Le Soufflet de Bismarck

Le Soufflet de Bismarck
Revue des Deux Mondes5e période, tome 51 (p. 241-283).
LE SOUFFLET DE BISMARCK


I

Dans la nuit du 12 au 13, Benedetti reçoit la dépêche de Gramont de sept heures du soir. Il a raconté depuis qu’il jugea inutile, inopportune et dangereuse la demande de garanties exigée par cette dépêche : « Ces garanties étaient-elles indispensables, et quelles raisons avait-on de présumer que le roi de Prusse, sorti de ce conflit non sans dommage pour son prestige, aurait pu consentir à y rentrer ? Comment admettre que le Roi, après avoir approuvé, dans une communication faite à l’ambassadeur de France, la résolution de son neveu, aurait pu, aurait voulu l’autoriser à reprendre sa candidature ? » Puisque Benedetti pensait ainsi, il devait ne pas faire sans observations une démarche dont il apercevait les conséquences fâcheuses. Y était-il contraint par ses obligations d’ambassadeur ? Un ambassadeur n’est pas simplement un téléphone qui transmet la parole de son gouvernement. Sans doute, il est cela, mais il est plus encore, un informateur, un conseiller astreint à une initiative éveillée. Benedetti lui-même pratiqua souvent avec à-propos cette règle : il dissuada de demander à l’Italie, en 1860, la garantie du pouvoir pontifical et fit écarter certaines clauses dans le traité relatif à la conquête de la Belgique en 1866. Il se l’était rappelé dans cette négociation d’Ems même : il avait tenu un langage plus modéré que celui qu’on lui avait prescrit, il n’avait point voulu parler d’ordres, mais de conseils, et avait refusé d’informer le Roi de l’envoi, par Serrano, d’un messager au prince Léopold. Les instructions de Gramont du 12, à sept heures, étaient, j’en conviens, plus impérieuses que les autres, mais elles étaient aussi plus graves, et, loin de dispenser du devoir d’observations, elles l’imposaient d’autant plus que les effets d’une démarche mal inspirée devaient, à son avis, être plus irréparables. « J’étais en dissentiment, a-t-il écrit depuis, avec le duc de Gramont. » Mais ce n’est pas en 1895 qu’il fallait, dans des Essais diplomatiques, manifester ce dissentiment, c’était le matin du 13 juillet, par une dépêche d’avertissement et d’objection. En ne le faisant pas, il s’est ôté le droit de censurer Gramont et de se considérer comme à l’abri de tout reproche. Non seulement il accomplit sa mission sans envoyer à Paris aucune critique, mais il y mit autant d’insistance que s’il exprimait une conviction personnelle.

Le matin du 13, à la première heure, il se rend auprès de l’aide de camp de service, Radziwill, et lui demande de solliciter une audience. Le Roi était déjà sorti. Néanmoins, on put l’informer du désir de l’ambassadeur et il répond qu’il le recevra après sa rentrée. En attendant, Benedetti se promenant dans le parc près des Sources, se trouve brusquement en face du Roi (9 h. 10). Guillaume marchait avec son frère le prince Albrecht, suivi d’un adjudant, lorsque, sur le bord de la Sahr, près de la maison des bains, il aperçoit Benedetti. L’ambassadeur avait trop de politesse pour aborder le Roi ; ce fut le Roi qui s’avança vers lui. Les promeneurs, ayant aperçu ce mouvement, regardaient avec curiosité, comme pour essayer de pénétrer le sens de cette rencontre. Alors le prince Albrecht et l’adjudant s’arrêtèrent à quelques pas en arrière, pour contenir la foule afin qu’elle n’entendît pas la conversation. Le visage du Roi était éclairé par le contentement d’un homme qui va sortir d’une affaire pesante à son cœur. « Le courrier de Sigmaringen, dit-il, n’est pas encore arrivé, mais voyez ici une bonne nouvelle. » Et en même temps, il lui tend une feuille supplémentaire de la Gazette de Cologne contenant le télégramme de Sigmaringen. « Par là, ajouta-t-il gaiement, tous nos soucis et toutes nos peines ont pris fin. » Il s’attendait à des remerciemens empressés et satisfaits. Au lieu de cela, Benedetti lui dit d’un ton sérieux : « Un télégramme du duc de Gramont m’annonce la renonciation du prince à la couronne d’Espagne. L’empereur Napoléon a reçu avec satisfaction cette nouvelle et il espère que ce fait mettra fin à l’incident ; mais il désire obtenir de Votre Majesté l’assurance que la candidature, qui vient d’être retirée, ne sera pas reproduite à l’avenir. Et je demande à Votre Majesté de me permettre d’annoncer au duc de Gramont qu’Elle interdirait au Prince de poser de nouveau sa candidature. »

On comprend ce qui dut se passer dans l’âme du Roi. Décidé à terminer l’affaire pacifiquement, à risquer même une rupture avec le ministre de sa confiance et à s’exposer aux critiques de l’opinion nationale allemande, il recevait pour réponse à cet effort honnête une exigence inutile que, malgré toute sa bonne volonté, il lui était impossible d’accueillir sans se déconsidérer. Il montra une possession de lui-même vraiment royale. Très fermement, mais sans manquer à aucune des formes de sa courtoisie habituelle, il témoigna à l’ambassadeur sa surprise de cette exigence inattendue et lui expliqua pourquoi il la repoussait : « Je ne connais pas encore la détermination du prince Léopold, j’attends à tout moment le message qui doit m’en instruire ; je ne puis donc vous donner aucun éclaircissement ni vous autoriser à transmettre à votre gouvernement la déclaration que vous me demandez. » Benedetti insiste, presse le Roi de raisonner par hypothèse et d’admettre comme accomplie la renonciation. Il l’adjure, entrant dans une distinction à laquelle il n’était pas autorisé, d’y consentir comme chef de famille, sinon comme souverain. Le Roi ne s’explique pas sur l’approbation et refuse péremptoirement toute garantie d’avenir. « Je ne veux ni ne puis prendre un pareil engagement ; je dois, pour cette éventualité comme pour toute autre, me réserver la faculté de consulter les circonstances. Qu’arriverait-il en effet si plus tard Napoléon lui-même admettait la candidature ? Je devrais donc alors m’y opposer ? Je n’ai aucun dessein caché et cette affaire m’a donné de trop grandes préoccupations pour ne pas désirer qu’elle soit définitivement écartée. Cependant, vous pouvez répéter à l’Empereur Votre Souverain ce que je vous affirme ici. Je connais mes cousins, le prince Antoine de Hohenzollern et son fils ; ils sont d’honnêtes gens et, s’ils ont retiré la candidature qu’ils avaient acceptée, ils n’ont certes pas agi avec l’arrière-pensée de la reproduire plus tard. » Benedetti revint à la charge une troisième fois : « Je m’expliquerais jusqu’à un certain point que le souverain ou son gouvernement ne voulussent pas engager l’avenir, mais, en restant sur le terrain où le Roi s’est placé lui-même, je m’adresse au chef de la famille des Hohenzollern, et, en cette qualité, Votre Majesté peut assurément accueillir, sans préjudice d’aucune sorte, la demande que j’ai été chargé de lui présenter. Notre démarche est sans arrière-pensée, nous avons uniquement en vue de conjurer tout nouveau dissentiment et de rendre une confiance entière aux intérêts alarmés. » Cette fois le Roi s’impatiente et trouve l’insistance déplacée. Sans cesser d’être poli, sur un ton plus sévère, il dit : « Monsieur l’Ambassadeur, je viens de vous donner ma réponse, et comme je n’ai rien à y ajouter, permettez que je me retire. » Il fait deux pas en arrière, salue, traversant la foule qui s’écarte devant lui, rentre dans son hôtel, plus mécontent qu’il ne l’avait laissé paraître, et, dans le récit qu’il fait à la Reine, il traite Benedetti de presque impertinent.

Benedetti communiqua aussitôt télégraphiquement cette réponse à Paris (10 h. et demie). Peu d’instans après, il reçut la seconde dépêche de la nuit de Gramont, qui atténuait et restreignait la première. Il répondit : « J’attends que le Roi me fasse demander pour me donner connaissance du message du prince de Hohenzollern, qui devrait arriver d’un instant à l’autre. Je profiterai de cette occasion pour insister sur ce que j’ai dit ce matin au Roi et me conformer de nouveau aux ordres de l’Empereur. »


II

A Paris, la journée du 13 s’ouvrit par l’article de Robert Mitchell dans le Constitutionnel : « La candidature d’un prince allemand au trône d’Espagne est écartée, et la paix de l’Europe n’en sera pas troublée. Les ministres de l’Empereur ont parlé haut et ferme, comme il convient quand on a l’honneur de gouverner un grand pays. Ils ont été écoutés ; on a donné satisfaction à leur juste demande. Nous sommes satisfaits. Le prince Léopold de Hohenzollern avait accepté la couronne d’Espagne ; la France a déclaré qu’elle s’opposerait à une combinaison politique ou à un arrangement de famille qu’elle jugeait menaçans pour ses intérêts, et la candidature est retirée. Le prince de Hohenzollern ne régnera pas en Espagne. Nous n’en demandions pas davantage ; c’est avec orgueil que nous accueillons cette solution pacifique, une grande victoire qui ne coûte pas une larme, pas une goutte de sang. »

Je trouvai l’article conforme à mes vues, excellent dans son tour optimiste, et je me rendis à Saint-Cloud, au Conseil, à neuf heures du matin, résolu à obtenir de mes collègues la consécration officielle de ce que l’intelligent écrivain avait si vaillamment exprimé. Le Bœuf ignorait comme tous les autres ministres l’envoi de la demande de garanties. Dans l’antichambre de la salle du Conseil, il rencontre le prince impérial accompagné d’un aide de camp. L’aide de camp lui dit d’un air superbe : « Ce n’est pas fini ! Nous demandons des garanties ; il nous en faut ! » Le Bœuf bondit : « Des garanties ? qu’est-ce que cela signifie ? Que s’est-il passé ? Il y a donc du nouveau ? » Il entre comme un furieux dans la salle du Conseil, se dirige vers Gramont et moi, qu’il aperçoit en conversation debout devant une fenêtre, et nous interpelle d’un accent de colère : « Qu’y a-t-il donc ? Qu’est-ce que ces garanties ? La querelle recommence et je l’ignore ? Mais j’ai arrêté mes préparatifs ! vous ne savez pas quelle terrible responsabilité pèse sur moi. Cela ne peut pas durer, il faut absolument que je sache, ce matin, si c’est la paix ou la guerre. »

Le Bœuf avait jusque-là assisté à nos Conseils muet et sans pousser à la guerre. Même une fois, Chevandier, étant revenu sur notre devoir de ne rien négliger pour préserver la paix, Le Bœuf, qui était son voisin, lui dit, en lui tapant sur la jambe : « Ne craignez pas d’insister, c’est l’avis de l’Empereur. » Ce jour-là, il entra dans la discussion en bourrasque. A peine Gramont a-t-il fini de donner lecture des divers documens reçus ou expédiés depuis la dernière séance et notamment des dépêches de la soirée, que Le Bœuf demande, en termes ardens, le rappel immédiat des réserves : « après quoi, il ne s’opposait pas à ce qu’on fit de la diplomatie autant qu’on le voudrait. Chaque jour que vous me faites perdre, s’écria-t-il, compromet les destinées du pays. » L’appel des réserves qu’il nous demandait, c’était la guerre immédiate, car la Prusse, Benedetti nous en avait prévenus, aurait aussitôt répondu par la mobilisation de son armée. Au moment de l’affaire du Luxembourg, Niel, ayant envoyé Le Bœuf à Metz pour compléter quelques approvisionnemens eu prévision d’une rupture, avait failli ainsi tout précipiter. L’appel des réserves, c’était donc la guerre certaine. Devions-nous vouloir la guerre ? Nous n’avions pas à rechercher s’il convenait ou non de lancer une demande de garanties qui était à cette heure entre les mains du roi de Prusse ; nous ne pouvions pas délibérer comme si les télégrammes de la nuit n’avaient pas été envoyés et comme si la question était demeurée entière ; nous nous trouvions en présence d’un fait accompli qui s’imposait à nous, dont nous étions obligés de tenir compte, et contre lequel il n’y avait de protestation possible qu’une démission. Personne ne parla de la donner, et aucune récrimination, de la part de qui que ce fût, ne se fit entendre, soit par respect pour l’Empereur, soit à cause de son inutilité.

On ne s’occupa que de la question urgente à résoudre : celle de savoir les conséquences que nous laisserions produire à cette demande de garanties que nous ne pouvions plus reprendre. Nous ne possédions encore que le télégramme d’Olozaga contenant la renonciation du prince Antoine et nous fûmes unanimes à convenir que nous ne la considérerions pas comme suffisante tant qu’elle ne serait pas ratifiée par le prince Léopold, approuvée par le roi de Prusse et acceptée par l’Espagne. Si, comme c’était probable, le prince Léopold ne désavouait pas son père, si le Roi l’approuvait comme il s’y était engagé, si l’Espagne se résignait à l’abandon de son candidat, nous déclarerions-nous satisfaits lors même que le Roi refuserait de nous donner la garantie de l’avenir ? Au contraire, insisterions-nous ? Donnerions-nous à cette insistance le caractère d’un ultimatum, et rappellerions-nous nos réserves afin de soutenir nos exigences ? C’est uniquement sous cette forme que se posa la question de paix ou de guerre.

