Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Charpentier (p. 1-191).


LE SOUS-SOL


PREMIÈRE PARTIE

LE SOUS-SOL



I

Je suis un malade… Je suis méchant. Je ne suis guère attrayant. Je crois bien avoir une maladie de foie. Au surplus, je n’y entends rien et je ne sais pas au juste où j’ai mal. Je ne me soigne pas et ne me suis jamais soigné, quelque estime que je professe à l’endroit de la médecine et des médecins, car je suis extrêmement superstitieux, au moins assez pour croire à la médecine. (Mon instruction me permettrait de ne pas être superstitieux, cependant je le suis)… Non, Monsieur, si je ne me soigne pas c’est pure malice ; voilà. Peut-être ne pouvez-vous comprendre cela ? Eh bien, Monsieur, moi je le comprends. Sans doute ne saurais-je vous expliquer à quoi rime cette maladie. Je me rends un compte exact qu’en ne me soignant pas, je ne fais de tort à qui que ce soit, pas même aux médecins ; mieux que personne au monde, je sais que je ne nuis qu’à moi-même. Il n’importe ; c’est par malice que je ne me soigne pas. Mon foie est malade ? qu’il le soit plus encore !

Il y a longtemps, une vingtaine d’années, que je vis ainsi, et voici que j’ai quarante ans. J’appartins jadis à l’administration, mais je l’ai quittée. J’étais un employé fort grincheux et grossier, et j’avais du plaisir à l’être. Car n’acceptant pas de pots-de-vin, il me fallait bien quelque compensation. (Cette plaisanterie n’est pas fameuse, mais je ne la barrerai pas. En l’écrivant, je croyais qu’on la goûterait comme très spirituelle et, maintenant, je m’aperçois que ce n’est qu’une lâche fanfaronnade, c’est pourquoi je ne l’effacerai pas.)

En quête de renseignements, les gens s’approchaient-ils de mon bureau ? Tout aussitôt, je leur montrais les dents et j’éprouvais une volupté ineffable pour si peu que je réussisse à chagriner quelqu’un, comme il arrivait le plus souvent.

C’étaient pour la plupart des personnes timides ; cela se conçoit : elles avaient besoin de moi. Mais, parmi les petits-maîtres, il était un officier que je ne pouvais souffrir. Il s’obstinait à traîner son sabre avec un fracas insupportable. Je lui fis la guerre à ce sujet pendant dix-huit mois au bout desquels je finis par le vaincre : il renonça à son vacarme. C’est là, d’ailleurs, un souvenir de ma jeunesse. Mais, Savez-vous, Messieurs, en quoi consistait surtout ma méchanceté ? En ce fait particulièrement abominable qu’à chaque instant et lors de mes plus violentes sorties, je devais m’avouer à ma honte que, non seulement je n’étais pas si méchant, mais encore que je n’éprouvais pas de colère, que je jouais l’épouvantail par manière d’amusement. J’écumais, mais la plus légère amabilité, une tasse de thé, eut suffi à me calmer. Et cette pensée m’attendrissait. bien qu’ensuite et pour des mois j’en eusse grincé des dents et perdu le sommeil de fureur contre moi-même. C’est ainsi que j’étais.

Mais, tout à l’heure, en disant que je fus un méchant employé je m’accusais faussement ; je mentais par malice. Non, je m’amusais à mystifier ces gens-là, l’officier comme les autres. En réalité, je n’aurais jamais pu être méchant. Je découvrais constamment en moi une foule d’éléments contraires. Je les y sentais bouillonner, sachant qu’ils m’avaient habité toute ma vie et qu’ils voulaient s’épancher au dehors. Mais cela, je ne le permettais pas ; je ne les laissais pas faire ; je ne voulais pas qu’ils sortissent ! Ils me torturaient jusqu’à la honte ; ils m’eussent fait tomber en convulsions et j’en avais assez ! Ah ! que j’en avais donc assez ! Peut-être vous imaginez-vous, Messieurs, que j’éprouve quelque repentir, que je veuille m’excuser de quoi que ce soit ?… Je suis sûr qu’il vous en semble ainsi… Au demeurant, soyez certains que je m’en moque ! Non seulement je ne sus pas devenir méchant, mais je ne sus rien devenir du tout : ni méchant, ni bon, ni vil, ni honnête, ni héros, ni insecte. Maintenant, j’achève de vivre dans mon coin, m’exaspérant de cette malicieuse et vaine excuse qu’un homme intelligent ne saurait prétendre à faire son chemin et que, seul, l’imbécile réussit à percer. Oui, Monsieur, l’homme du XVIIIe siècle a pour devoir moral d’être une nullité, car l’homme de caractère, l’homme d’action, est en général un cerveau borné. Tel est le résultat d’une expérience de quarante ans. J’ai quarante ans à présent, et quarante ans, c’est toute la vie ; c’est l’âge qu’on avoue le plus. Vivre plus longtemps serait indécent, méprisable, immoral ! Qui donc pourrait vivre au delà de quarante ans ? répondez sincèrement, honnêtement ! Je vous le dirai : des imbéciles ou des scélérats ! Je le dirai en face à tous les vieillards, à tous ces vieillards vénérables, à tous ces vieillards parfumés, aux cheveux d’argent. Je le dirai à tout le monde et j’ai le droit de le dire, parce que je vivrai moi-même jusqu’à soixante ans ! Je vivrai jusqu’à soixante-dix ans ! Je vivrai jusqu’à quatre-vingts ans !… Attendez ! Laissez-moi respirer !…

Vous avez certainement crû, Messieurs, que je voulais vous faire rire et, en cela, vous vous trompez encore. Je suis loin d’être aussi gai qu’il vous paraît, ou peut-être qu’il vous parut. D’ailleurs, si tout ce bavardage vous agace (et je vous sens agacés), et que vous me demandiez qui je suis au juste, je vous répondrai que je suis employé de huitième classe. Je n’étais entré dans l’administration que pour gagner mon pain ; et uniquement pour cela. Aussi, l’an dernier, quand un parent éloigné me légua six mille roubles, m’empressai-je de prendre ma retraite et d’aller m’installer dans mon coin. J’y demeurais déjà avant, dans mon coin, mais, à présent, je m’y suis installé. Ma chambre est laide, déplaisante, et située au bout de la ville. Ma servante est une paysanne, âgée, bête jusqu’à la méchanceté et douée d’un fumet désagréable. On me dit que le climat de Pétersbourg ne me vaut plus rien et que la vie y est trop chère pour mes minuscules revenus. Je le sais, et mieux que tous ces sages conseillers si pleins d’expérience, mieux que tous ces hocheurs de têtes ; mais je continue à demeurer à Pétersbourg ; je ne le quitterai pas ! Je ne le quitterai pas, parce que… Eh ! il est tout à fait indifférent que je le quitte ou non !

Et puis, d’ailleurs, est-il, pour un homme comme il faut, sujet de conversation plus agréable que lui-même ? Non, n’est-ce pas ? Je vais donc parler de moi.

II

À présent, Messieurs, je voudrais vous dire — qu’il vous plaise ou non de l’entendre — je voudrais vous dire pourquoi je ne suis pas même devenu un insecte. Je proclamerai solennellement que, bien des fois, j’aurais voulu devenir un insecte. Mais je n’ai pas même mérité cela. Je vous jure. Messieurs, qu’une conscience par trop claire est une maladie, une véritable maladie. En tout temps, l’ordinaire conscience humaine suffirait amplement à chaque individu, c’est-à-dire la moitié ou seulement le quart de ce qu’en possède d’habitude l’homme intelligent de notre malheureux siècle et celui-là, surtout. qui a l’extrême malheur de vivre à Pétersbourg, la ville la plus abstraite du monde entier, celle où il y a le plus de préméditation, car j’établis une distinction entre les villes qui préméditent et celles qui ne préméditent pas. Il suffirait, par exemple, de posséder tout juste autant de conscience que les hommes « sortant de l’ordinaire » et les hommes d’action. Je parie que vous êtes persuadés que j’écris tout cela par présomption, pour me moquer des hommes d action, que je fais traîner mon sabre comme cet officier. Mais qui donc. Messieurs, voudrait tirer orgueil de ses infirmités et s’en faire un sujet de présomption ?

Et que dis-je ? C’est le cas général au contraire ! c’est de nos infirmités que nous sommes le plus fiers, et moi peut-être encore plus que les autres. Bon ! ne discutons pas ; mon argument est absurde. J’ai cependant la ferme conviction que non seulement le trop de conscience constitue une maladie mais encore la conscience, pour si peu qu’on en ait. Et je l’affirme !

Laissons cela un instant et dites-moi pourquoi c’était au moment même où j’étais le plus capable de saisir toutes les finesses « du beau et du sublime », comme nous disions autrefois, qu’il m’arrivait de perdre toute conscience et de commettre des actions mauvaises… des actions qui… des actions que… comme tout le monde en commet sans doute… mais de les commettre juste au moment où je comprenais le mieux qu’il ne les fallait pas faire ? Plus j’admirais et le bien et « le beau et le sublime » et plus profondément je m’enlisais dans la vase et plus s’aggravait chez moi cette faculté de m’embourber. Le pis est que cela ne m’arrivait point par hasard, mais comme si j’eusse pensé qu’il en devait absolument être ainsi. Cela n’était plus une faute ; cela n était plus une maladie ; c’était mon état normal. De sorte que je n’avais même plus la moindre velléité de lutter contre ce défaut. Je finis par me persuader que c’était bien lu mon état normal (et peut-être le croyais-je réellement) Mais avant d’en arriver là, au commencement. que de souffrances l’endurai dans cette lutte.

Je ne croyais pas qu’il en fût de même pour les autres hommes et, toute ma vie, j’ai gardé cela en moi comme un secret. J’en avais honte (peut-être en suis-je encore honteux maintenant !) J’en venais à éprouver une sorte de jouissance secrète, monstrueuse et vile quand, regagnant mon coin par quelque affreuse nuit de Pétersbourg, je m’avouais brutalement que ce jour-là encore, j’avais commis une vilenie, que ce qui était fait était irréparable ! Intérieurement, en secret, je me déchirais à belles dents, je me broyais, je me dévorais jusqu’à ce que cette amertume finit par se muer en une douceur maudite, ignoble, et puis elle se transformait décidément en une jouissance, en une véritable jouissance ! Je le maintiens !

Si j’ai parlé de cela, c’est que je tiens absolument à savoir si les hommes éprouvent de pareilles voluptés. Je m’explique : mon délice provenait de ce que j’avais trop clairement conscience de ma dégradation. de ce que je comprenais moi-même avoir touché le fin fond de l’infamie, que c’était bien ignoble, mais qu’il ne pouvait en être autrement, que je n’avais aucune issue pour m’échapper de là et devenir un autre homme, que même s’il m’était resté et la foi et le temps de me refaire, je ne l’eusse sûrement pas voulu moi-même et que, si je l’avais voulu, cela n’aurait servi à rien, parce qu’en réalité je n’aurais su vers quelle forme évoluer. Le principal, enfin, c’est que cela devait arriver d’après les lois normales et fondamentales de la conscience hypertrophiée et de l’inertie, comme la conséquence fatale de ces lois, d’où il suit qu’on ne peut se transformer et qu’il n’y a rien à faire. Alors, selon cette conscience hypertrophiée, on a raison d’être une canaille, comme si cela devait soulager la canaille de bien se sentir une canaille. Mais assez ! J’ai beaucoup parlé et qu’ai-je expliqué ? Comment expliquer cette jouissance ? Mais je le ferai ; j’en viendrai à bout ! C’est dans ce but que j’ai pris la plume…

Voyons… J’ai énormément d’amour-propre. Je suis susceptible et je m’offense aussi facilement qu’un bossu ou qu’un nain, et cependant, par moments, j’aurais peut-être été enchanté de recevoir un soufflet. Je parle sérieusement. J’aurais sans doute su y trouver une sorte de délice, la délectation du désespoir. Il est indubitable que c’est le désespoir qui nous procure les voluptés les plus intenses, surtout si nous avons la conscience intégrale d’une situation sans issue. Tel est le cas où l’on a reçu un soufflet : on est écrasé par l’idée de cette humiliation absolue. D’autant plus que j’ai beau me raisonner, je me sens toujours le premier coupable et, ce qui me vexe encore davantage, je suis coupable, non de propos délibéré, mais de par la loi de nature. D’abord je suis coupable parce que je suis plus intelligent que tous ceux qui m’entourent. (Je me suis toujours considéré comme plus intelligent que ceux qui m’entouraient et parfois, le croiriez-vous ? je m en suis trouvé tout confus. J’ai passé ma vie à regarder les gens de côté ; jamais je n’ai pu voir les hommes de face.)

Je suis aussi coupable en ce que, si réellement je possédais quelque générosité, je ne ferais que souffrir davantage à l’idée de son inutilité. Bien sûr que je n’en saurais rien faire : ni pardonner, l’offenseur m’ayant peut-être frappé de par les lois de nature au regard desquelles le pardon n’existe pas ; ni oublier, car, bien que victime des lois de nature, je n’en serais pas moins offensé.

Enfin, si j’avais voulu agir à l’encontre de la générosité et me venger de mon insulteur, cela m’eut été de toute impossibilité, car il est certain que je n’aurais pas su prendre un parti, quand même je l’aurais voulu. Pourquoi n’aurais-je pu me décider ? Je vais en dire deux mots à part.

III

Comment font ceux qui savent se venger, qui savent se défendre ? Quand le désir de la vengeance s’empare de leur être, les autres sentiments se trouvent abolis en eux pour tout le temps que celui-là les possède. Tel individu fonce droit devant lui, les cornes basses, comme un taureau furieux ; seul un mur pourrait l’arrêter. (À ce propos, remarquons que les hommes « sortant de l’ordinaire » et les hommes d’action s’arrêtent toujours très sincèrement devant un mur. Pour eux, le mur n’est pas une excuse comme il en est une pour nous autres gens qui raisonnons et, par conséquent, n’agissons pas ; ce ne leur est pas un prétexte pour rebrousser chemin, prétexte auquel nous autres ne croyons pas non plus mais dont nous nous satisfaisons. Non, ils s’arrêtent en toute sincérité. Le mur a, pour eux, quelque chose de calmant, de résolutif, de définitif, peut-être même quelque chose de mystique… Mais nous en parlerons plus loin.)

Eh bien, Monsieur, c’est cet homme sortant de l’ordinaire que je considère comme l’homme véritable, normal, tel que l’indique notre tendre mère nature en le mettant complaisamment sur la terre. J’envie cet homme jusqu’à en secréter des îlots de bile. Il est bête, je vous l’accorde, mais il se peut que l’homme normal doive être bête — qu’en savez-vous ? — et que ce soit au mieux. Cette hypothèse se confirme encore, si, en face de l’homme normal, on place son antithèse, l’homme à la conscience hypertrophiée, et qui n’est certainement pas sorti du sein de la nature, mais de quelque cornue. (C’est presque du mysticisme, Messieurs, mais je crois bien que c’est la vérité.) Alors, cet homme de cornue file doux devant son antithèse, parce qu’en sa conscience hypertrophiée, il se considère comme une souris et non pas comme un homme. Souris à conscience hypertrophiée, c’est toujours une souris, tandis que l’autre est un homme ; par conséquent… etc…

Le plus grave, c’est que c’est lui-même, lui-même, qui s’estime à l’égal d’une souris ; personne ne le lui demande ; ceci est un fait capital. Jetons donc un coup d’œil sur la souris en action. Par exemple, supposons-la offensée (elle l’est presque toujours) et désireuse de se venger. Elle amassera peut-être plus de rancune que l’homme de la nature et de la vérité. Le désir bas et méprisable de rendre le mal pour le mal s’agite peut-être en elle d’une façon encore plus ignoble que chez l’homme de la nature et de la vérité, car, en sa bêtise innée, celui-ci voit tout bonnement sa vengeance comme une manifestation de la justice, tandis qu’en raison de sa conscience hypertrophiée, la souris repousse une pareille conception. Arrivons donc à l’action elle-même, à l’acte même de vengeance.

Outre sa vilenie première, la malheureuse souris a eu le temps de s’environner d’un amoncellement d’autres vilenies sous forme d’interrogations et de doutes. Une question entraîne tant d’autres question insolubles ! Ainsi s’amasse autour d’elle une boue infecte, une vase fatale faite de ses doutes, de ses émois, et aussi des crachats déversés sur elle par les « hommes d’action sortant de l’ordinaire » qui l’entourent d’une sorte d’aréopage solennel et gouailleur, riant parfois aux éclats de tout leur large gosier.

Nul doute qu’elle n’ait qu’à faire de la patte un geste de désespérance et, se couvrant d’un sourire dédaigneux et peu sincère, qu’à se glisser honteusement dans son trou. Là, sous le parquet, dans sa retraite affreuse et puante, outragée, ridiculisée, battue, notre souris se plonge aussitôt dans une rage froide, venimeuse, et, surtout, éternelle. Quarante années durant, elle ruminera son injure dans ses moindres détails les plus honteux, y ajoutant encore de son cru des circonstances particulièrement infâmes, se montant, s’excitant au gré de sa fantaisie. Elle aura honte elle-même de ses imaginations, mais elle ruminera malgré tout, recommencera la lutte en esprit, inventera des choses jamais arrivées, sous prétexte que cela eut pu être tel, et ne pardonnera rien. Elle voudra peut-être aussi se venger, mais par à-coups, petitement, à l’abri de son trou, incognito, sans foi dans la légitimité de sa vengeance, ni dans sa réussite, et convaincue qu’elle souffrira mille fois plus de toutes ses hésitations que celui dont elle se venge et qui, peut-être, ne s’en apercevra même pas. Même a son lit de mort, elle y songera encore avec tous les intérêts composés… Mais c’est justement en cet état misérable et froid, mi-désespoir mi-incrédulité, en cet ensevelissement de soi-même dans le chagrin, en cette retraite de quarante années sous un parquet, en cette impasse inévitable et équivoque, en toute cette fermentation putride de désirs rentrés, en cette fièvre d’hésitation, de résolutions irrévocables et de scrupules aussitôt venus, c’est en cela que réside la source de cette étrange volupté dont je parlais.

Elle est à ce point subtile et difficile a saisir que les hommes un peu bornés, ou simplement les hommes à nerfs solides n’y peuvent rien comprendre. Je vous entends ricaner : « Peut-être ceux-là n’y comprendront-ils rien non plus qui n’ont jamais reçu de soufflet ! » Façon polie de me rappeler que j’en ai reçu un et que je parle en connaissance de cause. Je parierais que vous le pensez ! Mais calmez-vous, Messieurs, je n’ai pas reçu de soufflet, et je vous le dis, bien que votre opinion me soit tout à fait indifférente. Je regrette seulement de n’en pas avoir distribué un plus grand nombre. Mais pas un mot de plus sur ce sujet, si intéressant qu’il vous puisse être.

Je poursuis mon discours sur les gens qui ont des nerfs solides et ne peuvent comprendre certains raffinements de volupté. Ces messieurs, qui, dans certains cas, mugissent comme des taureaux, de toute la largeur de leur gosier, malgré tout l’honneur que leur puisse valoir une telle conduite. se résignent cependant devant l’impossibilité, ainsi que je l’ai dit plus haut. L’impossibilité est une muraille de pierre. Quelles en sont les pierres ? Mais les lois de nature, les inductions des sciences naturelles, les mathématiques, sans doute ! Quand, par exemple, on t’aura prouvé que tu descends du singe, il n’y a pas à faire la petite bouche, il faut accepter les choses telles qu’elles sont. Quand on t’aura prouvé qu’en réalité, un seul atome de ta propre graisse te doit être plus précieux que cent mille de tes semblables, démonstration qui abolit définitivement et toutes les vertus et tous les devoirs et tant d’autres balivernes, d’autres superstitions, tu n’y peux rien faire que d’acquiescer, car deux fois deux, c’est les mathématiques ! Essayez donc de répondre à cela !

« Permettez ! — me criera-t-on — il n’y a pas à se révolter, car deux fois deux font quatre ! La nature ne vous demande aucune permission ; elle n a rien à faire avec vos désirs et ne s’occupe pas de savoir si ses lois vous plaisent ou non ? Vous devez l’accepter comme elle est avec toutes ses conséquences. C’est un mur, donc… c’est un mur… et ainsi de suite ! »

Mon Dieu, que m’importent les lois de la nature et celles de l’arithmétique si ces lois et leur « deux fois deux : quatre », ont quelque motif de me déplaire ? Je ne briserai certainement pas cette muraille avec mon front si mes forces n’y suffisent pas, mais je ne me résignerai pas uniquement parce que j’ai devant moi une muraille de pierre que mes forces ne suffisent pas à briser.

Cette muraille serait-elle en réalité un calmant ? et contiendrait-elle la moindre vertu apaisante pour cette seule raison qu’elle est deux fois deux quatre ? Oh ! absurdité des absurdités ! Que c’est donc autre chose de tout comprendre, d’avoir conscience de tout, de toutes les murailles d’impossibilité et de pierre, de ne se résigner devant aucune de ces impossibilités, aucune de ces murailles de pierre (s’il vous dégoûte de vous résigner), et, par des raisonnements logiques et incoercibles, d’arriver à des conclusions écœurantes, à cet axiome éternel que, même à propos de la muraille de pierre, on se croit coupable, quoiqu’il soit clairement évident qu’on n’est pas coupable le moins du monde ! En conséquence, il faut croupir voluptueusement dans l’inertie, tout en grinçant silencieusement des dents à cette pensée que l’on n’a personne contre qui tourner sa fureur dont l’objet n’existe pas, n’existera peut-être jamais, qu’il y a ici prestidigitation. cartes arrangées et bisautées, que c’est tout simplement la boue, on ne sait quoi, on ne sait qui ! Mais, malgré la certitude de toutes ces inconnues et de toutes ces tricheries, vous souffrez, encore et plus vous êtes bas et plus vous souffrez !

IV

« Ha ! ha ! ha ! — rirez-vous — il va bientôt trouver de la volupté dans un mal de dents ! »

Pourquoi pas ? — répondrai-je — Il est aussi une volupté dans le mal de dents. Je le sais pertinemment : j’ai eu mal aux dents pendant tout un mois. En ce cas, on ne s’irrite pas en silence ; on gémit. Mais ces gémissements ne sont pas sincères ; ce sont des gémissements hypocrites et tout repose ici sur l’hypocrisie. C’est dans ces gémissements que réside la volupté du patient et s’il n’éprouvait pas de volupté, il ne gémirait pas. Cet exemple est excellent, Messieurs, et je vais le développer.

D’abord, ces gémissements expriment toute l’inutilité de votre douleur, si humiliante pour votre conscience, toute la force légale de la nature dont vous vous moquez, mais dont vous souffrez, tandis qu’elle ne souffre pas. Vous commencez à prendre conscience que vous souffrez sans avoir d’ennemi, que, malgré tous les Wagenheim, vous êtes l’esclave de vos dents, que si quelqu’un le voulait, vos dents cesseraient de vous faire mal, mais que, s’il ne le veut pas, vous souffrirez encore trois mois durant, et qu’enfin, si vous ne vous résignez pas et continuez à protester, il ne vous restera en fait de consolation que de vous administrer le fouet à vous-même ou de donner du poing contre le mur de toutes vos forces, et voilà tout !

Eh bien, Monsieur, dans ces sanglantes injures, dans ces railleries de je ne sais qui, une volupté prend naissance qui peut atteindre jusqu’au plus haut degré de la sensualité. Je vous en prie, Messieurs, à l’occasion prêtez donc l’oreille aux gémissements d’un homme instruit de notre siècle en proie à une rage de dents. Le second ou le troisième jour, ses gémissements changent de nature : il ne gémit plus seulement parce qu’il a mal aux dents, — bien qu’il n’ait pas gémi comme un grossier moujick, mais comme un homme ayant profité du développement intellectuel et de la civilisation de l’Europe, comme un homme « qui ne tient plus au sol ni aux traditions populaires », ainsi que l’on dit maintenant. Ses gémissements deviennent agressifs, méchants, et durent des journées et des nuits entières. Il sait bien lui-même que ces gémissements ne lui procureront aucun soulagement. Mieux que tous, il sait qu’en vain il énerve et déchire les autres et soi-même, que le public pour lequel il joue sa comédie et toute sa famille l’écoutent avec dégoût, ne croient pas à la sincérité de ses plaintes et pensent à part soi qu’il pourrait crier plus simplement, sans roulades, sans artifices et qu’il s’abandonne par méchanceté et par cabotinisme… Eh bien, c’est précisément dans ces aveux qu’il se fait et dans toutes ces turpitudes que git la volupté.

« Je vous tourmente ; je vous brise le cœur ; je ne laisse dormir personne dans la maison. Non, vous ne dormirez pas ; vous ressentirez à chaque instant les effets de mon mal de dents. Je ne suis plus pour vous le héros que je m’étais efforcé de paraître jusqu’ici, mais un sale monsieur, un mufle ! Soit ! je suis enchanté que vous m’ayez compris. Ça vous ennuie d’entendre mes lâches gémissements ? Eh bien tant pis : je vais vous en faire entendre bien d’autres !… »

Vous ne comprenez pas encore, Messieurs ? Non, car il paraît qu’il faut être extrêmement développé et conscient pour saisir toutes les finesses de cette volupté. Vous riez ? J’en suis ravi, Monsieur. Mes plaisanteries, certes, sont d’assez mauvais goût ; elles sont raboteuses, embrouillées, elles manquent d’assurance. Mais cela tient à ce que je ne me respecte pas. Dites-moi : un homme en pleine possession de sa conscience peut-il jamais se respecter ?

V

Se respecter ! Peut-il donc se respecter celui qui s’est résolu à chercher une jouissance jusque dans le sentiment de sa propre dégradation ? Je ne dis pas cela sous l’empire d’une lâche contrition. D’une façon générale, je n’ai jamais aimé balbutier : « Pardonnez-moi, papa, je ne le ferai plus ! » Non que je fusse incapable de prononcer de telles paroles ; bien au contraire, et c’est peut-être même précisément que je n’en étais que trop capable, et dans quelle mesure ! Autrefois je me plaisais à demander pardon quand justement je n’avais rien fait pour cela et c’était bien le plus vil de mon affaire. Je m’attendrissais, je me repentais ; je versais des larmes et, certainement, je me trompais moi-même quoique je ne me livrasse à aucune simulation ; je ne saurais dire comment mon cœur m’y contraignait. Je ne saurais ici en accuser les lois de la nature malgré qu’elles m’aient toujours meurtri plus que tout le reste. Il m’est pénible d’y penser et c’était aussi pénible alors. Mais, au bout d’une minute environ, je me rendais compte avec colère que tous ces repentirs, ces attendrissements, ces serments de se corriger, n’étaient que mensonges, mensonges ingénieux autant qu’ignobles. Mais vous me demandez pourquoi je me torturais à ce point, pourquoi je me donnais la peine de faire tant de simagrées ? Mon Dieu, il m’ennuyait de rester à rien faire et j’usais de subterfuges pour tromper mon ennui. C’est ainsi. Observez-vous vous-mêmes, Messieurs, et de votre mieux : vous comprendrez qu’il en est ainsi. Je m’imaginais des aventures ; je me forgeais une vie pour vivre d’une vie quelconque. Combien de fois m’est-il arrivé de m’offenser sans raison, pour le plaisir ? Et je savais bien n’avoir aucun motif de me fâcher, mais je faisais comme si j’en eusse eu et je finissais par me sentir offensé pour tout de bon. Toute ma vie j’ai eu un penchant pour ces tours-là, si bien qu’à la fin, je n’étais plus maître de moi-même.

D’autres fois, j’avais envie de tomber amoureux ; cela m’est arrivé à deux reprises. J’ai bien souffert, Messieurs, je vous l’assure. Au fond de mon cœur, je ne croyais pas à cette souffrance ; je m’en moquais, mais je souffrais cependant et de la bonne façon ; j’étais jaloux ; j’étais hors de moi… Et toujours par ennui, Messieurs, toujours par ennui. L’inertie me pesait tant ! Car le fruit direct et logique de la conscience, c’est l’inertie, l’inertie consciente. Je l’ai déjà dit. Je répète encore que tous les gens sortant de l’ordinaire et tous les gens d’action ne sont précisément tels que parce qu’ils sont stupides et bornés. Comment j’explique cela ? Voici.

En raison de leur médiocrité, ils prennent les causes secondes, les causes les plus proches, pour des causes premières et, rapidement, aisément, ils se persuadent d’avoir trouvé un fondement immuable à leur activité, ils se tranquillisent, et c’est le plus important ! Car, pour pouvoir agir, il faut avant tout que l’on soit tout à fait tranquille, qu’il ne vous reste plus aucun doute. Eh bien, comment pourrais-je arriver à me tranquilliser, moi ? Où trouverai-je des principes fondamentaux, des bases sur lesquelles m’appuyer ? Où les prendrai-je ? Je suis à méditer : telle cause me semble première qui m’induit à une autre encore antécédente et ainsi de suite jusqu’à l’infini ! C’est en cela que consistent la conscience et la réflexion. Ce sont donc encore des lois de la nature. Quel en est le résultat ? Identique ! Rappelez-vous ce que je vous ai dit au sujet de la vengeance et que vous n’avez sûrement pas approfondi. Je vous ai dit : l’homme se venge parce qu’il croit que sa vengeance, c’est la justice ; il a donc trouvé la raison fondamentale qui est la justice et le voilà en paix de toutes manières, si bien qu’il se venge posèment et avec plein succès, persuadé d’accomplir une action honnête et juste. Mais moi, je n’y vois point de justice ni de vertu non plus et, par conséquent, si je me venge, ce ne sera que par méchanceté. La méchanceté peut certainement dominer tous mes autres sentiments et faire taire tous mes scrupules et, par suite, servir de raison fondamentale, justement parce qu’elle n’est pas une raison. Mais, que faire, si je n’ai même pas de méchanceté ? (Et c’est d’ailleurs par là que j’avais commencé.) Au gré de ces maudites lois de la conscience, ma méchanceté va se décomposer chimiquement. Et puis, à la réflexion, le motif disparaît, les raisons se fondent, le coupable devient impossible à découvrir, l’offense n’en est plus une mais se transforme en fatalité, quelque chose comme un mal de dents dont personne n’est coupable, et, par conséquent, il ne nous reste toujours que cette issue unique : battre le mur. Alors, on abandonne la vengeance parce que l’on n’a pu lui trouver de raison fondamentale. Mais qu’aveuglé par la passion, sans réflexion, sans cause première, on se laisse emporter à la tenter en se disant qu’il importe peu que l’on haïsse ou que l’on aime, pourvu que l’on ne reste pas sans occupation, on en viendra, après-demain au plus tard, à se mépriser soi-même pour s’être trompé en connaissance de cause. Et, en fait de résultat, vous avez : une bulle de savon et l’inertie. Oh ! Messieurs, c’est peut-être pour cela que je me crois intelligent, parce que, de toute ma vie, je n’ai jamais pu rien commencer, ni achever. Admettons que je ne sois qu’un bavard, un bavard inoffensif, mais ennuyeux, comme nous le sommes tous. Mais, qu’y faire, si l’unique et précise destination de l’homme intelligent est le bavardage, ici est : perdre, de propos délibéré, son temps aux bagatelles de la porte ?

