Les Deux BourgognesBossuetTome 7 (p. 100-107).
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VIII




 
Vierge, fille d’Égypte, tu emploies en vain remède sur remède,
car il n’y a point de guérison pour toi.
JEREM. 46. 11.



Il serait aussi triste pour le lecteur que fatiguant pour nous-même, de donner jour par jour l’histoire des progrès de la maladie morale dont la jeune actrice était atteinte. Comment peindre d’ailleurs dans notre langage vulgaire ces combats intérieurs de l’âme, ces tourments innommés, ces terreurs vagues qu’un observateur calme eût jugées purement imaginaires ! Qu’il nous suffise de dire que l’œil vigilant de Cornelio, toujours ouvert sur sa fille, voyait avec effroi les symptômes de sa maladie prendre un caractère de plus en plus inquiétant.

Le malheureux père ne restait pas oisif. Si le comte Arriani se fût trouvé encore à Padoue, il l’aurait assassiné pour lui reprendre le talisman fatal dont il lui avait fait présent ; mais il était parti, et Cornelio n’avait pu découvrir la direction qu’il avait prise. Tout ce qu’il put faire, ce fut d’écrire de différents côtés pour tâcher d’obtenir les renseignements qui lui manquaient.

En attendant, il mettait en œuvre toutes les ressources de la médecine particulière dont il avait le secret, avec la douleur de voir ses essences les plus pénétrantes, ses poudres les plus héroïques, échouer contre le mal moral qui rongeait sa fille ; car ce mal était dans une région trop haute pour que les remèdes matériels pussent l’y saisir.

Plus d’une fois, quand il voyait sa chère malade plus tranquille, il se déroba, au milieu de la nuit, pour aller tenter de nouvelles incantations près du puits solitaire de l’Annunziata. Mais le charme avait été si fatalement opéré que toutes les conjurations qu’il voulait faire en sens contraire ne pouvaient s’accomplir. Moins heureux que don Quichotte, qui, essayant la cuirasse qu’il avait mis un mois à fabriquer, la brisa du premier coup, lui, au contraire, il voyait avec rage son œuvre résister à tous ses efforts. Il frappait alors la terre du pied dans son désespoir. Sa doctrine, on l’a vu plus haut, lui apprenait que tout s’opérait dans la nature par la force des génies. Il croyait que sa fille était en proie à une foule de mauvais génies, qui se détachaient sans cesse du talisman possédé par Octavio pour venir la torturer. Aussi employait-il toute sa science à leur interdire l’entrée de la tour. Tantôt il faisait flotter au-dessus de la plate-forme un pavillon sur lequel il avait tracé des caractères magiques, tantôt il brûlait des substances qui remplissaient le vieil édifice d’odeurs fétides. D’autres fois il veillait la nuit au-dessus de la tour, et quand son regard, fatigué d’interroger les ténèbres, croyait voir la troupe malfaisante des esprits voler en rond autour de lui on guettant l’occasion de s’introduire, il leur lançait de petites flèches empoisonnées qui les faisaient fuir en poussant des gémissements. Hélas ! rien de tout cela ne soulageait la pauvre Esther, chez qui les désordres de l’intelligence devenaient plus effrayants, à mesure que ses forces corporelles s’affaiblissaient.

Elle ne tarda pas à donner des signes d’aliénation mentale. Après être restée plusieurs jours dans un état d’insensibilité muette, son père lui trouva un matin les yeux brillants d’un éclat fiévreux ; il lui demanda comment elle se portait.

Elle lui fit signe d’approcher et lui parla très bas.

« Il est toujours ici, mon père, dit-elle.

— De qui parles-tu ? demanda le vieillard.

— Parlez plus bas ; il nous entend peut-être. Octavio est ici, vous dis-je ; je l’ai vu.

— Et où l’as-tu vu ? continua son père, bien sûr que personne n’avait pu pénétrer dans la tour.

— Je l’ai vu ici-même, à la place où vous êtes. En me réveillant, je l’ai aperçu tout à coup, là, droit à mon chevet ; il avait un habit de voyage et ses pistolets passés à la ceinture. Dieu ! quel frisson me parcourut de la tête aux pieds ! Je retins mon souffle pour ne pas faire de bruit, et lui, croyant que je dormais, tira de son sein une petite fiole remplie d’un liquide rouge dont je le vis verser une goutte dans ce verre où vous m’aviez préparé une potion.

— Tes yeux ne t’ont-ils pas trompée, ma chère enfant ? Tu sais que souvent nos sens sont dupes d’illusions singulières.

— Oh ! je l’ai bien reconnu. J’ai cru que j’en mourrais de frayeur.