Le Conseil se divisa. Mège et Maurice Richard appuyèrent vivement les conclusions du maréchal : la renonciation du père Antoine n’était pas sérieuse ; le pays exaspéré nous bafouerait si nous nous en contentions ; l’offense était venue du roi de Prusse, c’est de lui que devait venir la réparation ; une garantie pour l’avenir était le moins que nous pussions réclamer ; il n’en fallait pas démordre, et, pour être prêts à l’exiger si on nous la refusait, il était urgent d’accueillir la demande du maréchal et de décréter le rappel des réserves. L’Empereur appuya cet avis ; il reproduisit les divers argumens de sa lettre, et s’échappa à dire amèrement : « Nous avons bien d’autres griefs contre la Prusse que cette affaire Hohenzollern. » A ce moment, la discussion fut interrompue par la remise d’une lettre de Lyons, dont l’Empereur nous donna lecture. Elle contenait un télégramme de Granville, représentant l’immense responsabilité que le gouvernement de l’Empereur encourrait, s’il élargissait le terrain du conflit et ne se déclarait pas satisfait de la renonciation. En s’autorisant de l’appui prompt et énergique qu’il nous avait donné, il nous pressait d’une façon amicale, mais en même temps très urgente, d’accepter la solution advenue comme satisfaisante.

La discussion recommença, élevée, approfondie, ardente. Chacun des membres du Conseil opina nominativement. Je m’opposai au rappel des réserves par les raisons que j’aurais données contre la demande de garanties, si l’on m’avait consulté avant de l’envoyer, et je soutins que, le Roi refusât-il toute garantie, comme c’était à peu près certain, nous devions ne pas insister, déclarer l’affaire finie, ne pas rappeler nos réserves et ne pas nous jeter ainsi dans la guerre au moment où il dépendait de nous d’assurer la paix. Segris et Chevandier me soutinrent, l’un avec sa belle éloquence, l’autre avec son bon sens persuasif. Louvet et Plichon ne furent pas moins pressans. Je repris plusieurs fois la parole, revenant sur les mêmes argumens avec véhémence, presque avec emportement, jusqu’à ce que l’Empereur, qui suivait la discussion sans s’y mêler, ébranlé enfin, se ralliât à ma thèse et entraînât l’adhésion de Gramont. On procéda au vote et mes conclusions furent adoptées par huit voix contre quatre (celles de l’amiral et du maréchal, de Mège et de Maurice Richard), et il fut entendu que nous attendrions sans les troubler le résultat des démarches de Benedetti, mais que, si elles ne réussissaient pas à obtenir les garanties et n’apportaient que l’approbation, nous nous en contenterions. Ainsi, sans retirer la demande de garanties, ce qui n’était pas possible, nous en annulions d’avance les effets. L’intention perverse de ceux qui avaient inspiré cette demande était déjouée, et je m’applaudis de n’avoir pas cédé à ma susceptibilité et d’avoir pu ainsi contribuer à ce succès pacifique. Toutefois, comme nous étions dans l’impossibilité d’exposer et de justifier nos résolutions et d’accepter le débat qu’elles susciteraient avant d’avoir reçu les réponses de Madrid et d’Ems, nous rédigeâmes la déclaration suivante, à lire à la tribune : « L’ambassadeur d’Espagne nous a annoncé officiellement hier la renonciation du prince de Hohenzollern à sa candidature au trône d’Espagne. Les négociations que nous poursuivons avec la Prusse, et qui n’ont jamais eu d’autre objet, ne sont pas encore terminées. Il nous est donc impossible d’en parler et de soumettre aujourd’hui, à la Chambre el au pays, un exposé général de l’affaire. »

Cette déclaration acceptait comme officielle la communication à laquelle, la veille, l’Empereur avait à bon droit refusé ce caractère. C’est la seule contre-vérité que nous nous soyons permise dans cette crise ; elle nous a été inspirée par le désir d’augmenter les chances de la paix en donnant de la consistance à l’acte discuté du prince Antoine. En constatant que les négociations avec la Prusse n’avaient pas d’autre objet que la candidature Hohenzollern, nous écartions les exigences de la Droite et nous dissipions la crainte de Granville que nous n’élargissions le terrain du conflit ; en parlant de nos demandes sans les formuler, nous indiquions que nous ne leur avions pas donné le caractère d’un ultimatum. Le silence gardé sur la demande de garanties en préparait l’abandon. Admettez que, pendant cette délibération, nous eussions reçu de Benedetti un télégramme formulant les objections que soulevait la demande de garanties, et nous demandant de réfléchir avant de lui en réitérer l’ordre, le Conseil, au lieu d’atténuer les effets d’un fait accompli, l’eût empêché de s’accomplir. Et Benedetti aurait ainsi, sans autre effort que celui d’une franchise obligée, rendu un service capital à son gouvernement et à son pays. On le voit, par le récit véridique du premier grand Conseil que nous tînmes dans ces journées décisives, et on le verra encore mieux bientôt : dans nos délibérations, tout fut réfléchi, méthodique, cohérent, et nos résolutions ne varièrent que parce que les événemens varièrent eux-mêmes.


III

La séance terminée, nous étions presque tous sortis de la salle du Conseil et nous étions rendus au salon, sauf Segris, Maurice Richard et Parieu, qui causaient dans un coin, et l’amiral Rigault qui se tenait dans l’embrasure d’une fenêtre. Le Bœuf, qui avait suivi un instant l’Empereur dans ses appartemens, rentre subitement dans la salle du Conseil, agité et soufflant, jette son portefeuille sur un petit meuble en chêne placé près de la porte et s’écrie : « Si ce n’était pas pour l’Empereur, je ne resterais pas cinq minutes membre d’un tel Cabinet, qui, par ses niaiseries, compromet les destinées du pays. » Segris s’arrête stupéfait, Richard s’approche pour le calmer : « Voyons, mon cher collègue… » Le Bœuf ne le laisse pas achever et l’écarté du geste : « Laissez-moi ! » et la figure empourprée, les yeux enflammés, il entre dans le salon où je l’avais précédé, s’approche de Pietri et de Bachon et leur dit : « Le rappel des réserves est repoussé par huit voix contre quatre. C’est une honte, il ne me reste plus qu’à donner ma démission, je serai l’homme le plus populaire de France. On trahit l’Empereur, » et, me montrant : « Voilà l’homme qui le trahit. » Il parlait si haut que Bachon lui dit : « Prenez garde, M. Ollivier va vous entendre. » Mes collègues ont souvent réprouvé cette sortie du maréchal ; je ne me suis pas joint à eux. L’émotion de se sentir rejeté tout à coup, sans avoir été prévenu, sous l’effroyable responsabilité dont il se croyait délivré, explique ces mouvemens désordonnés d’une âme militaire.

La nouvelle de notre résolution pacifique s’était répandue dans le salon où l’Impératrice et sa suite nous attendaient pour le déjeuner. Ce fut à qui nous tournerait le dos ou nous ferait la moue. A table, l’Empereur avait à sa droite le Prince impérial, à sa gauche l’Impératrice. J’étais à gauche de l’Impératrice : elle affecta de ne pas m’adresser la parole, et quand je la provoquai à la conversation, elle me répondit à peine, à mots saccadés, saisit un de mes propos sur la renonciation pour se moquer du « père Antoine » et finit par me tourner le dos. A peine fut-elle polie lorsque nous prîmes congé.

De Saint-Cloud nous nous rendîmes à la Chambre où nous attendait, sous une forme plus agressive, le mécontentement de la Cour. On sentait courir sur les bancs le frémissement sourd et intense, présage des séances passionnées. Dans la salle des conférences, Gambetta, le visage enflammé, aborde Mitchell, le prend par son vêtement et lui dit d’un ton irrité : « Votre satisfaction est scélérate. » Un officier provoque le courageux journaliste en l’accusant de lâcheté. Quand la situation d’un ministre paraît forte, c’est à qui l’abordera, lui serrera la main, lui sourira, en obtiendra un mot ; lorsqu’elle s’affaiblit, c’est à qui l’évitera ; on se borne à le saluer de loin, d’un imperceptible mouvement de tête ; vers lui ne se risquent que quelques fidèles, inquiets et interrogatifs. Ce jour-là, on ne nous saluait que de loin, on passait à côté de nous, sans s’arrêter, d’un pas pressé, et ceux qui ne s’écartaient pas nous serraient la main avec un air de condoléance.

Gramont monte à la tribune et lit notre déclaration. Jérôme David demande de qui émanait la renonciation : il voulait recommencer la querelle sur le « père Antoine. » Gramont répond : « J’ai été informé, par l’ambassadeur d’Espagne, que le prince Léopold de Hohenzollern avait renoncé à sa candidature à la couronne d’Espagne. — Hier, reprend Jérôme David, le bruit a couru que la renonciation venait, non du prince de Hohenzollern, mais de son père. — Je n’ai pas à m’occuper des bruits qui circulent dans les couloirs, riposte sèchement Gramont. — Cette communication, ajoute Jérôme David, a été faite par le garde des Sceaux publiquement dans les couloirs, non seulement à des députés, mais à des journalistes et à tous ceux qui l’entouraient. » Gramont ne répond plus ; Duvernois intervient. Il n’était plus au dépourvu comme la veille. Dans la matinée, il était allé consulter Rouher sur les garanties qu’on devait exiger. Rouher abonda dans son sens et l’engagea à réclamer le désarmement. Il n’y avait pas de moyen plus sûr de mettre le feu à la situation : après l’échec de nos tentatives de janvier, dont Rouher devait être informé par son ami La Valette, soulever la question de désarmement, c’était aller à la guerre à travers un échange aigu de mauvais propos, aussi rapidement que si nous avions exigé l’exécution du traité de Prague, ou un redressement de frontières vers le Rhin. Ainsi endoctriné, Duvernois prie d’un ton rogue la Chambre d’accorder un jour très prochain au développement de son interpellation. Sans attendre notre réponse, Jérôme David, exaspéré de n’avoir pu entraîner Gramont à une discussion sur le « père Antoine, » se lève de nouveau, et, d’une voix sifflante, lit un projet d’interpellation, véritable acte d’accusation contre le Cabinet : « Considérant que les déclarations fermes, nettes, patriotiques du ministère à la séance du 6 juillet ont été accueillies avec faveur par la Chambre et par le pays ; — considérant que ces déclarations du ministère sont en opposition avec la lenteur dérisoire des négociations avec la Prusse… (Vives rumeurs sur un grand nombre de bancs.) Je retire le mot dérisoire, si vous voulez. (Bruit.) — Considérant que ces déclarations du ministère sont en opposition avec la lenteur des négociations avec la Prusse, je demande à interpeller le ministère sur les causes de sa conduite à l’extérieur, qui, non seulement jette la perturbation dans les branches diverses de la fortune publique, mais aussi risque de porter atteinte à la dignité nationale. » (Exclamations et mouvemens en sens divers.)

Jérôme David eut beau retirer le mot dérisoire ; la partie était provisoirement perdue, sous les exclamations et les murmures même de la Droite. On ne peut comprendre, quand on n’a pas siégé dans les assemblées, ces mouvemens instantanés qui, aux jours de crise, déplacent la majorité et la rejettent de l’avis qu’elle paraissait avoir adopté avec passion à l’avis diamétralement opposé : toutes les assemblées sont peuple. Gramont, en protestant contre les paroles de Jérôme David, proposa que le jour de la discussion fût fixé au vendredi 15. Clément Duvernois ne contesta pas. Jérôme David ne se risqua plus à intervenir. Seul Kératry, scellant l’union en train de se conclure entre une portion de la Gauche et la Droite, réclama : « Vous aviez adressé un ultimatum au roi de Prusse, en lui donnant trois jours pour répondre. Ces trois jours sont expirés depuis avant-hier ; si vous ajournez à vendredi, vous faites le jeu de M. de Bismarck, qui se joue de vous. Comme Français, je proteste au nom du pays. » Kératry n’avait pas tort de croire que Bismarck se jouait de la France, mais je ne sais où il avait pris que nous avions donné trois jours au roi de Prusse pour répondre. — L’Assemblée passa outre, et la discussion fut renvoyée au vendredi. Les visages redevinrent sourians. Quelques-uns furent francs : « Vous devez de la reconnaissance, nous dirent-ils, à la brutalité maladroite de Jérôme David : elle vous a sauvés ; sans elle, vous étiez renversés aujourd’hui. » Du reste Lyons, nonobstant notre victoire, ne se méprit pas sur les dispositions de la majorité : « Il n’y a pas eu de manifestation très violente d’opinion, à la Chambre, mais, écrit-il à Granville au sortir de la séance, il est évident que le parti de la guerre a le dessus. »