VI

Oh ! si seulement j’étais resté oisif par paresse ! Mon Dieu, comme je me serais respecté alors ! Je me serais respecté en tant que possesseur de la faculté de paresse ; j’aurais possédé au moins une faculté dont j’aurais été sur. À ceux qui eussent demandé : « Qui est-ce ? » ont eût répondu : « C’est un paresseux ! » Ah ! que cela eût donc été agréable d’entendre ainsi parler de soi ! Penser qu’on est un être absolument déterminé, dont on peut dire quelque chose ! Paresseux, c’est une profession et une destination ; c’est une carrière. Monsieur. Ne plaisantez pas ; c’est comme cela. J’eusse été membre de droit du premier de nos cercles et n’aurais eu d’autre occupation que de me respecter sans cesse. J’ai connu un monsieur qui passa sa vie à s’enorgueillir de se connaître en Laffitte. Il considérait cela comme une qualité et ne douta jamais de lui-même. Il est mort avec une conscience triomphante plutôt que tranquille, et il avait bien raison… Je me serais alors choisi une carrière : j’aurais été un paresseux et un goinfre, non pas tout bonnement, par exemple, mais en sympathie avec tout ce qu’il est de beau et d’élevé. Cela serait-il de votre goût ? Moi j’y ai souvent rêvé. Ce beau et ce bon qui m’ont tant pesé sur la nuque à mes quarante ans, comme ils me fussent apparus différents ! J’aurais aussitôt trouvé un champ d’activité correspondant, soit : boire a tout ce qui est beau et élevé. À toute éventualité, j’aurais toujours eu une goutte dans mon verre, une goutte à vider en l’honneur de quelque chose de beau et d élevé. Tous les objets de l’univers, j’en eusse fait « du beau et de l’élevé » ; j’en aurais trouvé dans les choses les plus basses, les plus viles, les plus infâmes. J’eusse été plus larmoyant qu’une éponge mouillée.

Par exemple, un peintre eût-il peint comme Gay que j’aurais aussitôt bu à la santé de ce peintre, « parce que j’apprécie tout ce qui est beau et élevé ». Un auteur aurait écrit : « Comme il vous plaira », j’aurais bu à la santé de « Comme il vous plaira », parce que j’aime tout ce qui est beau et élevé… J’aurais exigé qu’on me respectât pour cela, et j’aurais persécuté quiconque ne m’eût pas témoigné de respect. J’aurais vécu tranquillement et je serais mort triomphalement ! voilà qui eût été charmant, tout à fait charmant ! Et j’aurais laissé croître mon ventre, j’eusse édifié un menton à trois étages ; je me serais fabriqué un si beau nez en bois de campêche qu’en me voyant, chacun eût dit : « Ça, c’est le signe plus ; c’est quelque chose d’absolument positif ! » À votre aise ! Il est fort agréable d’entendre de ces choses-là en notre siècle négatif.

VII

Mais tout cela, c’est des rêves d’or. Oh ! dites-moi qui annonça le premier, qui, le premier, proclama que l’homme ne commet de vilenies que parce qu’il ne comprend pas ses véritables intérêts, et que, si on l’éclairait, si on lui ouvrait les yeux sur son intérêt bien entendu, sur son intérêt normal. il deviendrait aussitôt bon et généreux. Et cela, par la raison que, s’il était intelligent, s’il distinguait son avantage, il ne le chercherait que dans le bien, que l’homme seul ne peut agir sciemment contre ses intérêts et, par conséquent, qu’il ferait le bien par nécessité ? Oh ! enfant ! enfant innocent et pur ! Quand donc, à travers les siècles, est-il arrivé, pour la première fois, que l’homme agit seulement dans son intérêt ? Que deviennent alors les millions de faits témoignant que, sciemment, c’est-à-dire dans la connaissance de leurs véritables intérêts, les hommes les laissent de côté et se jettent au hasard dans n’importe quelle autre route où ils vont s’aventurer sans que rien ni personne les y force, comme s’ils voulaient précisément éviter le bon chemin, pour en tracer de parti pris, obstinément, un autre bien difficile, bien absurde et qu’ils cherchent à tâtons. Il est donc évident que cet entêtement et cette indépendance d’action leur sont plus agréables que tout avantage. Avantage !… Qu’est-ce que cela ? Vous chargerez-vous de définir exactement en quoi consiste l’avantage pour l’homme ? Et pourtant, s’il se pouvait parfois que l’avantage de l’homme consistât, non seulement, mais dût consister en ceci qu’il faudrait se souhaiter du mal et non de l’avantage ? S’il en est ainsi, si un tel cas est possible, voici votre règle abolie. Admettez-vous la possibilité de cas pareils ? Vous riez ? Riez donc, messieurs, mais répondez : les intérêts de l’homme sont-ils parfaitement déterminés ? Ne s’en trouve-t-il pas qui ne sont entrés et ne pourraient entrer dans aucune classification ? Autant que je sache, messieurs, vous avez établi votre liste des intérêts humains avec une moyenne prise dans les statistiques, dans les formules scientifiques et économiques. C’est le bien-être, la richesse, la liberté, le repos, etc., etc., si bien que l’homme qui s’élèverait volontairement et ouvertement contre ce bilan serait, d’après vous et même aussi d’après moi, un obscurantiste ou bien un fou, n’est-ce pas ?

Mais voici ce qui est remarquable : d’où vient que tous ces statisticiens, tous ces sages et tous ces philanthropes, quand ils ont énuméré les intérêts humains, ont constamment omis d’en mentionner un ? De celui-là, ils ne tiennent aucun compte au point de vue dont il faut le considérer, et tout le calcul en dépend. Qu’on inscrive cet avantage sur la liste, cela n’aura aucune importance. Mais le malheur est que ce fameux intérêt ne rentrera dans aucune classification et ne pourra être porté sur aucune liste. Ainsi, j’ai un ami… Hé ! messieurs, mais c’est aussi votre ami, et, d’ailleurs, avec qui n’est-il pas lié ?..) Se prépare-t-il à un acte quelconque, ce monsieur vous exposera clairement et d’abondance comment il se propose d’agir selon les lois delà raison et de la vérité. Et puis, il vous parlera avec une chaleureuse émotion des intérêts véritables, normaux de l’homme : il raillera ces sots à vue courte qui ne comprennent ni leur avantage, ni le véritable sens de la vertu… Un quart d’heure après, exactement, sans aucun nouveau motif, mais par quelque mobile intérieur plus fort que ses intérêts. il imaginera je ne sais quoi de différent, c’est-à-dire qu’il ira ouvertement contre tout ce qu’il avait dit, contre les lois de la raison, contre son propre avantage, en un mot : contre tout bon sens… Je vous préviens que mon ami est un personnage collectif et qu’il est par conséquent fort difficile de rejeter toute la faute sur lui.

Voilà, Messieurs : n’existerait-il pas en effet quelque chose de plus précieux à l’homme que ses intérêts les plus immédiats ? ou bien, pour parler conformément à la logique, n’existerait-il pas certain intérêt plus important que les autres, un de ces intérêts dont on ne tient pas compte, ainsi que je le disais, et pour lesquels, cependant, l’homme est capable d’aller, s’il le faut, contre la raison, l’honneur, la tranquillité, le bien-être, en un mot, contre tout ce qu’il est de plus beau et de plus utile, pourvu qu’il atteigne à cet avantage primordial. le plus important, le plus précieux de tous, à ses yeux… Ici, vous m’interrompez :

« Quoi qu’il en soit, c’est toujours un avantage ! »

Permettez, Monsieur, je vais m’expliquer, car il ne s’agit pas ici de jouer sur les mots. Sachez que cet avantage a précisément cela de remarquable qu’il ruine toutes les classifications et disloque tous les systèmes imaginés par les amis du genre humain pour son bonheur. Pour tout dire, il est fort gênant. Mais, avant de vous le nommer, je tiens à me compromettre moi-même en déclarant avec insolence que tous ces systèmes admirables, toutes ces théories qui prétendent expliquer à l’humanité ses intérêts normaux, afin qu’invinciblement entraînée à s’efforcer de les atteindre, elle devienne aussitôt généreuse et bonne, tous ces systèmes, jusqu’à présent, ne sont pour moi que des sophismes. Car, annoncer la rénovation du genre humain par la considération de ses vrais intérêts, c’est, d’après moi, la même chose, presque, que d’affirmer, par exemple, avec Buckle, que la civilisation adoucit l’homme et, par conséquent, le rend moins sanguinaire et moins porté à la guerre. Il me paraît que c’est là ce qu’il résulte de son raisonnement. Mais, l’homme tient tellement à son système et à sa déduction abstraite, qu’il en serait capable d’altérer sciemment la vérité, de feindre la surdité et l’aveuglement dans le but unique de ne pas infirmer sa théorie. C’est ce qui m’incite à prendre cet exemple réellement frappant.

Regardez autour de vous : le sang coule à flots, aussi joyeusement que du champagne, Voilà donc ce XIXe siècle où vécut Buckle. Voilà Napoléon le grand et celui de nos jours. Voilà l’Amérique et ses états unis dans une alliance éternelle ! Et voilà cette caricature du Schleswig-Holstein… Je vous demande ce qu’adoucit en nous la civilisation ?

La civilisation, elle, se contente de développer chez l’homme la variété des sensations et puis, c’est tout ! Qui sait si ce goût des sensations variées n’amènera pas l’homme à trouver des jouissances dans le sang ? Cela lui est déjà arrivé. Avez-vous remarqué que la plupart des sanguinaires vraiment raffinés furent presque toujours des personnages fort civilisés dont tous les Attila, tous les Stenka Rasine ne valent pas la semelle de leurs bottes. S’ils paraissent moins remarquables, c’est que leur type se rencontre par trop souvent ; ils sont si communs qu’on n’y fait plus attention. Si la civilisation n’a pas rendu l’homme plus sanguinaire, il l’est au moins devenu plus bassement qu’auparavant. Avant, il croyait juste de verser le sang et massacrait avec une conscience tranquille ceux dont il estimait la disparition nécessaire. Aujourd’hui, nous considérons le fait de verser le sans : comme une infamie, mais nous la commettons volontiers et même plus souvent qu’autrefois. Dites-moi ce qui vaut le mieux ! Décidez vous-mêmes.

On raconte que Cléopâtre (excusez cet exemple tiré de l’Histoire romaine) aimait à enfoncer des épingles d’or dans les seins de ses esclaves et que leurs cris et leurs contorsions lui procuraient une vive jouissance. Vous me direz qu’il s’agit de temps relativement barbares, que les nôtres le sont aussi relativement et que l’on enfonce encore des épingles ; que, si l’homme a acquis plus de discernement que dans les temps barbares, il est encore loin de s’être accoutumé à agir comme le commandent la raison et la science. Quand il en sera là, il cessera d’errer volontairement et, malgré lui, pour ainsi dire, il ne voudra plus séparer sa volonté de son intérêt normal. De plus, vous dites que la science instruira l’homme de par sa force propre (bien que cela m’apparaisse comme une superfétation), qu’il n’a en réalité ni volonté, ni caprice et n’en a jamais eu, n’étant pas autre chose qu’une sorte de clavier, et qu’avant tout, le monde est régi par les lois de la nature, de sorte que, quoiqu’il fasse, ce n’est pas un produit de sa volonté, mais des lois naturelles. Il s’ensuit qu’il n’y qu’à consulter les lois de nature et que, l’homme, n’ayant pas à répondre de ses actes, il lui devient très facile de vivre.

Toutes les actions humaines seront alors mathématiquement déduites de ces lois au moyen d’une sorte de table de logarithmes très étendue et cataloguée dans un almanach, ou mieux : on ferait paraître des ouvrages bénévoles dans le genre des encyclopédies actuelles et dans lesquels tout serait prévu, calculé, réglé, et il n’y aurait plus au monde d’actions ni d’aventures.

« Alors — continuez-vous — alors les rapports économiques prendront un aspect nouveau. Tout étant calculé avec une exactitude mathématique, il suffira d’un instant pour faire disparaître toutes sortes de questions, simplement parce qu elles auront reçu toutes les solutions dont elles sont susceptibles. Alors, on construira un palais de cristal. Alors… En un mot, ce sera la venue de l’Oiseau Bleu. »

Certainement — c’est moi qui parle, maintenant — il est impossible de répondre d une manière absolue que l’ennui ne nous écrasera pas alors, car, de quoi s’occuper, si tout est prévu sur la liste. Mais, en revanche, tout sera fort raisonnable. Certes, l’ennui fertilise l’imagination, car c’est par ennui qu’on enfonce les épingles d’or, mais cela ne serait rien encore. Le mal, c’est qu’on serait peut-être heureux de revenir aux épingles. Car l’homme est bête, phénoménalement bête, ou, pour mieux dire, il n’est pas bête du tout, mais il est tellement ingrat qu’il est impossible de trouver son pareil dans toute la création. Ainsi, je ne serais nullement étonné de voir brusquement surgir du sein de cette rationalité future quelque gentleman de physionomie commune ou plutôt railleuse et rétrograde qui nous dirait, les poings sur les hanches : « Eh bien, Messieurs, n’allons-nous pas appliquer une bonne fois un coup de pied à la raison dans le but unique d’envoyer les logarithmes au diable et de pouvoir vivre encore au gré de notre imbécile de volonté ? »

Cela encore ne serait rien, mais le fâcheux, c’est qu’il trouverait aussitôt des partisans : telle est la nature humaine. Et tout cela pour une cause à ce point futile qu’on n’en devrait même pas parler : c’est que, de tous temps et en tous lieux, il ne fut homme au monde qui n’aimât à agir selon sa volonté et non pas comme le lui commandent la raison et son intérêt. On peut certainement vouloir agir contre son avantage et même, il arrive que cela soit absolument nécessaire (telle est mon opinion). Notre propre désir, volontaire et libre, notre propre caprice, fût-il le plus fou, la fantaisie déchaînée jusqu’à l’extravagance, voilà en quoi consiste l’avantage omis, l’intérêt le plus important, celui qui n’entre dans aucune classification et envoie au diable tous les systèmes et toutes les théories. Qu’ont-ils été imaginer, tous ces sages, que l’homme ait besoin d’une volonté normale, vertueuse ? Qu’ont-ils été chercher que l’homme ait besoin de désirer d’une façon raisonnable et avantageuse ?

L’homme n’a besoin que d’une seule chose : vouloir en toute indépendance, quoique puisse lui coûter cette indépendance et quelques conséquences qu’elle puisse entraîner. Mais aussi, le désire-t-il ?

VIII

Vous m’interrompez en éclatant de rire : « Ha ! ha ! ha ! Mais, en réalité, le désir n’existe pas ! La science a si bien su étudier l’homme qu’il nous est maintenant connu que le désir, et aussi ce qu’on est convenu d’appeler le libre arbitre, ne sont autre chose que… »

Pardon, Messieurs, c’est justement par là que je voulais moi-même commencer. Je vous avoue que j’ai même eu peur. J’allais précisément crier que le désir dépend de Dieu sait quoi et qu’il en est peut-être mieux ainsi, mais j’ai pensé à la science et je me suis arrêté. C’est à ce moment que vous avez parlé. Car, en effet, si l’on découvrait réellement la formule de tous nos désirs et de tous nos caprices et, expliquant de quoi ils dépendent, quelles lois les dirigent, comment ils se développent, vers quel but ils tendent en tel ou tel cas, et ainsi de suite, enfin une véritable formule mathématique, alors, il se pourrait bien que l’homme cessât de désirer ; il est même sur qu’il cesserait. Quel agrément de désirer par ordre ? Et puis, pourquoi l’homme devrait-il se transformer en anche d’orgue ou quelque chose d’approchant ? Car l’homme, sans désirs, sans volonté, sans aspirations, serait-il autre chose qu’une anche au bout d’un tuyau d’orgue ? Qu’en pensez-vous ? Calculons les probabilités : cela peut-il être ou non ?

« Hum !… — faites-vous — nos désirs sont pour la plupart erronés par suite de l’idée erronée que nous nous faisons de nos intérêts ? C’est pour cela qu’il nous arrive de désirer des choses absurdes parce que nous voyons dans cette absurdité, étant donnée notre bêtise, le chemin le plus facile pour atteindre un de ces avantages que nous nous sommes fixés pour but. Eh bien, quand tout sera expliqué et calculé sur le papier (ce qui est très possible, parce qu’il est abominable et insensé de croire d’avance que l’homme ne connaîtra jamais certaines lois de la nature), alors, certainement, ce qu’on appelle désirs n’existera plus. Si jamais le désir vient en contact avec la raison, alors nous allons raisonner, et non pas désirer, car, en conservant la raison, il est impossible de désirer des choses absurdes, d’aller sciemment contre la raison, de se souhaiter du mal. Mais puisque tous les désirs et tous les raisonnements peuvent être calculés réellement. parce que l’on découvrira un jour les lois de ce qu’on appelle notre libre arbitre, par conséquent, sans plaisanterie, on peut imaginer quelque chose comme une liste, sur laquelle nous ferons notre choix. Ainsi, par exemple, si l’on voulait calculer et prouver que si j’ai fait la nique à quelqu’un. c’est parce que je devais la faire, et que je devais la faire absolument d’une certaine façon, que resterait-il donc de libre en moi. surtout si je suis instruit, si j’ai terminé un cours d’études quelconque ? Mais alors je pourrais établir ma vie d’avance pour trente ans. En un mot, si cela s’arrange ainsi, il ne nous restera plus rien à faire ; il faudra comprendre bon gré mal gré. En général, nous devons répéter infatigablement qu’à certains moments et dans certaines circonstances, la nature ne nous demande pas de permission ; qu’il faut l’accepter comme elle est et non comme le veut notre fantaisie ; et si réellement nous voulons atteindre la liste et l’almanach, eh bien, et même peut-être la cornue, que faire, il faudra accepter la cornue ! Car autrement, elle passera outre… »

Oui. Monsieur, mais voilà pour moi où est le hic ! Messieurs, excusez-moi. mais je me suis oublié à philosopher ; pensez donc, quarante ans de sous-sol ! Permettez-moi un peu de fantaisie. Voyez-vous : la raison. Messieurs, est une bonne chose, c’est indiscutable, mais la raison n’est que la raison, et satisfait seulement à la capacité humaine de raisonner, tandis que le désir est la manifestation de toute la vie. c’est-à-dire de toute la vie humaine, avec la raison et toutes les démangeaisons possibles. Et si notre vie n’est quelquefois pas fameuse dans cette manifestation, c’est quand même la vie, et non pas uniquement l’extraction de la racine carrée. Car moi, par exemple, je veux vivre tout à fait naturellement, pour satisfaire ma capacité de vivre, et non pour satisfaire ma capacité de raisonner, ce qui est environ la vingtième partie de ma capacité de vivre. Que sait la raison ? La raison ne sait que ce qu’elle a eu le temps de savoir (il peut y avenir certaines choses qu’elle ne saura jamais ; ce n’est pas consolant, mais pourquoi ne pas l’avouer ?), tandis que la nature humaine agit en bloc avec tout ce qui se trouve en elle, et, qu’elle se trompe ou non, elle vit. Je soupçonne, Messieurs, que vous me regardez avec pitié. Vous me répétez qu’un homme instruit et intelligent, un homme en un mot tel que devra être l’homme futur, ne pourra pas désirer sciemment quelque chose qui soit contraire à ses intérêts ; qu’il en est ainsi mathématiquement. Je suis parfaitement de votre avis, c’est bien ainsi mathématiquement. Mais je vous le répète pour la centième fois, il n’y a qu’un cas, un seul, quand l’homme peut désirer exprès quelque chose de nuisible, d’insensé, de fou. C’est quand il veut avoir le droit de désirer tout ce qu’il y a de plus absurde et ne pas être lié par le devoir de désirer seulement ce qui est raisonnable. Cette chose absurde, c’est cependant mon caprice. Et en effet. Messieurs, que peut-il être de plus avantageux pour nous de tout ce qui existe, surtout dans certains cas. En particulier. cet absurde peut être plus intéressant que tous les avantages, même dans le cas où cela nous nuit réellement et se trouve en contradiction avec les saines conclusions de notre raison, — parce qu’en tout cas il nous conserve ce qui nous est le plus cher et le plus important : notre personnalité et notre individualité. D’autres prétendent, par exemple, que c’est en effet ce qui est le plus précieux à l’homme ; le désir peut certainement, s’il le veut, s’accorder avec la raison. A condition de n’en pas abuser, d’en user avec modération : c’est très utile et même quelquefois louable. Mais très souvent, et même pour la plupart, le désir est complètement et obstinément en désaccord avec la raison et… et… et savez-vous, que cela aussi est utile et même très louable ? Messieurs, supposons que l’homme ne soit pas bête. (En effet, il ne faudrait pas le dire de lui, quand ce ne serait que pour cette seule raison que, s’il était bête, qui donc serait intelligent ?) Mais s’il n’est pas bête, il est monstrueusement ingrat ! Il est phénoménalement ingrat. Je crois même que la meilleure définition de l’homme est celle-ci : un être bipède et ingrat. Mais ce n’est pas tout. Ce n’est pas encore son plus grand défaut. Son plus grand défaut, c’est sa constante immoralité, constante à partir du déluge jusqu’à la période de Schleswig-Holstein des destinées humaines. L’immoralité, et par conséquent l’imprudence ; car on sait de longue date que l’imprudence ne provient que de l’immoralité. Essayez donc, jetez un regard sur l’histoire de l’humanité : eh bien, que verrez-vous ? Est-ce majestueux ? Supposons que ce soit majestueux ; que le colosse de Rhodes, seul, vaille quelque chose, par exemple ! C’est bien pour quelque chose que M. Anaevsky témoigne que certains disent qu’il est l’œuvre de l’homme ; d’autres prétendent qu’il a été créé par la nature. C’est trouble ? Supposons que cela soit trouble. Combien est-il difficile de reconnaître dans tous les siècles et chez tous les peuples les uniformes de grande tenue des militaires et des civils, — cela est déjà assez compliqué, et avec les petites tenues on se casserait le nez complètement ; pas un historien n’y résisterait. C’est monotone ? Eh bien, oui, c’est monotone : on s’est battu tout le temps, on se battait autrefois, on se bat encore, convenez que c’est par trop uniforme. Bref, tout peut être dit sur l’histoire universelle, tout ce qu’une imagination détraquée peut inventer. Il y a une seule chose que vous ne pourrez pas dire : que c’est prudent. Au premier mot, les paroles vous resteront dans la gorge. Il apparaît constamment dans la vie des gens très moraux et très prudents, des sages et des philanthropes, qui se donnent pour but d’être aussi moraux et aussi prudents que possible. On pourrait dire qu’ils veulent servir de lumière à leur prochain afin de leur prouver, qu’en effet, on peut vivre moralement et avec prudence. Et alors ? C’est un fait avéré que beaucoup de ces philanthropes se démentent tôt ou tard, vers la fin de leur vie, donnant naissance à quelque anecdote, parfois des plus inconvenantes. Je vous le demande maintenant : que peut-on attendre de l’homme, de l’être doué de si étranges propriétés ? Comblez-le de biens, noyez-le dans le bonheur ; donnez-lui une telle satisfaction économique qu’il ne lui reste rien à faire, qu’à dormir, à manger des gâteaux et à songer à ce que l’histoire universelle ne soit pas interrompue, ici encore, par ingratitude, l’homme vous fera des abominations, par méchanceté. Il risquera de perdre ses gâteaux et désirera exprès des absurdités capables de le perdre, des choses insensées et improfitables, uniquement pour ajouter à cette prudence positive un élément destructeur fantastique.

Il veut absolument conserver ses rêves chimériques, sa plate bêtise, à seule fin d’affirmer à soi-même (comme si cela était bien nécessaire) que les hommes sont des hommes, et non des claviers, dont jouent les lois de la nature. Bien plus encore : même dans le cas où il ne serait en effet qu’un clavier, si on le lui prouvait par les sciences naturelles et mathématiques, il ne reviendrait pas quand même à soi, et ferait au contraire quelque chose exprès, uniquement par ingratitude ; à proprement parler, pour faire à sa tête. Dans le cas où il n’en aurait pas la possibilité, il imaginerait la destruction et le chaos, il imaginerait toutes sortes de souffrances et ferait encore à sa tête ! Il jetterait ses malédictions par le monde, et comme il n’y a que l’homme qui puisse maudire (c’est son privilège qui le distingue principalement des autres animaux), il obtiendrait tout par cette seule malédiction, c’est-à-dire, qu’il serait persuadé qu’il est homme et non pas clavier ! Si vous dites que tout cela peut être prévu d’après la liste : le chaos, le trouble et la malédiction, la seule possibilité d’un calcul préliminaire peut tout arrêter et la raison l’emportera ; mais dans ce cas l’homme deviendra fou exprès pour n’avoir pas de raison et faire à sa guise ! Je crois à cela, j’en réponds, car toute occupation humaine consiste précisément en ce que l’homme se prouve à soi-mème, à chaque instant, qu’il est homme et non goupille ! Après cela, peut-on ne pas pécher, ne pas se vanter que rien de tout cela n’existe, et que le désir dépend de je ne sais qui. jusqu’à présent.

Vous me criez si vous daignez crier encore que personne ne m’enlève ma liberté : que l’on ne cherche qu’à organiser la vie de l’homme de façon à ce que ma volonté même, ma propre volonté, concorde avec mes intérêts normaux, avec les lois de la nature et avec l’arithmétique. Hé, Messieurs ! quelle volonté aurai-je, quand on arrivera à la liste et à l’arithmétique, quand on ne songera qu’au deux fois deux font quatre ? Deux fois deux font quatre sans ma volonté. C’est cela la volonté !

IX

Messieurs, je plaisante, c’est certain, et je sais moi-même que je le fais maladroitement, mais il ne faut pas voir en tout une plaisanterie. Il se peut que je grince des dents tout en plaisantant. Messieurs, ces questions me tourmentent : résolvez-les-moi. Vous, par exemple, vous voulez déshabituer un homme de ses vieilles habitudes et vous voulez corriger sa volonté, conformément aux exigences de la science et du bon sens. Mais comment savez-vous qu il est non seulement possible, mais encore nécessaire de le transformer ? D où concluez-vous que les désirs humains aient besoin de se corriger ainsi ? En un mot. comment savez-vous si une correction pareille sera avantageuse à l’homme ? Et pour tout dire, pourquoi êtes-vous persuadés qu il serait toujours avantageux à l’homme de ne pas aller à l’encontre de l’intérêt normal, réel, garanti par les arguments de la raison et de l’arithmétique, et que cela doive être une loi pour l’humanité ? Ce n’est que votre supposition. Admettons que cela soit une loi de la logique ; en est-ce une pour l’humanité ? Vous croyez, peut-être, Messieurs, que je déraisonne ? Permettez-moi de me justifier. Je suis d’accord : l’homme est un animal, pour la plupart créateur, qui est forcé de tendre vers un but en toute conscience, et de faire acte d’ingénieur, c’est-à-dire de se frayer un chemin éternellement et sans cesse, dans n’importe quelle direction. Mais voilà justement, à ce propos, peut-être, a-t-il quelquefois envie de s’écarter, parce qu’il est forcé de se frayer une route ; et encore, parce que si bête que soit en général l’homme d’action « sortant de l’ordinaire », il lui vient quelquefois à l’esprit que la route aboutit toujours quelque part ; que le principal n’est pas de savoir où elle va, mais seulement de la faire aller, et que l’enfant sage n’abandonne pas le métier d’ingénieur et ne se livre pas à la pernicieuse oisiveté, qui est, comme on sait, la mère de tous les vices. L’homme aime à édifier et à tracer des routes, cela est indiscutable. Mais aussi pourquoi aime-t-il à la folie la destruction et le chaos ? Dites-le donc ! A ce propos, j’ai envie de dire deux mots à part. S’il aime la destruction et le chaos (il est indiscutable qu’il les aime parfois même beaucoup ; cela est ainsi), c’est peut-être parce qu’il a une peur instinctive d’arriver au but et de terminer l’édifice ? Peut-être n’aime-t-il l’édifice que de loin, mais pas du tout de près ; peut-être n’aime-t-il qu’à le construire, mais ne voudrait-il pas du tout l’habiter, l’abandonnant ensuite aux animaux domestiques, tels que : les fournis, les moutons et autres. Les fourmis ont un goût tout différent. Elles ont un édifice du même genre, qui est indestructible : la fourmilière.

Les fourmis respectables ont commencé par la fourmilière, et finiront aussi par là, ce qui fait grand honneur à leur constance et à leur respectabilité. Mais l’homme est un être léger, inconvenant, et peut-être, comme le joueur d’échec, n’aime-t-il que le procédé d’arriver au but lui-même. Et qui sait (on ne peut en répondre), le but auquel tend l’humanité consiste peut-être uniquement dans ce procédé incessant d’arriver ; autrement dit, dans la vie elle-même, non dans le but, qui certainement n’est pas autre chose que deux fois deux font quatre, c’est-à-dire, une formule. Mais deux fois deux font quatre ce n’est déjà plus la vie, messieurs, c’est le commencement de la mort. Du moins, l’homme a toujours eu peur de ce deux fois deux font quatre, et moi, j’en ai peur encore. Admettons que l’homme ne fasse que chercher ces deux fois deux font quatre, traverse les océans, risque sa vie dans ces recherches, mais trouver, trouver réellement, il a peur, vraiment peur. Il comprend que quand il aura trouvé, il n’y aura plus rien à chercher. Les ouvriers ayant terminé leur besogne, reçoivent au moins de l’argent, vont au cabaret, puis au poste. Eh bien ! voilà de l’occupation pour huit jours. Mais l’homme, où ira-t-il ? Du moins, on remarque chaque fois quelque chose de bizarre en lui, au moment d’atteindre son but. Il aime le moyen d’atteindre mais il ne peut pas atteindre tout à fait. Ceci certainement est ridicule. En un mot, l’homme est un drôle d’être. Il y a évidemment dans tout ceci quelque calembour. Mais deux fois deux font quatre, c’est une chose bien désagréable. Deux fois deux font quatre ! Mais selon moi, monsieur, c’est une impertinence. Deux fois deux fois quatre a l’air d’un insolent, qui se tient au milieu de votre chemin, les poings sur les hanches et crache sur vous. J’en conviens, deux fois deux font quatre est une chose excellente ; mais à en faire les louanges, eh bien ! deux fois deux font cinq est quelquefois bien gentil.

Pourquoi donc êtes-vous persuadés avec tant d’assurance, et si solennellement, que l’homme n’a besoin que de ce qui est normal et positif, que la prospérité seule soit avantageuse à l’homme ? La raison ne ferait-elle pas erreur sur les avantages ? Il se peut que l’homme n’aime pas que la prospérité ? Peut-être aime-t-il tout autant la souffrance ? Peut-être la souffrance lui est-elle aussi avantageuse que la prospérité ? Mais l’homme aime beaucoup la souffrance, passionnément, c’est un fait. Ici, il est inutile de recourir à l histoire universelle. Demandez-le à vous-même, si vous êtes un homme et si vous avez tant soit peu vécu. Quant à moi, je trouve qu’il est même indécent de n aimer que le bien-être. Que cela soit bien ou mal, mais, il est très agréable quelquefois de briser quelque chose. Je ne suis pas le champion absolu de la souffrance, mais je ne tiens pas non plus au bien-être. Je tiens… pour mon caprice, et je veux l’obtenir quand il me le faudra. Je sais que la souffrance n’est pas admise dans les vaudevilles, par exemple. Dans un palais de cristal, elle est inadmissible : la souffrance est un doute, une négation, et comment pourrait-on douter dans un palais de cristal ? Et cependant, je suis certain que l’homme ne désavouera jamais la véritable souffrance, la destruction et le chaos. La souffrance, — c’est la seule cause de la conscience. Quoique je vous aie annoncé au commencement que, d’après moi, la conscience soit pour l’homme le plus grand malheur, je sais cependant que l’homme l’aime et ne la donnera pour aucune satisfaction. La conscience est, par exemple, infiniment au-dessus de deux fois deux font quatre. Après deux fois deux font quatre, certainement, il ne reste plus rien, non seulement à faire, mais même à connaître. Il n’y a plus qu’à murer ses cinq sens et se plonger dans la contemplation. Eh bien, avec la conscience on obtient le même résultat, c est-à-dire. qu’il n’y a rien à faire, sauf qu’on peut se flageller soi-même quelquefois, et cela ranime toujours. Si rétrograde que cela soit, cela vaut cependant mieux que rien.

