Le Sous-Marin allemand de Baltimore

Le Sous-Marin allemand de Baltimore
Revue des Deux Mondes6e période, tome 34 (p. 888-900).
LE SOUS-MARIN ALLEMAND DE BALTIMORE

Au commencement du mois dernier, le 9 juillet, des télégrammes d’Amérique annonçaient au monde entier qu’un grand sous-marin allemand, le Deutschland, venait d’arriver à Norfolk et, de là, se rendait à Baltimore. Ce sous-marin se donnait pour un navire de commerce. Il apportait une cargaison, — des substances tinctoriales, — et se proposait d’en emporter une autre, composée surtout de caoutchouc, de nickel, peut-être de métaux rares, en un mot de matières ayant une grande valeur sous un poids relativement faible et entraînant peu d’encombrement.

La question se posait aussitôt : quelle créance pouvait-on accorder à ces allégations ? Ne se trouvait-on pas en face d’une nouvelle fourberie de l’Allemagne et ce prétendu navire de commerce n’était-il pas ce qu’avait toujours été jusqu’ici le sous-marin, ce qu’il semblait devoir être toujours, un engin de guerre ? Quel traitement convenait-il donc de lui appliquer ? Fallait-il l’inviter à quitter les eaux américaines dans les vingt-quatre heures, comme tout navire belligérant ; ou bien devait-on, l’acceptant comme navire de commerce, l’autoriser à séjourner à Baltimore et à s’y livrer en pleine liberté à ses opérations de trafic ?

Ces préoccupations n’étaient pas les seules qui agitassent les esprits des Américains et de leur gouvernement. Le jour où le Deutschland était apparu dans l’ancien port virginien des Sudistes, un problème s’était trouvé résolu brusquement qui, depuis le commencement de la grande guerre, depuis surtout le développement des opérations sous-marines à la mode allemande, hantait tous les cerveaux de l’autre côté de l’Atlantique, Un sous-marin, un submersible de grande taille, pouvait donc le plus simplement du monde franchir 3 600 milles marins et, sans crier gare, — qu’on me passe le mot, — émerger au beau milieu d’une rade américaine !…

Ce n’était pas que les navires de plongée n’eussent déjà fait de très longues traversées, ni même qu’ils ne fussent passés d’un continent à l’autre, puisque des sous-marins construits au Canada étaient arrivés sans encombre en Angleterre. Mais il s’agissait de traversées fréquemment coupées par des escales, facilitées en tout cas par des ravitaillemens clandestins ; et quant aux submersibles du Dominion, on savait qu’ils avaient été soigneusement convoyés dans ce voyage d’Amérique en Europe, beaucoup plus facile, tous les marins le disent, que celui d’Europe en Amérique. La difficulté vaincue dans le cas du Deutschland apparaissait donc grande et d’autant plus grands les mérites du bateau aussi bien que ceux de son personnel. Excellent effet moral à l’actif de l’Allemagne !

Au fond, pour être réelle, cette difficulté n’appartenait aucunement à l’ordre de celles que l’on considère, a priori, comme insurmontables, — sauf à les surmonter à force de patience, de volonté, d’ingéniosité, puisque aussi bien l’homme finit par venir à bout de tout ce qu’il entreprend.

D’abord, les escales qui reposent et ravitaillent étaient possibles, malgré l’apparence, à condition que l’on consentît à s’écarter sensiblement de la route directe, de la route la plus courte (qui n’est d’ailleurs pas la ligne droite, tracée sur une mappemonde, du point de départ, en Europe, au point d’arrivée, en Amérique). En été, — et c’est le cas, — on pouvait adopter un trajet jalonné par les Féroë, l’Islande et le Sud du Groenland, toutes terres danoises, neutres, où l’on avait licence de séjourner au moins vingt-quatre heures, si l’on était considéré comme navire de guerre et tant qu’on le voulait si l’on passait pour navire de commerce. Il restait à la vérité, du cap Farewell aux premières eaux américaines, un vaste espace de mers fort dures, dangereuses quelquefois, à cause des icebergs. Mais des Allemands ne pouvaient être embarrassés pour se procurer abri et combustible liquide dans une base écartée du Labrador, dans une crique à peu près déserte du New-foundland. On sait assez quelles complicités ils savent se ménager partout, et que, d’ailleurs, il n’est point sur le globe, à l’heure qu’il est, de coin si retiré où l’on ne puisse trouver du pétrole et de l’essence.