Du Corps législatif, Gramont se rendit au Sénat. Il y fut accueilli par des manifestations plus accentuées. C’est à qui exprimerait ses impatiences belliqueuses. « Mais ce n’est rien du tout ! s’écria-t-on de divers côtés après la lecture de sa déclaration. — Cela n’apprend rien sur l’attitude de la Prusse. — Et l’article 5 du traité de Prague ? ajoutait Larrabit. — Votre communication, disait Hubert Delisle, parle bien d’une renonciation, sans dire si elle émane du prince ou de son père ; elle ne dit pas si un assentiment quelconque résulte des négociations engagées avec la Prusse. » Il conclut par la nécessité de donner à la préoccupation publique une sorte d’apaisement. — « Il ne s’agit pas d’apaisement ! s’écrie Bonjean, il s’agit d’une question de dignité nationale. » Brenier était allé plus loin : « Tout en prouvant que l’on ne peut porter atteinte au droit de l’Empereur de déclarer la guerre, je me charge de vous prouver que vous devriez la faire. » Gramont refusa la discussion et se contenta de répondre : « Nous ferons la guerre le jour où vous aurez prouvé qu’elle est nécessaire. » Les anciens, qui devaient être les modérateurs, se montraient les plus ardens. « Mauvaise séance, écrit Vaillant sur son carnet, plus mauvaise encore au Corps législatif. Il y a une irritation extrême contre Emile Ollivier. »


IV

Bismarck avait été informé immédiatement par Abeken de la démarche de Benedetti. Aussitôt il télégraphia que « si le Roi recevait une fois encore Benedetti, il donnerait sa démission. » Aucune réponse ne lui ayant été adressée, il télégraphie derechef que « si Sa Majesté reçoit l’ambassadeur une autre fois, il considérera ce fait comme équivalant à l’acceptation de sa démission. » Cette sommation était inutile car, depuis l’insistance prolongée de Benedetti pour soutenir une demande qui, à la réflexion, le révoltait de plus en plus, le Roi était tout à fait décidé à ne plus entrer en conversation avec l’ambassadeur, auquel il avait dit son dernier mot. Il persista seulement, à ne pas donner à cette interruption des rapports personnels un caractère offensant, soit pour la France, soit pour l’ambassadeur. Cette volonté ne fut pas modifiée par un incident qui eût pu entraîner au-delà de ce qui était juste un souverain moins maître de lui-même. A 8 h. 57 était parvenu entre les mains d’Abeken le rapport de Werther sur son entrevue avec Gramont et moi. Abeken, avant d’en parler au Roi, voulut consulter les deux ministres de l’Intérieur et des Finances, Eulenbourg et Camphausen, dont l’arrivée était annoncée pour 11 h. 15. Ils ne furent point d’avis de communiquer le document, jugeant qu’ainsi penserait Bismarck à qui le rapport avait été télégraphié. Ils se rendirent auprès du Roi ; ils lui expliquèrent pourquoi le chancelier n’avait pas continué son voyage et appuyèrent le conseil, déjà télégraphié deux fois, de rompre toute relation avec Benedetti, sans quoi, au grand dommage de son prestige en Allemagne, Sa Majesté serait rendue responsable d’une retraite considérée comme une capitulation devant la France, et Bismarck abandonnerait ses fonctions.

Le Roi ayant demandé si on n’avait pas reçu des nouvelles de Werther, Abeken répondit qu’en effet un rapport était arrivé dans la matinée, qu’il l’avait transmis à Berlin, mais que les deux ministres avaient pensé que ce document n’était pas de nature à être communiqué officiellement à Sa Majesté : « Eh bien ! dit le Roi, supposez un instant que nous soyons de simples particuliers et donnez-m’en lecture. » Le rapport de Werther, surtout lu et interprété par les agens de Bismarck, produisit sur lui une violente indignation. « A-t-on jamais vu une pareille insolence ? écrit-il à la Reine. Il faut alors que je paraisse devant le monde comme un pécheur repentant dans une affaire que je n’ai pas mise en mouvement, conduite et menée, mais c’est Prim et on le laisse hors du jeu. Malheureusement, Werther n’a pas quitté tout de suite la salle après une pareille prétention, et envoyé ses interlocuteurs au ministre Bismarck. Ils sont même allés si loin qu’ils ont dit qu’ils chargeraient Benedetti de cette affaire. Malheureusement, il faut conclure de ces procédés inexplicables qu’ils ont résolu coûte que coûte de nous provoquer et que l’Empereur malgré lui se laisse conduire par ces faiseurs inexpérimentés. »

Le premier mouvement calmé, le Roi fut bien obligé de s’apercevoir qu’il ne s’agissait pas d’une proposition officielle du gouvernement français, mais d’une simple suggestion de deux ministres parlant en leur nom personnel. Il avait pu d’ailleurs constater, le matin même, que Benedetti, dont les instructions étaient postérieures à la conversation avec Werther, n’avait pas, comme l’annonçait à tort celui-ci, reçu l’ordre de demander une lettre d’excuses. Son véritable ressentiment fut alors contre Werther plus que contre nous. En accueillant notre désir, l’ambassadeur avait implicitement admis que son Roi avait quelques torts à réparer, ce qui était en effet dans notre pensée et dans la sienne, et le Roi, blessé qu’il ne se fût pas révolté contre cette hypothèse, écrivit à Abeken : « Il est cependant indispensable de chiffrer à Werther que je suis indigné de la suggestion (zumuthung) Gramont-Ollivier et que je me réserve l’ultérieur. » Cet ultérieur ne serait jamais venu, et les « faiseurs inexpérimentés » lui auraient montré qu’ils respectaient trop leur propre dignité pour offenser celle des autres. Le rapport de Werther ne modifia donc nullement l’attitude du Roi vis-à-vis de Benedetti : n’eût-il pas existé, notre ambassadeur n’aurait pas été reçu. Son arrivée même ne produisit pas le seul effet qu’on en pouvait redouter : elle ne changea pas les formes polies de l’aide de camp envoyé à notre ambassadeur, à ce point que Benedetti ne soupçonna pas cet incident. La publication des documens diplomatiques lui fit seule connaître plus tard ce rapport qu’il a si peu honorablement exploité.


V

À deux heures, l’aide de camp Radziwill se rendit auprès de Benedetti, non pour l’appeler auprès du Roi comme celui-ci le lui avait promis la veille, mais pour lui apprendre que la lettre attendue du prince Antoine était arrivée à une heure. C’était un premier refus d’audience. Radziwill exposa que la lettre du prince Antoine annonçait à Sa Majesté que le prince Léopold s’était désisté de sa candidature à la couronne d’Espagne : par-là Sa Majesté considérait la question comme terminée. En remerciant le Roi de cette communication, Benedetti fit remarquer qu’il avait invariablement sollicité l’autorisation de transmettre, avec le désistement du prince, l’approbation explicite de Sa Majesté ; il dit en outre qu’il avait reçu un nouveau télégramme qui l’obligeait à insister sur le sujet dont il avait eu l’honneur d’entretenir le Roi dans la matinée ; qu’il se voyait dans la nécessité, avant d’adresser à son ministre les informations que Sa Majesté voulait bien lui donner, d’être fixé sur ces deux points, et qu’il sollicitait une audience afin de recommander encore une fois le vœu du gouvernement français. Le Roi lui fait répondre par son aide de camp (3 heures) qu’il avait donné son approbation au désistement du prince dans le même esprit et dans le même sens qu’il avait fait à l’égard de l’acceptation de la candidature, qu’il l’autorisait à transmettre cette déclaration à son gouvernement ; quant à l’engagement pour l’avenir, il s’en référait à ce qu’il avait lui-même notifié le matin. C’était un second refus d’audience. Malgré ce refus, Benedetti insiste pour un dernier entretien, « ne fût-ce que pour s’entendre répéter par Sa Majesté ce qu’elle lui avait dit. » Et sans attendre une nouvelle réponse du Roi, il télégraphie à Gramont celle qui venait de lui être apportée (3 h. 45).

Persuadé comme il l’était qu’il n’obtiendrait aucune concession, Benedetti aurait dû comprendre, qu’on ne dérange pas un Roi pour l’entendre répéter ce qu’il a dit en termes péremptoires, et que toute insistance serait un manque de tact et lui vaudrait des rebuffades désagréables. Sans doute Gramont lui avait envoyé l’instruction d’insister, mais le ministre ne pouvait se rendre un compte exact de l’état d’esprit du Roi, et il n’eût certainement pas réitéré cet ordre s’il eût été sur les lieux. Les conséquences de l’importunité si peu sagace de notre ambassadeur furent immédiates. Le Roi fatigué de ses obsessions, après des refus auxquels il avait donné la forme la plus absolue, fit appel à Bismarck. Il ordonna de lui raconter où l’on en était et de mettre l’affaire entre ses mains. Ce fut fait par un télégramme de deux cents mots d’Abeken, qui fut expédié en chiffres à 3 h. 40 à Berlin : « Ems, 13 juillet, 3 h. 40. — Sa Majesté m’écrit : « Le comte Benedetti m’a arrêté à la promenade pour me demander finalement, d’une manière très pressante, de l’autoriser à télégraphier aussitôt que je m’engageais à ne plus donner mon consentement dans l’avenir si les Hohenzollern posaient de nouveau leur candidature. J’ai refusé d’une façon assez sérieuse à la fin, parce qu’on ne doit pas et qu’on ne peut pas prendre de tels engagemens à tout jamais. Je lui dis, naturellement, que je n’avais encore rien reçu, et, puisqu’il était informé avant moi de Paris et de Madrid, il voyait bien par-là que mon gouvernement était de nouveau hors de cause. » Sa Majesté a reçu depuis lors une lettre du prince Charles-Antoine. Comme Sa Majesté avait dit au comte Benedetti qu’elle attendait des nouvelles du Prince, le Roi a décidé, sur la proposition du comte Eulenbourg et sur la mienne, de ne plus recevoir le comte Benedetti en raison de la prétention exprimée plus haut, et de lui faire dire par son adjudant que Sa Majesté avait reçu maintenant du Prince la confirmation de la nouvelle que le comte avait reçue déjà de Paris, et que Sa Majesté n’avait rien de plus à dire à l’ambassadeur. Sa Majesté s’en remet à Votre Excellence du soin de décider si la nouvelle prétention du comte Benedetti et le refus qui lui a été opposé, doivent être communiqués de suite à nos ministres, à l’étranger et à la presse. »

Le Roi dîna tranquillement et ensuite en finit avec Benedetti en lui envoyant une troisième fois Radziwill (5 h. 30). L’aide de camp lui répéta, toujours très poliment, que le Roi « ne saurait reprendre avec lui la discussion relative aux assurances qui devraient être données pour l’avenir ; il consentait à donner son approbation entière et sans réserve au désistement du Prince ; il ne pouvait faire davantage. » C’était un troisième refus d’audience dont Benedetti aurait fort bien pu nous épargner le désagrément.

Le télégramme, signé par Abeken, était rédigé d’accord avec Eulenbourg et Camphausen, les instrumens de Bismarck. Il constitue une première falsification très grave de la vérité telle qu’elle est constatée par les rapports de Radziwill. J’ai été agréablement surpris de voir cette circonstance capitale, à laquelle n’a point pris garde la légèreté de nos écrivains français, relevée par la critique historique allemande : « La dépêche d’Abeken ne donne pas du tout l’image exacte des événemens, dit Rathlef. Elle apparaît déjà comme une aggravation parce qu’elle ne met pas en lumière ce qu’il y avait de bienveillant dans l’attitude du Roi, parce qu’elle ne dit rien des divers envois de l’adjudant et des diverses propositions qu’il avait eu à soumettre, et surtout parce qu’elle fait supposer que le Roi avait rejeté, en bloc, toutes les demandes de la France, tandis que, sur trois d’entre elles, il en avait admis deux. Il n’avait rejeté que la troisième des demandes, celle de garanties, sans même exclure, toutefois, la possibilité d’une négociation ultérieure à Berlin. » De plus, le télégramme disait faussement que l’ambassadeur avait eu l’inconvenance d’arrêter le Roi sur la promenade, c’était le Roi qui était allé vers l’ambassadeur. Cette falsification était encore aggravée par la faculté donnée à Bismarck de décider si la nouvelle prétention de Benedetti et le refus qui lui a été opposé devaient être communiqués aux ministres, à l’étranger et à la presse. Cette autorisation de publicité constitue un acte d’improbité diplomatique. Il est, en effet, d’une règle incontestée, consacrée par une tradition constante, qu’aussi longtemps que dure une négociation, le secret de ses péripéties doit être scrupuleusement gardé. Nous nous étions conformés à cette règle tutélaire : nous n’avions parlé publiquement à la tribune, le 6 juillet, que parce qu’on nous avait refusé la négociation à Berlin et à Madrid ; depuis que le Roi nous l’avait accordée à Ems, nous refusions de répondre aux interrogations réitérées qui nous étaient adressées dans les Chambres.