X

Vous croyez au palais de cristal, éternellement indestructible, c’est-à-dire, auquel on ne peut tirer la langue, ni faire la nique en cachette ? Eh bien, quant à moi, je crains peut-être cet édifice, précisément parce qu’il est de cristal et éternellement indestructible et que, même en cachette, on ne peut lui tirer la langue.

Voyez donc : au lieu de palais, supposons un poulailler et qu’il pleuve, il serait bien possible que je me misse dans le poulailler pour ne pas me mouiller ; mais je ne prendrais jamais le poulailler pour un palais, par reconnaissance, parce qu’il m’aurait protégé de la pluie. Vous riez. Vous dites même qu’en une telle occasion le poulailler et le palais sont égaux. Oui, répondrai-je, si l’on vit seulement pour ne pas se mouiller.

Mais que faire, si je me suis mis en tête que l’on ne vit pas que pour cela, et que s’il faut vivre, il faut vivre dans un palais. C’est mon désir, ma volonté. Vous me le ferez perdre, quand vous aurez changé ma volonté. Eh bien, changez-la-moi, charmez-moi par autre chose, donnez-moi un autre idéal. Mais en attendant, je ne prendrai pas un poulailler pour un palais. Admettons que le palais de cristal ne soit qu’une blague, qu’il ne doive pas exister d’après les lois de la nature, que je l’aie inventé uniquement par ma propre bêtise, à cause de quelques vieilles habitudes irrationnelles de notre génération. Mais, qu’est-ce que cela me fait qu’il ne doive pas exister. N’est-ce pas la même chose, du moment qu’il existe dans mes désirs, ou plutôt, qu’il existe tant que mes désirs existent ? Vous riez peut-être encore ? Riez donc. J’accepterai toutes les railleries et je ne dirai cependant pas que je suis rassasié, si j’ai faim ; je sais quand même qu’un compromis, pas plus qu’un zéro périodique à l’infini, ne saurait me calmer, uniquement parce qu’il existe d’après les lois de la nature et qu’il existe réellement. Je vais considérer comme la couronne de mes désirs une grande maison de rapport, avec des logements pour locataires pauvres et un bail de mille ans et même à la rigueur, avec l’enseigne du dentiste Wagenheim. Anéantissez mes désirs, effacez mon idéal, montrez-moi quelque chose de mieux, et je vous suivrai. Vous direz peut-être que vous ne voulez pas vous en occuper ; mais dans ce cas je pourrai vous répondre de la même façon. Nous discutons sérieusement ; si vous ne voulez pas m’honorer de votre attention, je ne vous en prierai pas. J’ai mon sous-sol.

Tant que je vis et que je désire, que mon bras se dessèche si j’apporte la moindre brique pour une pareille maison ! Ne faites pas attention que j’ai repoussé tout à l’heure l’édifice de cristal, uniquement parce qu’on ne pourrait lui tirer la langue. Je ne l’ai pas du tout dit parce que j’aime tant tirer la langue. J’étais peut-être vexé uniquement par cela que, de tous vos édifices, il ne s’en trouve pas un auquel on ne doive point tirer la langue. Au contraire, je me serais laissé complètement tirer la langue par reconnaissance, si seulement cela pouvait s’arranger ainsi, que moi-même n’aurais jamais plus envie de la tirer. Qu’est-ce que cela peut me faire, qu’on ne puisse s’arranger ainsi et qu’il faille se contenter des logements. Pourquoi suis-je ainsi fait avec des désirs ? Serais-je fait ainsi uniquement pour arriver à la conclusion que toute mon organisation n’est qu’une tromperie ? Serait-ce là le but ? Je ne le crois pas.

Et cependant, savez-vous : je suis sûr que nous autres, qui habitons les sous-sols, avons besoin d’être tenus en laisse. Car, malgré qu’un de nous soit capable de rester quarante ans dans son trou, une fois dehors, une fois échappé, il se met à parler, à parler, à parler sans cesse…

XI

Enfin, Messieurs : mieux vaudrait ne rien faire ! L’inertie raisonnée vaut mieux ! Eh bien, alors, vive le sous-sol ! J’ai dit que j’envie l’homme normal, jusqu à ma dernière goutte de bile ; mais, dans les conditions où je le vois, je ne veux pas en être un, quoique je ne puisse cesser de lui porter envie. Non, non, le sous-sol est plus avantageux quand même ! Là, il serait possible, au moins… Hé ! mais ici je mens encore ! Je mens, parce que je sais bien, comme deux fois deux, que ce n’est pas le sous-sol qui est mieux ; mais quelque chose d’autre, tout à fait différent, que je désire ardemment et que je ne trouve pas ! Au diable le sous-sol !

Voici ce qui serait mieux encore : si je croyais moi-même à quelque chose de tout ce que je viens d’écrire. Je vous jure, Messieurs, que je ne crois pas un seul, mais pas un seul mot de ce que j’ai écrit ! Ou bien, j’y crois peut-être, mais en même temps, je ne sais pas pourquoi, je sens et je soupçonne que je mens comme un arracheur de dents.

« Mais alors, pourquoi avez-vous écrit tout cela ? »

— me dites-vous.

Mais si je vous enfermais pendant quarante ans, sans aucune occupation, et que je vinsse vous trouver au bout de ce temps, dans votre sous-sol, pour savoir ce que vous êtes devenu ? Peut-on laisser l’homme seul pendant quarante ans sans aucune occupation ?

« N’est-ce pas honteux, n’est-ce pas humiliant ! — médirez-vous, peut-être, en secouant la tête avec mépris — Vous avez soif de la vie et vous résolvez les questions vitales par un galimatias logique. Qu’elles sont assommantes, qu’elles sont impertinentes, vos sorties, et en même temps comme vous avez peur ! Vous dites des bêtises et vous en êtes content. Vous dites des impertinences et vous avez constamment peur et vous vous excusez. Vous assurez que vous ne craignez rien, et en même temps vous recherchez notre approbation. Vous dites que vous grincez des dents, et vous faites en même temps de l’esprit, pour nous faire rire. Vous savez, vos jeux de mots ne sont pas spirituels mais vous êtes très satisfait, d’une façon évidente, de leur mérite littéraire. Il vous est peut-être arrivé de souffrir réellement, mais vous ne respectez nullement vos souffrances. Il y a, peut-être, en vous de la vérité, mais il n’y a pas de chasteté. Par petitesse, vous mettez votre vérité en montre, au pilori, au marché… Vous voulez vraiment dire quelque chose, mais vous cachez votre dernier mot par crainte, parce que vous n’avez pas le courage de le prononcer ; vous n’avez que de la lâche effronterie. Vous vous targuez d’être conscient, mais vous hésitez seulement, parce que, malgré que votre intelligence travaille, votre cœur est obscurci par la perversion ; et sans un cœur pur il ne peut y avoir de conscience régulière et complète. Et combien vous êtes obsédant ! Comme vous vous imposez. Combien faites-vous de contorsions ! Mensonge, mensonge et mensonge ! » Bien entendu, c’est moi qui invente à présent vos paroles. Cela vient aussi de mon gîte. Pendant quarante ans j’ai écouté vos paroles à travers la fente du parquet. Je les ai inventées moi-même ; je n’ai inventé que cela. Ce n’est pas étonnant que je les aie apprises par cœur et qu’elles aient pris une forme littéraire. Mais vraiment, êtes-vous donc vraiment crédule à ce point d’imaginer que je vais imprimer tout cela, et puis que je vous le laisserai lire ? Et puis voilà un problème pour moi : pourquoi, en effet, vous ai-je appelés « Messieurs », pourquoi me suis-je adressé à vous, comme si vous étiez vraiment des lecteurs ? On ne doit pas imprimer, ni laisser lire de pareils aveux, comme ceux que j’ai commencé à exposer. Au moins, moi je n’ai pas autant de fermeté que cela et ne trouve pas nécessaire d’en avoir. Mais voyez donc : j’ai une fantaisie en tête, et je veux la réaliser à tout prix. Voici de quoi il s’agit :

Dans les souvenirs de tout homme il y a des choses qu’il ne confie pas à tout le monde, mais seulement à ses amis. Il y en a d’autres qu’il ne confie pas à ses amis, à peine à soi-même et encore sous le sceau du secret. Mais enfin, il y en a aussi que l’homme a peur de s’avouer à soi-même, et de pareilles choses s’amassent en assez grande quantité en chaque homme comme il faut. Même plus l’homme est comme il faut, plus il doit avoir de ces choses-là. Pour moi au moins, il n’y a que très peu de temps que je me suis décidé à me rappeler certaines de mes aventures d’autrefois, et jusqu’à présent je les avais toujours évitées, même avec une certaine inquiétude. Mais à présent, quand non seulement je me les rappelle, mais encore me décide à les écrire, à présent, précisément, je veux éprouver si l’on peut être tout à fait sincère avec soi-même et ne pas craindre la vérité. Une remarque à ce propos : Heine prétend que les autobiographies exactes sont presque impossibles, et que l’homme ment toujours quand il s’agit de lui-même. D’après lui, Rousseau, par exemple, a certainement menti dans ses Confessions et même menti exprès, par vanité. Je suis certain que Heine a raison. Je comprends très bien qu’il soit possible quelquefois, uniquement par vanité, de s’accuser de crimes et je conçois très bien même de quel genre peut être cette vanité. Mais Heine jugeait un homme qui se confessait devant le public. Moi j’écris pour moi seul et je déclare une fois pour toutes que si j’écris comme si je m’adressais aux lecteurs, c’est seulement pour la montre, parce que j’écris ainsi plus facilement. Il n’y a là qu’une forme, une simple forme. Quant aux lecteurs, je n’en aurai jamais. J’ai déjà déclaré cela…

Je ne veux pas que quelque chose vienne me gêner dans la rédaction de mes’Mémoires’. Je ne veux établir aucun ordre, aucun système. J’écrirai ce que je me rappellerai…

Mais voilà par exemple que ce mot peut susciter la question : « Si vous ne comptez réellement pas sur des lecteurs, pourquoi donc faites-vous avec vous-même, et encore par écrit, des conditions pareilles, c’est-à-dire, qu il n’y aura ni système, ni ordre, que vous inscrirez ce que vous vous rappellerez. etc., etc. ? Pourquoi vous expliquez-vous Pourquoi vous excusez-vous ? »

Ah ! voilà, je réponds.

Il y a là toute une psychologie. Il se peut que je sois tout simplement lâche. Il se peut aussi que je me figure exprès être devant un public, afin de me conduire plus convenablement, pendant que j’écrirai. Il peut se trouver mille raisons. Mais voilà encore : pourquoi, à propos de quoi ai-je voulu écrire ? Si ce n’était pas pour le public, on pourrait mentalement se rappeler tout, sans rien coucher sur le papier ?

Oui, mais sur le papier c’est plus solennel. Il y a en cela quelque chose d’imposant ; on est plus sévère pour soi-même, on travaille son style. En outre peut-être parce que j’écris, éprouverai-je en effet quelque soulagement. Aujourd’hui, par exemple, un ancien souvenir me pèse particulièrement. Il m’est revenu très clairement ces jours-ci, et depuis, il est resté en moi comme un motif musical qui ne veut pas s’en aller. Et cependant il faut s’en débarrasser. Des souvenirs pareils, j’en ai des centaines. Mais, par moments, de ces centaines, un quelconque me pèse, et je crois, je ne sais pourquoi, que si je l’inscrivais, j’en serais débarrassé. Pourquoi donc ne pas essayer ?

Enfin, je m’embête ; je ne fais jamais rien. L’écriture c’est, en somme, un travail quelconque. On dit que par le travail l’homme devient bon et honnête. Eh bien ! voilà au moins une chance.

Aujourd’hui, la neige, une neige fondue, jaune, sale. Hier, il neigeait aussi. Ces jours derniers également. Il me semble que c’est à propos de la neige fondue que je me suis rappelé cette anecdote qui ne veut plus maintenant me quitter.

Eh bien ! que ce soit une nouvelle à propos de la neige fondue.

DEUXIEME PARTIE

A PROPOS DE LA NEIGE FONDUE


I

A cette époque j’avais au plus 24 ans. Ma vie était déjà sombre, désordonnée et isolée, jusqu’à la sauvagerie. Je ne voyais personne, j’évitais même de causer et je m’enfonçais de plus en plus dans mon coin. Dans le bureau, au ministère, je tâchais même de ne voir personne et je remarquais parfaitement que mes collègues, non seulement me considéraient comme un original, mais encore, me semblait-il. me regardaient avec dégoût. Et il me venait en tête : pourquoi n’y a-t-il que moi que Ton regarde avec dégoût ? Un de nos collègues du bureau avait un visage répugnant, grêlé, et avec cela l’air d’un brigand. Il me semble que je n’aurais pu regarder personne si j’avais eu un visage aussi affreux. Un autre avait son uniforme de petite tenue tellement usé qu’il en sentait mauvais. Cependant, pas un de ces messieurs n’en était gêné, — ni à propos du vêtement, ni à propos du visage, ni moralement d’une façon quelconque. Ni l’un ni l’autre ne se figuraient qu’on pût les regarder avec dégoût. Du reste, s’ils se l’étaient figuré, cela leur eût été encore indifférent, pourvu qu’il ne se fût pas agi de quelqu’un de l’administration. A présent, je me rends parfaitement compte que à cause de ma vanité sans borne, qui me rendait très exigeant envers moi-même, je me suis souvent regardé avec un mécontentement rageur, poussé au dégoût, et, dans ma pensée, j’attribuais ma façon de voir à chacun. Moi, par exemple, je détestais mon visage, je le trouvais abominable, et j’y découvrais même certaine expression de lâcheté ; en conséquence, chaque fois que je me rendais au bureau, je me torturais afin de me tenir de la façon la plus indépendante, afin de ne pas être soupçonné de bassesse et pour que mon visage exprimât autant de noblesse que possible. « Tant pis que mon visage soit laid, pensais-je, pourvu qu’en revanche il ait une expression généreuse, qu’il soit expressif et paraisse excessivement intelligent. » Mais j’étais absolument et péniblement persuadé que mon visage ne saurait exprimer toutes ces perfections. Ce qui était encore plus affreux, c’est que je le trouvais positivement bête. Je me serais cependant contenté d’intelligence. Même à ce point que je me serais résigné à une expression vile, pourvu que mon visage exprimât en même temps une grande intelligence.

Je détestais, bien entendu, tous les employés de mon bureau, du premier au dernier, et je les méprisais tous, et en même temps, c’était comme si je les craignais. Il m’arrivait de les trouver supérieurs à moi-même. Cela me prenait tout d’un coup. Tantôt je les méprisais, tantôt je les jugeais supérieurs à moi. Un homme brave et intelligent ne pourrait être vaniteux sans être d’une exigence illimitée envers soi-même et sans se mépriser jusqu’à la haine, à certains moments. Mais soit que je le trouvasse au-dessous des autres, ou que je le méprisasse. je baissais les yeux presque devant chaque nouveau venu. J’en faisais même des expériences : Supporterai-je le regard d’un tel ? Et j’étais toujours le premier à baisser les yeux. Cela me torturait a me rendre fou. J’avais une peur maladive de paraître ridicule, et j’adorais servilement la routine en tout ce qui avait rapport à l’extérieur. Je me jetais avec passion dans l’ornière commune et je m’effrayais de tout mon cœur de toutes les excentricités que je pouvais avoir. Mais aurais-je pu y tenir ? J’étais développé maladivement, comme le doit être un homme de notre temps. Ils étaient tous stupides et se ressemblaient comme les moutons d’un troupeau. Possible, j’étais le seul au bureau se croyant constamment lâche et servile, précisément parce que j’étais instruit. Mais je ne faisais pas que de le croire, je l’étais en réalité. J’étais lâche et servile. Je le dis sans fausse honte. Chaque homme comme il faut de notre temps est et doit être lâche et servile. C’est son état normal. J’en suis profondément persuadé. Il est ainsi fait et organisé pour cela. Et ce n’est pas à notre époque seulement, par suite de quelques circonstances accidentelles, mais en général, défont temps, que l’homme comme il faut doit être lâche et servile. S’il arrive à l’un d’eux de faire le brave devant quelque chose, qu’il ne s’en console pas et ne s’emporte pas de joie : il lui arrivera également de caner devant quelque autre chose. Voilà l’unique et éternelle issue. Il n’y a que les ânes et Leurs congénères qui fassent les braves ; et encore jusqu’à un certain degré. Cela ne vaut pas la peine de faire attention à eux, parce qu’ils ne signifient rien du tout.

Il y avait encore une circonstance qui me tourmentait : personne ne me ressemblait et je ne ressemblais à personne. « Moi je suis seul, et eux sont tous », pensais-je, et je devenais songeur. Cela montre que j’étais encore un gamin. Il arrivait des choses contraires. Comme le bureau finissait par me dégoûter, il m’arrivait de revenir de mon travail tout malade. Mais soudain, sans rime ni raison, commence une passe de scepticisme et d’indifférence (chez moi tout arrivât par phases) et voilà que je me moque moi-même de mon intolérance et démon dégoût, que je me reproche mon romantisme. Tantôt je ne voulais parler à personne, tantôt j’arrivais non seulement à causer, mais encore à frayer amicalement avec eux. Tout le dégoût disparaissait soudain sans rime ni raison. Qui sait, il se peut que je n’en aie jamais eu et que j’aie simulé, à cause de mes lectures ? Je n’ai pas encore résolu cette question, jusqu’à présent. Il m’est arrivé une fois même de me lier avec eux, de les visiter, de jouer à la préférence, de boire de l’eau-de-vie, de parler d’avancement. Mais permettez-moi ici une digression.

Nous autres. Russes, nous n’avons jamais eu, en général, de ces stupides romantiques allemands et surtout français, qui rêvent aux étoiles, sur lesquels rien n’agit. Que la terre s’écroule sous leurs pas, ou que la France tout entière périsse aux barricades, ils sont toujours les mêmes, ils ne changent pas par pudeur, et ils chantent toujours les étoiles, pour ainsi dire, jusqu’au déclin de leur vie, parce qu’ils sont stupides. Quant à nous, sur la terre russe, il n’y a pas de sots. C’est un fait connu. C’est même par là que nous nous distinguons des pays étrangers. Par conséquent, les natures qui rêvent aux étoiles n’existent pas chez nous à l’état de pureté. Ce sont nos gens « positifs », les publicistes et les critiques d’autrefois, qui cherchaient les Costanjogles et les oncles Piotre Ivanitch et les ont pris bêtement pour notre idéal, et en ont inventé sur nos romantiques, les prenant pour des rêveurs aux étoiles comme en Allemagne et en France. Au contraire, les qualités de notre romantique sont tout à fait différentes de celles du rêveur aux étoiles européen, et aucun patron européen ne peut lui convenir. (Je vous prie de me permettre l’emploi de ce mot : « romantique » — il est vieux, respectable, il a droit à tous nos égards et tous le connaissent.) Les propriétés de notre romantique, c’est de tout comprendre, de tout voir et de voir souvent Lien plus clairement que ne voient nos esprits les plus positifs ; de ne se réconcilier avec rien, et de ne rien mépriser ; de tout éviter, de céder en tout avec tact ; de ne jamais perdre de vue le but pratique et utile (d’obtenir quelque pension, quelque étoile, d’être logé aux frais de l’administration), de poursuivre ce but à travers tous les enthousiasmes et tous les volumes de vers lyriques, et en même temps de conserver intact en soi jusqu’à la tombe le « beau et l’élevé », et de se mettre soi-même, en même temps, dans du coton, comme un bijou quelconque, quand ce ne serait que dans l’intérêt de ce « beau et élevé ». Notre romantique a des conceptions larges et c’est le plus grand coquin de tous nos coquins. Je vous l’assure… même d’après mon expérience. Bien entendu, à condition que le romantique soit intelligent. Que dis-je ! Le romantique est toujours intelligent, mais je voulais remarquer que s’il nous est arrivé d’avoir des romantiques bêtes, cela ne peut pas compter, c’était uniquement parce que, à l’apogée de leurs forces, ils se transformaient en Allemands. Pour mieux conserver leur bijou, ils s’installaient là-bas, quelque part, surtout à Weimar ou dans la Forêt Noire.

Moi, par exemple, je méprisais sincèrement l’administration, et je ne protestais pas, par nécessité, parce que j’y étais moi-même et que j’étais payé. Notre romantique perdrait plutôt la raison (ce qui arrive rarement cependant) mais il ne protesterait pas, à moins d’avoir en vue une autre carrière, ou d’être mis à coups de pied dehors. Il se peut qu’on l’enferme dans un asile d aliénés, comme « roi d’Espagne », et cela encore s’il était trop violent. Mais chez nous il n’y a que les blonds et les faibles qui perdent la raison. Mais une masse de romantiques obtiennent ensuite de l’avancement. Quelle diversité remarquable ! Et quelle faculté d’impressions variées. Cela me consolait alors, et je suis encore du même avis. C’est pourquoi nous avons tant de natures « larges », qui ne perdent jamais leur idéal, si bas qu’ils soient tombés. Ils ne feraient rien pour leur idéal, ce sont des voleurs et des bandits reconnus, mais ils l’adorent avec des larmes et sont extraordinairement honnêtes dans le fond du cœur. Oui, Monsieur, le plus fieffé coquin peut être complètement et même supérieurement honnête dans l’âme, sans pour cela cesser d’être un coquin. Je le répète, il est tout à fait habituel que nos romantiques deviennent des fripons en affaires (j’emploie le mot fripon par amitié), qu’ils témoignent soudain d’une telle connaissance et d’un tel flair, que le public et l’administration émerveillés n’ont qu’à claquer la langue de surprise.

Leur diversité est vraiment surprenante, et Dieu sait ce qu’elle peut devenir, et comment elle peut se développer dans les circonstances ultérieures, et ce qu’elle nous promet dans l’avenir. Mais l’étoffe ne serait pas mauvaise au fond, Monsieur ! Je ne vous le dis pas par patriotisme ridicule ou banal ! Cependant je suis sûr que vous croyez encore que je plaisante. Et peut-être, serait-ce le contraire ; c’est-à-dire, peut-être croyez-vous que je parle sérieusement ? En tout cas, Messieurs, je regarde les deux opinions comme un honneur et comme un plaisir particulier. Excusez ma digression.

Avec mes collègues, certainement, l’amitié ne durait pas et je me brouillais bientôt, et, à cause de ma jeunesse et de mon manque d’expérience, je cessais de les saluer ; tout était rompu. D’ailleurs, cela ne m’était arrivé qu’une fois. En général, j’étais toujours seul.

Chez moi, d’abord, je lisais surtout. Je voulais que les impressions extérieures étouffassent tout ce qui bouillait en moi. Et parmi les impressions extérieures, il n’y avait que la lecture qui me fût possible. Bien entendu, la lecture m’était d’un grand secours, elle m’émouvait, m’adoucissait et me torturait. Mais, par moments, elle m’ennuyait affreusement. Je voulais avancer quand même, et je me plongeais dans une vile et souterraine débauche, plutôt que dans le vice. En moi, les passions étaient vives, ardentes, par suite de mon irritation maladive constante. J’avais des crises nerveuses, avec des larmes et des convulsions. En dehors des lectures, je n’avais pas d’issue, c’est-à-dire, qu’il n’y avait rien que je pusse estimer dans mon entourage, rien qui m’attirât. De plus l’ennui me prenait : j’avais un besoin nerveux de contradictions, de contrastes, et je me jetais dans la débauche. Ce n’est pas pour me justifier que je dis toutes ces choses… Non, cependant ! Je mens ! Je voulais précisément me justifier. C’est pour moi, Messieurs, que je fais cette petite remarque. Je ne veux pas mentir. Je l’ai promis.

Je me livrais à la débauche, seul, la nuit, en cachette, salement, avec crainte, avec honte, qui ne me quittaient pas dans les moments les plus dégoûtants et qui devenaient une malédiction dans ces moments. Déjà je portais dans mon âme l’impression de mon trou. Je craignais affreusement que l’on ne me vit, que l’on ne me rencontrât, que l’on ne me reconnût. Et cependant je fréquentais des endroits fort sombres.

Une fois, la nuit en passant auprès d’une petite auberge, je vis par la fenêtre des joueurs de billard qui se battaient à coups de queue de billard et firent descendre l’un d’eux par la fenêtre. A un autre moment, cela m’eût écœuré ; mais j’étais dans une disposition d’esprit telle, que je portai envie à l’homme qui avait été jeté par la fenêtre, et à un tel point, que j’entrai dans l’auberge et pénétrai dans la salle de billard : « Peut-être, me dis-je, me fera-t-on descendre par la fenêtre. »

Je n’étais pas ivre, mais que voulez-vous, à quelle crise de nerfs peut vous amener l’ennui ! Mais tout se réduisit à rien. En réalité, je n’étais pas capable de sauter par la fenêtre et je sortis sans m’être battu. Dès le premier pas, ce fut un officier qui me remit à ma place.

Je me tenais près du billard et, involontairement, je lui barrai le passage quand il voulut passer. Il me prit par les épaules et sans rien dire, sans avertissement ni explication, il me fit changer de place, passa et fit semblant de ne pas s’en apercevoir. J’aurais pardonné les coups même, mais je ne pouvais pardonner qu’il m’eût fait changer de place, sans faire attention à moi.

Ah ! Diable, que n’aurais-je pas donné pour une véritable dispute, plus régulière, plus convenable, plus littéraire, pour ainsi dire ! Il avait agi avec moi comme avec une mouche. Cet officier était d’une grande taille ; moi j’étais petit et chétif. D’ailleurs, j’étais le maître de la querelle : je n’avais qu’à protester, et certainement, on m’eût fait passer parla fenêtre. Mais je réfléchis et préférai m’effacer avec rage.

Je quittai la taverne, troublé et ému ; j’allai chez moi, et je me replongeai le lendemain dans ma petite débauche, plus timidement, plus tristement et plus humblement qu’avant. Ne croyez pas cependant que j’eus peur de l’officier par poltronnerie. Je n’ai jamais été poltron dans l’âme, malgré ma peur constante. Mais attendez de rire, cela a besoin d’une explication. J’ai une explication à tout, soyez-en certain.

Oh ! si cet officier eut été un de ceux qui veulent bien se battre en duel ! Mais non, c’était précisément un de ces messieurs (hélas ! depuis longtemps disparus) qui préféraient se servir de queues de billard, ou bien, comme le lieutenant Pirogov, de Gogol, agir administrativement. Mais ils ne se battaient pas en duel, et avec nous autres, pékins, ils considéraient inconvenant de se battre. D’ailleurs, en général, ils regardaient le duel comme une chose insensée, libertine, française ; mais ils insultaient très volontiers, surtout quand ils étaient de haute taille.

J’eus peur non par lâcheté, mais par excès d’amour-propre. J’avais peur non de sa haute taille, non d’être battu et descendu par la fenêtre ; le courage physique était suffisant ; mais le courage moral me manquait. J’avais peur que tous les assistants, y compris cet impudent de marqueur, jusqu’au dernier petit employé corrompu et couperosé, ne me comprissent pas et se moquassent de moi, quand je me mettrais à protester et à parler un langage littéraire. Car on ne peut parler chez nous du point d’honneur (c’est-à-dire, non pas de l’honneur, mais du point d’honneur) autrement qu’en langage littéraire. En langage ordinaire, on ne s’occupe pas du point d’honneur. Je suis parfaitement persuadé (le flair de l’actualité malgré tout le romantisme) que tous eussent éclaté de rire. Quant à l’officier, il m’aurait battu plus simplement, sans trop de mal. Me donnant alors des coups de genou, il m’eût fait faire ainsi le tour du billard, ensuite m’eût fait grâce, puis m’eût fait descendre par la fenêtre. Certainement, cette histoire misérable ne pouvait se terminer ainsi avec moi. Après cela, je rencontrai souvent cet officier dans la rue ; je le reconnaissais très bien. Je ne sais pas s’il me reconnaissait. Je crois que non ; certains indices me permettent de le penser. Mais moi, moi, je le regardais avec haine et colère ; et cela dura plusieurs années. Ma colère se fortifiait et grandissait d’une année à l’autre. D’abord, tout doucement, je me renseignais sur mon officier. Cela m’était difficile, parce que je ne connaissais personne. Mais un jour que je le suivais de loin, comme s’il me tenait en laisse, quelqu’un l’appela par son nom et j’appris ainsi comment il se nommait. Une autre fois je le suivis jusqu’à sa demeure et je donnai dix kopecks au portier pour savoir où il restait, à quel étage, seul ou avec quelqu’un, etc. En un mot, tout ce qu’on pouvait apprendre du portier. Un matin, malgré que je n’aie jamais écrit, il me vint l’idée de présenter sous forme de nouvelle la caractéristique de cet officier, en caricature. J’écrivis cette nouvelle avec délice. Je critiquais, je calomniais même. Je changeai le nom de façon à ce que l’on pût le reconnaître tout de suite, mais après, ayant mûrement réfléchi, je corrigeai cela et envoyai le récit aux Annales de la Patrie. Mais alors on ne critiquait pas et on n’imprima pas ma nouvelle. Ma contrariété en fut vive. Quelquefois la colère m’étouffait. Enfin, je me décidai à provoquer mon adversaire. Je lui écrivis une lettre charmante, attrayante, le suppliant de me faire des excuses ; mais en cas de refus, je faisais des allusions assez nettes au duel. La lettre était rédigée d’une telle façon, que si l’officier eût compris tant soit peu « le beau et l’élevé », il serait certainement venu chez moi, pour me sauter au cou et m’offrir son amitié. Et comme cela eût été bien ! Nous aurions si bien vécu ensemble ! si bien ! « Il m’aurait défendu par sa prestance ; à mon tour, je l’aurais ennobli par mon intelligence, et aussi… par mes idées, et bien des choses auraient pu arriver ! » Figurez-vous, qu’il y avait déjà deux ans qu’il m’avait offensé, et mon défi était l’anachronisme le plus monstrueux, malgré toute l’adresse de ma lettre, qui expliquait et effaçait l’anachronisme. Mais grâce à Dieu (j’en bénis encore le Très-Haut avec des larmes), je n’envoyai pas ma lettre. J’ai la chair de poule rien qu’en songeant à ce qui aurait pu arriver, si je l’eusse envoyée. Et soudain… et soudain je me vengeai de la façon la plus simple, la plus géniale ! Une idée lumineuse m’éclaira soudain. Quelquefois, les jours de fête, j’allais à la Perspective Nevski, vers quatre heures, et je me promenais sur le trottoir exposé au midi. C’est-à-dire que je ne songeais pas à me promener, mais j’éprouvais des tortures innombrables, des humiliations, et je me faisais de la bile. Mais il est probable que j’en avais besoin. Je me glissais comme une anguille, de la façon la plus disgracieuse, entre les promeneurs, cédant le pavé tantôt à des généraux, tantôt à des officiers, chevaliers-gardes ou hussards, tantôt à des dames. A ces moments, je ressentais des douleurs convulsives au cœur et une chaleur dans le dos, en me représentant l’état misérable de mon costume, l’état misérable et la bassesse de mon individu qui se faufilait. C’était une véritable torture, l’humiliation insupportable, constante, de l’idée qui se changeait bientôt en une sensation aiguë directe, que je suis un moucheron devant tout ce monde, un vilain moucheron inutile, — plus intelligent, plus développé, plus généreux, cela va sans dire, — mais un moucheron cédant sans cesse à tous, outragé et humilié par tous. Pourquoi me soumettais-je à cette torture, pourquoi allais-je à la Perspective Nevski ? Je n’en sais rien. Mais j’y étais attiré à la moindre occasion.

