mère. Ses camarades se moquent de lui et tournent en ridicule sa générosité ainsi placée ; mais il leur répond : « Mes amis vous riez de trop peu de chose. Je plains ces pauvres femmes d’être obligées de faire un tel métier pour vivre : le monde est rempli de misères qui serrent le cœur ; si on ne faisait de bien qu’à ceux qui le méritent, on n’en trouverait guère d’occasions. Il faut être humain, il faut être indulgent avec les faibles qui ont besoin de plus de support que les bons ; le désordre des malheureux est toujours le crime de la dureté des riches. »


Dirai-je après cela que Vauvenargues avait prévu et souhaité la Révolution ? Personne ne pouvait prévoir en 1747 des événements qui, au moment où ils se sont produits, ont étonné tout le monde. S’il eût vécu jusqu’à la Révolution, il est certain qu’il n’en eût pas tout approuvé. La noblesse ne lui semblait pas un préjugé, il croyait qu’elle avait un rôle essentiel à jouer, et il ne regardait le rêve d’égalité absolue que comme une chimère irréalisable. Mais il est certain aussi, et son œuvre le crie à chaque page, que dans la vieille France monarchique mainte chose heurtait son esprit de justice, qu’il aspirait à une transformation profonde de la société, et ne doutait pas de l’avenir. Il croyait au progrès, parce qu’il ne désespérait jamais de l’homme, parce qu’il attendait tout sinon de notre raison, du moins de nos généreux instincts. Et si la postérité n’a retenu de lui que six mots : « Les grandes pensées viennent du cœur, » du moins sont-ils bien le résumé de sa mâle et miséricordieuse doctrine.


V

Dans l’histoire de la pensée française, Vauvenargues a une importance qui ne se peut nier.

Il n’était pas irréligieux, et ceux de ses contemporains qui ont prétendu après sa mort l’enrôler dans le parti des « philosophes, » ont agi avec une mauvaise foi que son consciencieux éditeur Gilbert a depuis longtemps dénoncée. Une âme comme la sienne ne peut être celle d’un athée. Mais sa morale n’en est pas moins toute laïque ; elle n’essaie pas de résoudre l’énigme de notre être, et ne cherche pas ses sanctions dans le ciel. Elle est une réhabilitation de la nature humaine. Elle tend uniquement à rendre à l’homme, avec le sentiment de sa dignité et de sa force, la pleine conscience de ses devoirs envers lui-même et envers les autres. La leçon était opportune à l’heure où il l’a donnée. Il était très bon et très nécessaire à pareille date que quelqu’un vînt réagir contre le pessimisme chrétien, contre Pascal qui n’avait dit qu’avec trop d’éloquence le peu que nous sommes et la vanité non seulement de tout « divertissement, » mais de tout effort et de toute action, et, d’autre part, contre Fontenelle, contre le scepticisme mondain qui desséchait et stérilisait les cœurs, et menait l’homme à se désintéresser de la grande tâche humaine. Il fallait que quelqu’un vint rassurer et vivifier les cœurs, rallumer la flamme de vie. Si tel a été après 1750 le rôle de Jean-Jacques, tel avait été d’abord celui de Vauvenargues ; et je sais, ah ! je sais que Vauvenargues n’a ni la puissance ni le charme de Jean-Jacques, mais je sais aussi qu’il n’a pas ses aberrations morales. Ceci ne pourrait-il compenser cela ?

Son œuvre, au surplus, n’a pas seulement un intérêt historique. Les années ne lui ont rien fait perdre de son utilité et de sa beauté. Pendant les quarante-quatre années qui ont suivi nos désastres de 1870, alors que nous étions des vaincus, que nous doutions de nous, que nous doutions de tout, et que nous avions toujours à l’oreille le terrible : « A quoi bon ? » qui paralyse, elle a été pour quelques hommes de ma génération un précieux réconfort. Cette œuvre de haute valeur traditionnelle, qui relie Corneille à Hugo, est plus que jamais d’actualité aujourd’hui. Napoléon disait de Corneille que la France lui doit une partie de ses belles actions. Vauvenargues est trop peu lu pour que le mot puisse s’appliquer exactement à lui. Mais sachons bien qu’il ne se fait ni ne se fera jamais rien de grand en France qui ne soit chez lui en puissance et qu’il n’ait en quelque sorte pressenti. Nous le méconnaissons, comme volontiers nous nous méconnaissons nous-mêmes. Et puis, un jour vient où toutes les vertus de la race retrouvent soudain l’occasion de se manifester. Ce jour-là, il est juste de se souvenir de lui, et de l’associer à ces éclatantes et sublimes manifestations de l’âme française : elles sont du Vauvenargues en action.


ANDRE LE BRETON.