Le Roi avait repoussé la demande de garanties, c’était son droit ; il avait refusé de recevoir Benedetti, parce qu’il lui avait déjà dit son dernier mot ; c’était encore son droit ; il informait par télégramme son ministre de ce qui s’était passé à Ems, c’était encore son droit ; mais tout ceci fait, il avait le devoir rigoureux, avant de mettre le public dans sa confidence, d’attendre la réponse que nous ferions à son refus. S’il s’était conformé à ce devoir, nous aurions pris acte de son approbation, et laissé tomber la demande de garanties. C’eût été encore la paix comme le 12 au soir : cette paix n’eût pas été aussi triomphante, car un échec partiel en aurait amoindri l’éclat. Mais, sous un certain rapport ce n’eût pas été sans quelque avantage, car le roi de Prusse, ayant ainsi obtenu un adoucissement à son premier déboire, n’eût pas conservé contre nous le même ressentiment d’amour-propre. En divulguant prématurément son refus, il supprimait en fait cette possibilité de la reprise ultérieure de la négociation à Berlin, qu’admettait, selon la juste remarque de Rathlef, le texte même du télégramme. On comprend alors le mot que prête Busch au Roi quand il fait envoyer la dépêche d’Abeken : « Maintenant Bismarck va être content de nous. »


VI

Bismarck avait passé la journée du 13 en plein dans la crise de fureur, d’anxiété, de désespérance dans laquelle il était plongé depuis son arrivée à Berlin, rugissant comme un lion enfermé dans les barreaux d’une cage. Plus il le pesait, plus l’événement lui apparaissait gros de conséquences pénibles à supporter : il avait cru prendre, il était pris, il s’était découvert sans profit, son roi était compromis ; il nous avait réveillés en sursaut de notre rêve pacifique, et, désormais, nous allions nous tenir sur nos gardes ; l’Europe était édifiée sur la valeur de ses déclarations rassurantes, le prestige de la Prusse en Allemagne était diminué et l’Unité, sous le sabre prussien, retardée. Il s’écriait comme son Shakspeare : « France, je suis enflammé d’un courroux brûlant, d’une rage dont l’ardeur a cette particularité que rien ne peut l’apaiser, si ce n’est le sang, le sang, et ce sang français tenu pour le plus précieux. » L’ambassadeur anglais Loftus étant venu le féliciter de la solution de la crise, Bismarck exprima le doute que la renonciation tranchât le différend. A l’en croire, il aurait reçu le malin des dépêches de Bremen, Kœnigsberg et autres villes exprimant une forte désapprobation de l’attitude conciliatrice prise par le Roi et demandant que l’honneur du pays fût sauvegardé. L’ambassadeur anglais, habitué à ses façons, devina ce qu’il méditait : « Si quelque conseil opportun, quelque main amie n’intervient pas pour apaiser l’irritation qui existe entre les deux gouvernemens, la brèche, au lieu d’être fermée par la solution de la difficulté espagnole, ne fera probablement que s’élargir. Il est évident pour moi que le comte Bismarck et le ministère prussien regrettent l’attitude du Roi et ses dispositions à l’égard du comte Benedetti, et que, par égard à l’opinion publique allemande, ils sentent la nécessité de quelque mesure décisive pour sauvegarder l’honneur de la nation. »

Quelle serait cette mesure décisive ? Tantôt Bismarck pensait à demander des explications sur nos prétendus arméniens, tantôt il voulait quelque garantie donnée par la France aux puissances, reconnaissant que la solution actuelle de la question espagnole répondait d’une manière satisfaisante à nos demandes et qu’aucune réclamation ne serait soulevée plus tard. « Il nous faut savoir, disait-il, si, la difficulté espagnole écartée, il n’existe pas encore quelque dessein mystérieux qui puisse éclater sur nous comme un coup de tonnerre. » Enfin il s’arrêta à l’idée de nous adresser une sommation directe à laquelle nous fussions obligés, sous peine d’être déshonorés, de répondre par un cartel, car il lui importait plus que jamais de rejeter sur nous l’initiative diplomatique de la rupture. Il nous eût sommés de rétracter ou d’expliquer le langage de Gramont à la tribune, en y dénonçant « une menace et un affront à la nation et au Roi. » Il ne pouvait plus « entretenir de rapports avec l’ambassadeur de France, après le langage tenu à la Prusse par le ministre des Affaires étrangères de la France à la face de l’Europe. » Ces dispositions agressives ne se manifestèrent pas seulement par des propos. La presse allemande à un signe de lui élevait ou abaissait la voix. Il avait maintenu dans un calme railleur, presque indifférent, les journaux connus pour avoir un caractère officieux, tant qu’il avait compté que nous ne nous débarrasserions pas du Hohenzollern et que nous serions contraints de nous poser en assaillans ; lorsqu’il eut été déjoué, il déchaîna la presse et la rendit insultante. Lui-même lança, dans la Correspondance provinciale, publication tout à fait officielle, un article menaçant ; il se plaignait, comme nous étions seuls recevables à le faire, des traces regrettables que l’attitude offensante de la France laisserait dans les rapports entre les deux pays.

Au milieu de cette effervescence, il reçoit d’Ems le rapport de Werther. Dans la recherche furieuse à laquelle il se livrait du moyen de faire éclater la guerre, s’il avait pu plausiblement considérer notre conversation avec l’ambassadeur prussien comme la demande d’une lettre d’excuses, il eût eu immédiatement sous la main plus qu’un prétexte, une raison légitime, et il ne l’eût point laissée échapper. Malgré sa colère, il était trop homme d’État pour se croire autorisé à trouver, dans un entretien non authentiqué par celui auquel on l’a prêté, le motif d’une guerre. Il se rappela sans doute ce qu’il avait écrit récemment à propos de Benedetti : « Il est hors de doute que le comte Benedetti a eu l’intention de reproduire ma manière de voir, aussi exactement que possible, mais la différence des points de vue et des impressions personnelles exerce une influence qui ne permet pas toujours, en resserrant les détails d’une longue conversation dans le cadre d’un compte rendu sommaire, de faire paraître sous leur vrai jour la totalité de l’échange d’idées qui a eu lieu et de laisser à chacune les reproductions partielles exactement significatives que leur contenu aurait, si elles se trouvaient reproduites dans le rapport avec le reste de l’entretien. » Il télégraphia donc à Ems de ne pas communiquer au Roi la dépêche de Werther et de la considérer comme non avenue. Ainsi, pas plus à Berlin qu’à Ems le rapport Werther n’a eu la moindre influence sur les négociations et n’a modifié leur tournure. Keudell, qui était à côté de Bismarck, le constate : « Le rapport n’eut d’autre conséquence que d’attirer à notre représentant, outre son congé immédiat, une réprimande sévère pour sa complaisance à se faire l’interprète d’une aussi offensante proposition. Du côté français, il n’a jamais été question de cela vis-à-vis de nous. » En effet Bismarck rappelle Werther, mais non pour nous signifier une rupture, puisque Werther doit expliquer son départ par la nécessité d’une cure d’eaux ; il le rappelle pour le punir d’avoir, en sa naïveté d’honnête homme, paru, en écoutant nos griefs, en avoir reconnu la justesse. Sentant bien qu’il n’avait rien à attendre de Paris, Bismarck tendait l’oreille du côté d’Ems. C’est de là qu’allait lui venir le moyen d’engager cette guerre qu’il avait décidée. Comment le Roi se serait-il conduit envers Benedetti, après les télégrammes comminatoires dont il l’avait harcelé ?


VII

Roon et Moltke étaient à Berlin. Roon y était accouru le 10, Moltke y arriva le 13. Ce jour-là, Bismarck les avait invités à dîner pour qu’ils reçussent avec lui les nouvelles décisives. La première vint de Paris ; c’était le compte rendu de la séance dans laquelle Gramont avait lu notre déclaration du 13. L’interpellation avait été terminée à deux heures et demie, et aussitôt l’ambassade prussienne et les agences diverses en avaient expédié de tous les côtés le compte rendu : comme il était court et en clair, il n’y avait pas eu de temps perdu à chiffrer et à déchiffrer, et il était arrivé très tôt partout dans l’après-midi. Bismarck, avec sa rapide perception, en comprit la portée : nous ne soulèverions aucune question nouvelle, par conséquent, pas de récriminations sur le mépris du traité de Prague, pas de réserves contre l’unité allemande, rien en un mot de nature à éveiller la susceptibilité nationale ; notre phrase molle sur la négociation en cours, comparée à la vigueur de notre ultimatum du 6 juillet, donnait la certitude que nous étions prêts à nous arranger et à ne pas persister dans la seule de nos demandes de nature à déchaîner le conflit : les garanties pour l’avenir. C’était donc encore la paix comme le 12 au soir. La guerre dont il avait besoin lui échappait une seconde fois. Sa colère devint un accablement morne. C’est ainsi que Moltke et Roon le trouvèrent. Il leur confirma ses dispositions de retraite : il lui paraissait évident que le Roi s’était laissé enguirlander ; la renonciation Hohenzollern allait probablement devenir un fait consacré par Sa Majesté ; il ne pouvait prendre son parti d’un tel recul. Roon et Moltke combattent sa résolution : « Votre position, leur répond-il, n’est pas semblable à la mienne ; ministres spéciaux, vous n’avez pas la responsabilité de ce qui va se passer ; mais moi, ministre des Affaires étrangères, je ne puis assumer la responsabilité d’une paix sans honneur. L’auréole que la Prusse a conquise en 1866 va tomber de son front si l’on peut répandre parmi le peuple l’idée « qu’elle cane. »

On se mit à table tristement. A six heures et demie, arrivait la dépêche d’Abeken. Bismarck lut cette dépêche pâteuse qui, certes, n’était pas sans venin, mais qui ne mettait aucune impertinence en relief, et surtout, laissant entr’ouverte la porte de la négociation, n’acculait pas la France à la nécessité de la guerre. Les deux généraux, à cette lecture, furent atterrés au point d’oublier de boire et de manger. Bismarck lut et relut le document, puis se retournant tout à coup vers Moltke : « Avons-nous intérêt à retarder le conflit ? — Nous avons tout avantage à le précipiter, répondit Moltke. Quand même tout d’abord nous ne serions pas assez forts pour protéger la rive gauche du Rhin, notre rapidité à entrer en campagne serait bien vite supérieure à celle de la France. » Bismarck alors se lève, se place devant une petite table et arrange ainsi le télégramme d’Abeken : « Quand la nouvelle de la renonciation du prince héréditaire de Hohenzollern fut communiquée par le gouvernement espagnol au gouvernement français, l’ambassadeur français demanda à Sa Majesté le Roi, à Ems, de l’autoriser à télégraphier à Paris que Sa Majesté s’engagerait pour le temps à venir à ne jamais plus donner son consentement, si les Hohenzollern revenaient à leur candidature. Là-dessus Sa Majesté refusa de recevoir de nouveau l’ambassadeur français et envoya l’aide de camp de service lui dire que Sa Majesté n’avait rien de plus à lui communiquer. »

Ce texte est la falsification[1] d’un texte qui lui-même était déjà falsifié. La falsification d’Abeken, quelque grave qu’elle ait été, conservait encore quelque pudeur ; elle laissait entrevoir qu’entre la demande de Benedetti et le refus du Roi il y avait eu un échange de pourparlers ; Bismarck en supprime toute trace : il fait disparaître l’argumentation du Roi, avec Benedetti à la promenade des Sources, l’annonce faite à l’ambassadeur d’une lettre des Hohenzollern, l’envoi de l’adjudant pour informer de l’arrivée de cette lettre ; il ne reste qu’une demande et un refus brutal sans transition, sans explication, sans discussion. La dépêche embrouillée d’Abeken devient âpre, stridente, coupante, arrogante el, selon l’expression heureuse de Nigra, d’un rude laconisme. L’obus envoyé d’Ems n’avait qu’une mèche destinée à éclater sans effet, en fusée, Bismarck l’arme d’une mèche excellente qui le fera retentir en tonnerre dès qu’il aura touché le sol.

La manipulation de Bismarck se fût-elle réduite à ces suppressions et à cette concentration de la forme, l’accusation d’avoir falsifié le texte d’Abeken serait pleinement justifiée. Il a fait plus : dans la dépêche d’Abeken, il était bien question du refus d’audience à Benedetti, mais ce fait n’était pas mis en vedette ; il était présenté accessoirement comme la conséquence naturelle d’une discussion épuisée ; Bismarck le jette en avant comme étant l’essentiel ou, pour mieux dire, le tout de la dépêche : l’ambassadeur n’est pas reçu, non parce que, lui ayant tout dit, il ne reste plus rien à lui dire, mais parce qu’on n’a pas voulu lui dire quoi que ce soit. Le texte de Bismarck ne mentait pas en affirmant que le Roi avait refusé de recevoir Benedetti, il interprétait mensongèrement un fait vrai et transformait un acte naturel en préméditation offensante, de telle sorte que le télégramme se résumait en un mot : « Le Roi de Prusse a refusé de recevoir l’ambassadeur de France. »

Enfin il contenait une troisième aggravation plus perverse que les précédentes. Dans la dépêche d’Abeken, le Roi avait autorisé sans le prescrire à rendre public… quoi ? Pesez bien les termes : la nouvelle réclamation de Benedetti, le refus qui y avait répondu ; il n’avait nullement autorisé à rendre public le refus de recevoir l’ambassadeur, c’est-à-dire de faire savoir au monde qu’il avait fermé sa porte au représentant d’un de ses frères en royauté ; il n’avait pas poussé jusque-là sa soumission aux ordres de son chancelier. Bismarck, lui, va au-delà et c’est surtout ce qu’il ne lui était pas permis de révéler qu’il mettra en lumière.