Je commençais déjà à éprouver les accès de volupté dont j’ai parlé dans mon premier chapitre. Mais après l’histoire avec l’officier, cela m’attirait encore davantage. Je le rencontrais surtout à la Perspective Nevski, et là je l’admirais. Il y allait surtout les jours de fête. Il cédait bien le chemin aux généraux et aux gens les plus imposants, et passait à travers comme une anguille ; mais quand il s’agissait de gens de ma sorte, ou même un peu mieux, il nous écrasait tout simplement ; il allait tout droit sur eux, comme s’il y avait le vide devant lui, et ne cédait le pas à aucun prix. Je m’enivrais de ma colère en le regardant et… tout en rageant, chaque fois je me détournais devant lui. Je souffrais de ne pouvoir être son égal, même dans la rue. « Pourquoi te détournes-tu toujours le premier ? » me demandais-je dans mon accès de rage, éveillé quelquefois vers deux heures de la nuit. « Pourquoi est-ce toi qui le fais au lieu de lui ? Il n’y a pas de loi qui t’y oblige ; cela n’est écrit nulle part ? Eh bien, que chacun y mettre du sien comme font les gens distingués quand ils se rencontrent : il cédera la moitié et toi aussi, vous passerez, en vous montrant déférents l’un l’autre. » Mais il n’en était pas ainsi, et c’était moi qui cédais le pas ; et lui, il ne s’en apercevait même pas. Et soudain, une pensée étonnante me vint à l’esprit. « Mais si je le rencontrais, pensai-je, et si je ne cédais pas ? Le faire exprès, fallut-il pour cela le pousser. Eh bien, qu’est-ce que cela ferait ? » Cette idée téméraire s’empara de moi peu à peu à un tel point, qu’elle ne me donnait pas de repos. J’y rêvais sans cesse, angoissement, et j’allais exprès plus souvent à Nevski pour me représenter plus clairement comment je le ferais, le moment venu. J’étais dans le ravissement. Ce projet me paraissait de plus en plus possible et probable. « Certainement, pas le pousser, pensais-je, devenant plus tendre à force de me réjouir ; mais voilà, simplement, ne pas me détourner, me heurter à lui, pas trop fort, mais une épaule contre l’autre, juste autant que la bienséance pourrait le permettre ; de sorte que je le heurterai juste autant qu’il me heurtera. » Enfin, ma résolution fut définitive. Mais les préparatifs me prirent beaucoup de temps. La première chose, c’est que pour accomplir cet acte il fallait avoir une mise des plus convenables et s’occuper du costume. « En tout cas, si par exemple une affaire s’engage en public (et ici le public serait de choix : la comtesse peut s’y trouver, le prince D., toute la littérature aussi), il faut être bien mis. Cela impose et nous met en quelque sorte sur un pied d’égalité aux yeux de la plus haute société. » Dans cette intention, je demandai une avance sur mon traitement et j’achetai des gants noirs et un chapeau convenable. Les gants noirs me paraissaient plus sérieux et de meilleur ton que les gants jaune citron, dont j’avais envie d abord. « La couleur est trop criarde, il paraît trop que l’homme veut se mettre en évidence », et je ne pris pas les jaune citron. J’avais préparé depuis longtemps une chemise blanche, avec des boutons blancs, en os. Mais ce fut la capote qui m’arrêta. En elle-même, la capote n’était pas mal, elle était chaude ; mais elle était doublée d’ouate avec un col de genette, ce qui était ultra-plébéien. Il fallait absolument changer le col et en avoir un en castor, à peu près comme les officiers. Je me mis à fréquenter les magasins du Gostinnoï Dvor, et après quelques tentatives, je finis par m’arrêter à un castor allemand bon marché. Le castor allemand est bientôt usé et prend vite un air misérable, mais au commencement, quand il est neuf, il est excessivement convenable. Pour moi, il ne s’agissait que d’une fois. Je demandai le prix. C’était encore trop cher. Après mûre réflexion, je me décidai à vendre mon col de genette. La somme qui me manquait, et qui était assez considérable, je me décidai à l’emprunter à Anton Antonitch Sétotchkine, mon chef de bureau, qui était doux, mais sérieux et positif, et qui ne prêtait jamais, mais auquel j’avais été recommandé autrefois par le personnage important qui m’avait fait obtenir mon emploi. Je souffrais horriblement. Il me semblait honteux et monstrueux de demander de l’argent à Anton Antonitch. Je ne dormis pas deux ou trois nuits ; en général, je dormais peu alors ; j’avais la fièvre ; mon cœur se mourait d’inquiétude, ou bien se mettait à sauter, à sauter, à sauter… Anton Antonitch parut d’abord étonné, puis il fronça les sourcils, ensuite il réfléchit et me prêta la somme, pour laquelle je lui signai un reçu lui donnant le droit de reprendre l’argent prêté sur mon traitement, au bout de quinze jours. De cette façon, tout fut enfin prêt ; un beau castor s’étalait à la place de la vilaine genette, et je me mettais à l’œuvre peu à peu. Il eût été impossible de me décider dès la première fois, de but en blanc ; il fallait arranger cette affaire à bon escient et surtout petit à petit. Mais, je l’avoue, après de multiples essais, je commençais à désespérer : impossible de nous heurter et voilà tout ! J’avais eu beau me préparer, j’avais eu beau faire des projets, il semblait que nous allions nous heurter à l’instant, et puis, je lui laissais encore le chemin, et il passait sans me remarquer. Je récitais même des prières en m’approchant de lui, afin que Dieu me donnât de l’audace. Un jour, j’étais presque tout à fait décidé, mais il arriva que je me trouvai sous ses pieds, car au dernier moment, à la distance de deux pouces, le courage me manqua. Il passa sur moi très tranquillement, et moi, je bondis de côté comme une balle. Cette nuit-là, je fus malade ; j’avais la fièvre et le délire. Et soudain tout se termina on ne peut mieux. La veille, dans la nuit, j’avais définitivement résolu de ne pas accomplir mon funeste projet et de tout abandonner, et dans cette intention j’étais allé une dernière fois à Nevski, pour regarder seulement de quelle façon j’allais lâcher mon projet. Soudain, à trois pas de mon ennemi, je me décidai d’une façon inattendue, je fermai les veux et… nous nous heurtâmes fortement, épaule contre épaule ! Je ne cédai pas un pouce, et je passai sur un pied d’égalité ! Il ne se retourna même pas ; il fit semblant de ne pas avoir remarqué ; mais il faisait seulement semblant, j’en suis certain. J’en suis certain jusqu’à présent ! Certainement, c’est moi qui reçus le choc le plus fort : il était plus vigoureux. Mais il ne s’agit pas de cela. Il s’agit que j’avais atteint mon but. J’avais soutenu ma dignité. Je n’avais pas cédé d’un pas et je m’étais mis publiquement sur un pied d’égalité sociale avec lui. Je rentrai vengé complètement. J’étais ravi. Je triomphais et je chantais des airs d’opéras italiens. Certes, je ne vous décrirai pas ce qui se passa en moi durant trois jours. Si vous avez lu mon premier chapitre, vous le devinerez aisément. L’officier eut son changement quelque part ; je ne l’ai pas revu depuis quatorze ans environ. Que fait-il, ce cher ami ? Qui écrase-t-il ?

II

La crise de débauche terminée j’avais d’affreuses nausées. Le repentir m’envahissait, je le chassais : j’avais de trop fortes nausées. Peu à peu, je m’habituais cependant à cela. Je m’habituais à tout, ou plutôt, je consentais volontairement à tout supporter. Mais j’avais une issue, qui arrangeait tout : c’était de me réfugier vers tout ce qui est beau et élevé, dans mes rêves seulement, bien entendu. Je rêvais étonnamment ; je rêvais trois mois sans cesser, fourré dans mon coin, et croyez bien, à ces moments-là. je ne ressemblais pas au monsieur qui, dans le trouble de son cœur de poulet, ornait le col de sa capote de castor allemand. Je devenais soudain un héros. Je n’aurais pas voulu recevoir la visite de mon lieutenant de haute taille. Je ne pouvais même me le figurer à ces instants-là. Ce qu’étaient mes rêveries et comment je pouvais m’en contenter, cela est difficile à dire à présent, mais je m’en contentais alors. Les rêves les plus doux et les plus violents me venaient après les petites débauches. Ils venaient avec des larmes et des regrets, avec des malédictions et des transports. Il se trouvait des instants d’un enivrement si parfait, d’un tel bonheur, que je n’avais pas la moindre raillerie dans le cœur, je vous le jure. J’avais la foi, l’espérance, l’amour. En effet, je croyais alors aveuglément que par quelque miracle, que par quelque circonstance extérieure, tout cela s’écarterait, s’élargirait soudain ; qu’il se présenterait tout d’un coup un horizon d’activité correspondante, superbe et bienfaisante. et surtout tout à fait accessible (laquelle—je ne savais jamais, mais surtout. — tout à fait accessible) et que je paraîtrais dans le monde, presque couronné de lauriers et sur un cheval blanc. Je ne pouvais m’imaginer jouant un rôle secondaire, et c’est précisément à cause de cela qu’en réalité j’occupais tranquillement la dernière place. Être héros ou dans la boue, il n y avait pas de milieu. C’est ce qui me perdit. Dans la boue, je me consolais en songeant qu’à d’autres moments j’étais un héros ; et le héros recouvrait la boue. Un homme ordinaire doit avoir évidemment honte de se souiller, mais le héros est trop élevé, la boue ne l’atteint pas, il peut donc se salir. Il est à remarquer que ces accès de « tout ce qui est beau et élevé » me venaient au moment de mes petites débauches, et précisément quand je me trouvais tout à fait au fond. Ils venaient, par boutades, comme s’ils voulaient se rappeler à mon souvenir, mais n’arrêtaient pas la débauche par leur apparition ; au contraire, ils la ranimaient par le contraste, et venaient en quantité justement suffisante pour faire un bon assaisonnement. L’assaisonnement se composait ici de contradictions et de souffrances, de douloureuse analyse intérieure ; et tous ces tourments, petits et grands, ajoutaient un piment, un certain sens à ma débauche. En un mot, ils remplissaient les fonctions d’une bonne sauce. Tout cela n’allait pas sans une certaine profondeur. Aurais-je donc pu consentir à une simple et vile débauche de petit expéditionnaire et porter toute cette boue ! Qu’est-ce qui aurait pu me charmer en elle et me faire sortir la nuit ? Non, Monsieur, j’avais pour tout une excuse pleine de noblesse.

Mais que d’amour. Seigneur ! que d’amour j’ai éprouvé ainsi dans mes rêves, dans ces « plongeons dans tout ce qui est beau et élevé » ! C’était, il est vrai, un amour fantastique, inapplicable à rien dans l’œuvre humaine, mais il y en avait un tel excès, de cet amour, qu’en réalité, on n’éprouvait pas le besoin de l’appliquer ; cela aurait été un luxe inutile. D’ailleurs, tout se terminait parfaitement bien par un retour indolent et enivrant vers l’art ; c’est-à-dire, vers les belles formes de la création, toutes faites, dérobées aux poètes et aux romanciers et accommodées à tous les services et à toutes les exigences. Moi, par exemple, je triomphe sur tout le monde ; tous sont réduits en poussière, et doivent volontairement avouer mes perfections, et je pardonne à tout le monde. Je deviens amoureux, étant poète distingué et gentilhomme de la Chambre ; j’obtiens des millions innombrables et aussitôt j’en fais le sacrifice à l’humanité, et je fais une confession publique de toutes mes hontes, qui certainement ne sont pas simplement des hontes, mais renferment beaucoup « de beau et d’élevé », dans le genre de Manfred. Tous pleurent et m’embrassent (autrement ils seraient de fameux imbéciles) et moi je vais nu-pieds et affamé prêcher de nouvelles idées, et je bats les rétrogrades à Austerlitz. Ensuite, on joue une marche, on proclame l’amnistie, le pape veut bien quitter Rome et aller au Brésil. Puis on donne un bal pour toute l’Italie dans la villa Borghèse, qui est au bord du lac de Côme, car le lac de Côme se transporte exprès à Rome pour cette occasion ; ensuite, la scène dans les buissons, etc., etc… Ne le savez-vous pas ? Vous direz qu’il est trivial et lâche de mettre tout cela en évidence après tant de ravissements et tant de larmes, que je vous ai avoués moi-même. Mais pourquoi serait-ce lâche ? Croyez-vous donc que j’aie honte de tout cela, et que tout cela soit plus sot que n’importe quoi de votre vie, Messieurs ? Et d’ailleurs, croyez-le bien, il y avait certaines choses qui étaient fort bien arrangées… Tout ne se passait pas au bord du lac de Côme. Mais cependant, vous avez raison ; c’était vraiment trivial et lâche. C’est encore plus lâche, de ma part, de commencer à m’excuser devant vous. Et encore plus lâche de faire cette réflexion. Cela suffit cependant, car autrement on n’en finirait jamais : l’un serait toujours plus lâche que l’autre.

Je n’étais pas capable de rêvasser plus de trois mois de suite et je commençais à éprouver le besoin irrésistible de me jeter dans le monde. Me jeter dans le monde signifiait pour moi aller voir mon chef de bureau, Anton Antonitch Sétotchkine. C’était l’unique et constante connaissance de toute ma vie, et je suis étonné maintenant de cette circonstance. Mais chez lui non plus je n’allais que quand l’idée me prenait et quand mes rêves m’amenaient à un tel degré de bonheur, qu’il me fallait absolument sans tarder me jeter dans les bras des hommes et de toute l’humanité. Et pour cela il faut avoir au moins un homme effectif, un homme en chair et en os. Il fallait d’ailleurs se présenter chez Anton Antonitch le mardi (c’était son jour), il fallait, par conséquent, s’arranger de façon à avoir besoin d embrasser l’humanité le mardi. Cet Anton Antonitch demeurait à Piat-Ouglov, au quatrième, dans un appartement de quatre pièces, liasses de plafond et toutes petites, qui paraissaient enfumées et misérables. Il y avait ses deux filles et leur tante, qui servait le thé. L’une des filles avait treize ans, l’autre quatorze. Toutes les deux avaient le nez retroussé et m’intimidaient affreusement, parce qu’elles se parlaient à voix basse et qu’elles riaient. Le maître de la maison était habituellement dans son cabinet, assis sur un canapé recouvert de moleskine, devant une table ; un visiteur quelconque, à tête blanche, employé dans notre administration ou dans une autre, se trouvait là. Je n’y ai jamais vu plus de deux ou trois visiteurs, toujours les mêmes. On parlait de la régie, des adjudications du Sénat, des traitements, des avancements, de son Excellence, du moyen de lui plaire etc., etc. J’avais la patience de rester auprès de ces personnes comme un imbécile, et de les écouter, sans savoir, ni oser, entamer une conversation avec eux. Je devenais stupide, je suais à plusieurs reprises, j’étais menacé de paralysie ; mais cela était bon et utile. Rentré chez moi, je remettais à quelque temps mon désir d’embrasser l’humanité entière.

J’avais cependant une autre connaissance : Simonov, mon camarade de collège. J’en avais encore beaucoup, à Saint-Péterbourg, de camarades de collège, mais je ne frayais pas avec eux et j’avais cessé de les saluer dans la rue. J’aurais peut-être changé d’administration, afin de ne pas me trouver avec eux et de rompre complètement avec mon enfance détestable. Maudite soit cette école, ces affreux jours de bagne ! En un mot, je me séparai de mes camarades aussitôt que j’eus ma liberté. Il restait deux ou trois hommes que je saluais encore, quand je les rencontrais. De ce nombre était Simonov, que rien ne distinguait à l’école, qui était d’humeur égale et tranquille, mais en lui j’avais remarqué une certaine indépendance de caractère, et même de l’honnêteté. J’avais passé avec lui de bons moments, mais brefs. Il était évident que ces souvenirs le gênaient, et il semblait craindre que je ne retombasse dans l’ancien ton. Je le soupçonnais de ressentir pour moi du dégoût, mais n’en étant pas certain, j’allais quand même chez lui.

Mais un jeudi, n’ayant pu supporter mon isolement, et sachant que le jeudi la porte d’Anton Antonitch était fermée, je me rappelai Simonov. En montant jusqu’au quatrième, je pensai justement que ce monsieur était las de moi et que j’y allais inutilement. Mais il arrivait toujours que de pareilles considérations, comme un fait exprès, m’engageaient davantage à me fourrer dans une situation équivoque. J’entrai. Il y avait presque un an que je n’avais vu Simonov.

III

Je rencontrai chez lui encore deux de mes camarades d école. Ils discutaient une affaire importante à ce qu’il paraissait. Personne ne fit attention à mon arrivée, ce qui était même bizarre, parce qu’il y avait des années que je ne les avais vus. Évidemment, ils me considéraient comme une espèce de mouche fort ordinaire. Je n’avais même pas été traité ainsi à l’école, où cependant tous me détestaient. Je comprenais, certainement, qu’ils devaient me mépriser maintenant pour l’insuccès de ma carrière administrative, et aussi parce que je m’étais laissé aller, j’étais mal vêtu, etc. — ce qui était à leurs yeux l’indice de mon incapacité et de mon peu d’importance. Mais je ne m’attendais cependant pas à un pareil degré de mépris. Simonov fut même étonné de ma visite. Mais avant, il avait toujours l’air d’être étonné de ma visite. Tout cela m’embarrassa ; je m’assis quelque peu ennuyé et j’écoutai ce qu’ils disaient.

Dans la conversation animée et sérieuse, il s’agissait du dîner d’adieu que ces messieurs voulaient organiser le lendemain même de ce jour, en l’honneur de leur camarade Zverkov, qui était officier et qui partait au loin, en province. M. Zverkov avait été aussi de tout temps mon camarade de classe. J’avais commencé à le détester particulièrement dans les classes supérieures. Dans les petites classes, c’était tout simplement un joli petit garçon, vif, que tout le monde aimait. Il travaillait mal, et plus mal encore en avançant en âge ; mais il sortit de l’école dans un bon rang, grâce à des protections. La dernière année de son séjour à l’école, il lui échut un héritage : deux cents âmes, et comme nous tous, ou presque, étions pauvres, il se mit à faire le fanfaron avec nous. Il était plat au plus haut degré, mais assez bon garçon, même quand il faisait le fanfaron. Chez nous, malgré les tonnes extérieures, fantastiques, pleines de phrases sonores sur l’honneur et le mérite, tous, à très peu d’exception près, faisaient la cour à Zverkov, d’autant plus qu’il faisait le fanfaron. Et il le faisait non par intérêt, mais tout simplement parce que c’était un homme favorisé de la nature. D’ailleurs, c’était un principe chez nous de regarder Zverkov comme un modèle d’adresse et de manières distinguées. C’était surtout cela qui me mettait en rage. Je détestais le son dur de sa voix, où éclatait la confiance en soi ; 1’admiration devant ses proprès mots d’esprit, qui paraissaient affreusement stupides, malgré la hardiesse de son langage ; je détestais son visage, qui était beau, mais sans intelligence (mais pour lequel j’aurais volontiers donné le mien, tout intelligent que je le croyais) et ses manières libres d’officier de 1840. Je détestais ce qu’il disait de ses futurs succès avec les femmes (il n’osait entreprendre les femmes avant d’avoir les épaulettes d’officier, et il les attendait avec impatience), et de ses futurs duels qu’il aurait nombreux. Je me souviens que, toujours silencieux, je pris soudain Zverkov à parti, quand un jour, parlant avec ses camarades pendant la récréation de ses futures jouissances et se mettant enfin à l’aise, comme un jeune chien qui joue au soleil, il déclara qu’il ne laisserait pas une seule fille de son village sans lui témoigner sa faveur, que ce serait le droit du seigneur, et que si les paysans osaient protester, il les ferait fouetter, et ferait payer double redevance à ces canailles barbues. Nos goujats applaudirent, mais moi je ripostai, nullement par pitié pour les filles et leurs pères, mais simplement parce qu’on applaudissait à un insecte pareil. Je l’emportai alors, mais Zverkov, quoiqu’il fut bête, était gai et hardi ; à ce point même, que je ne l’emportai pas tout à fait : les rieurs furent de son côté. Il l’emporta encore plusieurs fois, mais sans malice, par manière de plaisanterie, en passant, pour rire. Je ne lui répondais pas méchamment et avec mépris. A la fin de nos études, il fit presque une tentative de réconciliation ; je ne m’y opposai pas trop, car cela me flattait : mais nous nous éloignâmes bientôt 1’un de l’autre, très naturellement. Ensuite j’entendis parler de ses succès de lieutenant, de la noce qu’il faisait, puis de son avancement. Il ne me saluait plus dans la rue et je soupçonnais qu’il avait peur de se compromettre en saluant une personne aussi infime que moi. Je ne le vis qu’une fois, au théâtre, dans une loge de troisième, portant les aiguillettes. Il faisait la cour aux filles d’un vieux général et s’empressait autour d’elles. En trois ans, il avait beaucoup baissé, malgré qu’il fût assez beau et adroit comme autrefois. Il était bouffi, il commençait à grossir ; on pouvait prévoir que vers la trentaine il serait complètement avachi. C’est à ce Zverkov-là, qui allait partir, que nos camarades voulaient offrir un dîner. Pendant ces trois ans, ils lui avaient toujours tenu compagnie, malgré que, dans leur for intérieur, ils ne devaient pas se croire ses égaux, j’en suis certain.

Des deux convives de Simonov, l’un était Ferfitchkine, un Allemand russe, — de petite taille, à figure de singe, un sot qui ridiculisait tout, mon ennemi le plus acharné depuis les petites classes, — lâche, insolent petit fanfaron et qui jouait à la susceptibilité, mais, bien entendu, poltron au fond. Il était un des admirateurs de Zverkov, qui faisaient les enjoués avec lui, par intérêt, et lui empruntaient souvent de l’argent. L’autre, Troudolubov, était un personnage peu remarquable, militaire, de haute taille, d’une physionomie froide, assez probe, mais qui s’inclinait devant le succès et n’était capable de parler que d’avancement. Il était quelque peu parent de Zverkov, et, c’est bien bête à dire, ceci lui donnait à nos yeux une certaine importance. Il n’avait aucun genre de considération pour moi ; s’il n’était pas tout à fait poli avec moi, il était encore supportable.

— Eh bien, si c’est sept roubles chacun, dit Troudolubov, — nous sommes trois, cela fait vingt et un roubles, — on pourra bien dîner. Certainement, Zverkov ne paiera pas.

— Bien entendu, puisque nous l’invitons, décida Simonov.

— Pensez-vous, s’interposa Ferfitchkine, avec emportement et ardeur, tout comme ferait quelque laquais insolent qui voudrait défendre les étoiles de son maître le général ; pensez-vous donc que Zverkov vous laisserait payer pour lui. Il acceptera par délicatesse, mais il payera bien une demi-douzaine de bouteilles de champagne.

— Allons, que ferons-nous quatre avec une demi-douzaine ? remarqua Troudolubov, qui n’avait retenu que le mot demi-douzaine.

— Eh bien, trois, quatre avec Zverkov, cela fait vingt et un roubles, à Tllotel de Paris, demain à cinq heures, conclut définitivement Simonov, qu’on avait chargé d’organiser la partie.

— Comment vingt et un roubles ? dis-je avec quelque agitation, où perçait l’offense : si l’on compte avec moi, ce ne sera plus vingt et un roubles, mais vingt-huit roubles.

Il me semblait très beau de m’inviter soudain et d’une façon si inattendue. Je pensais qu’ils seraient tous anéantis et me considéreraient avec respect.

— Vous voulez en être aussi ? remarqua Simonov avec mécontentement, évitant de me regarder. Il me connaissait par cœur.

Cela me mit en rage, de constater qu il me connaissait ainsi.

— Pourquoi pas ? Je suis aussi un camarade, je pense, et j’avoue que cela m’offense un peu qu’on n’ait pas songé à moi.

— Où fallait-il donc vous chercher ? s’interposa brutalement Ferfîtchkine.

— Vous ne vous accordiez jamais avec Zverkov, ajouta Troudolubov, en se refrognant.

Mais je tenais mon idée et ne la lâchai pas.

— 11 me semble que personne n’a le droit de juger de cela, répliquai-je, la voix tremblante, comme s’il était arrivé quelque chose d extraordinaire. C’est peut-être la raison pourquoi je le veux à présent, parce que, auparavant, je ne m accordais pas.

— Allons, qui pourrait vous comprendre... avec toutes ces idées élevées... ricana Troudolubov.

— On vous inscrira, décida Simonov, en s’adressant à moi ; demain à cinq heures, à l’Hôtel de Paris ; ne vous trompez pas.

— Et 1’argent ! commença Ferfitchkine à demi-voix, en me désignant d’un signe de tête à Simonov. Mais il s’arrêta brusquement, parce que Simonov lui-même devint confus.

— Cela suffît, dit Troudolubov en se levant. S’il en a tellement envie, qu’il vienne.

— Mais nous avons notre cercle d’amis, se fâchait Ferfitchkine, en prenant aussi son chapeau. Ce n’est pas une réunion officielle.

— Nous ne vous voulons peut-être pas du tout… Ils sortirent ; Ferfitchkine ne me salua pas en s’en allant et Troudolubov me fit à peine un léger salut, sans me regarder. Simonov, avec lequel je restai en tête-à-tête, était vexé et perplexe, et me regardait d’un œil étrange. Il ne s’assit pas et ne m’invita pas à m’asseoir.

— Hum… oui… demain alors. Payerez-vous à présent ? C’est pour être sûr, murmura-t-il, tout confus.

Je rougis, mais, tout en rougissant, je me souvins que de temps immémorial je devais à Simonov quinze roubles, ce que d’ailleurs je n’oubliais jamais, mais aussi, je ne les lui rendais si jamais.

— Convenez, Simonov, que je ne pouvais savoir en Venant ici… et je suis bien contrarié d’avoir oublié…

— Bien, bien, ça m’est égal. Vous payerez demain en dînant. J’ai seulement demandé pour savoir… Je vous prie de…

Il s’interrompit brusquement et se mit à arpenter la pièce avec un air plus vexé encore. En marchant, il commençait à poser le pied sur le talon et frappait encore plus fort.

— Je ne vous retiens pas ? demandai-je, après un silence de deux minutes.

— Oh ! non ! s’anima-t-il soudain, c’est-à-dire… à dire la vérité, oui. Voyez-vous, je dois aller pour un instant… C’est tout près… ajouta-t-il, la voix pleine d’excuse et de confusion.

— Ah, mon Dieu ! Que ne le disiez-vous ! m’écriai-je, saisissant ma casquette, d’un air extrêmement dégagé, qui m’était venu Dieu sait comment.

— Ce n’est pas loin… C’est à deux pas… répétait Simonov, me reconduisant d’un air affairé qui ne lui allait pas du tout. Alors à demain, à cinq heures précises ! me cria-t-il dans 1 escalier. Il était trop heureux de mon départ. J’étais furieux.

« Le diable m’a-t-il poussé, m’a-t-il poussé de m’avancer ! — et je grinçais des dents, en regagnant la rue — et pour un pareil animal, Zverkov ! Certainement.qu’il ne faut pas y aller ; bien entendu, je m’en fiche. Est-ce que je suis lié par quelque chose, vraiment ? Demain même j’écrirai à Simonov… »

Mais ce qui précisément me mettait en rage, c’était la certitude où j’étais que j’irais ; que j’irais exprès et d’autant plus sûrement qu’il serait moins convenable et moins délicat d’y aller.

Et il y avait même un obstacle absolu à ce que j’y allasse : je n’avais pas d’argent. J’avais en tout neuf roubles. Mais je devais en donner sept à Apollon, mon domestique, qui recevait sept roubles par mois et se nourrissait.

Il était impossible de ne pas les lui donner, vu le caractère d’Apollon. Mais je parlerai un jour de cette canaille, de cette peste.

D’ailleurs, je savais que je ne les donnerais pas, que j’irais certainement.

Cette nuit, je fis des rêves abominables. Cela n est pas étonnant : les souvenirs de la vie de galère que je menais à l’école m’oppressaient ; et je ne pouvais m’en détacher. Des parents éloignés, dont je dépendais et dont je n’avais aucune idée depuis, m’avaient fourré dans cette école. — ils m’y avaient fourré orphelin, hébété par leurs reproches, déjà pensif, silencieux et regardant tout d’un air sauvage. Les camarades m’accueillirent avec des railleries méchantes et impitoyables, parce que je ne ressemblais à personne d’entre eux.

Mais je ne pus supporter les railleries : je ne pouvais m’accommoder à si bon compte, comme eux s’accommodaient ensemble. Je les détestai aussitôt et je m’emmurai de tous dans un orgueil démesuré, douloureux et timide. Leur grossièreté me révoltait. Ils se moquaient cyniquement de mon visage, de ma tournure gauche ; et cependant, que leurs propres visages étaient stupides ! Dans notre école, l’expression des visages s’abêtissait et se transformait. Que de beaux enfants qui entraient chez nous. Au bout de quelques années ils étaient dégoûtants à voir. Déjà, à seize ans, je les regardais avec un morne étonnement. Même alors j’étais frappé de la petitesse de leurs raisonnements, de l’insanité de leurs occupations, de leurs jeux, de leurs conversations. Il y avait des choses si indispensables qu’ils ne comprenaient pas. Aucuns sujets si inspirés, si remarquables qu’ils fussent ne les intéressaient, si bien que malgré moi je les considérais au-dessous de moi. Ce n’était pas la vanité blessée qui m’y poussait, et je vous en supplie, ne m’adressez pas des phrases d’une banalité écœurante. « C’est que moi je rêvais, tandis qu’eux comprenaient déjà la vie réelle. » Ils ne comprenaient rien du tout, aucune vie réelle, et je vous jure que c’est là ce qui me révoltait le plus contre eux. Au contraire, ils acceptaient avec une bêtise fantastique la réalité la plus évidente, qui sautait aux yeux, et déjà ils avaient pris l’habitude de ne s’incliner que devant le succès. Tout ce qui était juste, mais humilié et opprimé, ils en riaient honteusement et cruellement. La position était considérée comme l’intelligence ; à seize ans, ils discutaient déjà les bonnes places. Certainement, il y avait beaucoup de choses qui provenaient de la bêtise, du mauvais exemple qui avaient entouré constamment leur enfance et leur adolescence. Ils étaient vicieux jusqu’à la monstruosité. Là aussi il y avait certainement plus de façade, plus de cynisme acquis. Certainement la jeunesse et une certaine fraîcheur apparaissaient là aussi à travers le vice ; mais cette fraîcheur même n’était pas attrayante et se manifestait dans le dévergondage. Je les détestais profondément quoique étant peut-être pire qu’eux. Ils me payaient de la même monnaie et ne me cachaient pas leur dégoût. Mais je ne désirais pas leur affection ; au contraire, j’avais soif de leur mépris. Pour me débarrasser de leurs railleries, je commençai exprès à travailler le mieux possible et je me trouvai dans les premiers. Cela leur en imposa. De plus, ils commençaient tous à comprendre que je lisais des livres comme ils n’en pouvaient lire, et que je comprenais des choses (qui ne rentraient pas dans le programme de notre cours spécial) dont ils n’avaient jamais entendu parler. Ils regardaient cela en sauvages, avec raillerie, mais ils se soumettaient moralement, d’autant plus que l’attention des professeurs fut attirée sur moi à ce propos.