En hiver, pour être plus long, le trajet n’en était que plus facile, s’imposant à peu près par les routes de l’Atlantique tropical. Après un ravitaillement « discret » dans une des baies voisines du cap Finistère, on pouvait atteindre les Canaries ou, mieux, le point le plus au Sud du territoire espagnol du Rio-de-Oro, sur la côte d’Afrique. Là encore on trouverait, à point nommé, un trafiquant allemand ou « hispano-germain, » vendant d’habitude du pétrole aux tribus demi-nomades de la Mauritanie et, les réservoirs remplis, on affronterait sans préoccupations trop vives les 2 300 milles de la traversée de l’Atlantique jusqu’à la hollandaise et accueillante Paramaribo. Après quoi, un « raid » fort ordinaire de 900 milles conduirait le sous-marin à l’abri des petites Antilles, chez d’autres neutres, les Danois de Saint-Thomas, dont la bienveillance ne pouvait être douteuse. C’était au reste la dernière escale de ce long voyage, car, de Saint-Thomas, on n’était plus qu’à un millier de milles de la Floride, à moins de quatorze cents du cap Hatteras.

D’autre part, si l’on prétendait aller tout droit au but en acceptant bravement les risques de fâcheuses rencontres sur les routes usuelles de l’Atlantique Nord, il n’était que de donner des « rendez-vous à la mer » bien étudiés et bien déterminés à des cargos neutres très authentiquement chargés pour l’Amérique, mais à qui l’on persuaderait sans difficulté, — en y mettant le prix, — de cacher au fond de leurs cales quelques caisses de combustible liquide et de s’arrêter en pleine mer le temps nécessaire pour procéder à un transbordement relativement facile avec des manches bien disposées.

Et enfin la meilleure solution était peut-être encore de combiner ces deux-ci en fixant les rendez-vous, non plus au large et en plein Atlantique, mais à l’abri, — « sous le vent, » — de la côte d’une des escales que j’indiquais tout à l’heure.

En fait, le Deutschland n’a pas, de l’aveu du président de la société qui l’a fait construire, suivi la route directe d’Europe aux Etats-Unis « Il ne la suivra pas davantage pour revenir, » ajoute M. Alfred Homann[1], et je le crois volontiers.

De plus, certains vapeurs qui traversèrent l’Atlantique à la même époque que le sous-marin affirment l’avoir aperçu accosté à un navire qui semblait le ravitailler. Mais il se peut bien que l’imagination joue un grand rôle dans ces allégations.


Quels qu’eussent été les procédés de ravitaillement adoptés et la route suivie par le grand submersible, le fait est qu’il se trouvait à Baltimore le 10 juillet, qu’il s’y présentait comme navire de commerce, et, donc, que le gouvernement des États-Unis allait être obligé de trancher une question toute nouvelle et fort délicate : le Deutschland était-il réellement un navire de commerce ? N’était-il pas plutôt un navire de guerre déguisé, et même, à prendre les choses à un point de vue absolu, un sous-marin pouvait-il jamais être considéré autrement que comme un engin de guerre ?

