Le Roman, Journal des feuilletons Marseillais (p. 8-14).

II. Où l’on voit le portrait d’Ambroise et de Catherine et où l’on apprend qu’ils ne sont pas seuls au logis.


Puisque l’étonnement d’Ambroise et le mutisme momentané de sa femme nous donnent un peu de répit, profitons-en pour examiner de plus près nos deux personnages et pour faire avec eux une connaissance, plus intime et plus approfondie.

À cette époque, Catherine était une femme de trente-cinq à trente-six ans environ, et elle portait son âge, de façon à ne pas en paraître plus, de trente.

Elle était de taille moyenne, un peu maigre, mais ses formes, complétées par le temps et développées par la maternité et le bien-être, avaient acquis ces lignes onduleuses et arrondies qui donnent au corps une grâce que l’embonpoint alourdit au début et finit ensuite par faire disparaître.

Elle avait de grands yeux noirs et une chevelure de même couleur que les jeunes filles du pays lui enviaient à bon droit, car ce noir, au lieu de ce ton dur et cru qui l’accompagne ordinairement en Provence, avait de ces teintes bleuâtres et veloutées qui en adoucissent la rudesse et lui impriment des reflets qu’on croirait uniquement réservés aux chevelures blondes ou cendrées.

Ses sourcils et ses cils participaient de la beauté de la chevelure. Ils étaient longs et soyeux ; et, estompée par eux, la peau en paraissait plus mate et plus fine.

La bouche n’offrait rien de particulier ; peut-être même était-elle un peu grande, mais les lèvres en étaient bien dessinées et leur vif incarnat faisait ressortir encore davantage la blancheur des dents qui avaient conservé toute la fraîcheur de la jeunesse.

En somme, Catherine plaisait et attirait au premier coup d’œil, et si, en l’étudiant plus attentivement, on se permettait quelque réserve, c’était parce qu’on avait surpris dans le dessin un peu trop accentué du menton, dans le fréquent rapprochement du sourcil, dans le gonflement subit des ailes du nez, ainsi que dans l’acuité du regard et dans la manière d’être habituelle de toute la personne, des signes non équivoques d’une tendance prononcée vers deux défauts qui semblent devoir s’exclure, et que, néanmoins on trouve fréquemment réunis : l’opiniâtreté et la coquetterie.

Catherine, comme les neuf dixièmes des femmes de ce temps, n’avait reçu aucune espèce d’instruction, mais elle avait un esprit naturel qui souvent lui avait fait regretter qu’on l’eût laissé inculte.

Aussi, une fois mère, elle avait tellement chapitré son mari sur la façon dont sa fille devait être élevée, que ce dernier s’était dessaisi de tout pouvoir sur ce point, et que l’enfant avait reçu la meilleure éducation qu’on pût acquérir à cette époque.

La mère en était fière doublement, car sa fille était ainsi deux fois son ouvrage ; et, disons vite qu’Ambroise, qui d’abord s’était un peu fait tirer l’oreille sur l’article des dépenses, était encore plus fier que Catherine du résultat obtenu.

Ambroise, du reste, formait un contraste complet avec sa femme. D’un seul coup d’œil on le connaissait tout entier.

Il avait environ cinquante ans et marquait bien son âge.

Il était grand, coloré, un peu lourd, et tout dénotait que l’intelligence n’avait pas acquis chez lui le même développement que l’embonpoint.

Pourtant, de même que tous les gens de la campagne, il ne manquait ni de perspicacité, ni même de cette finesse qui paraît l’apanage naturel de tout ce qui vit dans la dépendance des hommes ou des choses. Mais chez lui cette finesse n’était jamais sortie du droit chemin.

Tout en devenant très habile dans le trafic des denrées et des bestiaux, et tout en y ramassant une assez belle aisance, il n’avait point, par exception, cessé de demeurer honnête.

Cela tenait apparemment à la droiture innée de son caractère et à l’excellence de son cœur. On ne saurait effectivement se décider à tromper son semblable quand on est naturellement enclin à l’aimer et qu’on serait heureux de pouvoir lui rendre service.

Chose à constater et qui cependant s’explique d’elle-même : autant Ambroise était bon, autant il était susceptible et colère.

Mais s’il était prompt à s’emporter, il revenait encore plus vite, et cela d’une façon si ouverte, avec tant de franchise et de rondeur, qu’en le voyant lui-même incapable de la moindre rancune, il était impossible d’en conserver aucune contre lui.

Ce soir-là, du reste, Catherine en fit une nouvelle expérience. En la voyant s’occuper de son souper, Ambroise oublia aussitôt la petite querelle qu’il venait d’avoir avec elle, et se mettant à sourire :

— Oh ! oh ! — s’écria-t-il, — pour le coup je dois faire amende honorable… qu’est-ce qu’il s’est donc passé que tu aies changé d’humeur en si peu de temps ?… J’arrive mouillé comme une gouttière, affamé comme un carême ; tu me reçois comme un chien dans un jeu de quilles… et voilà que maintenant… mais je n’en reviens pas !… Tiens ! il faut que je t’embrasse.

Et joignant les faits à la parole, Ambroise prit sa femme à bras le corps et l’embrassa bruyamment sur les deux joues, pendant que Catherine, qui s’en défendait faiblement, lui disait avec un reste de bouderie peu fait assurément pour le décourager :

— Allons ! bourre, allons ! mange et bois ; cela vaudra mieux que de me faire des amitiés après m’avoir brutalisée.

— Le diable me crève si c’est vrai, répliquait Ambroise en continuant à fourrager sa moitié. Les querelles, vois-tu, me font l’effet d’un plomb sur l’estomac. Après le repas, ça m’arrête la digestion aussi promptement que j’arrête mon cheval, et avant le repas, ça me coupe l’appétit aussi net que le rasoir de ton amoureux le gratte-couenne.