Les railleries cessèrent, mais il resta un mauvais sentiment, et des relations froides, tendues, s’établirent. Vers la tin. je n’y tins plus moi-même. Avec les années se développa un besoin d’amis, de créatures humaines. J’essayai de me rapprocher de quelques-uns ; mais ce rapprochement forcé prenait fin spontanément. Une fois, il m’arriva d’avoir un ami. Mais j’étais déjà despote dans l’âme ; je voulais avoir un pouvoir illimité sur son cœur, je voulais lui inspirer le mépris du milieu dans lequel il se trouvait : J’exigeai de lui une rupture hautaine et définitive avec ce milieu. Mon amitié passionnée l’effraya ; je le faisais fondre en larmes, avoir des convulsions. C’était une âme naïve et qui se livrait. Mais dès qu’il se fut livré entièrement à moi, je le détestai aussitôt et le repoussai, — comme si je n’avais eu besoin de lui que pour remporter cette victoire, pour l’assujettir. Mais je ne pus vaincre tout le monde ; mon ami ne ressemblait non plus à personne et présentait une rare exception.

Mon premier devoir après ma sortie de l’école fut de quitter ce service spécial auquel je me préparais, de briser tous les liens, de maudire le passé et de jeter de la cendre dessus…

Le diantre en soit, pourquoi me suis-je traîné après tout cela chez Simonov !…

Je me levai de bonne heure le matin, je sautai du lit tout ému, comme si tout cela devait s’accomplir à l’instant. Mais j’avais la certitude qu’aujourd’hui allait avoir lieu, immanquablement, un changement radical dans ma vie. C’était peut-être un manque d’habitude, mais il me semblait à chaque moindre événement de ma vie que tout de suite allait avoir lieu un changement radical dans mon existence. Cependant, j’allai à mon bureau comme d’habitude, mais je me sauvai deux heures plus tôt que les autres jours, pour me préparer. Le principal, pensais-je, serait de ne pas arriver le premier, car cela leur ferait croire que je suis trop content. Mais, de ces choses principales, il y avait des milliers et l’émotion me faisait défaillir. Je cirai moi-même encore une fois mes chaussures ; pour rien au monde Apollon ne les aurait nettoyées deux fois par jour, trouvant que ce n’était pas dans le marché. Je les cirai, ayant volé les brosses dans l’antichambre, pour qu’il ne s’en aperçût pas, et qu’après il n’eût pas à me mépriser. J’examinai ensuite avec attention mes habits ; je trouvai que tout était vieux, râpé, usé. Je m’étais trop négligé. Mon uniforme était en état, mais je ne pouvais aller dîner en uniforme. Et surtout, j’avais une énorme tache jaune, sur le genou du pantalon. Je pressentais que cette seule tache m’enlèverait les neuf dixièmes de ma propre dignité. Je savais aussi qu’il était très vil de penser ainsi. « Il ne s’agit plus de réfléchir : maintenant c’est la réalité », pensai-je ; et je me décourageais. Je savais aussi parfaitement, alors, que j’exagérais monstrueusement tous les faits ; mais que faire, je ne pouvais plus être maître de moi et je tremblais de fièvre Dans mon désespoir, je me représentais avec quelle hauteur, quelle froideur, ce lâche Zverkov m’accueillerait ; avec quel mépris stupide, inéluctable me regarderait cet idiot de Troudolubov ; comment cet insecte de Ferfitchkine ricanerait de moi avec insolence et vilenie, pour plaire à Zverkov ; comment Simonov comprendrait tout cela parfaitement bien et me mépriserait pour la bassesse de ma vanité et de ma lâcheté, et surtout, combien tout cela serait misérable, non littéraire, banal. Certainement, le mieux serait de ne pas J’aller du tout. Mais ceci était le plus impossible : quand je commençais à être attiré par quelque chose, je m’y plongeais de toute la tête. Je me serais répété toute la vie : « Tu as eu peur, tu as eu peur de la réalité, tu as eu peur ! » Au contraire, je désirais passionnément prouver à toute cette « crapule » que je n’étais pas aussi poltron que je me le figurais moi-même. Bien plus encore : dans l’accès le plus fort de la fièvre de poltronnerie. je rêvais de remporter la victoire, de vaincre, d’intéresser, de me faire aimer d’eux — au moins pour « mes idées élevées et mon esprit incontestable ». Ils abandonneront Zverkov, il restera assis dans un coin, silencieux et honteux, et moi, j’écraserai Zverkov. Ensuite, peut-être, ferai-je la paix avec lui, je boirai à notre tutoiement. Mais ce qui m’offensait le plus et me paraissait le plus pénible, c’est que je savais alors, je savais sûrement et complètement que je n’avais besoin de rien de tout cela, en réalité, que je ne désirais nullement les écraser, ni les soumettre, ni les charmer et que pour tout ce résultat, si même je pouvais l’atteindre, moi le premier, je ne donnerais pas un sou. Oh ! comme je priais que cette journée passât plus vite ! Dans un ennui inexprimable, je m’approchais de la fenêtre, j’ouvrais le vasistas, et je cherchais à percer la troublé obscurité de la neige humide qui tombait drue.

Enfin, ma mauvaise pendule sonna cinq heures. Je saisis mon chapeau, et, évitant de regarder Apollon qui attendait ses gages depuis le matin, — mais, par bêtise, ne voulait pas parler le premier, — je me glissai par la porte entre-baillée, et louant un fiacre pour ma dernière pièce de cinquante kopeks, j’arrivai à l’Hôtel de Paris en grand seigneur.

IV

Je savais dès la veille que je serais là le premier. Mais il ne s’agissait pas de cela. Non seulement il n’y avait personne, mais je trouvai notre cabinet avec peine. Le couvert n’était pas encore mis. Que signifiait cela ? Après bien des questions, j’arrivai à savoir, par les domestiques, que le dîner avait été commandé pour six heures et non pour cinq heures. On me le confirma au comptoir. J’avais même honte de demander. Il n’était alors que cinq heures vingt-cinq. S’ils avaient changé l’heure, ils auraient dû en tout cas m’informer ; la poste était faite pour cela, et ils n’auraient pas dû m’exposer à cette « honte », devant eux et devant… les domestiques. Je m’assis ; le garçon commença à mettre le couvert ; sa présence m’offusquait encore plus. Vers six heures, en plus des lampes allumées, on apporta des bougies. Mais le garçon n’avait pas songé à les apporter aussitôt que j’étais arrivé. Dans la pièce voisine, à deux tables différentes, dînaient deux clients sombres, silencieux, et d’une apparence peu aimable. Dans une des pièces éloignées, on faisait du tapage ; on criait même. On entendait les éclats de rire d’une troupe de gens ; de viles exclamations françaises retentissaient ; il y avait des dames. En un mot, cela soulevait le cœur. J avais rarement passé un moment aussi pénible, et quand, à six heures précises, ils parurent tous à la fois, au premier instant, je fus content et les regardai comme mes libérateurs. J’oubliai presque que je devais avoir l’air offensé.

Zverkov entra le premier, comme s’il était le président. Lui et les autres riaient ; mais en m’apercevant, Zverkov se redressa, s’approcha sans lutte, en se courbant un peu, comme, s’il faisait des grâces, me donna la main amicalement, mais pas trop, avec une politesse prudente, une politesse de général. Je m’étais imaginé, au contraire, qu’aussitôt entré il éclaterait de son rire d’autrefois, de son rire flûté et criard, et qu’il nous servirait dès les premiers mots ses plaisanteries et ses railleries. Je m’y étais préparé dès la veille, mais je ne m’attendais pas à une grâce aussi hautaine, aussi superbe. Il se croyait donc infiniment supérieur à moi à tous égards ? S’il avait voulu seulement m’offenser en faisant le général, ce ne serait rien encore, pensai-je ; j’aurais eu encore raison de lui. Mais n’aurait-il pas, en réalité, sous le désir de m’offenser, laissé pénétrer dans sa tête de mouton l’idée qu’il est infiniment mon supérieur et qu’il ne doit me considérer qu’avec un air protecteur ? Cette supposition seule me fit manquer de souffle.

— J’ai appris avec étonnement votre désir de prendre part à notre réunion, commença-t-il en zézayant et sifflant, et en traînant ses mots, ce qui ne lui arrivait pas autrefois. Nous n’avons pas eu l’occasion de nous rencontrer. Vous vous écartez de nous. Vous avez tort. Nous ne sommes pas si effrayants qu’il vous le semble. Eh bien, monsieur, en tout cas, je suis très content de renouveler…

Et il se détourna avec nonchalance pour mettre son chapeau sur l’appui de la fenêtre.

— Avez-vous attendu longtemps ? demanda Troudolubov.

— Je suis arrivé à cinq heures précises, comme on me l’avait indiqué hier, répondis-je à haute voix et avec irritation, ce qui promettait un prochain éclat.

— Est-ce que tu ne l’as pas informé que l’heure était changée ? s’adressa Troudolubov à Simonov.

— Non. Je l’avais oublié, répondit celui-ci, mais sans regret apparent et sans même me faire des excuses ; et il alla commander les hors-d’œuvre.

— Alors vous êtes ici depuis une heure ; ah ! mon pauvre ami ! s’écria Zverkov moqueur, car, étant données ses idées à lui, cela devait être très ridicule. Suivant son exemple. Ferfitchkine éclata d’une voix vile, sonore, comme celle d’un petit roquet. Ma situation lui parut trop ridicule et honteuse.

— Ce n’est pas du tout drôle ! criai-je à Ferfitehkine, en m’excitant de plus en plus ; ce n’est pas moi qui suis coupable, ce sont les autres. On a négligé de m’avertir. C’est tout bonnement… absurde.

— Non seulement absurde, mais encore autre chose, grogna Troudolubov, en me défendant naïvement. Vous êtes trop indulgent. C’est simplement une impolitesse. Certainement, elle a dû être involontaire. Comment Simonov a-t-il pu… Hm !

— Si on avait agi ainsi avec moi, remarqua Ferfitchkine, j’aurais…

— Mais vous auriez dû vous faire servir quelque chose, interrompit Zverkov, ou bien dîner tout simplement sans attendre.

— Convenez-en, que j’aurais pu faire cela sans aucune permission, répliquai-je d’un ton dur. Si j ai attendu, c’est… — A table, messieurs, cria Simonov (qui rentrait ; tout est prêt ; je réponds du champagne, il est parfaitement frappé… Je ne connaissais pas votre adresse, où pouvais-je vous chercher ? dit-il en se tournant vers moi soudain, mais sans me regarder. Évidemment, il était contrarié de quelque chose. Il s’était probablement ravisé depuis la veille.

Tous s’installèrent ; moi aussi. La table était ronde. A ma gauche se trouva Troudolubov, à ma droite Simonov. Zverkovme faisait vis-à-vis ; Ferfîtchkine était à côté de lui, entre lui et Troudolubov.

— Di-i-tes donc, vous êtes au ministère ? continua à s’occuper de moi Zverkov.

Me voyant intimidé, il s’imagina sérieusement que j’avais besoin d’un peu de tendresse et d’encouragement. « Est-ce qu’il voudrait recevoir la bouteille à la tête ? » pensai-je dans ma rage. N’ayant pas 1’habitude, je m’irritais trop vite.

— A la chancellerie de…, répondis-je brièvement. regardant mon assiette.

— Et… est-ce avantageux ? Dites, qu’est-ce qui vous a… forcé de quitter votre précédent emploi ?

— Ce qui m’a… forcé, c’est que j’ai voulu quitter mon emploi précédent, traînai-je trois fois plus longuement, perdant presque tout à fait possession de moi-même.

Ferfîtchkine pouffa de rire. Simonov me regarda avec ironie ; Troudolubov cessa de manger et m’examina avec curiosité.

Zverkov tressaillit, mais d’une façon imperceptible.

— Eh bien… et votre traitement ?

— Quel traitement ?

— Mais vos appointements ?

— Est-ce que vous me faites passer un examen ?

D’ailleurs, je lui dis aussitôt combien je recevais. Je devenais ignominieusement rouge.

— C’est peu de chose, dit gravement Zverkov.

— Oui. monsieur, avec cela on ne peut pas se permettre de dîner au café-restaurant ! ajouta Ferlitchkine avec insolence.

— D’après moi. cela est même tout à fait misérable, remarqua sérieusement Troudolubov.

— Comme vous avez maigri, comme vous avez changé… depuis… ajouta Zverkov, non sans malice, avec une pitié insolente, en m’examinant de la tête aux pieds.

— Cessez donc de l’intimider, s’écria Ferfitchkine ne en pouffant de rire.

— Monsieur, sachez que je ne m’intimide pas, dis-je enfin, éclatant, entendez-vous ! Je dîne ici. au « café restaurant » pour mon argent, pour le mien, et non celui des autres, veuillez le remarquer, monsieur Ferfitchkine.

— Comment ! Qui donc ici ne dîne pas pour son argent ? On dirait que vous… s’accrocha Ferfitchkine, rouge comme une écrevisse et me regardant avec exaspération.

— Oui, répondis-je, comprenant que j’étais allé trop loin, je pense qu’il vaudrait mieux parler de choses plus intelligentes.

— On dirait que vous avez l’intention de nous la montrer, votre intelligence.

— Ne vous inquiétez donc pas, ici ce serait tout à fait inutile.

— Mais alors, monsieur, qu’avez-vous à monter sur vos ergots — eh ? N’auriez-vous pas perdu la boule, dans votre ministère ?

— Assez, messieurs, assez ! cria Zverkov avec autorité.

— Que c’est bête ! grogna Simonov.

— C’est bête, en effet ; nous nous sommes réunis pour faire nos adieux à un bon camarade qui part en voyage, et vous voulez régler des comptes, commença Troudolubov, en s’adressant brutalement à moi seul. Vous vous êtes invité vous-même, hier ; ne rompez pas l’harmonie générale…

— Assez, assez, cria Zverkov. Cessez, messieurs, cela n’est pas convenable. Je vais plutôt vous raconter comment j’ai manqué me marier avant-hier…

Et aussitôt commença le plat récit du mariage manqué de ce monsieur. Ou plutôt, le récit ne contenait pas un mot du mariage, mais était émaillé de généraux, de colonels, et même de gentilshommes de la Chambre, et Zverkov avait la préséance sur tous. Un rire d’approbation éclata ; Ferfitchkine en criait.

Tous m’abandonnèrent et je restai écrasé et anéanti.

« Seigneur, est-ce une société pour moi ! pensai-je. Quel imbécile ai-je été devant eux ! Cependant, j’ai laissé Ferfitehkine prendre trop de liberté. Ces imbéciles croient m’avoir fait honneur en m’accordant une place à leur table, mais ils ne comprennent pas que c’est moi qui leur fais l’honneur… « Il a maigri ! Le costume ! » Oh ! maudit pantalon ! Tout à l’heure déjà Zverkov a remarqué la tache jaune sur le genou… Mais à quoi bon ! Tout de suite, à l’instant, me lever de table, prendre mon chapeau et m’en aller tout simplement sans, rien dire… Par mépris ! Demain, je me battrai s’ils le veulent. Les lâches ! Je ne vais pas plaindre mes sept roubles. Ils croiraient peut-être… Le diable m’emporte ! Je ne regrette pas mes sept roubles ! Je m’en vais à l’instant !… »

Bien entendu, je restai.

De chagrin, je buvais le xérès et le Château-Lafitte à plein verre. N’en ayant pas l’habitude, je me grisais rapidement, et ma colère grandissait avec l’ivresse. J’eus soudain envie de les insulter de la façon la plus insolente et de sortir aussitôt. Saisir le moment et me montrer ; qu’ils puissent dire : il est ridicule, mais intelligent… et… et… en un mot, que le diable les emporte !

Je les toisai de mes yeux ivres. Mais ils paraissaient m’avoir oublié complètement. Entre eux ils étaient bruyants, criards, gais. Zverkov parlait tout le temps. J’écoutais. Zverkov racontait qu’il avait amené jusqu’à l’aveu une dame superbe (il mentait certainement) et que dans cette affaire il avait été aidé particulièrement par son ami intime, un certain prince, le hussard Nicolas, qui possédait trois mille âmes.

— Et cependant ce Nicolas, qui a trois mille âmes, n’est pas ici pour vous faire ses adieux, dis-je, prenant part à la conversation.

Tousse turent un instant.

— Vous voilà déjà ivre, dit Troudolubov, daignant enfin m’apercevoir, et louchant de mon côté avec mépris.

Zverkov m’examinait en silence comme un insecte. Je baissai les yeux. Simonov se hâta de servir le champagne.

Troudolubov leva sa coupe, tous suivirent son exemple, excepté moi.

— A ta santé et bon voyage ! cria-t-il à Zverkov : A l’ancien temps, messieurs, à notre avenir, hourra !

Tous burent et allèrent embrasser Zverkov. Je ne bougeai pas ; ma coupe pleine était devant moi.

— Est-ce que vous n’allez pas boire ? rugit Troudolubov, qui avait perdu patience, en s’adressant à moi d’un air menaçant.

— Je veux porter une santé moi-même, à part ; et alors je boirai, monsieur Troudolubov !

— Vilain rageur ! grogna Simonov.

Je me redressai sur ma chaise et pris la coupe d’une main fiévreuse, me préparant à quelque chose d’extraordinaire, et ne sachant pas encore moi-même ce que j’allais dire.

— Silence ! cria Ferfîtchkine. Ce que cela va être fort !

Zverkov attendait très gravement, comprenant ce qui se préparait.

— Monsieur le lieutenant Zverkov. commençai-je. sachez que je déteste les phrases, les phraseurs et les tailles serrées… C’est un premier point, auquel suivra un deuxième.

Tous firent un mouvement.

— Deuxième point : je hais la débauche et les débauchés. Et surtout les débauchés ! Troisième point : j’aime la vérité, la sincérité et la probité, continuai-je presque machinalement, déjà glacé d’effroi, sans comprendre comment je pouvais parler ainsi… J’aime la pensée, monsieur Zverkov ; j’aime la véritable camaraderie, à égalité complète, non pas… hum… J’aime… Mais d’ailleurs, pourquoi pas ? Et je vais boire à votre santé, monsieur Zverkov ! Séduisez les Circassiennes, tirez sur les ennemis de la patrie, et… et… A votre santé monsieur Zverkov !

Zverkov se leva, me salua et dit :

— Je vous remercie.

Il était très offensé et avait même pâli.

— Diantre ! rugit Troudolubov, frappant la table de son poing.

— Mais non, monsieur, on donne des gifles pour cela ! glapit Ferfîtchkine.

— Il faut le chasser ! grogna Simonov.

— Pas un mot, messieurs, pas un geste ! cria Zverkov majestueusement en calmant l’indignation générale. Je vous remercie tous, mais je saurai lui prouver quel prix je donne à ses paroles.

— Monsieur Ferfîtchkine, vous me rendrez raison demain pour vos paroles de tout à l’heure ! dis-je à haute voix, en m’adressant gravement à Ferfitchkine.

— Un duel, monsieur ? Je suis à vos ordres, répondit celui-ci. Mais je devais être si ridicule, en faisant cette provocation, et cela allait si peu à ma figure, que tous, et après tous Ferfîtchkine lui-même, tous se roulèrent de rire.

— Oui, certainement, laissons-le ! Il est complètement ivre ! dit Troudolubov avec dégoût.

— Je ne me pardonnerai jamais de l’avoir inscrit, murmura encore Simonov.

« Ce serait le moment de leur jeter une bouteille à la tête », pensai-je ; je pris une bouteille, et… je remplis mon verre.

… « Non, je préfère rester jusqu’au bout ! continuai-je à penser, vous eussiez été contents que je partisse, messieurs. Pour rien au monde. Je resterai exprès et je boirai jusqu’au bout, afin de montrer que je n’y ajoute aucune importance. Je resterai et je boirai, parce qu’ici c’est une hôtellerie, et j’ai payé l’entrée. Je resterai et je boirai parce que je vous regarde comme des imbéciles, qui n’existent même pas pour moi. Je resterai et je boirai… et je chanterai, si je veux ; oui, monsieur, et je chanterai, parce que j’en ai le droit… de chanter… hm. »

Mais je ne chantai pas. Je faisais mon possible pour ne regarder personne ; je prenais des attitudes indépendantes et j’attendais avec impatience qu’ils m’adressassent la parole les premiers. Mais hélas ! ils ne me parlèrent pas. Oh ! comme j’aurais voulu, comme j’aurais voulu me réconcilier avec eux à cet instant ! Huit heures sonnèrent, puis neuf heures. Ils quittèrent la table et se placèrent auprès du canapé. Zverkov s’étendit sur le canapé, un pied sur le guéridon. On y porta le vin. Il leur avait en effet fait apporter trois bouteilles. On ne m’invita pas, bien entendu. Tous l’entourèrent. On l’écoutait avec presque de la vénération. Il était évident qu’on l’aimait. « Pourquoi ? Pourquoi ? » pensais-je. Quelquefois ils s’extasiaient dans leur ivresse et échangeaient des accolades. Ils parlaient du Caucase, de ce qu’est la vraie passion, des emplois avantageux, des revenus du hussard Podkhargevski, que personne ne connaissait, et se réjouissaient de ses grands revenus ; de la beauté extraordinaire et de la grâce de la princesse D…, que personne n’avait jamais vue non plus : enfin, ils finirent en disant que Shakespeare est immortel.

Je souriais avec mépris et j’allais du côté opposé de la chambre, juste en face du divan, faisant la navette entre la table et le mur. Je voulais montrer de toutes mes forces que je pouvais me passer d’eux ; et cependant je frappais du pied, en marchant sur les talons de mes bottes. Mais tout était inutile ; ils ne faisaient aucune attention à moi. J’eus la patience de marcher ainsi, droit devant eux, depuis huit heures jusqu’à onze heures, sur la même place. « Voilà, je marche et personne ne peut me le défendre. » Le garçon qui entrait me regarda plusieurs fois : les tours fréquents que je faisais me donnaient le vertige ; par moments il me semblait que j’avais le délire. Pendant ces trois heures je suai et me séchai trois fois. Par moments, avec une douleur profonde et aiguë s’enfonçait dans mon cœur la pensée que dix ans, vingt ans, quarante ans passeraient, et que je me rappellerais quand même dans quarante ans ces sales moments de ma vie, les plus affreux et les plus ridicules. Il était impossible de s’humilier soi-même plus volontairement avec moins de honte ; je comprenais cela parfaitement et je continuais à marcher de la table au poêle. « Oh ! si vous pouviez savoir seulement de quels sentiments et de quelles pensées je suis capable, et comme je suis développé ! » pensais-je par instant, m’adressant dans mes pensées au canapé sur lequel se trouvaient mes ennemis. Mais ces ennemis se conduisaient comme si je n’eusse pas été dans la même pièce. Une fois, une seule fois ils se tournèrent vers moi ; ce fut quand Zverkov parla de Shakespeare ; et j’éclatai d’un rire méprisant. Je pouffai d’une façon si vilaine et si affectée, qu’ils interrompirent leur conversation d’un commun accord et en silence, gravement, sans rire, pendant deux minutes environ ils m’observèrent marcher le long du mur, de la table au poêle, affectant de ne faire aucune attention à eux. Mais il n’y eut pas d’autre résultat. Ils ne me parlèrent pas. et deux minutes après, ils négligèrent totalement ma présence. Onze heures sonnèrent.

— Messieurs, cria Zverkov, en se levant du canapé. Allons tous là-bas.

— Sans doute ! sans doute ! dirent les autres.

Je me tournai brusquement vers Zverkov. J’avais tellement souffert, j étais brisé, j’étais prêt à tout pour en finir, fût-ce à me couper la gorge. J’avais la lièvre ; mes cheveux mouillés par la sueur étaient collés sur mon front et mes tempes.

— Zverkov ! Je vous demande pardon, dis-je brusquement et d’un ton décidé ; Ferfitchkine à vous aussi, à tous, à tous, je vous ai tous offensés.

— Ah ! Ah ! C’est a cause du duel ! siffla venimeusement Ferfitchkine.

Cela me donna un coup au cœur.

— Non, je n’ai pas peur de me battre. Ferfitclikine ! Je suis prêt à me battre demain avec vous, après notre réconciliation. J’insiste même là-dessus, et vous ne pouvez pas me refuser. Je veux vous prouver que je n’ai pas peur du duel. Vous tirerez le premier et moi je tirerai en l’air.

— Il s’amuse ! remarqua Simonov.

— Il a perdu la tête ! répondit Troudolubov.

— Permettez-moi de passer, pourquoi barrez-vous le chemin !… Allons, que voulez-vous ? répondit Zverkov avec mépris. Tous étaient rouges ; leurs veux brillaient ; on avait bu beaucoup.

— Je vous demande votre amitié, Zverkov. je vous ai offensé, mais…

— Offensé ? Vous ! Moi ! Sachez, monsieur, que jamais et dans aucune circonstance vous ne pouvez m’offenser.

— Et maintenant assez, filez ! confirma Troudolubov. Partons.

— Olympe est pour moi. messieurs, c’est entendu ! cria Zverkov. Cela va sans dire ! Cela va sans dire ! lui répondit-on, en riant.

J étais bafoué. La bande sortait de la pièce bruyamment. Troudolubov entonna quelque stupide chanson. Simonov s’arrêta un court instant, pour donner des pourboires aux garçons. Je m approchai de lui soudain.

— Simonov ! donnez-moi six roubles ! dis-je d’une voix décidée et désespérée. Il me regarda avec une profonde stupéfaction, d’un œil trouble. Lui aussi était ivre.

— Est-ce que vous allez nous suivre là-bas !

— Oui !

— Je n’ai pas d’argent ! dit-il brusquement, puis sourit avec mépris et sortit.

Je saisis sa capote. C’était un cauchemar.

— Simonov ! J’ai vu que vous aviez de l’argent, pourquoi me refusez-vous ? Suis-je un coquin ? Gardez-vous de me refuser : si vous saviez, si vous saviez pourquoi je le demande ! De cela dépend tout, tout mon avenir, tous mes projets…

Simonov sortit l’argent et me le jeta presque.

— Prenez donc, puisque vous êtes si déhonté ! prononça-t-il impitoyablement, et il courut rattraper les autres.

Je restai seul un instant. Le désordre, les restes des plats, un verre cassé sur le parquet, du vin répandu. des bouts de cigarettes, l’ivresse et le délire dans la tête, une douleur torturante dans le cœur, et, enfin, le garçon, qui avait tout vu et tout entendu et qui me dévisageait curieusement « Là-bas ! m’écriai-je. Ou bien ils me demanderont mon amitié à genoux, en embrassant mes pieds, ou bien… ou bien je souffletterai Zverkov ! »

V

« La voilà, la voilà, enfin, la rencontre avec la réalité, murmurai-je, en descendant rapidement. Ceci n’est plus le départ du pape, quittant Rome et allant au Brésil ; ce n’est plus le bal au lac de Côme ».

— « Tu n’es qu’un lâche ! résonna quelque chose dans ma tête, si tu as le courage d’en rire à présent. »

— « Tant pis ! criai-je, en réponse à moi-même. Maintenant tout est perdu ! »

On ne les voyait plus ; mais cela m’était égal : je savais où ils étaient allés.

Près du perron se tenait un traîneau de louage ; le cocher était vêtu d’une houppelande de drap toute saupoudrée d’une neige fondue qui tombait encore et paraissait tiède. Il faisait chaud et lourd. Son petit cheval brun, velu, était aussi poudré à blanc et toussait ; je me le rappelle bien. Je me jetai dans son traîneau ; mais j’avais à peine levé la jambe pour y monter, que le souvenir de la façon dont Simonov m’avait donné six roubles me terrassa et je tombai dans le traîneau comme un paquet.

« Non ! Il faudrait beaucoup, pour racheter tout cela ! criai-je ; mais je le rachèterai, dussé-je mourir sur place cette nuit. Marche ! »

Nous partîmes. Un tourbillon se soulevait dans ma tête :

« Me supplier de leur accorder mon amitié, ils ne le feront pas. C’est un mirage, un vil mirage, dégoûtant, romantique et fantastique, c’est comme le bal au lac de Côme. Et puis il faut que je soufflette Zverkov ! Je dois le faire. Ainsi, c’est décidé, je cours maintenant lui donner un soufflet ! Fouette cocher ! »

Le cocher secoua les rênes.

« Je le donnerai dès en entrant. Dois-je dire quelques paroles avant le soufflet, en guise de préambule ? Non. J’entrerai tout simplement et je le donnerai. Ils seront tous dans la salle et lui sera à côté d’Olympe sur le canapé. Maudite Olympe ! Un jour elle se moqua de mon visage et se refusa. Je traînerai Olympe par les cheveux, et Zverkov par les oreilles ! Non, mieux vaut que je le prenne par une oreille et que je le conduise ainsi à travers toute la pièce. Il se peut qu’ils se mettent à me battre et me fassent sortir. C’est même certain. Tant pis ! Ce sera moi quand même qui aurai donné un soufflet : mon initiative : et d’après les lois de l’honneur c’est tout : il portera le sceau de l’infamie et ce n’est pas avec les coups qu’il pourra se laver de l’injure du soufflet.il n’aura qu’à se battre en duel ! Il devra se battre. Qu’ils me rouent de coups à présent. Qu’ils le fassent, les ingrats ! Ce sera surtout Troudolubov : il est si fort : Fertîtchkme s’accrochera par côté et s’agrippera sûrement à mes cheveux, j’en suis certain. Mais tant pis. tant pis ! J’y vais quand même. Leurs têtes de mouton devront bien comprendre enfin, dans toute cette tragédie ! Quand ils me traîneront jusqu’à la porte, je leur crierai qu’en réalité ils ne valent même pas mon petit doigt. Marche donc, marche ! » criai-je au cocher. Il tressaillit et donna un coup de fouet. J’avais crié comme un sauvage.

« Nous nous battrons à l’aube, c’est décidé. J’en ai fini avec mon bureau. Mais où donc prendrai-je des pistolets ? Tiens ! Je me ferai faire une avance sur mon traitement et je m’en achèterai. De la poudre, des halles. Ça. c’est l’affaire des témoins. Mais comment organiser tout cela avant l’aube ? Où prendrai-je des témoins ? Je ne connais personne… Quelle absurdité ! criai-je, — et le tourbillon se soulevait davantage, — quelle absurdité ! Le premier venu dans la rue, auquel je m’adresserai, est obligé d’être mon témoin, absolument, comme on est obligé de se jeter à l’eau pour sauver quelqu’un qui se noie. Les circonstances les plus excentriques sont admises. Si je demandais même demain au directeur d’être mon second, il devrait y consentir, par sentiment chevaleresque, et garder mon secret ! Anton Antonitch… » Mais à ce moment se présentèrent clairement et nettement à mon esprit, l’inanité de mes suppositions et tout le revers de la médaille, mais…

— Fouette, cocher, marche donc, coquin, marche donc !