On sait que le Cabinet de Washington s’est tiré d’affaire en décidant, — après minutieux examen d’une Commission technique, — que le Deutschland était bien, lui, un navire de commerce, puisqu’il n’avait aucune arme, ni aucun dispositif apparent destiné à en recevoir, et qu’au demeurant il montrait une cargaison de matières tinctoriales, mais qu’il s’agissait d’un cas d’espèce et que les autorités des Etats-Unis se réservaient de procéder, chaque fois qu’un cas semblable se produirait, à un nouvel examen que suivrait une nouvelle décision.

Les Puissances alliées avaient peut-être compté sur une attitude qui s’inspirât moins du désir de ménager les deux partis, mais il ne semble pas qu’elles aient fait des efforts décisifs pour faire prévaloir leurs vues, qui tendaient à établir qu’un sous-marin ne peut être, n’est « en soi » qu’un navire de guerre.

Examinons ceci.

Tout d’abord, il est évident que le fait, pour un bâtiment quelconque, de montrer une cargaison ne suffit pas pour lui conférer la qualité de navire de commerce. Mien n’empêche un croiseur de prendre dans ses soutes, sinon dans ses « cales, » des matières ou des objets confectionnés ayant une grosse valeur sous un faible volume. Il n’en sera pas moins un navire de guerre. Oui, mais cessera-t-il de l’être et pourra-t-il se présenter dans un port neutre pour y rester plus de vingt-quatre heures, s’il fait la preuve que ses canons ont été débarqués ? Peut-être ; il faudra, toutefois, que les autorités du port en question n’aient pas de bonnes raisons de croire que ces bouches à feu ont été, pour ainsi dire, entreposées, à bord d’un autre bâtiment, un simple « cargo, » qui se tient au large, tout prêt, sur un signal de T. S. F., à rallier le pseudo-navire de commerce, quand celui-ci sera hors des eaux territoriales et à lui rendre alors son armement.

Or, si cette opération n’est pas du tout impossible, ne s’appliquant du moins qu’à des canons de calibre moyen, bien plus facile encore est, évidemment, celle qui consisterait à restituer à un sous-marin ses torpilles automobiles. Nos amis d’Amérique en conviendraient certainement, si la question leur était posée. Ils pensent d’ailleurs avoir paré à toute difficulté de ce côté-là en s’assurant que le Deutschland n’avait point de tubes lance-torpilles. Malheureusement, cette garantie est illusoire, par la bonne raison que le grand submersible allemand peut être réarmé avec des torpilles renfermées dans de simples tubes-carcasse, qu’il disposera le plus aisément du monde sur son pont par des moyens de fortune étudiés et préparés d’avance.

J’ajoute qu’à ces torpilles automobiles rien ne l’empêche de joindre des mines automatiques. Celles-ci pourront encore être placées sur le pont, sous la réserve de ne pas se trouver dans l’axe des tubes-carcasse de lancement. S’il y a des difficultés à cela, pourquoi notre prétendu sous-marin de commerce n’embarquerait-il pas ces dangereux engins comme de simples colis[2] ? Il trouvera bien le moyen de les mouiller, je veux dire de les jeter par-dessus bord, car ce seront sans doute des mines libres, aux endroits favorables qui lui auront été désignés.

Reste la question de l’artillerie. J’accorde qu’il ne serait pas aussi facile d’en installer à bord d’un sous-marin en pleine mer, et qu’en tout cas les dispositions indispensables, prises d’avance, n’auraient pas échappé aux yeux d’enquêteurs compétens. Mais, en fait, il paraît que le Deutschland a déjà, et très ouvertement, deux canons légers, de 57 millimètres, disent les uns, de 76, disent les autres. Seulement, affirme son capitaine, ce ne sont là que des « canons de défense » contre les navires marchands armés et, — pourquoi pas ? — contre les submersibles anglais ou français, ceux-là mêmes que la nouvelle jurisprudence des Etats-Unis concède aux vapeurs ou voiliers de commerce les plus incontestablement pacifiques. On ne saurait, sans injustice criante, refuser à l’innocent sous-marin allemand le privilège que l’on accorde aux bâtimens des Alliés. C’est entendu. Malheureusement encore, rien ne ressemble plus à un canon d’attaque qu’un « canon de défense : » « Qu’à cela ne tienne, s’écrient les pro-germains, le Deutschland n’a que des cartouches à blanc. Il ne veut faire que des signaux sonores, des signaux d’alarme, en cas de péril imminent. » Soit ! mais, — à supposer qu’il n’ait pas réussi à dissimuler des cartouches à obus dans un double fond, — le cargo qui lui remettra ses tubes lance-torpilles lui fournira sans la moindre difficulté les munitions nécessaires à ses canons.