— Allons ! encore le barbier, dit Catherine en le repoussant, et en reprenant son air fâché de tout à l’heure — c’est ta bête noire décidément.

— Dame ! il te fait la cour, c’est certain, et tu ne t’y prêtes que trop, à mon avis. Cependant, je ne crois à rien de mal au moins. Quand on a une fille de dix-sept ans qu’il faut songer à établir, on ne songe pas à la bagatelle, n’est-ce pas ?…

— Que tu es donc nigaud de t’occuper de pareilles bêtises.

— Oh ! je te répète, je n’y ajoute aucune importance… mais n’importe… Ce mirliflor me tarabuste et tu feras bien de le remettre à sa place à la première occasion. Autrement c’est moi qui m’en chargerai. J’ai là justement un brin de houx qui ne demanderait pas mieux, j’en suis sûr, que de faire sa connaissance.

— Mange donc, Ambroise, et cesse de songer au voisin, je t’en prie, — insista de nouveau Catherine.

— Au fait, tu as raison. Il n’en vaut guère la peine. À chaque heure d’ailleurs suffit sa tâche… Mais à propos, femme, tu ne me demandes pas des nouvelles d’Angélique.

— Oh ! d’après ce que tu en as déjà dit, j’imagine bien qu’elle continue à se bien porter.

— Comme un charme, ma fi ! et comme elle est grandie… et formée ! — et belle… C’est une femme à présent… et pas piquée des vers, je t’assure… à la ville tout le monde la remarque… Comme ça nous pousse, des enfants, comme ça !…

— Ah ! oui — murmura en a parte Catherine en balançant la tête…

— Et comme ça donne du cœur à l’ouvrage en même temps !… continua Ambroise avec feu. — Depuis qu’elle est née j’ai trimé comme un nègre pour lui ramasser une bonne dot, et jamais, au grand jamais, je n’ai eu l’idée de m’arrêter. C’est si bon de travailler pour les siens !… Ah ! ah ! c’est qu’il faudra songer à la marier, maintenant que son éducation est terminée ; et ce sera pas un écorcheur de barbes qui l’épousera, je te le garantis… Il me faut un… un…

Et Ambroise hésita.

Cherchait-il, dans son esprit, quelle devait être la position du gendre auquel il comptait donner la préférence ou craignait-il d’exprimer tout haut tous les beaux rêves qu’il avait secrètement faits à ce sujet ?

Il est difficile de le savoir, car au moment où il répétait pour la troisième fois le dernier mot de sa phrase, un bruit à peine perceptible, mais suffisant cependant pour détourner le cours de ses réflexions, se fit entendre à l’étage supérieur, et vint subitement attirer son attention.

Il regarda sa femme d’un air où se peignaient à la fois l’étonnement et la défiance et s’écria :

— Hein !… Qu’est-ce donc qu’il y a là-haut ?

Puis, sans attendre sa réponse, il saisit son fouet, s’élança vers la porte de l’escalier conduisant au premier étage, et en avait déjà tiré les verrous, lorsque Catherine l’arrêtant par le bras :

— Ah ! j’avais oublié, dit-elle, ou plutôt je n’avais pas eu le te temps de t’en avertir. Ce sont deux étudiants qui vont apparemment passer leurs vacances dans leur famille et qui voyagent à pied afin de mieux voir le pays.

— Eh bien !…

— Eh bien, ils se rendent à Marseille, m’ont-ils dit, mais surpris en chemin par l’abominable temps dont tu viens d’avoir si fort à souffrir toi-même, ils n’ont pu continuer leur route et sont venus me prier de vouloir bien leur accorder un abri. Étant seule et malade, tu penses bien que j’ai d’abord refusé de les recevoir ; mais les pauvres garçons ont tant et tant insisté que j’ai fini par céder.

— Et tu as bien fait, morbleu !… Ils sont donc là-haut ?…

— Oui, ils sont dans la chambre que ma pauvre mère occupait. Ce n’est pas un palais, tant s’en faut ; mais, vu la circonstance, il faut bien qu’ils s’en contentent. Je n’avais pas de meilleur gîte à leur donner.

— Sans doute !… Mais au moins, les as-tu fait souper ?

— Oh ! pour ça, non !… Est-ce que j’avais quelque chose ?

— Il fallait tuer un poulet, un canard…

— Ma foi ! J’étais si souffrante que je n’y ai même pas songé.

— Mais, comme ça, ils passeront donc la nuit le ventre vide ?

— Dame !…

— Il n’en sera rien, ma fi… Il n’en sera rien !

— Que prétends-tu faire ?

— Tu vas le voir.

Et aussitôt Ambroise, achevant d’ouvrir la porte de l’escalier, se mit à crier de façon à ébranler toute la batterie de cuisine.

— Messieurs !… Eh ! Messieurs de là-haut !…

À ce cri un nouveau bruit se produisit à l’étage et une voix qui semblait partir du haut des degrés, répondit :

— Est-ce nous qu’on appelle ?

— Mais oui, morbleu !… vous-mêmes… répliqua Ambroise.

— Et qu’y a-t-il pour votre service ?

— Donnez-vous d’abord la peine de descendre ; on s’expliquera ensuite.

— Une minute de patience alors et nous y sommes.

— Je vous attends donc, — dit Ambroise, en s’adressant à la voix qui lui avait répondu.

Se retournant ensuite vers sa femme dont la contrariété était évidente, il ajouta en se frottant les mains :

— Qu’on dise après cela : Ventre affamé n’a point d’oreilles.