Le télégramme ainsi arrangé, sa publicité décidée, il s’agissait de le lancer, de façon qu’il produisît son effet foudroyant. Bismarck explique à ses convives comment il va procéder : « Le succès dépend avant tout des impressions que l’origine de la guerre provoquera chez nous et chez les autres. Il est essentiel que nous soyons les attaqués ; la présomption et susceptibilité gauloises nous donneront ce rôle si nous annonçons publiquement à l’Europe, autant que possible sans l’intermédiaire du Reichstag, que nous acceptons sans crainte les insultes publiques de la France. » Pourquoi attacher tant d’importance à ce que le refus fût notifié, non dans une discussion du Reichstag, mais par une communication exceptionnelle faite à l’Europe ? Parce que la publicité obligée qui résulte des explications inévitables d’un ministre à la tribune n’a pas le caractère provocateur de la publicité volontaire résultant d’une communication insolite.

Il ne suffit pas au chancelier de nous souffleter, il veut que ce soufflet ait un tel retentissement qu’il ne nous soit plus permis de ne pas le rendre. « Si maintenant, dit-il, usant de la permission que me donne Sa Majesté, je l’envoie aussitôt aux journaux et si, en outre, je le télégraphie à toutes nos ambassades, il sera connu à Paris avant minuit ; non seulement par ce qu’il dit, mais aussi par la façon dont il aura été répandu, il produira là-bas, sur le taureau gaulois, l’effet du drapeau rouge. Il faut nous battre si nous ne voulons pas avoir l’air d’être battus, sans qu’il y ait seulement de combat. » Ces explications dissipent la morosité des deux généraux et leur prêtent une gaieté qui surprend même Bismarck. Ils se remettent à boire et à manger. Roon dit : « Le dieu des anciens jours vit encore et il ne nous laissera pas succomber honteusement. » Moltke s’écrie : « Tout à l’heure j’avais cru entendre battre la chamade, maintenant c’est une fanfare. » Regardant gaiement le plafond et frappant sa poitrine de sa main : « S’il m’est donné de vivre assez pour conduire nos armées dans une pareille guerre, que le diable emporte cette vieille carcasse. »


VIII

Le jugement que les deux généraux portèrent sur la signification, l’intention et l’effet de la dépêche falsifiée a été depuis confirmé par tout ce qu’il y a d’honnête et de sérieux parmi les Allemands. Sybel lui-même cesse un moment d’être invinciblement partial et résume avec l’insolence d’un vainqueur, mais avec la précision d’un historien expert, cette manœuvre bien digne du machinateur d’embûches qui, en 1866, conseillait aux Italiens de se faire attaquer par un corps de Croates acheté : « Par la plus grande concision de la forme et l’omission des circonstances déterminantes, l’impression de la communication était changée d’une manière complète. La publication doublait le poids du refus, sa concision le décuplait, c’était maintenant l’affaire des Français devoir s’ils voulaient avaler l’amère pilule ou mettre leurs menaces à exécution. » — « La dépêche, dit Rathlef, se présente comme un rapport sur ce qui s’est passé à Ems, et comme rapport historique elle est susceptible d’en donner une fausse représentation, ou d’éveiller le soupçon que l’ambassadeur a eu peut-être à subir ce qu’il n’a pas subi, el que le Roi a peut-être agi comme il n’a pas agi, et comme il ne pouvait non plus agir ; elle peut faire considérer ce qui était une réponse courtoise, mais ferme, comme un congé grossier et faire penser que le Roi était homme à répondre, à une proposition qui le froisse, par une offense, ce qui n’a jamais été. Ce qu’il y a de plus désagréable, et même à mon sentiment de plus pénible pour les Allemands dans la dépêche d’Ems, c’est d’abord la représentation fausse qu’elle évoque. Mais la réponse que donnait la dépêche ne visait pas seulement les provocations d’alors des Français : elle constituait la réponse à tous les froissemens que Bismarck avait subis de la part de la France pendant son ministère, la réponse définitive aux actes des Français depuis deux cents ans. Il est tout à fait injuste de méconnaître que la propagation officielle et officieuse d’une semblable nouvelle, qui, précisément parce qu’elle ne donnait pas la physionomie exacte des faits, fut envisagée et célébrée comme un défi à la France, constituait par-là une offense réelle à ce pays. Bismarck aurait certainement envisagé une telle façon de procéder à l’égard de l’Allemagne comme une offense. — Les récits allemands de ces événemens omettent complètement de reconnaître ce tort, ils sont en cela injustes. » — Karl Bleibtren juge ces faits avec une équité louable ; il déclare sans ambages que le télégramme contient indubitablement « une offense publique préméditée, un outrage public ; » il va même jusqu’à dire qu’il constitue indubitablement une offense impardonnable. « Cette dépêche, dit Erich Marky, changeait complètement la couleur des événemens d’Ems : aucun échange de nouvelles et de déclarations, comme Radziwill les avait transmises, n’y était mentionné, c’était un refus général et d’une concision tranchante. Le Roi faisait, d’après cette dépêche, ce que Bismarck et ses amis auraient fait à sa place ; il passait, sans transition, de la défense à l’attaque la moins scrupuleuse et la plus irrévocable. Cette dépêche était un soufflet appliqué sur le visage de la France, et dont les conséquences devaient l’obliger à faire la guerre. » C’est à ce jugement que j’ai emprunté le mot de soufflet placé à la tête de ces pages.


IX

Bismarck met aussitôt son plan à exécution. Il envoie le télégramme à son journal officieux, la Gazette de l’Allemagne du Nord, pour qu’il le publie immédiatement dans un supplément spécial et qu’il le fasse afficher sur les murs. Dès neuf heures du soir des crieurs en grand nombre se répandirent dans les rues et les lieux les plus fréquentés de Berlin, distribuant gratis le supplément qui donnait le télégramme. J’ai sous les yeux en écrivant le placard qui contenait cette fatale nouvelle et qui fut aussitôt collé aux fenêtres des cafés, lu, commenté par des groupes nombreux. Une foule immense circula jusqu’à minuit dans la grande allée des Tilleuls. « La première impression, dit un témoin oculaire, fut une stupéfaction profonde, une surprise douloureuse, et l’attitude consternée de la foule m’a rappelé cette grande douleur muette dont parle le poète de la Pharsale : Exstat sine voce dolor. J’avoue que j’ai trouvé quelque chose de navrant dans le spectacle de ce peuple surpris et atterré par une nouvelle qui présage des luttes sanglantes et d’effroyables catastrophes. »

Un autre témoin fut frappé surtout des impressions martiales de la foule. « L’effet, dit. le correspondant du Times, que ce bout de papier imprimé produisit sur la ville fut terrible. Il fut salué par les vieux et par les jeunes ; il fut le bienvenu pour les pères de famille et pour les adolescens ; il fut lu et relu par les dames et par les jeunes filles, et, dans un élan patriotique, repassé finalement aux servantes. Il n’y eut qu’une opinion sur la conduite virile et digne du Roi ; il n’y eut qu’une détermination de suivre son exemple et de relever le gant jeté au visage de la nation. A dix heures, la place devant le palais royal fut couverte d’une multitude excitée. Des hurrahs pour le Roi et des cris : Au Rhin ! se firent entendre de tous côtés. Des démonstrations semblables eurent lieu dans d’autres quartiers de la ville. Ce fut l’explosion d’une colère longtemps contenue. » — « L’émotion fut colossale, dit Sybel, un cri de joie partit des profondeurs du chœur de milliers de voix qui n’en formaient qu’une ; les hommes s’embrassaient avec des larmes de joie ; les vivats au Roi ébranlaient l’air. » La fanfare qui avait exalté les généraux soulevait Berlin. Les diplomates ne se méprirent pas sur la signification du fait bruyant qui se déroulait devant eux. Bylandt ; ministre des Pays-Bas, a raconté à l’un de mes amis qu’après avoir lu le supplément de la Gazette de l’Allemagne du Nord, il rentra précipitamment chez lui, le traduisit et l’expédia à son gouvernement avec ces simples paroles : « Guerre désormais certaine. »

A onze heures et demie, ce télégramme affiché fut expédié aux ministres prussiens à Dresde, Hambourg, Munich et Stuttgard et, à deux heures et demie du matin, à Pétersbourg, Florence, Bruxelles et Rome. Le 14 au matin, le Moniteur prussien le publiait en tête de sa partie non officielle. Pendant qu’on l’affichait sur les murs, qu’on le criait dans les rues, qu’on l’authentiquait dans la Gazette officielle, les agences télégraphiques le jetaient dans toutes les régions où un journal pénètre. Enfin, dans les capitales principales, les ambassadeurs ou ministres de la Confédération du Nord se présentaient chez les ministres des Affaires étrangères et leur en donnaient officiellement connaissance. Dans toutes les langues, dans tous les pays, courait la falsification offensante lancée par Bismarck. L’effet de cette publicité effroyable se produisit d’abord en Allemagne avec autant d’intensité qu’à Berlin. « On accueillit avec joie le congé donné à Benedetti, précisément en raison de ce qu’il paraissait contenir de dur et d’offensant pour la France.

Les journaux faisaient rage. Dans les caricatures, on voyait au fond : la première pièce de l’appartement du Roi à Ems avec une fenêtre ouvrant sur la promenade ; au premier plan, Benedetti en grand uniforme, honteux et capot, arrêté par un aide de camp qui lui barrait le passage d’un air narquois ; on racontait que le Roi lui aurait brusquement tourné le dos et dit à son adjudant : « Dites à ce monsieur que je ne lui donne aucune réponse ; je ne le reverrai plus. » Avant même l’ordre de mobilisation du Roi, le peuple se levait comme un seul homme avec une seule âme. Cette émotion puissante était l’œuvre de la dépêche d’Ems. Cette dépêche a déchaîné le furor teutonicus, la sainte colère du « Mich » allemand.

Le Roi ressentit comme son peuple l’effet de la manœuvre de son chancelier. Il était sur la promenade des Sources à Ems, le 14 au matin, quand on lui communiqua le télégramme arrangé qui ressemblait si peu à la relation écrite par Radziwill. Il le lut deux fois, très ému, le tendit à Eulenbourg, qui l’accompagnait, et lui dit : « C’est la guerre. » — « C’est la guerre ! » disait encore au même moment le ministre prussien à Berne, comme s’il eût entendu l’exclamation de son Roi. Notre ministre, Comminges-Guitaud, se rendait pour affaires courantes au palais fédéral ; à ce moment, le général comte Reder, ministre prussien, sortait de chez le président de la Confédération. Dès que Reder aperçut Comminges-Guitaud, il vint vers lui et lui dit : « Eh bien ! mon cher comte, nous allons donc nous faire la guerre ; j’en suis consterné. Donnons-nous une dernière fois la main avant de devenir ennemis. » Comminges stupéfait s’écrie : « La guerre est donc déclarée ? — Mais oui, répondit Reder, d’après un télégramme reçu cette nuit, le Roi a refusé de recevoir le comte Benedetti et lui a fait savoir qu’il rejetait les demandes de la France. » La première parole de Guitaud, dès qu’il fut auprès du président Doubs, fut : « La guerre est donc déclarée ? — C’est, lui répondit celui-ci, ce que M. le ministre de Prusse vient de m’apprendre. »

Ainsi, dans la journée du 14, avant que notre presse et notre Gouvernement eussent prononcé un seul mot, d’un bout de l’Allemagne à l’autre, d’instinct, la foule interprétait le télégramme comme signifiant : Guerre. Et ce mot terrible était prononcé par l’Allemagne alors qu’à Paris, le Cabinet luttait avec énergie et non sans espoir pour le maintien de la paix.


X

Depuis la séance de la Chambre jusqu’assez tard dans la nuit, le 13, en l’absence de nouvelles définitives d’Ems et de Berlin, la fermentation des esprits devenait à chaque minute plus violente à Paris. Notre réponse à l’interpellation soulevait une réprobation presque générale. Le Pays disait, dans un article qu’on s’arrachait : « Nous sommes dans la situation de ces officiers qui désespèrent de leurs chefs et qui, brisant leur épée, la jettent en morceaux. C’est avec tristesse, presque avec dégoût, que nous consentons encore à prendre notre plume, cette plume impuissante à conjurer la honte qui menace la France. C’est qu’en effet, et dans une naïveté sans égale, M. le premier ministre a cru bien sincèrement que tout peut, que tout devait s’arranger par la dépêche du prince Antoine. Or, que vient faire, dans tout cela, ce vieillard grotesque et cacochyme, ce père Ducantal, ce père Antoine, comme on l’appelle déjà, à qui personne n’adresse la parole, que nul ne connaît, et qui n’a rien à dire ? Son fils, le prince Léopold, est plus que majeur, puisqu’il a trente-cinq ans, et n’a que faire des radotages de son père. Il ne l’a pas consulté pour accepter, il n’a pas à le consulter pour refuser. C’est à la Prusse que M. de Gramont s’adresse, et c’est le père Antoine qui répond. Mais rien ne serait aussi comique, si toutefois le comique doit se trouver dans l’abaissement de notre pays. Et c’est cette prix-là, sans garantie, sans caution, reposant sur une dépêche d’un vieillard, que l’on voulait offrir à la France soulevée par l’élan national ? La Prusse se tait, la Prusse refuse de répondre et garde un dédaigneux silence. Et les avocats qui nous gouvernent, satisfaits de leur plaidoirie de l’autre jour, abandonnent leur client, la France, sans s’inquiéter davantage de son honneur, de sa dignité, de ses intérêts ! Oh ! si les événemens devaient prendre cette tournure définitive, ce serait à rougir d’être Français et à demander d’être nationalisés Prussiens ! Mais c’est impossible, et l’Empereur ne peut pas nous laisser plus longtemps le front courbé dans la poussière. Hier soir, les boulevards étaient remplis d’une foule anxieuse, des bandes d’étudians parcouraient les rues en disant le Chant du Départ ; voilà cinq jours que la France est décidée à se battre ; le peuple murmure et demande si désormais nous allons toujours reculer. La France se révolte contre des ministres qui ne savent ni la défendre, ni la protéger, ni la couvrir, et elle fait un suprême appel à l’Empereur. Qu’il balaie tous ces parleurs, tous ces fabricans de paroles creuses et vaines, et qu’on en vienne donc aux actes ! — PAUL DE CASSAGNAC.