Or, remarquons-le parce que ceci touche au fond même de la question, placées à bord d’un navire de plongée, essentiel engin de surprise, qui peut émerger brusquement à quelques mètres d’un paquebot pris de court, ces pièces légères sont beaucoup plus dangereuses et ont un caractère beaucoup plus offensif que si elles arment un navire de surface. Celui-ci, en effet, on le voit venir de loin et l’on peut prendre à loisir ses précautions contre une attaque éventuelle. Et rien ne montre mieux quelle erreur commettent, de bonne foi sans doute, ceux qui consentent à assimiler le Deutschland à un navire de commerce ordinaire.

Mais je vais plus loin, et j’affirme que ce sous-marin, fût-il absolument dépourvu d’armes, pourrait encore avoir ce « caractère offensif » qui est la marque certaine de l’instrument militaire. Il suffirait pour cela que le constructeur l’eût doté d’une étrave renforcée, appuyée à l’arrière sur un « compartiment de choc » très cloisonné.

Ce submersible qui émerge brusquement, comme je le disais tout à l’heure, à quelques mètres d’un paquebot, qui l’empêche donc d’arriver au contact de cette carène mince et de la déchirer ou de l’enfoncer au-dessous de la flottaison ? Oh ! ce sera une collision bien accidentelle, certainement, et due à une fausse manœuvre, à une erreur d’appréciation, au caprice d’une machine qui s’est refusée à battre en arrière en temps opportun. En attendant, le malheureux cargo coulera à pic, entraînant avec lui les objets confectionnés, les matières, les munitions, les appareils particulièrement précieux pour les Alliés qu’il portait dans sa cale et qui l’ont recommandé à l’attention du commandant du Deutschland, quand celui-ci séjournait dans les ports américains.

J’y insiste encore et je demande que l’on veuille bien ne pas perdre de vue ce point capital dans toutes les discussions relatives à l’application aux sous-marins des règles du droit international maritime : de par ses facultés mêmes, un navire de plongée est toujours, « en soi » et forcément, un engin offensif, qui peut être immédiatement utilisé comme navire de guerre. Il doit donc être considéré comme tel.


Affirmerai-je maintenant avec une égale assurance que le Deutschland fera effectivement œuvre de belligérant ? évidemment non. Le pourra-t-il, d’ailleurs, traqué comme il va l’être, ne pouvant plus bénéficier pour son trajet de retour du secret qui avait été soigneusement gardé sur le moment de son départ et sur le point d’origine de sa traversée d’aller ? Et puis il faudrait encore qu’il tombât exactement sur un navire isolé appartenant aux Alliés et qu’il valût la peine de détruire, au risque de se compromettre soi-même. On ne peut demander de faire une croisière régulière, fût-ce seulement de quelques heures, à un sous-marin qui traverse l’Atlantique et qui n’aura jamais trop de combustible dans ses caisses.

