Le Roman, Journal des feuilletons Marseillais (p. 18-27).

IV. — Où l’un des étudiants guérit instantanément Catherine de sa migraine et où l’on voit qu’il ne suffit pas toujours d’avoir bon appétit pour bien souper.


À peine les deux étudiants avaient-ils échangé ces quelques paroles que leurs hôtes reparurent.

— Voilà du renfort pour le solide, s’écria aussitôt Ambroise en déposant sur la table le nouveau morceau de jambon qu’il était allé quérir.

Puis, prenant le pichet des mains de sa femme et le plaçant en face de celui qu’il avait apporté précédemment :

— Et en voilà pour le liquide. De votre côté, Messieurs, je vois avec plaisir que vous n’êtes pas restés inactifs. Il y a même un couvert de trop.

— Un de trop !… — Est-ce que nous ne sommes pas quatre ? demanda celui qui s’appelait Andronic.

— En comptant la ménagère, oui, répondit Ambroise, mais comme elle est un peu souffrante, ces Messieurs voudront bien la dispenser de…

— Non pas !… non pas !… dit Marcel avec une vivacité qui contrastait avec ses manières habituelles. Je suis médecin, moi, et ceci me concerne. Voyons, Madame, votre pouls, s’il vous plaît.

Et prenant la main de Catherine qui ne s’y prêtait pas trop de bonne grâce, et l’entraîna un peu à l’écart.

Puis, une fois là, tout en lui touchant machinalement le pouls, il fit peser sur elle un regard qui semblait descendre jusqu’au fond le plus secret de sa pensée, et lui dit enfin :

— Je sais tout, Madame, tout… Mais ne vous troublez pas et cessez de vous inquiéter… Seulement ne vous étonnez de rien et laissez-moi faire… Si vous m’obéissez aveuglément, je vous garantis que dans une ou deux heures je vous aurai sortie d’embarras.

Cela dit, il laissa Catherine interdite et revenant vers Ambroise, qui l’interrogeait des yeux, il lui répondit en haussant légèrement les épaules.

— Une migraine, en effet… Mais cela tient principalement à une abstinence trop longtemps prolongée. Que Madame prenne quelque nourriture et boive à sa fantaisie, et dans quelques minutes son mal de tête aura disparu.

— Vous croyez, Monsieur ? — demanda Catherine qui s’était enfin un peu remise, mais qui n’osait encore trop regarder en face l’étrange docteur que le hasard semblait lui imposer.

— J’en suis sûr. Madame, — répliqua Marcel en cherchant à la rassurer de l’œil et de la voix.

— Alors, — conclut Ambroise, pour qui cette scène demeurait lettre close, — puisque le docteur a prononcé, il ne te reste plus qu’à obéir.

— En effet, — dit Catherine, cessant toute résistance et paraissant prendre définitivement son parti. — En effet, mais, Messieurs —ajouta-t-elle, comme pour entrer immédiatement dans toute la réalité ce son rôle, — vous n’avez pas mis de serviettes.

Et, courant à son armoire, elle en retira quatre serviettes et les plaça sur les assiettes.

— Allons, Messieurs, — s’écria Ambroise dès que cela fut terminé, — à table maintenant. Monsieur le docteur à cette place-ci, Monsieur son ami à celle-là et Catherine en face de moi… Mon souper n’a rien de bien séduisant assurément, mais j’ai toujours ouï dire que le meilleur assaisonnement d’un repas c’était l’appétit, et, Dieu merci ! je crois que nous n’en manquons pas ni les uns ni les autres.

— C’est ça, appuya gaîment Andronic, à table !… et en avant les fourchettes !

Sur ce mot, chacun se mit à la besogne.

Pendant les premiers moments, les convives ne parurent occupés que de faire honneur à la collation. Ambroise notamment s’en acquittait avec conscience, mais il avait beau mettre les morceaux en double, son voisin de droite, Andronic, opérait avec une telle célérité que son hôte, enchanté de se voir aussi bien secondé, ne put s’empêcher d’en faire la remarque.