« Dernière nouvelle. — Trois heures. — La reculade est consommée. Le ministère, par l’organe de M. le duc de Gramont, déclare la France satisfaite par la dépêche du prince Antoine de Hohenzollern. Ce ministère aura désormais un nom : LE MINISTÈRE DE LA HONTE ! — P. DE C. »

Maintenant qu’il est convenu que tout le monde a été opposé à la guerre, je stupéfierais certaines gens, si je leur rappelais leur langage dans cet après-midi. « Vous êtes incompréhensible, me disait-on, vous êtes le ministre du plébiscite ; vous pouvez être celui de la victoire et vous ne le voulez pas ! Tout ce que vous avez si péniblement conquis au prix de tant de sacrifices, de patience, de ruptures, sera perdu ou compromis. Ayant conduit le pays à la victoire, la Droite en profitera pour satisfaire ses passions, venger ses rancunes. Elle faussera les institutions libérales, reprendra les candidatures officielles, chassera des comices les candidats indépendans, se créera une majorité animée de ses sentimens, et elle interrompra l’œuvre de conciliation, de rapprochement, de rajeunissement que vous n’avez pu encore qu’ébaucher. » — « Je ne conteste pas, répondais-je, la force de ces considérations : il se peut que je tombe dans l’impuissance et l’isolement au milieu du dédain public, comme un homme sans résolution et sans courage ; mais je ne crains pas d’affronter ce discrédit. Lorsque je croirai la France menacée dans sa dignité et dans son honneur, je pousserai le premier le cri de guerre, et je n’aurais pas hésité à le faire si la candidature n’avait pas été retirée ; mais elle va disparaître, et vous voulez que, profitant d’une émotion momentanée, mon gouvernement s’engage dans une sanglante entreprise à seule fin de rehausser ma personne ou mon système ? Vous vous trompez sur les conséquences de la guerre, ajoutai-je. La victoire est certaine, je le veux bien ; tous les hommes de guerre, grands et petits, la promettent ; mais que ferons-nous de cette victoire ? prendrons-nous le Rhin ? contraindrons-nous Francfort, la patrie de Gœthe, Bonn, celle de Beethoven, Heidelberg, le nid de la jeunesse allemande, à devenir françaises ? Et de quel droit ? La conquête, selon notre théorie française des nationalités, n’est plus un juste titre d’acquisition. Croyez-vous que l’Allemagne vous laisserait tranquilles possesseurs de votre proie ? Ses enfans séparés ne cesseraient de tendre les mains vers elle, et la guerre renaîtrait tant que leur délivrance n’aurait pas été opérée. Nous ne retiendrions pas les provinces rhénanes plus que l’Autriche n’a gardé Venise. Et à ne s’en tenir qu’aux résultats moraux, quel désastre qu’une guerre entre deux nations aussi civilisées ! Sans doute il existe une Allemagne barbare, avide de combats et de conquêtes, celle des hobereaux, une Allemagne pharisaïque, inique, celle de tous les pédans inintelligibles dont on nous a trop vanté les creuses élucubrations et les microscopiques recherches. Mais ces deux Allemagnes ne sont pas la grande Allemagne, celle des artistes, des poètes, des penseurs, celle de Bach, de Mozart, de Beethoven, de Goethe, de Schiller, de Henri Heine, de Leibnitz, de Kant, de Hegel, de Liebig, etc. : celle-là est bonne, généreuse, humaine, charmante, pacifique ; elle se peint dans le mot touchant de Goethe, à qui on demandait d’écrire contre nous et qui répondit, qu’il ne pouvait trouver moyen dans son cœur de haïr les Français. Si nous ne nous opposons pas au mouvement naturel de l’Unité allemande, et si nous la laissons s’opérer tranquillement par étapes successives, elle ne donnerait pas la suprématie à l’Allemagne barbare, à l’Allemagne sophistique, l’assurerait à l’Allemagne intellectuelle et civilisatrice. La guerre, au contraire, établirait la domination, pendant une durée impossible à calculer, de l’Allemagne des hobereaux et des pédans, car c’est autour d’elle que se préparerait le retour offensif au Rhin. »

Que de fois en quelques heures j’ai répété ces raisonnemens, jusqu’à m’épuiser, à ceux qui s’empressaient autour de moi, avec l’espérance de me convaincre ! Les autres membres du ministère, en communication habituelle avec la presse, bataillaient non moins énergiquement. Seul, Gramont continuait à part son dialogue avec Benedetti. A huit heures et demie du soir, il lui télégraphiait : « Ainsi que je vous l’avais annoncé, le sentiment public est tellement surexcité, que c’est à grand’peine que, pour donner des explications, nous avons pu obtenir jusqu’à vendredi. Faites un dernier effort auprès du Roi ; dites-lui que nous nous bornons à lui demander de défendre au prince de Hohenzollern de revenir sur sa renonciation ; qu’il vous dise : « Je le lui défendrai, » et vous autorise à nous l’écrire, ou qu’il charge son ministre ou son ambassadeur de me le faire savoir, cela nous suffira. J’ai lieu de croire que les autres Cabinets d’Europe nous trouvent justes et modérés. L’empereur Alexandre nous appuie chaleureusement. Dans tous les cas, partez d’Ems et venez à Paris avec la réponse, affirmative ou négative… » Quelques instans après la rédaction de cette dépêche, lui arrivait la preuve qu’il s’illusionnait sur les sentimens favorables de l’Europe, dont il envoyait l’assurance à Benedetti. A huit heures et demie, il recevait un courageux avertissement de Saint-Vallier. « Toute nouvelle insistance de notre part auprès de la Prusse serait maintenant regardée, dans l’Allemagne du Sud, comme une preuve de vues belliqueuses et accréditerait l’opinion qu’on répand que l’affaire Hohenzollern est pour nous un prétexte et que nous voulons la guerre. La renonciation déplace la situation ; ceux qui nous approuvaient nous blâment, et notre position devient mauvaise si nous réclamons d’autres garanties. Nous pouvions espérer, dans ce conflit, la neutralité du Sud (quelle erreur ! ) : il n’y aurait plus à y compter aujourd’hui. L’opinion ne nous est plus favorable, même chez les anti-prussiens, on dit que nous voulons la guerre pour échapper à des embarras intérieurs ; nos déclarations pacifiques, bien accueillies, il y a deux jours, ne trouvent plus aucune créance ; M. de Varnbuhler est désespéré ; l’accueil froid et évasif, qu’il avait fait hier matin à la communication prussienne, vient de faire place à une attitude sympathique. Le langage des agens diplomatiques nous devient contraire. « L’ami Beust lui-même faisait savoir à Gramont « qu’il aurait tort de pousser les choses à l’extrême et que personne, mieux que lui, n’était en mesure de juger les dispositions des Etats du Sud, et qu’il était convaincu que si la France comptait sur les sympathies de ces Etats, elle commettrait une grande erreur. » De Pétersbourg, Fleury ne fut pas moins sincère. En l’absence de Gortchakof, il avait vu le Tsar. Avant qu’il eût montré le texte de la demande de garanties, Alexandre entra dans une véritable colère. « Je m’étais donné beaucoup de peine pour éviter la guerre, vous la voulez donc ? » Et comme Fleury lui parlait de notre honneur, il riposta vivement : « Votre honneur ! et l’honneur des autres ? » Quand il eut lu attentivement la dépêche de Gramont, il se calma, mais il refusa d’intervenir de nouveau auprès de son oncle. Persuadé bien à tort que la renonciation était due à son influence personnelle, il ne voulait pas peser davantage sur le roi de Prusse, « dont la fierté était blessée et qui se trouvait, lui aussi, en face du sentiment national déjà froissé par la renonciation du prince Léopold. »


XI

En même temps que ces avertissemens salutaires, nous arrivèrent dans la soirée des nouvelles propices. Olozaga vint m’annoncer que son gouvernement lui avait envoyé son approbation, qu’il la notifierait au prince Antoine et ne s’occuperait plus de cette candidature. Cependant les choses n’étaient pas, en réalité, aussi avancées. Serrano admettait l’authenticité de la renonciation, mais Sagasta ne comprenait rien à ce qui s’était passé et attendait une confirmation par l’ambassadeur d’Espagne à Berlin ; de plus, il ne considérait pas comme sérieuse une renonciation n’émanant pas du prince lui-même. Des hommes d’État tels que Silvela avaient conseillé aux ministres de passer outre à la renonciation et de faire proclamer Léopold par les Cortès. « Il renoncera de nouveau si cela lui convient quand il aura été nommé, » disaient-ils. Serrano calma cette ardeur, l’insistance d’Olozaga et la menace de sa démission achevèrent d’en triompher. Nous qui ignorions ces circonstances, nous acceptâmes les assurances de l’ambassadeur et nous considérâmes la question comme close du côté de l’Espagne. On devine si je le remerciai chaleureusement. Je lui dis : « L’approbation du Roi ne nous est point parvenue, mais je n’en doute pas, et j’ai pris mon parti de ne pas obtenir le reste. Nous tenons donc la paix. Demain matin, avant le Conseil, je préparerai une déclaration aux Chambres dans ce sens. J’y parlerai de l’Espagne et de vous et je tiens à ce que vous soyez content de mon langage. Venez donc me voir demain de bonne heure ; je vous soumettrai ma rédaction. » Il me promit de venir. J’allai ensuite aux Affaires étrangères chercher, si elle était enfin arrivée, la seule pièce qui me manquât, la réponse d’Ems. Gramont n’y était pas.

Il avait reçu, indépendamment de la communication d’Olozaga, un troisième et un quatrième télégramme de Benedetti, vers les dix heures et demie et onze heures. Le troisième (de 3 h. 45) disait : « Le Roi a reçu la réponse du prince de Hohenzollern : elle est du prince Antoine et annonce à Sa Majesté que le prince Léopold, son fils, s’est désisté de sa candidature à la couronne d’Espagne. Le Roi m’autorise à faire savoir au gouvernement de l’Empereur qu’il approuve cette résolution. Le Roi a chargé un de ses aides de camp de me faire cette communication et j’en reproduis exactement les termes. Sa Majesté ne m’ayant rien fait annoncer au sujet des assurances que nous désirons pour l’avenir, j’ai sollicité une dernière audience pour lui soumettre de nouveau et développer les observations que je lui ai présentées ce matin. J’ai de fortes raisons de supposer que je n’obtiendrai aucune concession à cet égard. » Le quatrième télégramme (d’Ems, sept heures du soir) disait : « A ma demande d’une nouvelle audience, le Roi me fait répondre qu’il ne saurait consentir à reprendre avec moi la discussion relative aux assurances qui devraient, à notre avis, nous être données pour l’avenir. Sa Majesté me fait déclarer qu’elle s’en réfère à ce sujet aux considérations qu’elle m’a exposées ce matin. Le Roi a consenti, a dit encore son envoyé au nom de Sa Majesté, à donner son approbation entière et sans réserve au désistement du Prince ; il ne peut faire davantage. J’attendrai vos ordres avant de quitter Ems. M. de Bismarck ne viendra pas ici : je remarque l’arrivée des ministres des Finances et de l’Intérieur. » Gramont s’était empressé d’apporter à l’Empereur, à Saint-Cloud, ces documens importans.