Mais alors, quel est le but du voyage du grand submersible ? Croirons-nous, vraiment, qu’il est venu faire du commerce à Baltimore ? Faire du commerce, dans le sens utilitaire que l’on donne d’ordinaire à ce terme, évidemment non encore. On a prouvé sans contestation possible, — et ce n’était pas difficile ! — que le rendement économique d’un sous-marin serait, dans les conditions actuelles d’établissement et de fonctionnement de ce genre de véhicule, tout simplement déplorable. Mais s’il ne peut être question de véritables transactions commerciales impliquant le transport de marchandises de toutes catégories, il est parfaitement admissible que le gouvernement allemand, — qui est certainement en rapports étroits avec la Compagnie du construction de Brème, — ait chargé le Deutschland de rapporter, en échange de ses substances tinctoriales et peut-être de ses titres financiers, des matières relativement précieuses, en tout cas indispensables à ses industries de guerre et qui commencent à lui faire défaut. On a parlé, à ce sujet, de nickel et de caoutchouc. Il a été question aussi de vanadium et autres métaux rares. En ce qui touche le caoutchouc, qui est d’ailleurs assez encombrant[3], il semble que nos adversaires en aient encore, ne serait-ce que grâce à des procédas de revivification. Mais peu importe. Il ne manque point en Amérique de matières brutes ou demi-ouvrées, et d’objets confectionnés que l’Allemagne recevrait avec reconnaissance. Sans aller plus loin, que ne parle-t-on des poudres vives, des succédanés de la mélinite ou seulement de la poudre B ? Pour une puissance engagée dans un tel conflit et à qui le coton n’arrive plus en suffisance, il ne serait certainement pas indifférent de recevoir, par quinzaine, 200 ou 300 tonnes de cellulose nitrée, toute prête à être employée, ou de trinitrotoluène, chargement ordinaire, affirme-t-on, de ses obus de grosses pièces, en tout cas de ses mines sous-marines et de ses torpilles.

Mais ceci nous conduit à essayer d’évaluer la capacité de transport du sous-marin allemand « commercial. »

Essayer, dis-je, car il est bien difficile d’arriver à des précisions sérieuses sur ce sujet, du moins avec les renseignemens fournis par la presse. Celle d’Amérique varie dans ses appréciations du simple au double et donne au Deutschland aussi facilement 1 000 que 2 000 tonnes de déplacement total. J’avoue que je penchais d’abord pour le premier de ces chiffres, au moins en ce qui touche le déplacement en surface, qu’il convient de majorer de 25 pour 100 environ, si l’on veut avoir le déplacement en plongée. Mais un examen plus approfondi de la question et l’avis de certains techniciens m’inclinent maintenant un peu plus vers le second.

C’est d’abord qu’en dépit de la confiance qu’on peut mettre dans les ravitaillemens, — autorisés ou clandestins, — en cours de route, il vaut toujours infiniment mieux se suffire à soi-même ou au moins réduire au minimum, à une seule escale, par exemple, le nombre des interventions étrangères. Car enfin, les Alliés veillent. Leurs croiseurs, leurs destroyers, leurs appareils aériens ouvrent toujours de bons yeux. Avec cela, ils commencent à avoir partout leur police, leur contre-espionnage, leurs agences de renseignemens, et toutes les fois que l’on touche terre, on risque fort d’être dénoncé au groupe de croisière le plus proche. A cet égard, les ravitaillemens en pleine mer valent mieux. Mais ils ne sont pas toujours aisés. L’Atlantique Nord est peu clément aux navires de faibles dimensions. Et puis on est vu, on est remarqué, et la T. S. F. joue aussitôt, si l’on reste accosté quelque temps à un cargo-boat. Les routes de cette mer si fréquentée sont un peu comme celles de terre. On s’y rencontre, on s’y salue et on échange des propos, ne fût-ce que sur la longitude et la latitude.

Qu’on ne pense pas, d’ailleurs, qu’un sous-marin, justement parce que sous-marin, puisse passer inaperçu beaucoup plus qu’un autre bâtiment. Je surprendrai peut-être les personnes qui ne connaissent pas la marine nouvelle, en leur donnant la définition usuelle et un peu ironique du sous-marin : « c’est un bâtiment qui navigue en surface. » On n’ajoute pas, chez nous, mais tout le monde le sait, que ce bâtiment combat en plongée et qu’au demeurant, il plonge toutes les fois qu’il se voit ou se sent poursuivi, toutes les fois aussi qu’il traverse des parages hostiles, toutes les fois même que, le long d’une côte, de simples pêcheurs le peuvent apercevoir.