— Ma fi ! Monsieur, en vous voyant manger d’aussi bon appétit, je ne saurais vous dire combien je suis heureux d’avoir eu l’idée de vous appeler. Ç’aurait été un crime vraiment que de vous laisser jeûner davantage… Mais il ne s’agit pas seulement de manger, il faut boire aussi… À votre verre maintenant.

Andronic, la bouche pleine, tendit son verre qu’Ambroise remplit jusqu’au bord.

— Oh ! lui, s’écria -dessus Marcel en souriant, il est toujours prêt à prendre. C’est son métier d’avocat qui veut ça.

Ah !… Monsieur est avocat ?… dit Ambroise, dont la curiosité s’éveilla à ce mot.

— J’ai du moins l’intention de l’être et je travaille en conséquence, répondit Andronic, la fourchette un instant immobile et l’œil rutilant de satisfaction. Mon aïeul l’était, mon père l’a été après lui, et je veux comme eux porter la toge et le rabat.

— Bel état ! observa Ambroise.

— Du reste, continua Andronic. j’ai tout ce qu’il faut pour réussir dans la partie. De l’œil, du geste et des poumons à parler, plaider et tonner trois jours durant sans perdre haleine. Joignez à cela des poings à ébranler la barre aux moments épineux ou pathétiques. Ce serait bien le diable si, avec tout cela réuni, je ne faisais pas promptement mon chemin.

— Je vous le souhaite, Monsieur, je vous le souhaite, dit cordialement Ambroise, et tenez, moi qui vous parle, si jamais j’ai un procès, ce qu’à Dieu ne plaise, je vous promets ma pratique. Puis-je sans indiscrétion vous demander votre nom ?

— Andronic Grippefort, articula Andronic avec une certaine emphase.

— C’est un nom facile à retenir et que, d’ailleurs, je connais bien déjà. Il n’y a donc pas de risque que je l’oublie.

— Et Monsieur ?… demanda timidement Catherine en se tournant vers Marcel, afin de profiter de l’occasion qui s’offrait si heureusement à elle d’apprendre le nom de celui qui venait de lui tenir l’étrange langage que l’on connaît ?

— Marcel Teinturier, Madame, répondit ce dernier souriant et s’inclinant.

— Parent du fabricant de savons de la rue des Trois-Couronnes ? interrogea Ambroise vivement.

— Son fils, Monsieur.

— Son fils ? — s’exclama Catherine à cette parole. — Mais alors, — continua-t-elle. — c’est vous dont la mère est morte si jeune, pauvre dame ! et qui avez été nourri et élevé ici même par la mère Julien, notre voisine ?

— Justement.

— Et pour quoi ne l’avez-vous pas dit tout de suite quand vous êtes venu frapper à notre porte ?…

— Ma foi, Madame, vous m’ayez paru si mal disposée en ce moment que je n’y ai pas même songé, répliqua Marcel en la regardant avec moins de reproche que d’enjouement.

— Comme cela se-rencontre ! intervint Ambroise apportant, sans s’en douter, une diversion utile à l’embarras de sa femme. Alors, vous vous souvenez du pays, Monsieur Teinturier ?

— Parfaitement, Monsieur. Quoiqu’il y ait dix ans que j’ai quitté Septèmes. Je me souviens très bien de votre maison, mon cher hôte, de vous… de Mme  Catherine… de votre demoiselle…

— D’Angélique aussi ?… demanda Ambroise dont la voix s’était émue à ce nom.

— Oui, de Mlle  Angélique ; et même si bien que lorsque je l’ai rencontrée à Aix, au milieu des autres pensionnaires, ses camarades, rien qu’à voir ses grands yeux noirs et sa belle chevelure blond-cendrée qui donnent à sa physionomie une expression si caractéristique, je n’ai pas hésité un instant à la reconnaître.

— Beau brin de fille, n’est-ce pas ?

— Splendide ! s’écria Andronic avec un enthousiasme réel, tandis que son ami se bornait à approuver du geste.