A ma rentrée, après une longue promenade, je trouvai le billet suivant qui m’attendait depuis quelque temps : « Cher ami, je vais à Saint-Cloud. Encore une nouvelle. Il (le Roi) a communiqué la lettre de Hohenzollern et approuvé, c’est peu. Figurez-vous que je ne me console pas de ce mot de ma réplique de tantôt. Cela me navre de penser qu’on pourrait croire que j’ai voulu vous nuire. C’est si loin de mon cœur et de ma pensée. Tout à vous. » Il faisait allusion à ses paroles dédaigneuses sur les bruits de couloirs qu’on aurait considérées comme me visant. Le texte des télégrammes de Benedetti n’était pas joint à ce billet. Je répondis immédiatement : « Cher ami, je suis heureux du mot de votre réplique, puisque cela me permet d’apprécier et d’aimer davantage votre cœur. Ne songez plus à cette misère. Je ne trouve pas que le approuvé soit peu, rapproché surtout de la dépêche qu’Olozaga vous a communiquée. Ne vous engagez pas, même vis-à-vis de vous-même, avant discussion entre nous. Tout à vous. »

A Saint-Cloud, Gramont s’était heurté à Jérôme David, qui y avait dîné. En vérité, on eût dit qu’il était venu rendre compte d’un mandat et recevoir des félicitations. Gramont fit observer à l’Empereur que ce dîner, quelques heures seulement après la séance de la Chambre, produirait une mauvaise impression, et, en effet, les journaux de la guerre l’annoncèrent le lendemain avec triomphe. L’Empereur répondit que l’invitation venait de l’Impératrice et qu’il n’avait cependant pas pu renvoyer Jérôme David. De retour à Paris, très tard, Gramont s’empressa de m’informer du résultat de sa visite par le billet suivant : « Mon cher ami, je reviens de Saint-Cloud. L’indécision est grande. D’abord la guerre. Ensuite le doute à cause de cette approbation du Roi. La dépêche espagnole pourra peut-être faire pencher vers la paix. L’Empereur m’a chargé de vous prier de faire savoir à tous nos collègues qu’il les attend à dîner demain à sept heures, pour tenir un Conseil dans la soirée. Tout à vous. »

Ici encore, Gramont parlait en ambassadeur plus qu’en ministre responsable. Sans doute l’opinion d’e Saint-Cloud était de quelque importance, mais la mienne et celle de mes collègues ne l’étaient pas moins et, à cette heure et dans cette nuit du 13, il n’y avait dans mon esprit aucune espèce d’incertitude : le roi Guillaume avait répondu avec une netteté qui ne laissait rien à désirer ; il nous avait communiqué la renonciation par Benedetti en déclarant qu’il l’approuvait ; Olozaga nous notifiait une adhésion sans réserves ; à moins d’être de mauvaise foi, on était obligé de convenir que cette double acceptation de la Prusse et de l’Espagne impliquait une garantie d’avenir plus que suffisante. Nous avions atteint le but que nous nous étions donné. Il n’y avait plus qu’un moyen d’amener la guerre, c’était de sortir de l’affaire désormais réglée selon notre gré et de soulever la querelle de nos griefs généraux contre la Prusse : j’étais résolu à n’y pas consentir.


XII

Le 14 au matin, tranquille enfin, après tant de tourmens, je me mis à rédiger la déclaration que j’entendais soumettre le soir à Saint-Cloud, au Conseil des ministres. J’ai gardé ce que j’en avais écrit : « Il y a huit jours, le gouvernement français déclarait à cette tribune que, quel que fût son désir de conserver la paix du monde, il ne souffrirait pas qu’un prince étranger (reproduire nos paroles du 6…). Aujourd’hui nous avons la certitude qu’un prince étranger ne montera pas sur le trône d’Espagne. Cette victoire nous est d’autant plus précieuse qu’elle n’a été obtenue que par la force de la raison et du droit et qu’elle n’a pas été préparée par de sanglans sacrifices. En présence de l’enthousiasme patriotique que notre attitude avait éveillée, il eût été facile de mêler une question à une autre et de créer quelque prétexte pour entraîner le pays dans une grande guerre. Cette conduite ne nous eût paru digne ni de vous, ni de nous ; elle nous eût aliéné les sympathies de l’Europe et, à la longue, celles du pays. Lorsque nous marcherons vers un but, nous ne vous le cacherons pas, nous le montrerons clairement. Nous avons demandé votre concours contre une candidature prussienne au trône d’Espagne. Cette candidature est écartée ; il ne nous reste plus qu’à reprendre avec confiance les œuvres de la paix… »

J’allais continuer en parlant du rôle d’Olozaga et de l’Espagne, lorsque la porte s’ouvre et l’huissier annonce : Son Excellence le ministre des Affaires étrangères. A peine le seuil franchi, avant même d’être parvenu au milieu de mon cabinet, Gramont s’écrie : « Mon cher, vous voyez un homme qui vient de recevoir une gifle. » Je me lève : « Je ne vous comprends pas, expliquez-vous ! » Il me tend alors une petite feuille de papier jaune, que je verrai éternellement devant mes yeux. C’était un télégramme de Lesourd, expédié de Berlin le 13 après minuit, ainsi conçu : « Un supplément de la Gazette de l’Allemagne du Nord qui a paru à dix heures du soir contient en résumé ce qui suit : « L’ambassadeur de France ayant demandé, à Ems, à S. M. le roi de l’autoriser à télégraphier à Paris qu’elle s’engageait pour l’avenir à ne pas donner son consentement à la candidature de Hohenzollern, si elle venait à se poser de nouveau, le Roi a refusé de recevoir l’ambassadeur et lui a fait dire par l’aide de camp de service qu’il n’avait plus rien à lui communiquer. » Cette nouvelle, publiée par le journal officieux, jette une vive émotion dans la ville. »

— Benedetti ne vous avait donc pas prévenu ? dis-je à Gramont. — Voici, me répondit-il, ce qu’il m’a télégraphié dans l’après-midi. Ces quatre télégrammes me sont arrivés successivement dans la soirée, et je n’avais pas cru urgent de les joindre à mes deux billets. » Après avoir lu les télégrammes de Benedetti, je relus celui de Lesourd. Je compris l’exclamation de Gramont. On n’échoua jamais plus près du port. Je restai quelques instans silencieux et atterré. « Il n’y a plus d’illusions à se faire, dis-je, ils veulent nous obliger à la guerre. » Nous convînmes que je réunirais tout de suite mes collègues afin de les mettre au courant de ce coup imprévu, tandis qu’il retournerait aux Affaires étrangères où Werther s’était fait annoncer. Survint alors Olozaga, aussi tranquille que je l’étais moi-même quelques instans auparavant, pour entendre la lecture de ma Déclaration pacifique. Je lui donnai connaissance des télégrammes de Benedetti et de celui de Lesourd. Il ne fut pas moins consterné que je l’avais été. Serviable et empressé, il m’offrit de courir chez Werther, afin d’obtenir quelques explications si cela était possible. J’acceptai, mais il ne rencontra pas l’ambassadeur prussien. Nos collègues ne tardèrent pas à arriver, très troublés ; ils ne pensèrent pas qu’il fût possible de différer jusqu’au soir un Conseil plénier et me chargèrent de télégraphier à l’Empereur la prière de venir aux Tuileries l’après-midi, pour le présider.

À midi et demi, l’Empereur arrivait aux Tuileries et nous réunissait autour de lui. Il avait traversé, comme nous, une foule impatiente et colère, de laquelle s’élevaient des cris stridens, des excitations désordonnées, des protestations contre les lenteurs diplomatiques. Notre délibération dura près de six heures. Au début de la séance, Gramont, laissant tomber son portefeuille sur la table, dit en s’asseyant : « Après ce qui vient de se passer, un ministre des Affaires étrangères qui ne saurait pas se décider à la guerre ne serait pas digne de conserver son portefeuille. » Le Bœuf ne nous dit pas que l’armée prussienne, mobilisée, marchait sur notre frontière, ainsi que l’ont raconté les nouvellistes : si cette mobilisation eût été ordonnée, nous en aurions été informés par Benedetti et Stoffel. Il dit seulement que, d’après ses renseignemens occultes, l’armement était commencé, que l’on achetait des chevaux en Belgique et que, si nous voulions ne pas être prévenus, nous n’avions pas un moment à perdre. Malgré l’impression que nous fit ce langage de nos deux collègues et les raisons indiscutables qui le motivaient, nos perplexités furent longues. Ne nous abandonnant pas à l’impulsion de notre premier mouvement, nous examinâmes le procédé de Bismarck et du Roi en diplomates et en jurisconsultes. Nous recherchâmes d’abord quelle était la nature du document inséré dans la Gazette de l’Allemagne du Nord. Si ce n’avait été qu’un entrefilet de journal, nous n’y eussions pas même pris garde ; nous n’en eussions pas été plus occupés que de tant d’autres que nous avions laissés passer sans mot dire. C’était un supplément spécial, en forme d’affiche blanche à gros caractères (nous l’avions sous les yeux), qui pouvait être collé sur les murs et les devantures. L’information qu’il donnait n’était pas dans la forme d’un article de journal, c’était le texte même d’un acte officiel dont la communication n’avait pu être faite que par les ministres qui l’avaient rédigé et avec l’intention bien arrêtée de la jeter dans le public. Nous considérâmes donc cette publication comme un affront intentionnel. Et cependant, cette conviction acquise, nous ne savions nous résoudre à la mesure décisive. Nous nous acharnions à la paix, tout en sachant qu’elle n’existait déjà plus. Nous nous débattîmes longtemps ainsi entre deux impossibilités, cherchant des atténuations et les rejetant, reculant devant le parti décisif, puis y étant invinciblement ramenés. Hésitations, ont dit ceux qui n’ont jamais connu les angoisses des lourdes responsabilités : « Non, répond Frédéric, incertitudes qui précèdent tous les grands événemens. »

Enfin nous fûmes forcés de nous avouer qu’une résignation serait avilissante, que ce qui s’était passé à Berlin constituait une déclaration de guerre, qu’il ne s’agissait plus que de savoir si nous courberions la tête sous un outrage ou si nous la relèverions en hommes d’honneur. Il ne pouvait pas y avoir un doute, et nous décrétâmes le rappel des réserves (4 heures). Le maréchal se leva aussitôt pour aller au ministère exécuter notre décret. Il avait à peine fermé la porte qu’un scrupule le saisit. Il rentre, et dit : « Messieurs, ce que nous venons de décider est très grave ; mais on n’a pas voté. Avant de signer le rappel des réserves, je réclame un vote nominatif. » Il nous interrogea lui-même, l’un après l’autre, en commençant par moi et on finissant par l’Empereur. Notre réponse fut unanime. « Maintenant, dit le maréchal, ce qui va se passer ne m’intéresse plus. » Et il se rendit au ministère où il fit préparer les ordres pour le rappel des réserves (4 h. 40).

Alors j’offris à l’Empereur un moyen suprême de mettre au-dessus de tout soupçon ses intentions pacifiques : « Que Votre Majesté me permette de soutenir au Corps législatif que, malgré tout, l’affaire est terminée et que nous n’attachons pas d’importance à la divulgation prussienne. La cause est mauvaise ; je la défendrai sans conviction et je ne la gagnerai pas ; nous tomberons sous un vote écrasant ; nous aurons du moins complètement couvert Votre Majesté. Obligé par la Chambre de renvoyer un ministère de paix et de prendre un ministère de guerre, vos ennemis ne pourront vous accuser d’avoir cherché la guerre, dans un intérêt personnel. » L’Empereur ne goûta pas ma proposition : « Je ne puis me séparer de vous, dit-il, au moment où vous m’êtes le plus nécessaires. » Et il me pria de ne pas insister. Que d’événemens se seraient déroulés autrement si j’avais entraîné l’Empereur à mon avis !

Nous avions commencé à arrêter les termes de notre Déclaration aux Chambres, lorsqu’on vint annoncer à Gramont l’arrivée d’une dépêche chiffrée de Benedetti. Nous suspendîmes notre délibération. La dépêche déchiffrée n’était que la périphrase des derniers télégrammes. Seulement, le langage qu’elle prêtait au Roi, sans cesser d’être aussi négatif, paraissait moins raide. Il n’y avait pas là de quoi nous faire retourner en arrière. Cependant, comme saisis d’effroi devant notre résolution, nous nous raccrochâmes à cette faible espérance, et là-dessus commença une nouvelle discussion, celle-là pusillanime, et surtout niaise. Un barbare venait de nous souffleter d’une telle force que le monde entier en frémissait et que l’Allemagne la première, avant même l’appel de son Roi, était sur pied, et nous recherchâmes si ce retentissant soufflet ne pourrait pas être effacé de notre joue par une conférence ! Gramont lance l’idée. Nous l’approuvons, moi comme les autres, et même plus que les autres, car, au dire de mes collègues, il paraît que je m’élevai aux considérations les plus admirables. Louvet et Plichon, profitant d’un instant de répit, conjurent l’Empereur de ne pas remettre la solidité de son trône aux hasards d’une guerre, et tous sans exception, nous admettons l’appel au Congrès européen. Je rougis en narrant cet évanouissement de courage, qui nous honore peu, mais je me suis promis d’être absolument sincère. L’expédient du Congrès était bien usé : à chacun de ses embarras, l’Empereur l’avait essayé et toujours en vain. Nous nous efforçâmes de le rendre présentable sans ridicule en le rajeunissant par la forme. Nous essayâmes d’un grand nombre de rédactions : enfin, en parlant, je trouvai un tour qui parut heureux. « Allez vite écrire cela dans mon cabinet, » me dit l’Empereur en me frappant sur le bras. Et, en même temps, deux larmes coulent le long de ses joues. Je revins avec mon projet ; nous y fîmes quelques changemens et nous l’adoptâmes. L’Empereur eût voulu que nous le lussions immédiatement aux Chambres ; mais il était trop tard : ni le Sénat ni le Corps législatif ne devaient plus être en séance ; de plus, nous étions épuisés, hors d’état d’affronter le déchaînement qui nous eût accueillis. Nous remîmes notre communication au lendemain. Néanmoins, avant de quitter les Tuileries, l’Empereur écrivit à Le Bœuf un billet qui, sans contenir l’ordre de ne pas rappeler les réserves, laissait percer quelque doute sur l’urgence de la mesure.