Quoi qu’il en soit, au large, dans les vastes espaces de l’Atlantique, un Deutschland se tiendra toujours en surface, même après avoir rechargé ses accumulateurs au moyen de sa dynamo actionnée par le moteur à combustion interne et avoir ainsi recouvré ses facultés de marche en plongée. En user autrement et naviguer en plongée sans raison péremptoire, ce serait diminuer à plaisir, dans des proportions considérables, le rendement de la provision de force motrice, c’est-à-dire le rendement du combustible liquide emmagasiné à bord, puisque, je le répète, c’est au moyen de celui-ci que l’on revivifie les accumulateurs d’électricité, que cette transformation d’énergie cause déjà une perte sensible et qu’en dernière analyse la propulsion en plongée est évidemment beaucoup plus coûteuse que la propulsion en surface, à vitesses égales[4].

Tant il y a qu’un accroissement marqué du poids du combustible emmagasiné est d’autant plus désirable pour un sous-marin qu’il ne s’agit pas seulement pour lui d’augmenter son rayon d’action, mais surtout de se donner de plus grandes garanties de sécurité. Il n’y a que la plongée qui sauve…

S’il en est bien ainsi, comme on n’en peut douter, et que d’ailleurs il soit très désirable, pour un véhicule de transport, de diminuer le poids total de l’appareil moteur, sans rien sacrifier du rayon d’action en surface et en plongée, ne se pourrait-il pas que les Allemands eussent substitué un type de moteur relativement léger à celui dont je viens de parler tout à l’heure, qui est bien le type courant dans la navigation sous-marine et qui présente beaucoup d’avantages, mais auquel on reproche avec raison sa complication et le poids considérable des accumulateurs nécessaires pour la marche sous l’eau ?

Quelques techniciens croient que le Deutschland est mû par une machine qui ne comporte qu’une seule source d’énergie, celle que fournit une chaudière à pétrole que l’on chauffe à la manière ordinaire dans la marche en surface et qui, emmagasinant pendant cette période, grâce à d’ingénieux artifices, une quantité considérable de calories, les restitue pour la propulsion pendant la période de plongée.

C’est d’ailleurs encore une idée française et qui a été appliquée en France. Malheureusement, certaines « questions à côté » ont fait abandonner trop tôt des expériences qui ont été reprises en Allemagne au grand chantier de Germania, à Kiel, suceur. sale de l’usine Krupp. Et il existe maintenant, là-bas, une chaudière d’E… — Krupp, très proche cousine de celle qu’inventa, ici, l’ingénieur M…

N’insistons pas. Aussi bien les données que nous avons sur le Deutschland et sur la série qui doit le suivre sont encore trop incomplètes, trop imprécises pour conclure à autre chose qu’à la préoccupation bien certaine des Allemands d’arriver à augmenter dans la plus forte proportion possible le « disponible » de leur nouveau submersible en tonnage utilisable pour des cargaisons de nature spéciale. Je pousserai même jusqu’à croire qu’ils n’ont pas donné à ce bâtiment une vitesse maxima en surface dépassant quatorze ou quinze nœuds, la vitesse en plongée n’allant pas au-delà de huit ou neuf. On avait parlé de 20 nœuds en surface. C’est beaucoup. Appliquée à une coque de 1 500 tonnes seulement, cette vitesse exigerait le développement d’une puissance de 6 000 à 7 000 chevaux représentant un poids de 250 tonnes, au moins, quelque remarquable que pût être le rendement du moteur employé.