— Et si douce !… — continua Ambroise se complaisant évidemment dans l’éloge de son enfant, — et si bonne !… et si bien éduquée !… Quel dommage, mordieu ! — acheva le père oubliant ses convives pour se parler à lui-même, — quel dommage que ce soit là la fille d’un pauvre aubergiste de village !… Ah ! j’ai bien peur qu’elle ait un jour à nous reprocher l’éducation que nous lui avons donnée.

— Et pourquoi donc, mon cher hôte, interrogea Andronic.

— Parce que c’est un morceau de roi, Monsieur l’avocat, et que, à moins de coiffer sainte Catherine, elle est condamnée, vu notre positionna devenir l’épouse de quelque paysan comme nous.

— Oh ! oh ! c’est ce qui reste à voir, répliqua Àndronic en jetant un regard furtif sur son camarade qui continuait à demeurer silencieux.

— Oh ! c’est tout vu, Monsieur. Notre fille aura sans contredit une dot assez ronde, mais qui diable viendrait la dénicher dans ce chien de pays ?

— Sans doute, interrompit Catherine avec une sorte d’impatience, mais songe, mon ami, que tu parles à ces Messieurs et que tes affaires particulières ne sont guère de nature à les intéresser.

— Oh ! Madame… commença Marcel en signe de protestation.

Mais Ambroise ne lui laissa pas le temps d’achever.

— Oui ! oui ! — dit-il, sans s’apercevoir que s’il avait un vif plaisir à faire l’éloge de sa fille, Marcel en avait encore un plus grand à l’entendre, — Catherine a raison. Je suis un mal-appris et vous voudrez bien me le pardonner, je l’espère… Revenons donc à vous, Monsieur Teinturier. Vous nous avez dit que vous étiez médecin, et, à la rapidité avec laquelle vous avez fait disparaître la migraine de ma femme, il est évident que vous êtes déjà fort expert dans la partie. Mais maintenant que, de par la Faculté, vous voilà en droit de guérir ou de tuer votre homme sans que personne ait rien à y voir, serez-vous assez bon pour nous apprendre si vous comptez vous établir bientôt et en quel lieu, dans ce cas, vous avez projeté d’aller exercer votre profession ?

— Lui ? — s’écria Andronic en faisant signe à Marcel de lui laisser le soin de répondre, — lui ? oh ! Monsieur Ambroise, je veux que l’on me branche ni plus ni moins qu’un larron de grand chemin si jamais il s’est préoccupé de cela.

— Vraiment ?

— Vraiment. Vous savez déjà qu’il à du pain sur la planche, le gaillard.

— Sans doute, mais…

— Mais cela conduit à inférer qu’il n’a étudié la médecine que pour avoir le droit d’accoler à son nom le titre de docteur, à moins que ce ne soit pour se fortifier encore davantage dans la science à laquelle il s’est adonné avec tant de passion depuis quelques années, et dont l’art de tuer son homme en vertu d’un diplôme ne lui fera jamais sans doute abandonner le culte.

— Et cette science, c’est ?…

— La cabale, Monsieur Ambroise, la cabale !

— La cabale ?…

— Autrement dit la magie, l’alchimie, l’astrologie, la démonologie… Bref, ce qu’on appelle vulgairement la sorcellerie.

— Ciel ! s’exclama Catherine visiblement effrayée, tandis que son mari s’écriait :

— Comment ! comment ! avec sa fortune, Monsieur Teinturier irait, de gaîté de cœur, donner son âme au diable ?

— N’en croyez rien, je vous en prie, s’empressa de dire Marcel, comprenant la nécessité de rassurer ses hôtes. La science que je cultive est tout-à-fait l’opposé de ce qu’on suppose généralement. Elle nous soumet les puissances du mal et ne nous fait nullement ses esclaves.

— En d’autres termes, — ajouta Andronic, répondant plus directement à la pensée d’Ambroise et de Catherine et donnant en même temps plus de clarté à celle de Marcel, — en d’autres termes, cette science fait de ceux qui la possèdent les maîtres de Satan et non pas : ses serviteurs.