— Ah ! monsieur ! répliqua-t-il.

Le froid m’enveloppa.

« Ne serait-il pas mieux… ne vaudrait-il pas mieux… aller droit à la maison ? Oh ! mon Dieu ! Pourquoi, pourquoi ai-je demandé hier à être de ce dîner ! Mais non, c’est impossible ! Et la promenade pendant trois heures de la table au poêle ? Non, ce sont eux, eux et personne d’autre qui doivent régler cette promenade ! Ils doivent laver ce déshonneur ! Marche !

« Mais s’ils me font conduire au poste ! Ils n’oseront pas ! Ils auront peur du scandale. Mais si Zverkov refuse de se battre, par mépris ? C’est même certain ; mais alors je lui prouverai… Je me précipiterai dans la cour de la poste, demain, quand il voudra partir, je le saisirai par la jambe, je lui arracherai sa capote quand il voudra monter dans sa voiture. J’enfoncerai mes dents dans sa main, je le mordrai. Regardez tous jusqu’où l’on peut amener un homme désespéré ! Tant pis s’il me donne des coups sur la tête et eux tous par derrière. Je crierai aux assistants : « Voyez donc, voilà un jeune chien qui va séduire les Circassiennes avec mon crachat sur son visage ! »

Naturellement, après cela tout était fini ! Le bureau disparaissait de la surface terrestre. On me saisissait, on méjugeait, on me faisait perdre mon emploi, on me mettait en prison, ou bien on m’exilait en Sibérie, forcé de devenir colon. Que voulez-vous ? Dans quinze ans, mendiant, en guenilles, j’irai à sa recherche quand on m’aura rendu la liberté. Je le trouverai quelque part, dans quelque ville de province. Il sera marié et heureux. Il aura une grande fille… Je lui dirai : « Vois donc, monstre mes joues creuses et mes loques ! J’ai tout perdu : la carrière, le bonheur, l’art, la science, la femme que j’aimais, tout cela par ta faute. Voici des pistolets. Je suis venu décharger mon pistolet et… et je te pardonne. Je vais tirer en l’air et tu n’entendras plus parler de moi… »

Je commençai à pleurer, cependant je savais bien, à l’instant même, que tout cela était tiré de Silvio ou de la Mascarade de Lermontov. Et soudain, j’eus honte, tellement honte, que j’arrêtai le cheval, sortis du traîneau et m’enfonçai dans la neige au milieu de la rue. Le cocher me regardait avec stupéfaction et soupirait.

Que faire ? N’y pas aller, ce n’était donc qu’une blague, et je ne pouvais laisser l’affaire, parce qu’alors il en résulterait… Seigneur ! Comment aurait-on pu laisser cela ! Après de pareils outrages ! « Non, m’écriai-je, me jetant de nouveau dans le traîneau ; c’était écrit, c’est la fatalité ! Plus vite, plus vite, là-bas ! »

Dans mon impatience je donnai au cocher un coup de poing sur la nuque.

— Qu’as-tu donc, pourquoi me frappes-tu ? cria le paysan, tout en fouettant son haridelle, à un tel point qu’elle se mit à ruer.

La neige fondante tombait à flocons ; je me découvrais, je n’y songeais même pas. J’oubliais tout le reste, parce que je m’étais définitivement décidé à donner un soufflet, et je sentais avec horreur que cela devait arriver absolument, immédiatement et qu’aucune force humaine ne pourrait l’empêcher.

Les réverbères isolés scintillaient mornes dans la nuit de neige, comme des torches pendant un enterrement. La neige se glissait sous ma capote, sous ma redingote, sous ma cravate et y fondait ; je ne me couvrais pas : à quoi bon, tout n’était-il pas perdu ! Enfin, nous arrivâmes. Je descendis tout éperdu du traîneau, je montai les marches en courant, et je frappai à la porte des pieds et des mains. Mes jambes, surtout dans les genoux, faiblissaient affreusement. On ouvrit très vite ; comme si l’on avait annoncé mon arrivée.

En effet, Simonov avait prévenu que, peut-être, il viendrait encore quelqu’un. Ici, en effet, il fallait prévenir et, en général, prendre des précautions. C’était un de des « magasins de modes » d’autrefois, depuis longtemps fermés par la police. Pendant le jour, en effet, c’était un magasin : mais le soir, on y pouvait venir avec une recommandation.

Je traversai rapidement le magasin non éclairé et j’allai dans la salle que je connaissais, où brûlait une bougie unique, et je m’arrêtai stupéfait : il n’y avait personne.

— Où sont-ils ? demandai-je.

Bien entendu, ils avaient eu le temps de se disperser…

Devant moi était quelqu’un, le sourire bête, la maîtresse de maison elle-même, qui me connaissait quelque peu. Au bout d’un instant, la porte s’ouvrit et une autre personne entra.

Sans faire attention à rien, je marchais à travers la pièce et parlais tout seul, je le crois. C’était comme si j’avais échappé à la mort et tout mon être s’en ressentait joyeusement : car j’aurais donné le soufflet, oui, je l’eusse absolument donné !… Mais, à présent, ils n’étaient plus là et… tout avait disparu, changé !… Je me retournai. Je ne pouvais pas réfléchir. Je regardai machinalement la jeune fille qui était entrée. Devant moi parut un visage jeune, frais, un peu pâle, avec des sourcils foncés et droits, le regard sérieux et comme étonné. Cela me plut aussitôt : je l’aurais haïe si elle avait souri. Je la regardai avec plus d’attention et avec un certain effort : mes idées étaient encore éparses. Sur son visage il y avait quelque chose de simple et de bon mais sérieux jusqu’à l’étrangeté. Je suis persuadé qu’ici elle n’était pas appréciée et que parmi ces imbéciles, aucun ne l’avait remarquée. D’ailleurs, ce n’était pas une beauté, mais elle était grande, forte, bien faite. Elle était mise très simplement. Une mauvaise impulsion me poussa ; j’allai droit à elle…

Je me vis par hasard dans la glace. Mon visage convulsé me parut dégoûtant au plus haut degré : pâle, méchant, vil, les cheveux ébouriffés : « Tant mieux, j’en suis bien aise, pensai-je ; je suis très content de lui paraître répugnant ; cela m’est agréable… »

VI

… Quelque part, derrière une cloison, une horloge ronfla, comme si on la pressait, comme si on lui serrait la gorge. Après un ronflement particulièrement long, on entendit soudain une sonnerie claire, criarde, et trop précipitée, — comme si quelqu’un s’était élancé. Deux coups sonnèrent. Je revins à moi, je ne dormais cependant pas, mais je me trouvais dans un état de torpeur.

Dans la chambre petite, étroite et basse de plafond, encombrée d’une énorme armoire et remplie de cartons, de chiffons et de vêtements, il faisait presque obscur. Le bout de bougie, qui brûlait sur la table, à l’extrémité de la chambre, presque consumé, jetait par instants de fugitives clartés. Quelques instants encore et ce serait l’obcurité complète.

Je revins à moi assez promptement ; je me rappelai aussitôt tout, sans effort, comme si ces souvenirs m’eussent guetté pour m’assaillir.

Et même dans cet état de torpeur, il restait toujours dans ma mémoire une sorte de point qui ne s’effaçait jamais, et autour duquel gravitaient mes rêves. Mais, chose étrange : tout ce qui m’était arrivé ce jour-là, me parut, à mon réveil, quelque chose de très lointain, vécu depuis fort longtemps.

J’étais tout étourdi. Quelque chose voltigeait autour de moi, m’agaçait, m’excitait et m’inquiétait. L’ennui et la bile bouillonnaient en moi et cherchaient une issue. Soudain, j’aperçus à côté de moi deux yeux ouverts, qui m’examinaient avec curiosité. Le regard était froid, sans intérêt, morne, tout à fait étranger ; il attristait.

Une idée morose germa dans mon cerveau et donna à toute ma chair une sensation désagréable, pareille à celle qu’on éprouve quand on entre dans un sous-sol humide et moisi. Il était presque extraordinaire que ces yeux se fussent mis à m’examiner seulement à présent. Je me souvins aussi que pendant deux heures je n’avais pas échangé une seule parole avec cette créature, ne l’ayant nullement trouvé nécessaire ; tout à l’heure, cela m’avait même plu je ne sais pourquoi. Maintenant, je vis clairement combien absurde et dégoûtante est la débauche, qui commence brutalement, sans amour et sans pudeur, par ce qui couronne le véritable amour. Nous nous regardâmes longtemps ainsi, mais elle ne baissait pas son regard devant le mien, et n’en changeait pas l’expression, de sorte qu’à la fin je me sentis mal à mon aise.

— Comment t’appelles-tu ? demandai-je brièvement, pour en finir plus vite.

— Lisa, répondit-elle presque en chuchotant, mais d’une façon peu accueillante ; et elle détourna les yeux.

Je me tus.

— Quel temps aujourd’hui… la neige… c’est ignoble ! dis-je presque à part, mettant la main sous ma tête et regardant le plafond.

Elle ne répondit pas. Tout cela était écœurant.

— Es-tu d’ici ? demandai-je au bout d’un instant presque fâché, en tournant légèrement la tête vers elle.

— Non.

— D’où viens-tu ?

— De Riga, dit-elle à regret.

— Allemande ?

— Russe.

— Depuis longtemps ici ?

— Où donc ?

— Dans la maison.

— Quinze jours.

Elle parlait de plus en plus laconiquement. La bougie était consumée ; je ne pouvais distinguer son visage.

— As-tu tes parents ?

— Oui… non… oui.

— Où sont-ils ?

— Là-bas, à Riga.

— Que font-ils ?

— Rien…

— Comment : rien ? De quelle condition ?

— Citadines.

— Tu étais avec eux ?

— Oui.

— Quel âge as-tu ?

— Vingt ans.

— Pourquoi les as-tu quittés ?

— Parce que…

Ce mot voulait dire : laisse-moi, tu m’ennuies. Nous nous tûmes.

Je ne sais pourquoi je ne m’en allais pas. Moi-même j’étais agacé et ennuyé. Les images de toute la journée précédente passaient dans ma mémoire contre mon gré et en désordre. Je me rappelai soudain une scène que j’avais vue le matin dans la rue en allant au bureau.

— Aujourd’hui on a manqué de faire tomber un cercueil qu’on transportait…, dis-je presque à haute voix, sans aucun désir de causer, mais par hasard.

— Un cercueil ?

— Oui, à la Sennaïa ; on le sortait d’une cave.

— D’une cave ?

— Pas d’une cave, mais d’un sous-sol… sais-tu… d’en bas… d’une mauvaise maison… C’était si sale autour… Des coquilles, des ordures… cela sentait mauvais.

Un silence.

— On enterre si mal à présent ! commençai-je de nouveau, rien que pour rompre le silence.

— Pourquoi cela ? — Il y a de la neige, de la boue, de la saleté… (Je bâillai).

— Qu’est-ce que cela peut faire, dit-elle soudain, après quelque silence.

— Non, c’est vilain… Je bâillai encore. Les fossoyeurs ont dû jurer, parce que la neige mouillait. Il y avait sûrement de l’eau dans la fosse.

— Pourquoi y aurait-il de l’eau dans la fosse ? demanda-t-elle avec une certaine curiosité, mais en parlant plus brusquement et plus brièvement qu’avant.

Cela commençait à m’exciter.

— Mais oui, de l’eau au fond, six pouces au moins. Au cimetière de Volkovo, on ne pourrait creuser une seule tombe sèche.

— Pourquoi ?

— Comment pourquoi ? L’endroit est marécageux. Ici il en est partout ainsi. On les met droit dans l’eau. Je l’ai vu moi-même bien des fois… (Je n’avais jamais vu cela, et même je n’étais jamais allé au cimetière de Volkovo, mais je l’avais entendu raconter.)

— Est-ce que cela ne te ferait rien de mourir ?

— Mais pourquoi mourir ? répondit-elle, en se défendant.

— Mais tu mourras bien un jour, et tu mourras exactement comme celle-là. C’était aussi une jeune fille… Elle est morte de la poitrine.

— Si c’était une fille, elle serait morte à l’hôpital. (Elle doit déjà le savoir, pensai-je, et dit : une fille, au lieu d’une jeune fille.)

— Elle devait à la patronne, repartis-je, m’excitant déplus en plus par la discussion : elle est restée jusqu’à la fin à son service ; malgré sa phtisie. Tout autour, les cochers le disaient aux soldats, ils le racontaient. C’étaient des gens qui l’avaient connue. On riait. Ils voulaient aller boire au cabaret en souvenir d’elle. (Ici aussi je mentais.)

Un silence, un profond silence. Elle ne bougea même pas.

— Mais est-ce qu’il fait meilleur de mourir à l’hôpital ?

— N’est-ce pas pareil ?… Pourquoi mourrais-je ? ajouta-t-elle avec irritation.

— Pas maintenant, mais après ?

— Eh bien, et après…

— Mais comment donc ! Maintenant te voilà belle, jeune et fraîche, on t’apprécie en conséquence. Mais au bout d’un an de cette vie, tu ne seras plus la même, tu te flétriras.

— Au bout d’un an ?

— En tout cas. tu vaudras moins dans un an, continuai-je avec une joie malicieuse. D’ici tu tomberas plus bas, dans une autre maison. Dans un an encore, une troisième maison, plus bas et plus bas, et dans environ sept ans, tu te trouveras dans quelque cave de la Sennaïa. Ce ne serait rien encore. Mais le malheur, c’est que si tu as quelque maladie, eh bien ! la poitrine faible… ou tu t’enrhumeras, ou quelque autre chose. Dans cette vie-là, les maladies guérissent difficilement. Elles se prennent, mais elles ne se quittent pas. Voilà comment tu mourras.

— Eh bien, je mourrai, répondit-elle, enfin vexée et faisant un brusque mouvement.

— C’est regrettable.

— Pourquoi ?

— On regrette la vie.

Un silence.

— Avais-tu un amoureux ? Ah ?

— Qu’est-ce que cela vous fait ?

— Moi je ne te questionne pas. Qu’est-ce que cela peut me faire ? Pourquoi te fâches-tu ? Tu as certainement tes ennuis. Cela ne me fait rien. Mais voilà, je plains.

— Qui donc ?

— Mais, toi, parbleu.

— Il n’y a pas de quoi…, chuchota-t-elle à peine, et elle fit un nouveau mouvement.

Cela me vexa aussitôt. Comment ! J étais si doux avec elle, et elle…

— Mais qu’en penses-tu ? Es-tu dans la bonne voie, eh ?

— Je ne pense rien du tout.

— C’est précisément ce qui est mal, que tu ne penses pas. Reviens à toi, pendant qu’il en est encore temps. Il en est temps encore. Tu es jeune, tu es belle ; tu pourrais aimer, te marier, être heureuse…

— Toutes celles qui sont mariées ne sont pas toujours heureuses, dit-elle encore rapidement comme avant.

— Pas toutes, bien entendu, mais cela vaut toujours mieux qu’ici. Beaucoup mieux. Mais quand on aime, on peut se passer de bonheur. La vie est encore belle dans le malheur, il fait bon vivre, n’importe comment. Mais, ici, ce n’est que puanteur. Fi !

Je me détournai avec dégoût ; je ne raisonnais plus froidement. Je commençais à sentir ce que je disais et à y mettre de l’ardeur. Il me tardait d’exposer mes petites idées secrètes, formées dans mon coin. Quelque chose s’était allumé en moi, un but était « venu ».

— Ne fais pas attention à moi, parce que je suis ici ; je ne te sers pas d’exemple. Je suis peut-être bien pis que toi. D’ailleurs, je suis venu ici en état d’ivresse, me hâtai-je de m’excuser. — Et puis, l’homme n’est pas un modèle pour la femme. C’est différent ; je puis venir ici, et me salir, et me dégrader, mais je ne suis l’esclave de personne ; je suis venu et je m’en irai. Je me secoue et je redeviens autre. Mais quant à toi, pour commencer, tu es une esclave. Oui, une esclave ! Tu as tout donné, toute ta volonté. Et si tu voulais briser ces chaînes, cela serait impossible : elles te tiendraient de plus en plus fortement. C’est une chaîne maudite. Je la connais. Je ne parle pas d’autre chose, tu ne le comprendrais pas. Mais dis-le-moi : tu es sûrement endettée envers le propriétaire ? Eh bien, vois-tu ! ajoutai-je, —voyant malgré son mutisme qu’elle m’écoutait de tout son être, — voilà une chaîne ! Tu ne pourras jamais te délivrer. C’est comme si tu avais vendu ton âme au diable…

« Et puis, d’ailleurs… il se peut que je sois aussi malheureux, tu ne peux le savoir, et que je veuille me vautrer dans la boue, à cause de mon chagrin. Il arrive bien de boire par chagrin ; eh bien, c’est le chagrin qui m’a amené ici. Dis donc, qu’y a-t-il de bien : nous nous sommes… rencontrés… tout à l’heure, et nous n’avons pas échangé une parole, et ce n’est qu’après que tu m’as examiné, comme une sauvage ; moi aussi de mon côté. Est-ce ainsi que l’on aime ? Est-ce ainsi qu’on devrait se réunir ? C’est une monstruosité, voilà tout !

— Oui ! approuva-t-elle brusquement.

La promptitude avec laquelle elle prononça ce « oui » m’étonna. Peut-être la même idée germaitelle tout à l’heure dans sa tête, quand elle m’examinait ? Alors, elle était donc capable de penser quelque peu ?… « Que le diable m’emporte, mais c’est curieux, nous sommes de la même famille, pensai-je, en me frottant les mains. Comment ne pas avoir raison d une si jeune âme ! »

Ce jeu m’excitait.

Elle tourna sa tête vers moi et la soutint avec sa main, comme il me parut dans l’obscurité. Elle m’examinait peut-être. Combien je regrettais l’impossibilité de voir ses yeux. J’entendais sa respiration profonde.

— Comment es-tu venue ici ? demandai-je avec quelque autorité.

— Comme ça…

— Il fait cependant bon dans la maison paternelle ! On y est au chaud, on y est libre ; c’est un nid.

— Mais si non ?

« Il faudrait toucher la corde sensible, me passa-t-il en tête ; on ne gagnera rien avec les sentiments. »

Cependant, ce ne fut qu’un éclair. Je le jure, elle m’intéressait réellement. D’ailleurs, j’étais affaibli et mal disposé. Et puis la friponnerie s’accorde si facilement avec le sentiment.

— Certainement ! me hâtai-je de répondre ; tout arrive. Je suis justement persuadé que quelqu’un t’a offensée et que ce sont plutôt les autres qui sont coupables envers toi. que toi envers eux. Je ne connais pas du tout ton histoire, mais certainement. une jeune fille comme toi n’est pas venue ici de son propre gré…

— Quelle jeune fille suis-je donc ? chuchota-t-elle si bas, mais je l’entendis.

Ah, diantre ! je flatte. C’est vilain. Et peut-être, c’est bien… Elle se taisait.

— Voyons, Lisa, je te parlerai de moi. Si j’avais eu une famille dans mon enfance, je ne serais pas ce que je suis. J’y pense très souvent. Si mal qu’on soit dans sa famille, — c’est toujours le père et la mère, ce ne sont pas des ennemis ni des étrangers. Ah ! si même ils ne te témoignent de l’affection qu’une fois par an, tu sais malgré cela que tu es chez toi. Moi, j’ai grandi sans famille ; c’est probablement pour cela que je suis devenu si… « insensible ».

J’attendis encore.

« Peut-être ne comprend-elle pas », pensais-je ; « et puis c’est drôle : de la morale ».

— Si j’étais père et si j’avais eu une fille, il me semble que j’aurais aimé ma fille plus que mes fils, vraiment.

Je commençais indirectement, comme si je ne cherchais pas à la distraire. Je dois l’avouer, je rougissais.

— Pourquoi donc ? demanda-t-elle.

Ah ! elle écoutait donc !

— Je ne sais pas. Lisa. Vois-tu : je connaissais un père, qui était un homme austère, sévère, et devant sa fille il se mettait à genoux, lui baisait les pieds et les mains, ne pouvait assez l’admirer, vraiment. Elle dansait dans les soirées et lui, il restait des cinq heures debout à la même place, sans détourner son regard. Il en devint fou. Je comprends cela. Toute fatiguée, elle dormait la nuit ; lui se levait et l’embrassait et la bénissait tout endormie. Il portait une redingote toute graisseuse ; pour tous, il était avare, mais il dépensait pour elle son dernier argent, lui faisait de riches cadeaux, et quel bonheur pour lui. quand le cadeau lui plaisait. Le père aime toujours mieux les filles que la mère. Que certaines jeunes filles sont heureuses chez elles ! Mais il me semble que je n’aurais pas marié ma fille.

— Comment cela ? demanda-t-elle, souriant à peine.

— J’aurais été jaloux, je le jure. Comment pourrait-elle embrasser un autre homme ? Aimer un étranger plus que son père ? C’est pénible à imaginer. Certainement, ce sont des bêtises ; certainement. à la fin chacun devient raisonnable. Mais il me semble qu’avant de la marier, je me serais fait un souci terrible : j’aurais renvoyé tous les prétendants. Et j’aurais fini quand même par la marier avec celui qu’elle aimait. Car c’est toujours celui que la fille aime, qui plaît le moins au père. C’est ainsi. Bien des ennuis dans les familles viennent de là.

— Il y en a qui sont contents de vendre leur fille, non pas de la marier honorablement, dit-elle soudain.

Ali ! voilà ce que c’est !

— Lisa. c’est dans les familles où il n’y a ni Dieu, ni affection, repartis-je chaleureusement. Là où il n’y a pas d’affection, il n’y a pas de raison non plus. De pareilles familles existent, il est vrai, mais ce n’est pas d’elles que je parle. Il parait que dans ta famille tu n’as pas été bien, pour parler ainsi. Tu dois être vraiment malheureuse. Hm… C’est dans la pauvreté que ces choses arrivent…

— Est-ce donc mieux chez les riches ? Les honnêtes gens vivent également bien dans la pauvreté.

— Hum… oui. Peut-être. Écoute encore, Lisa. L’homme aime à compter ses chagrins, mais il ne compte pas ses joies. Mais s’il les comptait, il verrait bien que chacun en a sa part. Mais si dans la famille on a de la chance, Dieu vient à l’aide, un bon mari se trouve qui t’aime, qui te choyé, qui ne te quitte pas. Qu’il fait bon dans une famille pareille ! Quelquefois, les chagrins n’empêchent pas qu’on y soit bien ; mais où ne se trouve-t-il pas de chagrins ? Tu te marieras peut-être, tu le sauras toi-même. Prenons par exemple le premier temps après le mariage avec celui qu’on aime : que de bonheur, que de bonheur on a à la fois ! Mais c’est ainsi très fréquemment. Le premier temps, les disputes même avec le mari se terminent bien. Certaines femmes, plus elles aiment leur mari, plus elles entament de disputes avec lui. Vraiment, j’en ai connu : « Voilà, pensent-elles, je t’aime beaucoup et c’est par amour que je te tourmente, et toi tu dois le comprendre. » Le savais-tu que l’on peut faire souffrir quelqu’un exprès par amour ? Ce sont surtout les femmes. Et en elles-mêmes elles pensent : « Mais aussi après, je lui témoignerai tant d’amour, je le caresserai tant, que ce n est pas un mal que de le faire souffrir à présent. » Et tous autour de vous sont heureux, c’est si bon, si gai, si paisible, si honnête… Il y en a aussi qui sont jalouses. J’en connaissais une, qui ne pouvait supporter que son mari sortît. Elle courait même dans la nuit, pour aller voir s’il ne serait pas là, dans telle maison, avec telle femme ? Ça c’est mal. Elle le sait bien que c’est mal, son cœur lui manque et se torture ; mais elle aime ; c’est par amour. Oh ! qu’il est bon de faire la paix après une querelle, de demander pardon, ou de pardonner ! Tous les deux se trouvent bien, si bien,

— comme s’ils venaient de se rencontrer, de nouveau de se marier, de commencer à s’aimer. Et personne, personne ne doit savoir ce qui se passe entre le mari et la femme, s’ils s’aiment. S’ils ont une discussion, ils ne doivent pas même en parler à leurs mères, et les faire juges de cela. Ils sont leurs propres juges. L’amour est un mystère divin et doit être caché à tous les yeux, quoi qu’il arrive. Il n’en sera que plus saint, meilleur. Ils se respectent l’un l’autre, et bien des choses sont fondées sur le respect. Et s’il y a eu déjà de l’amour, s’ils se sont mariés par amour, pourquoi l’amour passerait-il ? Est-ce qu’on ne peut pas l’entretenir ? Il est rare qu’on ne puisse l’entretenir. Et puis, s’il se trouve que le mari soit bon et brave, comment l’amour disparaîtrait-il ? L’amour du premier temps de leur mariage, passerait, il est vrai, mais il serait remplacé par un autre qui vaudrait davantage. Leurs cœurs seraient unis, tous leurs intérêts seraient communs ; ils n’auraient rien de caché l’un de l’autre. S’ils ont des enfants, chaque instant, le plus pénible, leur paraît du bonheur. Il faut aimer seulement, et avoir du courage. Chaque travail se fait de bon cœur, et se refuserait-on le pain à cause des enfants, que l’on serait encore content de le faire. C’est qu’ils t’aimeront à cause de ce sacrifice ; c’est pour toi-même que tu travailles ; les enfants grandissent, tu sens que tu leur sers d’exemple, de soutien ; que même si tu meurs, ils porteront toute leur vie l’empreinte de tes sentiments et de tes pensées, tels que tu les leur as transmis, et qu’ils seront faits à ton image et à ta ressemblance. C’est là un grand devoir. Comment le père et la mère ne s’uniraient-ils pas davantage ? On dit qu’il est pénible d’élever des enfants ? Oui, on dit cela ? C’est un bonheur ! Aimes-tu les petits enfants, Lisa ? Je les adore. Quel est le mari dont le cœur ne se tournera pas vers sa femme, en la voyant avec son enfant ! L’enfant tout rose, tout gras, qui s’étend, se câline ; les petites jambes, les petits bras tout dodus, les ongles si nets, petits, si petits, que c’est même drôle à voir ; ses yeux qui ont l’air de tout comprendre. Il tette, et il tire le sein de sa mère avec sa menotte, il s’amuse. Le père s’approche, l’enfant abandonne le sein, il se tend en arrière, il regarde le père et se met à rire, comme si vraiment c’était si drôle, puis il se remet à téter. Et puis des fois, il mord le sein de sa mère, quand il perce ses dents, et il la regarde de travers, de ses yeux malins : « Tiens, je t’ai mordue ! » Est-ce que ceci n’est pas le bonheur, quand ils sont trois ensemble : le mari, la femme et l’enfant ? On peut pardonner bien des choses pour ces instants-là. Non, Lisa, il faut d’abord apprendre à vivre soi-même et ensuite accuser les autres !

« Il faut lui présenter ces images-là ! » pensai-je, quoique je parlasse avec sentiment, et soudain, je rougis : « Et si elle éclate de rire, que ferai-je ? » Cette pensée me fit enrager. Vers-la fin du discours, je m’étais échauffé et cela faisait souffrir mon amour-propre. Le silence se prolongeait. J’eusse même voulu la pousser.

— Comment faites-vous… commença-t-elle soudain et s’arrêta.

Mais j’avais déjà compris : quelque chose de nouveau tremblait dans sa voix, quelque chose qui n’était ni brusque, ni grossier, ni rétif, mais quelque chose de doux et de timide, tellement timide, que devant elle je m’intimidai moi-même, comme si j’étais en faute.

— Quoi donc ? demandai-je avec une tendre curiosité.

— Mais vous…

— Quoi ?

— Comment faites-vous… on dirait que vous lisez un livre, dit-elle, et quelque chose de railleur résonna de nouveau dans sa voix.

Cette remarque me fit mal. J’attendais autre chose.

Je ne compris pas que, de cette raillerie, elle se couvrait comme d’un masque ; que c’est la ressource habituelle de ceux qui sont timides et chastes de cœur, lorsqu’on cherche brutalement et malgré eux à pénétrer dans le fond de leur âme, de ceux qui ne se rendent qu’au dernier moment, par fierté, et craignent de vous exprimer ce qu’ils ressentent. La timidité même avec laquelle elle s’était essayée, à plusieurs reprises, à exprimer sa raillerie, aurait dû me le faire deviner. Mais je ne devinai pas, et un mauvais sentiment s’empara de moi.

« Attends un peu ! » pensai-je.

VII

— Allons, Lisa, il s agit bien de livres, quand moi-même je me trouve si mal à l’aise au milieu des étrangers. Et même autrement. Tout s’est éveillé maintenant dans mon cœur… Est-il possible, est-il possible que tu ne trouves pas écœurant de rester ici ? Non, l’habitude fait beaucoup ! Diable, que peut faire d’une personne l’habitude ! Est-ce que tu crois sérieusement que tu ne vieilliras jamais, que tu seras éternellement belle et que l’on te gardera toujours ici ? Et je ne dis pas que même ici c’est vilain… D’ailleurs, voilà ce que je t’en dirai de ta vie actuelle : Te voilà jeune et belle, et bonne, pleine d’âme et de sentiment : eh bien, sais-tu. quand je suis revenu à moi. tout à l’heure cela me parut aussitôt si ignoble d’être ici avec toi ! On ne peut venir ici qu’étant en état d’ivresse. Si tu étais ailleurs, vivant comme vivent les braves gens, peut-être t’aurais-je fait la cour, peut-être même serais-je devenu amoureux de toi : j’aurais été heureux d’obtenir, non seulement une de tes paroles mais un de tes regards ; je t’aurais attendue à la porte, je me serais mis à tes genoux ; je t’aurais considérée comme ma fiancée et je m’en serais fait un grand honneur. Je n’aurais pu avoir une pensée de toi qui fût impure. Mais ici. je sais que je n’ai qu’à siffler et, que tu le veuilles ou non, tu dois me suivre. Ce n’est pas moi qui compte avec ta volonté, c’est toi qui dois compter avec la mienne. Le dernier des paysans qui se loue comme ouvrier, ne se loue pas tout entier, et puis il sait qu’il y a un terme à sa servitude. Quand seras-tu libre, toi ? Pense donc : que donnes-tu ici ? Qu’est-ce qui est en servitude ? Ton âme, ton âme qui ne t’appartient plus, qui est en servitude avec le corps. Chaque ivrogne bafoue ton amour ! — L’amour ! — Mais c’est tout, c’est un diamant ; c’est le trésor de la jeune fille, l’amour ! Pour mériter cet amour, certain donnerait sa vie, irait à la mort. Quel est le prix de ton amour ? Tu es achetée, tout entière, et on n’a pas besoin d’obtenir l’amour, quand sans amour tout est possible. Pour une jeune fille, il n y a pas d affront plus cruel, comprends-tu ? Voilà, j ai entendu dire que pour vous amuser, vous autres, sottes, on vous permet d’avoir des amants.