En somme, en tenant compte de tous les élémens évaluables avec une certaine approximation, on arrive à cette conclusion que le Deutschland, s’il pèse en tout 2 000 tonnes, peut en consacrer 700, au moins, à son chargement. Répétons-le, si nos adversaires réussissaient à organiser un service régulier — bi-mensuel, par exemple — de transport entre l’Amérique et l’Allemagne avec des bâtimens de ce type, ils auraient résolu un problème fort intéressant au point de vue de leurs industries de guerre et de leur armement.

Oui, mais un service régulier ! Comment y songer quand on n’est même pas assuré que le Deutschlandv — qui laisse, au moment où j’écris, les bords de la Chesapeake, — atteindra jamais ceux de la Weser ou de l’Elbe ! Et s’il y arrive, à quelle époque sera-ce ? Il a mis vingt-sept jours à faire son voyage d’aller, quand l’attention n’était pas encore attirée sur lui et que nul croiseur ne pensait à le rechercher.

Mais aujourd’hui !… On a vu de quelles précautions le capitaine Kœnig s’entoure pour franchir même les eaux territoriales américaines où, déjà, il aperçoit des mines, des filets, des pièges de tout genre. Et ceci m’entraînerait, si je pouvais penser à entreprendre une telle étude, à exposer les moyens d’action des marins alliés contre les submersibles, en général, et contre le Deutschland en particulier. Il n’y faut pas songer. Je rappellerai seulement deux faits qui peuvent servir de base à l’établissement de mesures rationnelles pour la capture des bâtimens de ce type. Le premier, c’est que leur rayon d’action en plongée est, comme je le disais tout à l’heure, nécessairement réduit, malgré tous les progrès que l’on a pu faire en ce qui touche le poids des moteurs et celui de l’approvisionnement de combustible qui leur est réservé. Si ce rayon d’action ou, qu’on remarque bien ceci, l’intervalle qui sépare deux émersions consécutives est à peu près connu, on sent quel parti peuvent tirer de ce renseignement des chasseurs avisés, pourvu qu’ils soient assez nombreux pour battre l’estrade sur les divers secteurs de cercles ayant pour centre commun le point bien constaté où s’est produite la dernière plongée.

Le second fait est que ces très grands submersibles, — j’ai eu déjà l’occasion de le dire ici même, — ne peuvent prendre leur plongée et naviguer avec quelque sécurité dans cette situation que pur des fonds assez élevés. Il leur faut « de l’eau sous la quille, » d’abord parce que leur hauteur même ne laisse pas d’être considérable, relativement, ensuite parce que. en raison de leur longueur, la moindre inclinaison accidentelle peut les conduire à « raguer » fort dangereusement le fond de la mer[5]. Alors qu’un petit sous-marin navigue assez facilement par 10 mètres de fond, il en faut au moins 20 pour un submersible de 1 500 à 2 000 tonnes. Or la limite des fonds de 20 mètres est assez éloignée du cordon littoral des dunes de la Frise orientale pour que des destroyers ou des croiseurs légers puissent y aller attendre un Deutschland sans risquer grand’chose, soit au point de vue des canons de côte, soit au point de vue des mines. Ce Deutschland, qui aura navigué en plongée pendant presque tout son parcours dans la mer du Nord, à partir du parallèle du Firth of Forth, du moins, sera donc forcé d’émerger un peu avant de se trouver dans la zone de protection de la défense fixe allemande.

« Peut-être, me dira-t-on ; mais il y a la défense mobile. Ce précieux submersible, si attendu, sera recueilli et protégé au moment de son émersion par les flottilles de Hochsee torpedoboote… Soit ! Mais alors il y aura bataille, et cela ne saurait nous déplaire, d’autant mieux que, dans le conflit, le submersible émergé recevrait probablement des coups fâcheux.

Je m’arrête là. Le sujet est de ceux qui, si on se laissait entraîner, fournirait la matière d’une forte brochure. Je ne ferai plus qu’une observation et, celle-ci, de portée générale.