— Ah ! proféra Ambroise avec une sorte de soulagement, votre explication me tranquillise un peu, quoique, à vrai dire, je n’y comprenne pas grand’chose. Reste à savoir maintenant si la science dont vous parlez est réellement de force à vous donner le pouvoir surnaturel que vous venez d’indiquer. Est-ce que M. Teinturier a déjà fait quelques progrès ?

— Quelques progrès ! reprit avec feu Andronic. À l’heure où il est, l’hermétisme n’a pour lui plus de secrets. Les Ruggieri et les Albert, grands et petits, n’étaient que de la Saint-Jean à côté de lui. Tout ce qu’il veut, l’enfer l’accomplit.

— Il est donc… sorcier… tout-à-fait ? demanda Ambroise avec une expression de physionomie où se lisaient en même temps le doute et la défiance.

— Tout-à-fait !… répondit Andronic en appuyant fortement sur ce mot.

— Oh ! mon Dieu ! — s’écria Catherine de plus en plus troublée. Il peut donc jeter des sorts, faire tomber la grêle et la foudre où il lui plaît, emmasquer les gens, faire crever les bestiaux ?…

— Oh ! Madame ! intervint de nouveau Marcel, vous avez le plus grand tort de vous émouvoir ainsi. Le savoir que j’ai acquis n’a pas pour but, je le répète, de faire du mal ; au contraire : qu’une occasion s’en présente et j’aurai le plaisir de vous en convaincre.

Et ceci fut dit avec une expression de physionomie que Catherine seule put surprendre et qui, tout en la rassurant un peu, ne lui laissa pas moins fort à penser.

Andronic, de son côté, comprit que la balle était lancée et que c’était à lui de la saisir. Aussi se hâta-t-il de répliquer :

— En ce cas, mon cher Marcel, tu pourrais, si tu le voulais bien, ne pas nous la faire attendre longtemps l’occasion dont tu parles. N’est-ce pas, Monsieur Ambroise, acheva Andronic en lui montrant d’un geste significatif la table et les maigres victuailles qui s’y trouvaient.

— Parfaitement juste, Monsieur Andronic, parfaitement juste ! répliqua Ambroise qui, à son tour, avait aisément lu dans la pensée d’Andronic.

— Que voulez-vous dire ? interrogea Marcel.

— Qu’avec la meilleure volonté de ma part, reprit Ambroise, nous faisons là un souper d’anachorète et que, par conséquent, si vous aviez quelque pouvoir réel sur Satan, vous seriez bien gentil de l’obliger à nous en servir un meilleur.

— À quoi bon, dit Marcel, vous n’oseriez peut-être pas y toucher.

— Pourquoi pas si vous y touchiez vous-même ?… Et vous, Monsieur Andronic ?

— Oh ! moi, inutile de le demander. Marcel sait bien que pour moi, d’où qu’elle vienne, une bonne ripaille est toujours la bien venue.

— Et Madame, demanda Marcel en faisant peser de nouveau son regard sur celui de Catherine ?

— Veuillez, s’il vous plaît, ne pas vous en préoccuper. Je vous crois un galant homme et je tiendrai pour bien fait tout ce qu’il vous conviendra de faire.

— Bravo ! bravo ! fit Ambroise en battant des mains. Voilà ma femme qui s’aguerrit.

— Cela étant, proféra alors Marcel, puisque tout le monde le désire, j’aurais mauvaise grâce à me faire tirer l’oreille. Je vais donc, mes amis, vous satisfaire. Mais avant entendons-nous sur le menu. Voulez-vous en laisser le choix à Lucifer ou le choisir vous-mêmes ?…

— Pour mon compte, répliqua Andronic, c’est avec plaisir que je m’en rapporterai au bon goût de Satan.

— Et moi de même, opina Ambroise.

— Alors, conclut Marcel, le reste me regarde.