XIII

Lorsque je sortis de l’espèce de réclusion dans laquelle nous délibérions depuis de si longues heures, j’éprouvai ce que ressent un homme qui, d’une atmosphère étouffée, revient à l’air libre : les fantômes cérébraux se dissipent et l’esprit reprend la conscience des réalités. Le projet auquel nous nous étions arrêtés m’apparut ce qu’il était : une chimérique défaillance de courage. Je pus me convaincre bien vite de l’interprétation que le public en aurait faite. A mon retour à la Chancellerie, je réunis ma famille et mes secrétaires, et donnai lecture de la Déclaration arrêtée. Mes frères, ma femme, mon secrétaire général Philis, tous jusque-là partisans de la paix, éclatèrent en exclamations, indignées. Ce ne fut qu’un tolle d’étonnement et de blâme.

Notre appel à l’Europe ne reçut pas à Saint-Cloud meilleur accueil qu’à la Chancellerie. L’Impératrice dit à l’Empereur : « Eh bien ! il paraît que nous avons la guerre ? — Non, nous sommes arrivés à un terme moyen qui permettra peut-être de l’éviter. — Alors pourquoi, fit l’Impératrice, en lui montrant le Peuple français, votre journal dit-il que la guerre est déclarée ? — D’abord, réplique l’Empereur, ce n’est pas mon journal comme vous le dites, et je ne suis pour rien dans cette nouvelle. Voici d’ailleurs ce qui a été rédigé en Conseil. » Et il lui donna à lire la Déclaration. « Je doute, fit-elle, que cela réponde au sentiment des Chambres et du pays. » Seulement, elle ne le dit pas avec placidité, comme on le supposerait par ce récit de l’Empereur à Gramont ; elle donna à son sentiment une forme impétueuse. Le Bœuf, qui, malgré le billet de l’Empereur, avait expédié les ordres de mobilisation à huit heures quarante du soir, vint à Saint-Cloud après le dîner et pria l’Empereur de réunir le Conseil le soir même, afin de savoir si l’on retirerait ou si l’on maintiendrait le rappel des réserves. L’Empereur me télégraphia de convoquer d’urgence les ministres à Saint-Cloud. Il communiqua ensuite au maréchal notre projet de conférence arrêté après son départ du Conseil. « Eh bien ! qu’en pensez-vous ? » demanda l’Impératrice. Le Bœuf répondit que la guerre eût certainement mieux valu, mais, puisqu’on y renonçait, cette Déclaration lui paraissait ce qu’il y avait de mieux. — « Comment, vous aussi vous approuvez cette lâcheté ? s’écria-t-elle. Si vous voulez vous déshonorer, ne déshonorez pas l’Empereur. — Oh ! dit l’Empereur, comment pouvez-vous parler ainsi à un homme qui nous a donné tant de preuves de dévouement ? » Elle comprit son tort, et aussi chaleureuse dans le regret qu’elle l’avait été dans la rudesse, elle embrassa le maréchal en le priant d’oublier sa vivacité. Elle avait voulu surtout atteindre, par-dessus la tête du maréchal, le parti mitoyen auquel nous étions arrivés. Dans cette mesure, son mot n’était pas trop fort. Ce soir-là, elle sentit, pensa et parla juste. Sa colère était légitime, et elle eut raison d’user de son ascendant pour écarter un expédient qui, sans sauver la paix, eût discrédité l’Empereur à jamais.

Lorsque je me rendis à Saint-Cloud, il faisait une de ces délicieuses soirées comme il y en a à Paris, avant qu’août ait tout à fait brillé et flétri les feuilles. L’air était chaud sans être pesant ; le scintillement des étoiles était moins vif que dans notre Midi, il était plus doux ; la Seine coulait mollement d’un flot alangui ; le long du quai et dans les allées du bois de Boulogne, où ne se faisait pas sentir l’agitation violente de la ville, régnait une sérénité contagieuse ; des promeneurs insoucieux circulaient en riant et en causant ; c’était la paix, source de la joie et de la vie, la paix, sœur des Muses et des Grâces ; c’était l’aimable et féconde paix, et non la guerre, la moissonneuse terrible, hélas ! que la nature conseillait. J’entendis sa voix et j’en fus comme bouleversé. Que j’aurais voulu m’évader du pouvoir et me perdre dans cette foule insoucieuse ! Sous l’empire de cette émotion, je repris à fond la question, j’alignai de nouveau les argumens les uns en face des autres, insistant surtout sur les argumens pacifiques. Des gouttes de sueur nées de mes angoisses intérieures me baignaient le front ! Et in agonia ego. Mais j’avais beau sophistiquer, argumenter, me débattre contre l’évidence, elle m’étreignait, me brisait, me subjuguait, et j’en revenais toujours à la même conclusion : La France vient d’être insultée volontairement, grossièrement ; nous serions des gardiens infidèles de son honneur si nous le supportions. Lorsqu’un saint est souffleté, il se met à genoux et tend l’autre joue. Pouvions-nous proposer à la nation de prendre cette altitude ? Il y a quelque chose de grand et de victorieux, je le savais, dans une insensibilité courageuse aux injures « par laquelle elles retournent et rejaillissent entières aux injurians. » Mais ces dédains qui font la vertu des individus ne sont-ils pas la dégradation des peuples ?

Enfin ma voiture s’arrêta au perron du château de Saint-Cloud. J’étais le premier arrivé. Je trouvai l’Empereur seul. Il m’exposa en peu de mots le motif de cette convocation imprévue, puis il me dit : « Réflexion faite, je trouve peu satisfaisante la Déclaration que nous avons arrêtée tantôt. — Je pense de même, Sire ; si nous la portions à la Chambre, on jetterait de la boue sur nos voitures et on nous huerait. » Après quelques momens de silence, l’Empereur reprit : « Voyez dans quelle situation un gouvernement peut se trouver parfois ; — n’aurions-nous aucun motif avouable de guerre, nous serions cependant obligés de nous y résoudre pour obéir à la volonté du pays ! » Nos collègues arrivèrent successivement, sauf Segris, Louvet et Plichon, que la convocation n’avait pas rejoints. L’Impératrice, pour la première fois, assista au Conseil. Le Bœuf expliqua l’objet de la réunion : Le billet de l’Empereur l’avait inquiété, puis il avait eu connaissance du nouveau parti auquel le Conseil s’était arrêté : il désirait que le Conseil décidât si cette nouvelle politique était conciliable avec le rappel des réserves ; il avait expédié l’ordre à la suite de notre première résolution, mais cela ne devait pas peser sur notre délibération : si l’on croyait nécessaire de l’annuler, il en prendrait seul la responsabilité devant le pays et il donnerait sa démission. Gramont ne nous laissa pas le temps de discuter cette éventualité. Il mit sous nos yeux des dépêches et télégrammes arrivés depuis que nous avions quitté les Tuileries, ainsi que le rapport de Lesourd sur l’attitude de Bismarck à Berlin pendant la journée du 13, les derniers télégrammes d’Ems, et des télégrammes de Berne et de Munich. Lesourd nous exposait que, depuis la nouvelle de la renonciation, on s’était départi à Berlin du calme qu’il avait constaté depuis une semaine et que l’irritation avait tout à coup succédé au sang-froid ; il nous racontait les impressions pessimistes que Loftus avait rapportées de son entretien avec Bismarck. Benedetti, d’un ton embarrassé, nous mettait au courant des faits que l’on connaît de la dernière journée d’Ems. Mais bien plus grave et plus significatif était le télégramme de Berne ! Ce télégramme (4 heures et demie) de Comminges-Guitaud, notre ministre, était ainsi conçu : « Le général de Roeder a communiqué ce matin au Président un télégramme du comte de Bismarck annonçant le refus du roi Guillaume de s’engager, comme roi de Prusse, à ne jamais plus donner son consentement à la candidature du prince Hohenzollern, s’il en était de nouveau question, et le refus également du Roi, à la suite de cette demande, de recevoir notre ambassadeur. » Cadore, notre ministre à Munich, disait : « Je crois devoir vous transmettre la copie à peu près textuelle de la dépêche télégraphiée par M. le comte de Bismarck : — « Après que la renonciation du prince Hohenzollern a été communiquée officiellement au Gouvernement français par le Gouvernement espagnol, l’ambassadeur de France a demandé à Sa Majesté le Roi, à Ems, de l’autoriser à télégraphier à Paris que Sa Majesté s’engageait à refuser à tout jamais son consentement, si les princes de Hohenzollern revenaient sur leur détermination. Sa Majesté a refusé de recevoir de nouveau l’ambassadeur et lui a fait dire par un aide de camp qu’Elle n’avait pas de communication ultérieure à lui faire. » Le caractère officiel des deux télégrammes était évident. Comminges-Guitaud et Cadore n’en avaient pas eu connaissance par des confidences de collègues, mais par le récit des Présidens de la Confédération et du Conseil des ministres bavarois, auxquels les ministres prussiens l’avaient communiqué en une audience officielle. Si la communication avait été limitée à Munich, nous aurions pu croire qu’il s’agissait d’une démarche isolée auprès d’un allié intéressé à savoir où en était une affaire commune, mais la communication à Berne, à un gouvernement neutre, ne pouvait s’expliquer que par des instructions générales transmises à toutes les légations du gouvernement de l’Allemagne du Nord. Il ne nous était plus permis de perdre notre temps en sentimentalités inutiles et périlleuses ; nous n’avions qu’à accepter la rencontre à laquelle on nous obligeait.

Nous maintînmes le rappel des réserves déjà en voie d’exécution depuis 8 h. 40, et il fut convenu que Gramont et moi préparerions un projet de Déclaration, qui serait examiné le lendemain dans un Conseil auquel nul de nos collègues ne manquerait. Dans cette réunion de Saint-Cloud, il n’y avait pas eu de délibération proprement dite, mais plutôt une conversation dans laquelle chacun avait exprimé à peu près les mêmes idées. Seule l’Impératrice écouta sans prononcer une parole. On ne vota pas nominativement et à voix haute, selon notre habitude dans les cas graves. Nous ne pouvions pas, en effet, adopter un parti définitif en l’absence de trois de nos collègues, pour l’opinion desquels nous avions tous une grande déférence. Plichon arriva à la fin de la séance. Nous l’instruisîmes de ce qui venait de se passer entre nous.

A onze heures et demie, nous rentrions à Paris. Ainsi se termina cette soirée qu’on a convertie en une nuit fatale, dans laquelle se serait décidé le sort delà France et de la dynastie, où la paix, après avoir triomphé pendant une demi-heure, aurait été repoussée par la puissance de je ne sais quel sortilège qu’on ne révèle pas. Il y eut un échange d’idées, d’où il résulta que la guerre ne pouvait être évitée, mais il ne s’y décida rien. Aucune résolution définitive ne fut arrêtée, aucun fait irrévocable ne fut accompli. L’appel des réserves fut maintenu, mais il avait été décrété dans l’après-midi au Conseil des Tuileries ; une nouvelle déclaration fut jugée nécessaire, mais la rédaction en avait été renvoyée au lendemain.

A la fin de cette journée commencée avec une si douce espérance et terminée dans une aussi tragique perspective, je trouvai Mitchell chez moi. Je lui annonçai la résolution que nous avions prise et la douleur profonde que je ressentais d’être contraint à déclarer la guerre, moi qui n’avais cessé de lutter pour prévenir une guerre quelconque et surtout une guerre avec l’Allemagne ! Il partagea mon affliction : « Eh bien ! me dit-il alors, donnez votre démission. — Je ne le puis ; le pays a confiance en moi ; je suis la garantie du pacte qui lie l’Empire à la France. Si je me retirais, on considérerait l’avènement du ministère Rouher comme une sorte de coup d’État contre les réformes parlementaires ; la situation, déjà si grave, se compliquerait de difficultés intérieures. Et puis, ajoutai-je, la guerre est décidée, elle est légitime, elle est inévitable ; aucune force humaine ne pourrait la conjurer aujourd’hui. Puisque nous ne pouvons l’empêcher, notre devoir est de la rendre populaire. En nous retirant, nous découragerions le pays, nous démoraliserions l’armée, nous contesterions le droit de la France et la justice de sa cause. — Qu’espérez-vous donc ? — Pour moi rien. Après la victoire (dont j’étais sûr comme tout le monde), l’esprit militaire essaiera d’escamoter la liberté, mon œuvre sera menacée ; mais qu’y faire ? Le devoir m’ordonne de rester, je reste. »


EMILE OLLIVIER.

  1. Falsification, Dictionnaire de l’Académie : Altérer avec l’intention de tromper : « J’ai pris soin de ne pas falsifier le sens d’un passage. » (Pascal. Provinciales.)