Le Deutschland, accueilli d’abord, de l’autre côté de l’Atlantique, avec une stupeur peu bienveillante, — car enfin, il était aisé de sentir la menace de cette apparition soudaine*de la « puissance allemande » au cœur de la Grande République, si peu préparée à la guerre ; — le Deutschland, dis-je, a fini par être l’objet des manifestations répétées, bruyantes, tendancieuses, évidemment, grâce aux menées des pro-germains, d’une curiosité plutôt sympathique. Que les Américains du Nord, avec leur mentalité anglo-saxonne, fussent surtout frappés de la valeur de l’effort sportif, si l’on peut ainsi dire, accompli dans une traversée si chanceuse, à tous égards, nul doute pour qui les connaît. Il n’en reste pas moins que l’empereur allemand, a atteint l’un des buts qu’il se proposait. Il a su frapper des imaginations qui commençaient à se montrer rebelles à l’admiration du Deutschthum.

Il ne compte pas s’en tenir là, sans doute, et déjà il fait annoncer un prochain voyage de Zeppelin au-delà de l’Atlantique. N’en discutons pas encore la possibilité. Ce ne serait, après tout, que l’affaire d’une « bonne série de vents d’Est, » pour prendre les choses au seul point de vue de la marine d’autrefois. Ce que je veux dire, c’est que, du côté des Alliés, on néglige peut-être un peu trop certains moyens d’action sur les neutres qui ne sont pas inutiles autant que nous le persuade notre belle foi dans la justice de notre cause et dans le succès final de nos armes. Est-il donc impossible, pour ne parler que des sous-marins, de faire exécuter par l’un des nôtres, ou plutôt par un groupe des nôtres, non pas une opération purement sportive ou dont l’utilité militaire n’apparaît pas immédiatement, mais une véritable action de guerre d’une haute importance en même temps qu’un exploit sensationnel ? Certes, si nous le voulions bien, et avec persévérance, et avec cette belle ingéniosité que ne nous a pas fait perdre le souci des opérations quotidiennes d’une guerre navale plus difficile, plus ingrate que brillante, certesI nous le pourrions…

De ces exploits où l’imagination se complaît volontiers, il en est un que nous avons essayé déjà de réaliser, mais auquel nous avons dû renoncer, desservis que nous étions par un certain nombre de circonstances défavorables, en particulier par quelques détails extérieurs de la construction de nos bâtimens de plongée : c’est la pénétration dans les rades défendues où se tiennent, jusqu’ici fort tranquilles, les escadres ennemies.

Je me garderai de rien dire sur les moyens d’obtenir ce résultat, mais on me permettra bien d’affirmer que ce résultat peut être atteint. Les difficultés à vaincre sont de l’ordre de celles dont l’étroite et intelligente collaboration du marin et de l’ingénieur doit venir à bout. Le jour où les « manchettes » des journaux de Baltimore porteraient en grosses lettres la nouvelle du torpillage des cuirassés allemands par des sous-marins alliés entrés, malgré tous les obstacles, dans la Jade ou dans l’Elbe, l’exploit du Deutschland serait assurément bien oublié.


Contre-Amiral DEGOUY.

  1. Interview par le correspondant du journal hongrois Vilag, d’après le Matin du 18 juillet.
  2. Je le suppose muni d’écoutilles susceptibles de laisser passer des caisses d’assez fortes dimensions.
  3. On affirme en ce moment que le chargement de caoutchouc a été mis « en vrac » dans les compartimens extérieurs de « water ballast. » L’eau qu’on introduira dans ces compartimens n’altérera pas la précieuse gomme.
  4. On peut admettre la proportion de 3 à 1, grosso modo.
  5. Ce danger, toutefois, est atténué, si les hélices sont dans l’axe médian, ou à peu près, comme celles des torpilles automobiles.