— Et quand il eut versé dans cette potion le poison que tu crois sans doute qu’il y a mis, qu’est-il devenu ? reprit Cornelio.

— Il a pris un de ses pistolets et il a regardé s’il était amorcé. La peur me liait la langue, mais je priais Dieu en moi-même, persuadée que ma dernière heure était venue, quand je l’ai vu se diriger lentement vers ma harpe. Là, il s’est assis, et, après m’avoir jeté comme une menace des accords en ré dièse qui m’ont fait frissonner, il a disparu. »

Cornelio se garda bien de la contredire, comprenant que l’altération de sa raison rendrait vains tous les efforts qu’il tenterait pour la détromper.

Le jour suivant, la jeune actrice raconta à son père qu’elle avait reçu une nouvelle visite d’Octavio.

« Il s’est arrêté longtemps à me considérer, dit-elle, et jugeant sans doute que le poison n’avait pas assez d’effet, il en a mis deux gouttes aujourd’hui ; puis il a examiné ses pistolets. Ensuite il est allé s’asseoir devant la harpe, mais il y est resté plus longtemps qu’hier. Il m’a rappelé comment nous nous étions connus à Florence ; il m’a chargé de tant de malédictions, il m’a peint ses tortures avec tant de vérité, que j’en ai pleuré amèrement.

— Il t’a parlé ? dit le vieillard.

— Je n’ai pas vu sa bouche s’ouvrir, mais je ne le comprenais que trop bien.

— Comment cela ? demanda Cornelio.

— La musique n’est-elle pas le langage le plus intelligible pour l’âme ? Avec de simples accords, il m’a tout dit et j’ai tout compris. Ah ! si vous l’aviez entendu, mon père ! Il a commencé par de tendres accords en si bémol, qu’il détachait lentement et avec régularité. C’était comme s’il m’eût dit d’une voix triste et douce : « Te souviens-tu de nos promenades au bord de l’Arno, du frais gazon où nous nous assîmes, de la lune qui se levait à travers le feuillage, du cor lointain qui pleurait dans les bois ? J’étais alors heureux et tranquille. Tu me laissais te contempler et c’était assez pour moi. Pourquoi le destin a-t-il voulu que mon ciel se couvrît de nuages ? »

Ici l’harmonie s’assombrissait. Un déluge de notes désordonnées marquait le vol du mauvais génie qui s’abattait sur son esprit. Enfin éclatèrent des accords criards en la, dans leurs renversements les plus capricieux. – Jalousie, fauve couleuvre, criaient ses accents entrecoupés, qu’as-tu fait du plus pur sang de mon cœur, dont tu t’es gonflée ? – Pourquoi as- tu creusé en moi ta caverne où rampent les hideux reptiles, tes enfants ? Vous savez ce que j’ai souffert dans mes longues insomnies, sueurs de sang qui avez coulé de mon front ! Ah ! que les ténèbres m’enveloppent ! que la pluie glace mes membres fatigués ! que le néant, que le froid néant m’engloutisse, pourvu que s’éteigne ce feu brûlant qui dessèche mon cerveau !

— Quoi, ma chère Esther, dit Cornelio, est-il possible qu’il ait exprimé tant de choses avec de simples accords ?

— Tout cela, et bien davantage. Qu’eussiez-vous dit, si vous eussiez entendu la solennelle malédiction en ut dont il m’a accablée avec un tel ascendant que je suis restée sans mouvement, sans regard, que mon sang ne circulait plus et que j’aurais étouffé, si ce cauchemar terrible se fût prolongé plus longtemps ? »

Telles étaient les sensations bizarres, les idées incohérentes qui se succédaient dans son âme, sous l’empire d’une oppression morale dont nous laissons au lecteur le soin d’expliquer la cause. Les émotions violentes, auxquelles était sans cesse en proie son organisation nerveuse, usaient rapidement les ressorts de la vie, qui, dans ce frêle tempérament, n’avaient que peu de résistance à leur opposer.

On savait dans la ville que la Zoccolina était malade chez son père, mais personne ne croyait qu’elle le fût de manière à donner des inquiétudes. Un soir quelques jeunes gens, qui l’avaient connue, se réunirent pour lui donner une sérénade. Ils avaient des violons, des hautbois, des cors et des basses, instruments qui, par leur gravité suave, répondent merveilleusement aux instincts mélancoliques de l’homme. Pendant que tout se taisait dans la campagne, à l’heure où les étoiles commençaient à jeter leur éclat scintillant à travers l’azur des cieux, ils vinrent se placer au pied de la Specola. Bientôt, au milieu du silence solennel du soir, on entendit s’élever une pure harmonie, si vague, si peu terrestre, qu’on l’eût crue apportée par la brise parfumée des nuits. Un adagio, lent et voluptueux, se déroulait, léger comme une guirlande de gaze, sur les basses attentives qui, d’un air de mystère, lui prêtaient leur appui. Sur ce fonds indécis, se détachèrent bientôt les voix argentines des hautbois, soupirant une plainte pastorale d’un dessin antique, qui rappelait les idylles de Moschus.