« Mais ce n’est que pour vous tromper, pour se moquer de vous, et vous y croyez ! Qu’est-ce qu’il est donc, en réalité, t’aime-t-il, cet amant ? Je ne le crois pas. Comment t’aimerait-il, quand il sait que l’on va t’appeler d’un instant à l’autre. C’est un lâche, qui peut supporter cela. Te respecte-t-il le moins du monde ? Qu’as-tu de commun avec lui ? Il se moque de toi, il te gruge ; voilà tout son amour ! Bien joli quand il ne te bat pas. Peut-être aussi te bat-il. Demande-lui donc, si tu as un amant, s’il t’épouserait ? Il te rira au nez, s’il ne te crache à la figure et ne te roue de coups, — alors que lui-même ne vaut peut-être pas un sou percé. Et quand on pense à cause de quoi tu as perdu ta vie ! Parce qu’ici on te donne du café, et que tu manges à ta faim ? Et dans quel but te nourrit-on ? Une autre, une honnête fille, se serait étouffée avec une bouchée pareille, parce qu’elle saurait dans quel but on la nourrit. Tu es endettée ici, et tu le seras toujours, jusqu’à la fin, jusqu’à ce que les visiteurs finissent par être dégoûtés de toi. Cela viendra bientôt ; ne compte pas sur ta jeunesse. Ici cela va vite. On te mettra dehors. Mais on ne te chassera pas tout simplement, on commencera bien avant à te chercher chicane, à te faire des reproches, à te gronder, comme si tu ne lui avais pas donné ta jeunesse, ta santé et perdu ton âme à cause d’elle, la tenancière, mais comme si tu l’avais ruinée, dépouillée, volée. N’attends aucun soutien : tes compagnes t’accableront aussi, pour la flatter, car ici toutes sont dans la servitude ; elles ont perdu la conscience et la pitié. Elles sont devenues lâches et il n’y a pas sur la terre d’insultes plus viles, plus ignominieuses et plus offensantes que celles-là. Tu laisseras ici sans retour : la santé, la jeunesse, la beauté, l’espérance, et à vingt-deux ans tu auras l’air d’en avoir trente-cinq, et ce sera encore bien beau si tu n’es pas malade. Prie Dieu qu’il en soit ainsi. Tu te figures maintenant, peut-être. que tu n’auras jamais rien à faire, que la noce ! Mais c’est le travail le plus pénible et le plus révoltant qui existe. On voudrait noyer son cœur dans les larmes. Et tu n’oseras pas dire une parole, quand on te chassera d’ici, tu t’en iras comme une coupable. Tu passeras dans un autre endroit, puis dans un troisième, jusqu’à ce que tu arrives enfin à la Sennaïa. Et dès que tu seras arrivée là, on te battra ; c’est la galanterie de là-bas ; un visiteur ne saurait te caresser, sans t’avoir battue. Tu ne veux pas le croire, que cela soit si écœurant. Vas-y, regarde, un jour, tu le verras peut-être bien toi-même. J’en ai vu une, une fois, au jour de l’an, à la porte. On l’avait mise à la porte, manière de plaisanter, pour la faire geler un peu, parce qu’elle avait crié trop fort ; et on avait fermé la porte sur elle. A neuf heures du matin, elle était tout à fait ivre, échevelée, demi-nue, rouée de coups. Elle était maquillée de blanc, et les yeux meurtris ; le sang lui coulait du nez et des dents : un cocher de fiacre venait de l’arranger ainsi. Elle était assise sur l’escalier de pierre ; dans ses mains elle tenait un poisson salé ; elle criait, elle parlait de sa destinée, et elle frappait le poisson sur les marches. Autour du perron se trouvaient des cochers de fiacre, des soldats ivres qui la taquinaient. Tu ne le crois pas que tu deviendras pareille ? Moi aussi je ne voulais pas le croire. Mais qu’en sais-tu, peut-être qu’il y a huit ou dix ans, celle-là même, qui avait le poisson salé, était venue de quelque part, fraîche comme un chérubin, innocente et pure ; elle ne connaissait pas le mal, rougissait à chaque parole. Peut-être était-elle autant que toi fière et susceptible, ne ressemblant à personne, avec un port de reine et sachant quel bonheur attendait celui qui l’aimerait et qu’elle aurait aimé. Vois-tu, comment cela a fini ? Et si à l’instant où elle frappait le poisson sur les marches malpropres, si a cet instant elle s’était souvenue de ses années d’autrefois, de sa pureté, dans la maison paternelle, quand elle allait encore en classe, et que le fils du voisin la guettait sur le chemin de l’école, lui jurant de l’aimer toute sa vie, de se consacrer à elle, quand ils se promirent de s’aimer pour toujours et de se marier quand ils seraient grands ! Non, Lisa, c’est ton bonheur, ton bonheur, si tu meurs plus vite de la phtisie dans un coin, dans un sous-sol, comme celle de tantôt. A l’hôpital, dis-tu ? C’est bon, si on veut t’y conduire, mais si tu es nécessaire à la tenancière ? La phtisie n’est pas une maladie comme la fièvre. Jusqu’au dernier moment la malade espère et prétend qu’elle se porte bien. Elle se fait illusion sur son état.

« C’est avantageux pour la patronne. Ne t’inquiète pas, c’est la vérité : Tu as vendu ton âme, et puis tu dois de l’argent, donc, tu n’oses pas dire un mot. Et quand tu seras mourante, on t’abandonnera, on se détournera de toi — car, alors, tu ne pourras rien rapporter. On te reprochera encore de prendre de la place, de ne pas mourir assez vite. Tu demanderas à boire en vain, on te servira avec des insultes : « Quand donc mourras-tu, bougresse ; tu nous empêches de dormir, tu gémis, cela dégoûte les clients. » C’est certain ; j’ai entendu prononcer ces paroles. On te mettra expirante dans un coin puant du sous-sol noir et humide. Couchée là-bas, toute seule, que ne penseras-tu pas ? Tu mourras, des mains étrangères t’enseveliront à la hâte, en grognant, avec impatience ; personne ne te bénira, personne n’aura un soupir de regret pour toi ; pourvu que l’on soit vite débarrassé de toi. On t’achètera un cercueil, on t’emportera comme on a emporté aujourd’hui cette malheureuse, et on te pleurera au cabaret. Dans la fosse, il y aura de la boue, de la saleté, de la neige, va-t-on faire des façons avec toi ! — « Descends-la, Jean ; c’est sa destinée », et on t’y fourre les pieds en l’air, voilà comment. — « Raccourcis la corde, mauvais sujet. Ce sera bien comme ça. — Pourquoi bien ? La voilà sur le côté. C’était cependant une créature humaine, n’est-ce pas ? Eh bien, va, ça sera bien, jette la terre. » Ils ne voudront pas même se disputer longuement à propos de toi. Ils te couvriront vite de glaise bleuâtre trempée et s’en iront au cabaret… Voilà ton souvenir disparu de la terre. Les autres ont des enfants, des pères, des maris qui viennent sur leur tombe, et pour toi, il n’y aura ni larme, ni soupir. Personne ne gardera ton souvenir et personne, personne dans tout l’univers ne viendra. Ton nom disparaîtra de la surface terrestre — comme si tu n’avais jamais existé et n’étais pas venue au monde ! La boue et la vase ; tu pourrais bien frapper dans le couvercle de ta bière, la nuit, quand les morts se relèvent : « Bonnes gens, laissez-moi vivre un peu dans le monde ! J ai vécu sans connaître la vie, ma vie n’a servi à rien ; on l’a bue dans un cabaret de la Sennaïa ; laissez-moi vivre encore une fois, bonnes gens ! »

Et je devenais pathétique, à un tel point que je sentais des spasmes serrer ma gorge et… soudain, je m’arrêtai, je me levai effrayé et inclinant timidement la tête ; je commençai à écouter pendant que mon cœur palpitait. Il y avait de quoi s’émouvoir.

Je l’avais deviné depuis longtemps que j’avais troublé son âme et brisé son cœur, et plus j’en étais persuadé, plus je cherchais à atteindre le but. plus rite et plus fort. Le jeu m’entraînait ; mais ce n’était pas seulement un jeu…

Je savais que je parlais durement, avec affectation. un langage trop élevé ; en un mot, je ne savais pas le faire autrement, que « comme dans les livres ». Mais cela ne me troublait pas ; je savais, je pressentais que c’était cela précisément qui pouvait me seconder. Mais, à présent, ayant produit mon effet, j’eus soudain peur. Non, jamais, jamais je n’avais été témoin d’un pareil désespoir ! Elle était couchée à plat ventre, le visage enfoncé dans l’oreiller et le serrant de ses deux bras. Sa poitrine éclatait. Tout son jeune corps tressaillait comme secoué de convulsions. Les sanglots l’étouffaient, lui déchiraient la poitrine et soudain s’échappaient en cris et hurlements. Elle se serrait davantage alors contre son oreiller. Elle ne voulait pas que quelqu’un, pas âme qui vive, connût ses tourments et ses larmes. Elle mordait l’oreiller, elle se mordit le bras jusqu’au sang (je le vis ensuite) ; ou bien, les doigts accrochés à ses tresses défaites, elle défaillait d’efforts, retenant sa respiration et serrant les dents. Je commençai à lui dire quelque chose, je la priai de se calmer, mais je sentis que je n’osais pas, et soudain, tout saisi de frissons, presque terrifié, je me glissai à tâtons à la recherche de la porte pour filer le plus vite possible. Il faisait sombre : j’avais beau faire, je ne pouvais trouver l’issue. Enfin je trouvai à tâtons une boîte d’allumettes et un bougeoir avec une bougie entière. Aussitôt que la lumière éclaira la pièce, Lisa se dressa, se mit sur son séant et me regarda d’un air hébété, le visage convulsé, avec un sourire presque fou. Je m’assis à côté d’elle et je pris sa main ; elle revint à elle, s’élança vers moi, voulut m’embrasser, mais n’osa pas le faire et inclina doucement la tête devant moi.

— Lisa, mon amie, j’ai eu tort… pardonne-moi, voulais-je dire, mais elle serra mes doigts dans ses mains avec une telle force, que je compris que je ne disais pas ce qu’il fallait et je m’arrêtai.

— Voilà mon adresse, Lisa, viens me voir.

— Je viendrai… murmura-t-elle avec décision, sans relever la tête.

— Et maintenant je vais partir, adieu… au revoir.

Je me levai, elle se leva aussi et soudain elle rougit, tressaillit, saisit un fichu sur la chaise et le jeta sur ses épaules jusqu’au menton. Puis elle sourit encore douloureusement, rougit et me regarda étrangement. Cela me fit mal ; je me hâtai de partir, de m’effacer.

— Attendez, me dit-elle soudain dans l’antichambre près de la porte, et elle m’arrêta en saisissant ma capote. Elle posa la bougie à la hâte et se sauva — se rappelant probablement quelque chose, ou bien elle voulait me faire voir quelque chose. En se sauvant, elle rougit toute, ses yeux brillèrent, un sourire parut sur ses lèvres. Qu’était-ce donc ? Je dus attendre ; elle revint un instant après avec un regard qui paraissait demander pardon. D’ailleurs ce n’était plus le même visage, ni le même regard qu’avant — morne, méfiant et obstiné. Maintenant, son regard était doux, suppliant et, en même temps, confiant, tendre, timide. Tel est le regard des enfants qui aiment beaucoup quelqu’un et lui demandent quelque chose. Ses yeux étaient brun clair, admirables, vivants, sachant refléter l’amour et le morne dégoût.

Sans rien m’expliquer— comme si j’étais quelque être supérieur, devant tout savoir sans explication, — elle me tendit un papier. Son visage s’éclaira à cet instant d’un triomphe naïf, presque enfantin. Je dépliai le papier. C’était une lettre qui lui avait été adressée par quelque étudiant en médecine, ou autre, — une déclaration très pompeuse, dans un style très élevé, mais aussi très respectueux. Je ne me souviens plus des expressions, mais je me rappelle fort bien, qu à travers le style élevé perçait un sentiment vrai, qu’il était impossible de feindre. Quand j’eus lu, je rencontrai fixé sur moi son regard ardent, plein de curiosité et d’une impatience enfantine. Elle ne détachait pas ses yeux de mon visage, et attendait avec impatience ce que je dirais. En quelques mots, à la hâte, elle expliqua joyeusement et avec une certaine fierté qu’elle avait assisté à une soirée dansante, « chez de très braves gens, qui ont de la famille et qui ne savent rien, absolument rien ». — parce qu’elle était nouvelle ici et que ce n’était que pour un temps… quelle n’était pas du tout décidée encore de rester, et qu’elle partirait certainement, dès qu’elle aurait payé sa dette…

Eh bien ! il y avait là cet étudiant, qui avait causé et dansé avec elle toute la soirée, et il s’était trouvé qu’autrefois, dans leur enfance, il l’avait connue à Riga, qu’ils avaient joué ensemble, mais il y avait longtemps de cela ; qu’il connaissait ses parents, et ne savait rien, rien de cela et ne s’en doutait même pas ! Et le lendemain, après la soirée dansante, (il y avait de cela trois jours), il avait envoyé cette lettre par l’amie qui l’avait accompagnée à la soirée… et… « voilà tout. »

Elle baissa ses yeux étincelants avec une certaine pudeur, quand elle eut fini son récit.

La pauvrette, elle gardait la lettre de cet étudiant comme un trésor et avait couru chercher cette unique richesse, ne voulant pas me laisser partir sans que j’apprisse qu’elle aussi était aimée honnêtement et sincèrement, et qu’on s’adressait à elle avec respect. Il était certain que cette lettre était destinée à rester dans son coffret, sans conséquences. Mais c’est égal, je suis sûr qu’elle l’a gardée toute sa vie comme un trésor, comme son orgueil et sa justification, et à cet instant même, elle s’en était souvenue et avait apporté la lettre, pour s’en enorgueillir naïvement devant moi, pour se relever à mes yeux, pour que je voie, pour que j’approuve. Je ne dis rien, je lui serrai la main et sortis. J’avais grande envie de m’en aller… Je fis tout le chemin à pied, malgré que la neige mouillée tombât encore à gros flocons. J’étais anéanti, écrasé, stupéfait. Mais la vérité éclatait déjà malgré la stupéfaction. Odieuse vérité !

VIII

Cependant, je ne consentis pas vite à reconnaître cette vérité. Le lendemain, à mon réveil, après quelques heures d’un profond sommeil de plomb, repassant dans ma mémoire toute la journée précédente, je fus étonné de ma sentimentalité de la veille avec Lisa, « de toutes ces horreurs et pitiés d hier », « En voilà une faiblesse nerveuse, féminine, fi donc ! » décidai-je. « Et pourquoi lui ai-je fourré mon adresse ? Si elle venait ? Et, cependant, qu’elle vienne donc ; cela ne fait rien »… Mais, évidemment, le plus important n’était pas cela : il fallait se hâter et sauver à tout prix ma réputation aux yeux de Zverkov et de Simonov. Voilà le principal. Quant à Lisa. je l’avais tout à fait oubliée pendant cette matinée-là, tellement j’étais affairé.

Il fallait avant tout sans tarder rembourser à Simonov ma dette de la veille. Je me résolus à un moyen désespéré : emprunter jusqu’à quinze roublés à Anton Antonitch ! Comme un fait exprès, ce matin il était d’humeur excellente, et me les remit aussitôt, à ma première demande. J’en fus si heureux, qu’en signant le billet, d’un air dégagé, je lui communiquai avec nonchalance « qu’hier j’avais fait bombance, avec des amis, à l’Hôtel de Paris ; on donnait un repas d’adieu à un camarade, un ami d’enfance même, et, vous savez, c’est un noceur, un enfant gâté, enfin, bien entendu, de bonne famille, d’une fortune considérable, une carrière brillante, a de l’esprit, est charmant, intrigue avec ces dames, vous comprenez ; on avait lui une « demi-douzaine » en extra etc… » Et tout cela l’air dégagé et heureux.

Dès que je fus rentré, j’écrivis aussitôt à Simonov.

Au souvenir du ton de cette lettre, ouvert, jovial, et correct, je suis encore pénétré d’admiration. Adroitement et avec noblesse — et surtout, sans paroles inutiles, — je m’accusais de tout. J’invoquais seulement comme excuse, « s’il m’était permis d’en invoquer une », mon manque d’habitude de boire, qui me valut d’avoir été grisé au premier verre, que je disais d’avoir bu avant leur arrivée, en les attendant à l’Hôtel de Paris, de cinq à six. Je faisais surtout mes excuses à Simonov. Je le priais de faire part de mes explications à tous les autres, surtout à Zverkov, que je croyais avoir offensé, à ce que je me rappelais comme à travers un songe. J’ajoutais que je serais allé chez eux, mais que j’avais mal à la tête et surtout que j’étais honteux. Je fus surtout content de cette légèreté, de cette nonchalance même (cependant tout à fait convenable) qui s’était réfléchie sous ma plume et qui devait leur faire comprendre mieux que toutes les raisons possibles que je regardais les vilenies de la veille d’une façon assez cavalière : je ne suis pas du tout mort du coup, messieurs, comme vous le croyiez sans doute, mais, au contraire, je regarde cela comme doit le regarder tranquillement un gentleman qui se respecte. « On ne reproche pas le passé à un brave garçon. »

Quel enjouement de grand seigneur ! me disais-je avec admiration en relisant le billet. Tout cela parce que je suis intelligent et instruit ! D’autres, à ma place, ne sauraient s’arranger, et moi j’ai su me tirer de là et je ferai encore la noce, toujours parce que je suis un homme intelligent et instruit. Oui, mais, peut-être, tout cela est-il arrivé hier à cause de l’alcool. Hem… mais non, la faute n’en est pas à l’alcool. Je n’ai pas du tout bu d’eau-de-vie, de cinq à six. quand je les attendais. J’ai menti à Simonov ; j’ai menti honteusement ; et maintenant encore je n’ai pas honte…

Et d’ailleurs, je m’en fiche ! Le principal, c’est que je m’en sois débarrassé.

Je plaçai dans la lettre six roubles, je la cachetai et je priai Apollon de la porter à Simonov. Ayant appris que la lettre contenait de l’argent. Apollon devint plus respectueux et consentit à y aller. Vers le soir, je sortis faire un tour. Ma tête me faisait mal et j’avais plus de vertiges que la veille. Mais à mesure que la soirée avançait et que le crépuscule devenait plus dense, mes impressions, et ensuite mes idées, se changeaient et s’embrouillaient. Quelque chose se mourait en moi. dans le fond de mon cœur et de ma conscience, ne voulait pas mourir et provoquait une langueur brûlante. J’allai me heurter dans la foule des rues les plus populeuses, les Méchanskaïa, Sadovaïa. le jardin d’Usoupov. J’aimais surtout me promener dans ces rues à la tombée de la nuit, quand grossit la foule des passants, gens de commerce ou d’industrie, les visages soucieux jusqu’à la méchanceté, revenant chez eux après le travail de la journée. Ce tohu-bohu misérable. cette prose effrontée me plaisait. Cette fois la bousculade de la rue m’irritait davantage. Je ne pouvais être maître de moi, et débrouiller mes idées. Quelque chose se soulevait, se soulevait sans cesse dans mon cœur, me faisait mal et ne voulait pas se calmer. Tout mal à mon aise, je rentrai. C’était comme si j’avais eu un crime sur la conscience.

La pensée que Lisa allait venir me tourmentait constamment. Ce qui était bizarre, c’est que de tous les souvenirs de la veille, son souvenir à elle me faisait souffrir particulièrement. J’avais eu le temps d’oublier tout le reste jusqu’au soir, de m’en désintéresser et d’être encore très content de ma lettre à Simonov. Mais quant à cela, je n’étais plus content. On aurait dit que je souffrais à propos de Lisa seulement. Eh bien, si elle venait ? pensais-je sans cesse. Eh bien, tant pis, qu’elle vienne. Hum ! Ce sera déjà mal qu’elle voie comment je suis logé. Hier je lui parus un… héros… et maintenant, hum ! C’est cependant bien vilain que je me sois laissé aller de cette manière. C’est tout simplement la misère dans mon logis. Et dire qu’hier je me suis décidé d’aller dîner avec un vêtement pareil ! Et mon divan recouvert de moleskine, dont s’échappe partout l’étoupe. Et ma robe de chambre, qui ne peut même plus me recouvrir ! Quelles loques ! Et elle verra tout cela ! Elle verra Apollon ! Cet animal va sûrement l’offenser. Il lui cherchera des raisons, sûrement, afin d’être insolent envers moi. Et moi, bien entendu, comme d’habitude, je serai lâche, je serai aimable avec elle, je me recouvrirai avec les pans de ma robe de chambre, je me mettrai à sourire et à mentir. Oh ! quelle vilenie ! Et puis ce n’est pas encore là la principale vilenie ! Il va ici quelque chose de plus important, déplus vil, de plus lâche ! Oui, de plus lâche ! Et encore, encore remettre ce masque menteur et malhonnête !…

A cette pensée, je rougis :

Pourquoi malhonnête ? Comment malhonnête ? Hier, je parlais sincèrement. Je me le rappelle, j’étais pénétré d’un sentiment vrai. Je voulais éveiller en elle des sentiments généreux… Si elle a pleuré, c’est tant mieux, cela agit d’une façon bienfaisanté…

Mais quand même, je ne pus me tranquilliser.

Toute la soirée, après neuf heures, quand, selon mon calcul. Lisa ne pouvait plus venir, je croyais la voir et je gardais toujours le souvenir d’elle à un certain moment. C’était un moment de la veille qui se présentait clairement à ma pensée ; ce moment quand j’eus frotté une allumette pour éclairer la chambre et que je vis son visage pâle, convulsé, avec un regard de martyre. Quel sourire pitoyable, grimaçant, forcé, était sur ses lèvres à cet instant ! Mais je ne savais pas alors que quinze ans plus tard je me représenterais Lisa de nouveau avec ce sourire piteux, grimaçant, inutile, qu’elle avait à ce moment.

Le lendemain, j’étais de nouveau prêta considérer tout cela comme une absurdité, comme l’effet des nerfs malades, et surtout comme de l’exagération. Je m’avouais toujours cette corde sensible et parfois je la craignais : « J’exagère toujours, me disais-je à chaque instant, voilà mon principal défaut. » Mais cependant, « Lisa viendra peut-être », voilà le refrain qui terminait toutes mes réflexions. Je m’inquiétais tellement, que j’enrageais.

« Elle viendra ! Elle viendra sûrement ! m’écriais-je, arpentant vivement ma chambre ; si ce n’est aujourd’hui, ce sera demain ; elle me retrouvera ! » Tel est le maudit romantisme de ces pures de cœur. O bassesse ! O bêtise ! O médiocrité de ces vilaines âmes sentimentales ! » Enfin, comment pouvais-je ne pas comprendre, comment, semble-t-il. pouvait-on ne pas comprendre ? Mais ici, je m’arrêtais moi-même dans un grand trouble.

Et combien peu de paroles, si peu, pensais-je en passant, combien peu d’idylle (et encore d idylle inventée, idylle tirée des livres, fabriquée) fallait-il pour changer une vie humaine. Voilà la virginité ! La nouveauté du sol !

Il me venait quelquefois la pensée d’aller chez elle, de « tout lui dire », et de la prier de ne pas venir chez moi. Mais à cette pensée, une telle haine se soulevait en moi, qu’il me semblait que j’aurais écrasé cette « maudite Lisa », si elle s’était trouvée près de moi ; je l’aurais insultée, j’aurais craché sur elle, je l’aurais chassée ; je l’aurais frappée !

Cependant il se passa un jour, puis un deuxième, puis un troisième… elle ne venait pas ; et je commençais à me calmer. Je reprenais courage et je me remettais surtout après neuf heures ; je commençais alors à rêver, quelquefois même avec une certaine douceur : « Je sauve Lisa, par exemple, en la laissant venir, je lui parle… Je la développe, je l’instruis. Je remarque enfin qu’elle m’aime, qu’elle m’aime passionnément. Je fais semblant de ne pas comprendre (je ne sais pourtant pas pourquoi je fais semblant, comme ornement.probablement). Enfin, toute troublée, belle, en tremblant et sanglotant, elle se jette à mes pieds et me dit que je suis son sauveur et qu elle m’aime plus que tout au monde. Je fais l’étonné, mais… — « Lisa, lui dis-je, crois-tu donc que je n’aie pas remarqué ton amour ? J’ai tout vu, j’ai deviné, mais je n’osais élever le premier des prétentions à ton cœur, parce que j’avais de l’influence sur toi et je craignais que, par reconnaissance, tu ne t’efforçasses de répondre à mon amour ; que tu n’éveillasses ce sentiment en toi malgré toi-même. Non, je ne le voulais pas, car c’est… du despotisme. C’est peu délicat (enfin, en un mot, je m’embrouillais ici dans des finesses européennes, à la George Sand, infiniment nobles)… Mais enfin, enfin te voilà, tu es à moi, tu es mon œuvre, tu es pure, tu es belle, tu es ma femme ! Dans ma maison, hardiment et librement, entre en maîtresse absolue ! »

Ensuite nous commençons à bien vivre, nous allons à l’étranger etc., etc… En un mot, je me trouvais lâche moi-même et je finissais par me tirer la langue.

« On ne la laissera pas sortir, la malheureuse, pensais-je. On ne les laisse pas beaucoup sortir, à ce qu’il paraît, surtout le soir (il me semblait, je ne sais pourquoi, qu’elle devait venir le soir et surtout à sept heures). Et d’ailleurs, elle disait qu’elle n’était pas complètement asservie, qu’elle avait certains droits ; alors, hum ! Que le diable l’emporte, elle viendra, elle viendra certainement. » C’était encore bien qu’à ce moment, Apollon me distrayait par ses grossièretés. Il me faisait perdre complètement patience. C’était ma plaie, c’était un fléau envoyé par la Providence. Nous étions en pique depuis plusieurs années et je le détestais. Dieu, que je le détestais ! Il me semble que je n’ai jamais détesté personne autant que lui, surtout à certains moments. C’était un homme âgé, grave, travaillant vaguement à son métier de tailleur. Je ne sais pas pourquoi il me méprisait au-dessus de toute mesure et me regardait du haut de sa grandeur. Il regardait d’ailleurs tout le monde avec supériorité. Envoyant cette tête blanche, peignée très lisse, cette coque qu’il se fabriquait sur le front et qu’il pommadait à l’huile, cette bouche fermée, toujours en cul de poule, vous sentiez que devant vous se trouvait un être qui ne doutait jamais de soi. Il était pédant au plus haut degré et le plus grand pédant que j’aie jamais connu sur la terre, et doué en plus d’un amour-propre qui conviendrait à peine à Alexandre de Macédoine. Il était amoureux de chacun de ses boutons d’habits ; de chacun de ses ongles, — absolument amoureux, il en avait l’air ! Il s’adressait à moi tout à fait despotiquement, me parlait très peu, et s’il lui arrivait de me regarder, c’était avec un air de supériorité assurée et une constante ironie, qui me faisaient quelquefois enrager. Il remplissait ses fonctions comme s’il m’eut accordé une belle grâce. D’ailleurs, il ne faisait presque rien pour moi et ne se croyait nullement obligé de faire quelque chose. Il n’y avait pas de doute possible : il me considérait comme le plus grand imbécile de la terre et s’il « me gardait avec lui », c’était uniquement afin de recevoir de moi ses gages tous les mois. Bien des péchés me seront pardonnés à cause de lui ! Je ressentais parfois une telle haine pour lui, que sa seule démarche me donnait presque des convulsions. Mais ce qui était vilain chez lui surtout, c’était son zézaiement. Sa langue était quelque peu plus longue qu’il ne le fallait, ou bien il y avait quelque autre chose, ce qui faisait qu’il zézayait et sifflait constamment ; et je crois qu’il en était très lier, s’imaginant que cela ajoutait beaucoup à sa dignité. Il parlait lentement, d’un ton mesuré, les mains derrière le dos et les yeux baissés. Il m’agaçait surtout quand il lisait les psaumes, dans son réduit, derrière la cloison. J’ai soutenu bien des luttes à cause de ces psaumes. Mais cela lui plaisait beaucoup de lire le soir, d’une voix douce et monotone, comme s’il chantait à une veillée mortuaire. C’est curieux qu’il ajustement fini par là : il gagne sa vie à lire les psaumes auprès des morts, et en même temps il tue les rats et fabrique du cirage.

Mais alors je ne pouvais le chasser, comme s’il eût été chimiquement combiné à mon être. D’ailleurs, il n’aurait pas consenti à me quitter. Je ne pouvais habiter une chambre garnie : mon logement me permettait de m’isoler, c’était ma coquille, mon étui, dans lequel je me cachais de l’humanité ; et Apollon, Dieu sait pourquoi, me paraissait appartenir à ce logement, et pendant sept ans je ne pus me débarrasser de lui.

Il était impossible, par exemple, de retenir ses gages plus de deux ou trois jours. Il aurait commencé une telle histoire, que je n’aurais pas su où me mettre. Mais ces jours-là j’étais tellement irrité contre tous, que je pris la décision, à cause de quelque chose et dans quelque intention, de punir Apollon et de ne pas lui donner ses gages pendant quinze jours. J’avais eu cette intention depuis longtemps, depuis environ deux ans, uniquement pour lui prouver qu’il n avait pas à faire l’important avec moi et que si je voulais, je pourrais toujours arrêter ses gages. Je décidai de ne pas lui en parler, et de me taire exprès, pour vaincre son orgueil et le forcer lui-même, lui le premier, à parler de ses gages. Alors, je sortirais les sept roubles du tiroir, je lui ferais voir que je les ai et qu’ils sont mis de côté, mais que « je ne veux pas, je ne veux pas, tout simplement je ne veux pas lui donner ses gages ». Je ne veux pas, parce que je veux autrement, parce que ma volonté de maître est telle, parce qu’il n’est pas respectueux, parce qu’il est impertinent ; que s’il le demandait respectueusement, je m’adoucirais peut-être et les lui donnerais, mais qu’autrement, il attendrait encore deux ou trois semaines ou tout un mois.

J’avais beau rager, ce fut lui le vainqueur. Je ne pus tenir quatre jours. Il commença à faire comme d’habitude dans les cas pareils, car les cas pareils s’étaient déjà présentés, avaient déjà été essayés (et, je le remarque en passant, je savais tout cela d’avance, je connaissais sa vile tactique). Il commençait par fixer sur moi un regard excessivement sévère, sans le détourner pendant quelques minutes, surtout en m’accueillant ou en me voyant partir. Si, par exemple, je tenais bon et faisais semblant de ne pas remarquer ces regards, lui, se taisant comme avant, procédait à de nouvelles tortures. Soudain, il lui arrivait, sans aucune nécessité, d’entrer doucement et avec calme dans ma chambre, quand je marchais ou lisais, de mettre une main derrière le dos, d’avancer la jambe et de fixer sur moi un regard sinon sévère, du moins tout à fait méprisant. Si je lui demandais ce qu’il voulait ? il ne répondait rien, continuait à me fixer pendant quelques secondes, ensuite, les lèvres serrées d’une façon particulière, d’un air très significatif, il pivotait lentement sur lui-même, et retournait lentement dans sa chambre. Au bout de deux heures, il ressortait et reparaissait devant moi. Il m’arrivait, dans ma rage, de ne plus lui demander ce qu’il lui fallait. Mais moi-même, d’un mouvement brusque et impératif, je relevais la tête tout simplement et le fixais à mon tour. Nous nous regardions ainsi quelquefois pendant deux minutes ; enfin, il se retournait, lentement, et disparaissait encore pendant une couple d’heures.

Si cela ne me ramenait pas encore au bien, si je continuais à me révolter, il commençait tout d’un coup à soupirer, en me regardant, à soupirer longuement, profondément, comme s’il sondait avec ce seul soupir la profondeur de ma chute morale ; et certainement, il finissait par vaincre.

J’enrageais, je criais, mais j’étais forcé de m’exécuter. Cette fois, les manœuvres des « regards sévères » avaient à peine commencé, que je perdis patience, et je me jetai sur lui dans ma rage. J’étais vraiment trop irrité.

— Halte ! criai-je hors de moi, quand il se tourna lentement et en silence, une main derrière le dos, pour aller dans sa chambre.

— Halte ! Reviens, reviens, te dis-je ! Et je rugis probablement d’une façon si peu ordinaire, qu’il se retourna et se mit à m’examiner avec quelque étonnement. D’ailleurs, il continuait à ne pas dire un mot, et cela me rendait fou.

— Comment oses-tu entrer chez moi, sans permission et me regarder ainsi, réponds !

Il me regarda tranquillement pendant une demi-minute, et allait s’en retourner.

— Halte ! criai-je en courant vers lui ; ne bouge pas ! Là. Réponds maintenant : que venais-tu voir ?

— Si vous avez quelque chose à me commander. C’est mon devoir de le faire, répondit-il, soulevant les sourcils et inclinant tranquillement la tête d’une épaule à l’autre, tout— cela avec un calme terrible.

— Ce n’est pas cela, ce n’est pas ce que je te demande, bourreau ! criai-je, tremblant décoléré. Je vais te le dire moi-même, ce que tu viens faire ici, assassin ! Tu vois que je ne te donne pas ton salaire, par orgueil, tu ne veux pas t’incliner, le demander, et c’est pour cela que tu viens avec tes stupides regards me punir, me torturer, et tu ne soupçonnes pas, brigand, combien c’est bête, bête, bête, bête, bête !

Il voulut se tourner en silence, mais je le saisis.

— Écoute, lui criai-je. Voilà l’argent, le vois-tu, le voilà ! (je le sortis de la table), les sept roubles sont là, mais tu ne les recevras pas, tu ne les recevras pas, jusqu’à ce que tu ne viennes, respectueusement, humblement, me demander pardon. As-tu entendu ?

— Ce n’est pas possible ! répondit-il avec une assurance extraordinaire.

— Cela sera ! criai-je, je t’en donne ma parole d’honneur, cela sera.

— Et je n’ai pas à vous demander pardon, continua-t-il, comme s’il ne remarquait pas mes cris, car c’est vous qui m’appelez assassin, et je pourrais me plaindre de vous au commissaire.

— Va ! Plains-toi ! —je rugis —va tout de suite, à la minute, à la seconde ! Mais tu es un bourreau quand même ! Bourreau ! Bourreau ! — Mais il ne fit que me regarder, ensuite il se tourna et n’écoutant plus mes cris et mes appels, il alla tranquillement chez lui.

« Si ce n’était Lisa, rien de cela ne serait arrivé ! » décidai-je en moi-même. Ensuite ayant attendu un instant, grave et majestueux, mais avec des battements de cœur lents et violents, j’allai vers lui derrière le paravent.

— Apollon ! dis-je à voix basse et d’un ton mesuré, mais en haletant, va aussitôt et sans tarder chercher le commissaire !

Il était déjà installé à sa table, avait mis ses lunettes et avait commencé à coudre quelque chose. Mais en entendant mes ordres, il pouffa subitement de rire.

— Vas-y, va à l’instant ! Va, car tu ne te figures pas ce qui va arriver !

— Vous avez vraiment perdu la raison, remarqua-t-il, ne soulevant même pas la tête, en zézayant lentement et continuant à enfiler son aiguille. — Avez-vous jamais vu que l’on aille chercher les autorités contre soi-même ? Quant à avoir peur, vous vous efforcez en vain, car, il n’y aura rien du tout. — Va ! glapis-je en le saisissant par l’épaule. Je sentais que j’allais le frapper.

Je n’entendis pas qu’à cet instant la porte de l'entrée s’ouvrait lentement et sans bruit. Une figure entra, qui s’arrêta et se mit à nous regarder avec hésitation. Je la vis. Mourant de honte, je me sauvai dans ma chambre. Là, saisissant à deux mains mes cheveux, j’appuyai ma tête contre le mur et restai ainsi défaillant.

Au bout de deux minutes, j’entendis les pas lents d’Apollon.

— Il y a là une personne qui vous demande, dit-il. me regardant d’un œil particulièrement sévère ; puis il s’effaça et laissa entrer Lisa. Il ne voulait pas s’en aller et nous examinait d’un air moqueur.

— Va-t’en ! Va-t’en ! lui ordonnai-je, tout éperdu. A cet instant, ma pendule fit un effort, ronfla et sonna sept heures.

IX

Hardiment et librement, dans ma maison
Entre en maîtresse absolue.


J’étais anéanti devant elle, bafoué, honteusement confus et, il me semble que je souriais, faisant tous mes efforts pour refermer les pans de ma robe de chambre ouatée, loqueteuse… En un mot, exactement, comme je me l’étais représenté dernièrement, dans un moment de découragement. Apollon resta avec nous quelques instants, puis s’en alla. Mais cela ne me soulagea pas. Le pire, c’est qu’elle aussi s’était soudain intimidée, tellement, que je ne m’y attendais point. Certainement, c’était en me voyant.

— Assieds-toi, dis-je machinalement, et je lui approchai une chaise auprès de la table ; moi-même je me mis sur le canapé. Elle s’assit aussitôt docilement, me regardant de tous ses yeux et évidemment attendant quelque chose de moi. Cette attente naïve me mit en fureur, mais je me contins.

Il aurait fallu tâcher de ne rien remarquer, comme si tout était très naturel, mais elle… Et je sentis vaguement, que pour tout cela elle me payerait cher.

— Tu m’as trouvé dans une situation bizarre, Lisa, commençai-je, bégayant et sachant très bien que c’était précisément comme cela qu’il ne fallait pas commencer.

— Non, non, ne t’imagine rien ! m’écriai-je, la voyant soudain rougir ; je n’ai pas honte de ma pauvreté… Au contraire, je la regarde avec orgueil. Je suis pauvre, mais généreux… On peut être pauvre et généreux, murmurai-je. D’ailleurs… veux-tu du thé ?

— Non… voulut-elle commencer.

— Attends un instant !

Je m’élançai et courus vers Apollon. Il fallait bien se fourrer quelque part.

— Apollon, chuchotai-je, parlant avec une rapidité fiévreuse, et jetant devant lui les sept roubles que j’avais gardés tout le temps dans mon poing fermé, voilà tes gages, vois-tu, je te les donne ; mais en revanche tu dois me sauver : va me chercher aussitôt chez le traiteur du thé et dix biscuits. Si tu ne veux pas y aller, tu feras un malheureux ! Tu ne sais quelle est cette femme… C’est tout ! Tu penses peut-être quelque chose… Mais tu ne sais pas quelle femme elle est !…

Apollon, déjà installé à son ouvrage et ayant déjà remis ses lunettes, regarda d’abord l’argent de travers, en silence et sans quitter l’aiguille ; ensuite, sans faire aucune attention à moi, et sans rien me répondre, continua à s’occuper de son aiguille, qu il enfilait encore. J’attendis environ trois minutes, de vaut lui les bras croisés à la Napoléon. Mes tempes étaient mouillées de sueur ; j’étais pâle, je le sentais. Mais, grâce à Dieu, il eut certainement pitié de moi, en me voyant. Ayant enfilé son aiguille, il se leva lentement, écarta lentement sa chaise, ôta lentement ses lunettes, compta lentement l’argent, et enfin, me demanda par-dessus son épaule : « Faut-il prendre une portion entière ? » puis sortit lentement de la chambre. En revenant vers Lisa, il me vint cette pensée : « Ne ferais-je pas mieux de me sauver comme je suis, en robe de chambre, droit devant moi, n’importe où ? »

Je me rassis. Elle me regarda avec inquiétude. Nous gardâmes le silence pendant quelques minutes.

— Je le tuerai ! m’écriai-je soudain, en donnant un fort coup de poing sur la table, de sorte que de l’encre jaillit hors de l’encrier.

— Ah ! qu’avez-vous ! s’écria-t-elle, en tressaillant.

— Je le tuerai ! je le tuerai ! glapis-je, frappant la table, hors de moi et comprenant parfaitement, en même temps, combien c’était bête d’être dans une fureur pareille.

— Tu ne sais pas, Lisa, quel bourreau il est pour moi ! G est mon bourreau… Il est allé maintenant chercher des biscuits ; il…

Et soudain je fondis en larmes. C’était une crise. Comme j’avais honte de mes sanglots ! mais je ne pouvais plus les retenir.

Elle s’effraya.

— Qu’avez-vous ! Que se passe-t-il ! s’écria-t-elle en s’occupant de moi.

— De l'eau, donne-moi de l’eau, là-bas ! murmurai-je d’une voix faible, ayant très bien conscience que je pouvais facilement me passer d’eau et ne pas murmurer d’une voix faible. Mais je jouais ce qui s’appelle la comédie, pour sauver les apparences, malgré que la crise fût bien réelle.

Elle me servit de l’eau, me regardant tout éperdue. A cet instant, Apollon apporta le thé. Il me parut tout d’un coup que ce thé ordinaire et prosaïque était affreusement inconvenant et misérable après tout ce qui s’était passé ; et je rougis. Lisa regardait Apollon même avec frayeur. Il sortit, sans faire attention à nous.

— Lisa, me méprises-tu ? dis-je, en la regardant fixement, tremblant d’impatience d’apprendre ce qu’elle pensait.

Elle s’intimida et ne sut rien répondre.

— Prends ton thé ! prononçai-je en colère.

J’étais en colère contre moi-même, mais certainement elle y avait aussi sa part. Une colère terrible contre elle bouillonna soudain dans mon cœur ; j’aurais été prêt à la tuer, il me semble. Pour me venger d’elle, je fis le serment dans ma pensée de ne pas lui dire un seul mot. « C’est elle qui est cause de tout », pensai-je.

Notre silence durait déjà depuis cinq minutes. Le thé se trouvait sur la table ; nous n’y touchions pas. J’étais parvenu enfin à décider de ne pas le prendre pour l’embarrasser davantage ; elle ne pouvait convenablement commencer la première. Elle me regarda plusieurs fois avec une triste hésitation. Je gardais un silence obstiné. J’étais certainement le principal martyr, parce que je m’avouais parfaitement la vilaine bassesse de ma malicieuse sottise, et en même temps je ne pouvais m’en empêcher.

— Je veux sortir… de là-bas, commença-t-elle, pour rompre par quelque chose le silence.

Mais, la malheureuse ! Il ne fallait justement pas parler dans un moment aussi stupide et à un homme aussi stupide que moi. Mon propre cœur se serra de pitié à sa franchise si inutile et a sa maladresse. Mais aussitôt quelque chose de monstrueux anéantit toute cette pitié ; cela m’excita même davantage ; tant pis, périsse tout au monde. Cinq minutes se passèrent encore.

— Je ne vous ai pas dérangé ? commença-t-elle timidement, d’une voix à peine perceptible, et elle voulut se lever.

Mais aussitôt que je vis ce premier éclat d’une dignité offensée, je tremblai de colère et j’éclatai aussitôt.

— Pourquoi es-tu venue chez moi. dis-le-moi s’il te plaît ? commençai-je, haletant et sans égard pour l’ordre logique de mes paroles. Je voulais tout dire à la fois, en un coup : je ne me souciais pas par où commencer.

— Pourquoi es-tu venue ? Réponds ! Réponds ! criai-je. hors de moi. Je vais te le dire, ma chère, pourquoi tu es venue. Tu es venue, parce que je t’ai dit des paroles attendrissantes. Tu t’es laissé toucher et tu as voulu encore des paroles attendrissantes. Alors, apprends-le, apprends que je me suis moqué de toi alors. Et je me moque de toi encore. Pourquoi trembles-tu ? Oui. je me suis moqué ! On m’avait insulté avant, à table, ceux-là qui étaient arrivés avant moi. J’étais venu chez vous pour en rosser un, l’officier ; mais je ne réussis pas aie faire, je ne le trouvai pas. Il fallait bien me venger sur quelqu’un, me rattraper, tu t’es trouvée là, j’ai déchargé ma colère sur toi et je me suis moqué. On m’a humilié, moi aussi j’ai voulu humilier ; on m’a traité comme une chiffe, j’ai voulu montrer ma puissance… Voilà ce qui s’est passé, et toi tu t’es imaginé que j’étais venu exprès pour te sauver, n’est-ce pas ? Tu le croyais ? Tu le croyais ?

Je savais qu’elle s’embrouillerait peut-être et ne comprendrait pas les détails, mais je savais aussi qu’elle comprendrait parfaitement le fond. C’est ce qui arriva. Elle devint pâle comme un linge, elle voulut dire quelque chose, ses lèvres grimacèrent douloureusement : comme assommée d’un coup de massue, elle tomba sur une chaise. Et ensuite tout le temps elle m’écoutait, la bouche ouverte, les yeux agrandis et tremblant d’une peur atroce. Le cynisme, le cynisme de mes paroles l’anéantissait…

— Sauver ! continuai-je, quittant ma chaise et courant devant elle d’un bout à l’autre de ma chambre, sauver de quoi ! Mais je suis, peut-être, pire que toi. Pourquoi ne me l’as-tu pas jeté à la figure, quand je te faisais la morale ! « Et toi-même. qu’es-tu venu faire ici chez nous ? Est-ce pour faire de la morale ? » — C’est de la puissance, de la puissance qu’il me fallait alors. Une comédie ! Il me fallait obtenir tes larmes, ton humiliation, ta crise — voilà ce qu il me fallait alors ! Je ne pouvais plus y tenir moi-même, parce que je ne vaux rien. Je me suis effrayé et Dieu sait pourquoi je t’ai donné sottement mon adresse. De sorte qu’à peine rentré, je t’envoyais au diable à cause de cette adresse. Je te haïssais, parce que je t’avais menti alors. Parce que j’ai besoin de jouer la comédie, de rêvasser : mais en réalité, sais-tu ce qu’il me faut : que le diable vous emporte, voilà tout ! J’ai besoin de calme. Je donnerais tout l’univers pour un liard, pourvu que l’on ne me dérange pas. Le monde devrait-il disparaître, ou bien, moi, me passer de thé ? Je dirais : que le monde disparaisse, et que moi je puisse toujours avoir mon thé ! Le savais-tu oui ou non ? Eh bien, moi je sais que je suis vil, lâche, égoïste et paresseux. Depuis trois jours je tremblais que tu ne vinsses. Sais-tu ce qui m’a surtout inquiété pendant ces trois jours ? C’est que je me suis présenté à toi comme un héros, et que tu me verrais soudain en robe de chambre déguenillée, misérable et vilain. Je t’ai dit tout à l’heure que je n’avais pas honte de la pauvreté. Eh bien ! apprends-le, j’en ai honte, j’en ai honte plus que de toute autre chose ; je préférerais être voleur que pauvre, car je suis vaniteux à un tel point, qu’il me paraît qu’on m’a complètement écorché et que le contact de l’air seul me fasse mal. Est-ce que tu ne l’as pas deviné encore, que je ne te pardonnerais jamais de m’avoir trouvé avec cette robe de chambre, quand je me suis jeté sur Apollon comme un méchant roquet. Ton sauveur, ton héros, qui se jette sur son valet comme un roquet galeux, embroussaillé, et celui-là se moque de lui ! Je ne te pardonnerai pas non plus mes larmes de tout à l’heure, que je n’ai pu retenir devant toi comme une bonne femme confuse ! Et ceci, que je t’avoue maintenant, je ne te le pardonnerai jamais non plus ! Oui, toi, toi seule dois répondre pour tout cela, parce que tu t’es trouvée là, parce que je suis lâche, parce que je suis le plus vil, le plus ridicule, le plus vétilleux, le plus sot, le plus envieux de tous les vers de terre, qui ne sont pas meilleurs que moi mais qui, le diantre soit d’eux, ne s’intimident jamais ; et quant à moi, je recevrai toute ma vie des chiquenaudes de chaque crapule et c’est ma destinée ! Qu’est-ce que cela peut bien me faire, que tu n’y comprennes rien ! Et enfin, quel intérêt, quel intérêt puis-je avoir à cela, que tu te perdes là-bas ou non ? Le comprends-tu comme je vais te haïr à présent parce que tu étais ici et que tu as entendu ? Car l’homme ne s’épanche ainsi qu’une fois dans sa vie, et encore faut-il qu’il ait une crise de larmes !… Que veux-tu encore ? Pourquoi, après tout cela, restes-tu plantée ainsi, pourquoi ne me tourmentes-tu pas ; pourquoi ne t’en vas-tu pas ?

Ici arriva soudain quelque chose d’étrange.

J’avais tellement l’habitude de penser et de tout imaginer d’après les livres, et de me représenter tout comme je l’avais autrefois imaginé dans mes rêveries, que je ne compris pas tout de suite cette chose. Et voilà ce qui arriva : Lisa, offensée et anéantie par moi, comprit bien plus que je ne me le figurais. Elle comprit de tout cela, ce qu’une femme comprend avant tout, si elle aime sincèrement : que j’étais malheureux.

L’expression effrayée et offensée de son visage fit place à un étonnement plein de douleur. Mais quand je m’appelai vil et lâche, et que mes larmes coulèrent (j’avais dit toute cette tirade en pleurant), son visage fut convulsé. Elle voulut se lever, me faire taire ; mais quand j’eus fini, ce n’est pas à mes cris : « Pourquoi es-tu là, pourquoi ne t’en vas-tu pas ! » qu’elle fit attention, mais à ce que, probablement, j’avais eu beaucoup de mal à les prononcer. Et puis elle était tellement humiliée, la pauvre ; elle se regardait comme infiniment au-dessous de moi : aurait-elle pu se fâcher, s’offenser ? Elle se précipita soudain de sa chaise dans un élan irrésistible, et emportée vers moi, mais toujours timide et sans oser bouger, elle me tendit les mains… Mon cœur s’attendrit ici. Elle se jeta alors vers moi, entoura mon cou de ses bras et fondit en larmes. Je ne pus me retenir non plus et je sanglotai, comme je ne l’avais jamais fait…

— On ne me laisse pas… Je ne puis être… bon ! prononçai-je avec peine.

Ensuite j’allai au canapé, je m’y laissai tomber, la face cachée, et pendant un quart d’heure je sanglotai dans une véritable crise de nerfs. Elle se serra contre moi, m’entoura de ses bras, semblant défaillir dans cet embrassement.

Mais il s’agissait aussi de mettre un terme à mon attaque de nerfs. Et voilà (j’écris la vérité, toute méprisable qu’elle soit), la face appuyée fortement contre le canapé, mon visage enfoui dans mon coussin de cuir avachi, je commençais à sentir peu à peu, de loin, involontairement, mais irrésistiblement, que maintenant je n’oserais lever la tête et regarder Lisa en face. De quoi avais-je honte ? Je n’en sais rien, mais j’étais honteux. Était-il venu à mon esprit confus que les rôles étaient changés maintenant, que l’héroïne était elle et que j’étais devenu une créature aussi humiliée et écrasée qu’elle même l’avait été dans cette nuit haïssable… Et tout cela m’était venu à l’esprit quand j’étais couché la face contre le canapé !

Mon Dieu ! Lui aurais-je porté envie ?

Je n’en sais rien. Jusqu’à présent je ne puis le décider. Et alors certainement je pouvais le comprendre encore moins qu’à présent. Car il m’est impossible de vivre sans avoir quelqu’un à tyranniser… Mais… Mais par des raisonnements on ne peut rien expliquer et par conséquent il est inutile de raisonner.

Je me surmontai cependant et relevai la tête ; il fallait bien en finir… Et voilà, j’en suis certain jusqu’à présent, précisément parce que j’étais honteux de la regarder, dans mon cœur s’alluma soudain un autre sentiment… le sentiment de la domination et de la possession. Mes veux brillèrent de passion et je lui serrai fortement les mains. Comme je la haïssais en ce moment et comme je la voulais ! En sentiment fortifiait l’autre. Cela ressemblait presque à une vengeance… Son visage exprima d’abord l’hésitation, puis la peur, mais pour un instant seulement. Elle se jeta dans mes bras ardemment, passionnément.

X

Un quart d’heure après j’arpentais ma chambre dans une impatience fébrile, m’approchant à chaque instant du paravent et regardant Lisa à travers la fente. Elle était assise par terre, la tête appuyée contre le lit, et probablement elle pleurait. Mais elle ne parlait pas et cela m’irritait. Cette fois elle savait tout. Je l’avais offensée définitivement mais… Cela ne vaut pas la peine d’être raconté. Elle devina que l’élan de ma passion n’était qu’une vengeance, une nouvelle humiliation pour elle et qu’à ma haine de tout à l’heure, sans motif, s’était ajoutée une haine personnelle envieuse… Mais d’ailleurs je ne l’affirmerai pas qu’elle ait compris tout cela distinctement : mais elle comprit parfaitement, en revanche, que j’étais un homme vil et surtout que je n’étais pas capable de l’aimer. Je sais que l’on me dira qu’il est incroyable, incroyable d’être aussi méchant, aussi bête que moi ; on ajoutera peut-être qu’il était incroyable de ne pas l’avoir aimée ou bien au moins de n’avoir apprécié son amour.

Pourquoi incroyable ? D’abord, je ne pouvais plus aimer, car je le répète, pour moi, aimer veut dire tyranniser et dominer moralement. Toute ma vie je ne pouvais même me représenter autrement l’amour, et je suis arrivé à penser quelquefois maintenant que l’amour consiste dans le droit librement consenti par l’objet aimé de le tyranniser. Dans mes rêves de sous-sol, je ne m’imaginais l’amour que comme une lutte ; je le commençais par la haine et le terminais par un assujettissement moral, et puis après je ne pouvais me figurer ce que j’allais faire de l’objet soumis. Qu’y a-t-il d’incroyable à cela, quand j’étais déjà moralement pourri. J’étais déshabitué de la vie vivante, au point de reprocher à cette fille et de lui faire honte d’être venue écouter des paroles attendrissantes ; et je n’avais pas deviné qu’elle n’était pas du tout Avenue pour entendre des paroles touchantes, mais pour m’aimer, car l’amour est la résurrection de la femme, le salut de n’importe quelle perdition, et la rénovation, qu’elle ne peut trouver autrement. D’ailleurs, je commençais à la haïr un peu moins, tandis que j’arpentais la chambre et regardais par la fente du paravent. Cela m’était insupportable de la savoir là. Je voulais qu’elle disparût. Je voulais du « calme », je voulais rester seul dans mon trou. « La vie vivante » m’avait écrasé par manque d’habitude, et il m’était difficile de respirer.

Au bout de quelques secondes, elle ne se relevait toujours pas, comme si elle était plongée dans l’oubli. J’eus la malhonnêteté de frapper doucement au paravent, pour lui rappeler… Elle sursauta, se releva et se mit à chercher son fichu, son chapeau, sa fourrure… Deux minutes après, elle sortit lentement de derrière le paravent et me regarda tristement. Je ricanai méchamment ; d ailleurs, je me forçais à le faire, par « convenance », et j’évitai son regard.

— Adieu, dit-elle, se dirigeant vers la porte. Soudain, je courus sur ses pas ; je saisis sa main, je l’ouvris, j’y plaçai… et la refermai. Ensuite je me détournai brusquement et me précipitai dans un autre coin, pour ne pas voir, au moins…

J’allais tout à l’heure mentir, écrire que je le lis par hasard, par oubli, éperdu, par sottise. Mais je ne veux pas mentir et je le dis franchement : j’ouvris sa main et j’y mis… par méchanceté. Cette idée me vint en allant et venant dans la chambre, pendant qu’elle se trouvait derrière le paravent. Mais voilà ce que je puis dire sûrement ; Je commis cette cruauté, de mon propre gré sans doute, mais non par mauvais cœur, seulement à cause de ma mauvaise tête. C’était une cruauté feinte, intellectuelle, composée exprès, d’après les livres, si bien que moi-même n’y résistai pas même une minute. D’abord je me précipitai dans un coin, pour ne pas voir, et ensuite, avec honte et désespoir, je courus derrière Lisa. J’ouvris la porte de l’escalier et l’appelai mais timidement, à mi-voix…

Pas de réponse, mais il me sembla entendre ses pas sur les dernières marches.

— Lisa ! criai-je plus fort.

Pas de réponse. Mais au même instant j’entendis en bas s’ouvrir avec un grincement lourd la porte de dehors qui était vitrée, et qui se ferma durement. Le bruit résonna dans l’escalier.

Elle était partie. Je rentrai dans ma chambre tout pensif. Cela m’était affreusement pénible.

Je m’arrêtai à la table près de la chaise sur laquelle elle s’était assise et je regardai stupidement devant moi. Au bout d’une minute, je tressaillis soudain. Devant moi, sur la table, je vis… En un mot. je vis un billet bleu, chiffonné, le même billet de cinq roubles que j’avais enfermé dans sa main il y avait un instant. C’était bien le même billet ; ce ne pouvait en être un autre, il n’y en avait pas d’autres dans la maison. Elle avait donc eu le temps de le jeter sur la table au moment où je me précipitais dans l’autre coin.

Eh bien ? Je pouvais m’y attendre. Pouvais-je m’y attendre ? Non. Je suis tellement égoïste, je respectais si peu les hommes, que je ne pouvais même pas me figurer quelle fit cela. Je ne le supportai pas. Un instant après, comme un fou, je m’habillai à la hâte, mettant n’importe quoi, et je me précipitai à sa poursuite. Elle n’avait pas eu le temps de faire deux cents pas quand je courus dans la rue.

Il faisait doux, la neige tombait épaisse, serrée, presque verticalement, couvrant le trottoir et la rue déserte d’un épais matelas. Point de passants : on n’entendait aucun son. Les lanternes vacillaient tristes et inutiles. Je fis deux cents pas environ, en courant, jusqu’au carrefour et je m’arrêtai. Où était-elle allée ? Pourquoi courais-je après elle ?

Pourquoi ? Tomber devant elle, sangloter de repentir. embrasser ses pieds, implorer mon pardon ! Je le voulais bien, ma poitrine se brisait et jamais, jamais je ne me rappellerai ce moment avec indifférence. « Mais, pourquoi ? pensai-je. Est-ce que je ne la haïrai pas demain précisément parce que. aujourd’hui, je lui aurai embrassé les pieds ? Lui donnerai-je du bonheur ? N’ai-je pas eu l’occasion de m’apprécier aujourd’hui encore, pour la centième fois ? Est-ce que je ne la torturerai pas ? »

J’étais sur la neige, cherchant à percer le brouillard obscur, et je réfléchissais.

« N’est-il pas mieux, ne vaut-il pas mieux, me dis-je après, chez moi, en laissant vagabonder ma fantaisie, cherchant à étouffer les vives souffrances de mon cœur par des imaginations, ne vaut-il pas mieux qu’elle emporte pour toujours cette injure ? Car l’injure, c’est une purification : c’est la conscience la plus douloureuse et la plus cuisante ! Demain, j’eusse souillé son âme et fatigué son cœur. Mais l’injure ne s’effacera jamais en elle et quelque vile que soit la boue qui l’attend, l’injure l’élèvera et la purifiera… par la haine… hm… Peut-être aussi par le pardon… Mais, cependant, cela la soulagera-t-il ? »

En effet, voilà que je me pose une question oiseuse : « Qu’est-ce qui vaut mieux ? Le bonheur médiocre ou les souffrances élevées ? Voyons, qu’est-ce qui vaut mieux ? »

Je rêvassais ainsi, dans cette soirée que je passai chez moi, à demi mort de souffrance morale. Je n’avais jamais supporté autant d’amertumes et de regrets ; mais pouvais-je conserver le moindre doute. Quand je me précipitai dehors, ne savais-je pas que je reviendrais sur mes pas à moitié chemin.

Je n’ai plus jamais rencontré Lisa et je n’ai plus entendu parler d’elle. J’ajouterai encore, que je restai longtemps enchanté de ma phrase sur l’utilité de l’injure et de la haine, malgré que moi-même fus presque malade de tristesse.

Même à présent, après tant d’années, tout cela me fait triste effet quand j’y songe. J’ai gardé un mauvais souvenir de bien des choses, mais… ne ferais-je pas bien de terminer ici mes Mémoires ? Il me semble que j’ai eu tort de commencer à les écrire. Du moins, j’ai été honteux en écrivant cette nouvelle (ainsi ce n’est plus de la littérature, mais une correction). Car il est peu intéressant, par exemple, de raconter en une longue nouvelle que j’ai manqué ma vie en pourrissant moralement dans un trou, sans entourage, déshabitué dans mon sous-sol de tout ce qui est vivant, et plein d’une scrupuleuse malice. Dans un roman, il faut présenter un héros, et ici sont réunis exprès tous les traits d’un antihéros ; et surtout, tout cela produira une impression désagréable, car tous nous sommes déshabitués de la vie, nous boitons tous, plus ou moins. Nous en sommes déshabitués à un tel point, que par moments nous avons une espèce de dégoût pour la vie réelle, et c’est pour cela que nous détestons qu’on nous y fasse penser. Nous sommes arrivés à considérer « la vie vivante » comme une peine, presque comme un emploi, et tous en nous-mêmes nous sommes de l’avis qu’il fait meilleur vivre d’après un livre. Et pourquoi nous agitons-nous ; pourquoi faisons-nous des folies, que demandons-nous ? Nous ne le savons pas nous-mêmes ! Nous nous en trouverions plus mal, si nos folles demandes étaient réalisées. Voyons, essayez donc de nous donner, par exemple, plus d’indépendance ; débarrassez n’importe qui de ses entraves ; élargissez le cercle de son activité ; affaiblissez sa tutelle, et nous… Mais je vous l’assure : nous redemanderons aussitôt la tutelle. Je sais bien qu’il se peut que vous vous emportiez, que vous criiez, que vous frappiez du pied. Parlez donc, direz-vous, pour vous seul et pour toutes vos misères dans le sous-sol, et n’osez pas dire : nous tous. Mais je ne m’excuse pas du tout par ce nous tous. Quant à moi, je n’ai fait que porter à l’extrême limite, dans ma vie, ce que vous n’osiez pas amener même à moitié, par lâcheté ; et encore vous teniez votre couardise pour de la prudence, et vous vous consoliez en vous trompant vous-mêmes. Ainsi je suis peut-être plus vivant que vous. Mais regardez donc plus attentivement ! Nous ne savons même pas d’ailleurs, où vit ce qui est vivant, en quoi cela consiste, comment cela s’appelle ? Laissez-nous seuls, sans livres, et aussitôt nous nous perdrons, nous nous embrouillerons, nous ne saurons à quoi tenir, à quoi nous attacher ; nous ne saurons ce qu’il faut aimer ou haïr, ce qu’il faut estimer ou mépriser ! Les hommes mêmes nous seraient à charge, les hommes véritables, avec une chair et un sang propres à eux, nous en aurions honte, nous les regarderions comme un déshonneur. Nous cherchons à être un type d’homme commun, qui n’a jamais existé. Nous sommes des mort-nés, et il y a longtemps que nous naissons de pères qui ne sont pas vivants, et cela nous plaît de plus en plus. Nous y prenons goût. Bientôt nous voudrons naître d’une idée. Mais cela suffit.

D’ailleurs, les Mémoires de cet être paradoxal ne se terminent pas ici. Il n’a pas su résister et il a continué. Mais il nous semble aussi qu’on peut les clore à cette page.