La Zoccolina était dans une douce extase. En écoutant ce chant simple et pur, elle croyait respirer l’odeur des arbres en fleurs ; elle croyait entendre les ruisseaux murmurer et les génisses mugir dans les prairies. Une crainte vague se glissait aussi au milieu du plaisir qu’elle éprouvait toutes les fois que les violons jetaient dans l’accompagnement un trait plus vif ; il lui semblait alors que son rêve allait s’éloigner d’elle. Hélas ! il ne se brisa que trop violemment ! Cornelio, fort mécontent qu’on vint troubler son repos et celui de sa fille, ouvrit brusquement une lucarne, de laquelle il fit pleuvoir, sur les musiciens, un amas d’immondices qui s’entassaient depuis des années dons l’escalier de la tour.

« Au large, beaux sires ! leur dit-il ; allez donner l’aubade aux filles galantes de la rue des Cordiers, et laissez-en paix les honnêtes gens et les malades.

— La peste soit du vieux sorcier ! s’écria l’un des concertants, en tirant un paquet de cheveux mouillés du pavillon de son cor, où ils venaient de tomber.

— Enfonçons sa porte et lançons-le dans la Brenta ! dit le hautbois pastoral, qui soupirait si tendrement un instant auparavant.

— Le vieux coquin se fie à ses bonnes barres de fer, répondit un des violons, qui avait les yeux pleins de cendres. Mais, la première fois qu’il traversera les rues de Padoue, nous le flamberons comme un sorcier qu’il est, devant l’église de Saint-Antoine.

— Canailles ! reprit Cornelio, dont on distinguait toujours la tête blanche à la lucarne, osez-vous bien faire un pareil vacarme à mes oreilles ?

— Ah ! tu crains le vacarme, s’écria l’un des compagnons. Eh bien ! mes amis, régalons-le d’un charivari pour l’aider à s’endormir. »

Et aussitôt ils commencèrent à faire entendre un bruit composé de toutes les combinaisons les plus anti-musicales. Les hautbois ricanaient d’un ton nasillard comme des écoliers qui récitent un pensum ; la basse lançait des roulements d’archet à coups pressés, avec l’agrément d’un tambour qui bat le pas de charge. Les violons minaudaient en pizzicato, tandis que le cor plaquait sur tout cela des fortissimo en notes aiguës. Bref, l’ensemble en était si infernal, que le gardien de l’Observatoire ferma sa lucarne et s’enfuit au plus vite en se bouchant les oreilles.

Mais ce concert eut pour la malade des suites plus graves. L’horrible discordance des sons agit sur ses nerfs irrités par la maladie, et les attaqua d’autant plus dangereusement qu’elle s’était d’abord abandonnée avec joie à l’impression musicale. Quand son père vint vers elle, il la trouva toute tremblante, dans une excitation nerveuse portée au plus haut degré. Son regard effaré trahissait un profond effroi.

« Défendez-moi, criait-elle en paroles entrecoupées. Dieu ! s’ils entrent ici, je suis perdue. Je l’ai vu, il était avec eux !

— De qui veux-tu parler ? lui demanda Cornelio, à qui elle serrait violemment la main.

— Les démons ! les démons ! je les ai vus. Leurs ailes grinçaient contre les vitres… J’aime encore mieux le poison ! Il était avec eux, c’est lui qui les amenait.

— Ils sont partis, lui dit le vieillard, qui se prêtait à ses idées pour la calmer.

— Partis ? oh ! non. Ils sont toujours autour de moi. Ils guettent l’instant de mon sommeil pour me saisir ; mais je ne m’endormirai pas. »

Quand cette crise fut terminée, la Zoccolina tomba dans un abattement qui ne laissa plus d’espérance au malheureux Cornelio. Elle prononça désormais peu de paroles et ne se plaignait pas. Une seule fois, croyant son père sorti, elle se plaignit de mourir si jeune, quand le destin semblait lui promettre encore tant de jours de bonheur. Quelquefois, elle tournait son œil mourant vers son père, en le priant de prendre du repos, et le vieillard désespéré sortait alors de la chambre pour se frapper la poitrine et verser en silence un torrent de larmes.