Les Deux BourgognesBossuetTome 7 (p. 81-88).
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VI


 
Ciel !que vais-je lui dire, et par commencer ?
RACINE



Nous avons laissé la jeune actrice sur le point de faire à Cornelio le récit de ses aventures. Si rien n’est plus difficile en toute chose que de commencer, cela est vrai surtout de celui qui raconte sa propre histoire, et la difficulté redouble s’il a à révéler quelque secret qui doive changer la position des personnages et amener dans les événements une péripétie complète. Le mieux en pareille circonstance est sans doute de rompre la glace, pour me servir d’une expression vulgaire. C’est du moins le parti que sembla prendre la Zoccolina, non sans avoir hésité et rougi plusieurs fois, de manière à trahir l’embarras qu’elle éprouvait.

« Je ne suis plus votre Esther, mon père, dit-elle enfin. Je n’ai plus le droit de porter votre nom. Je suis la comtesse Arriani.

— Tu es donc mariée ? demanda Cornelio.

— Oui, mon père.

— Ces Arriani sont d’une grande famille, si ce sont les Arriani de Florence.

— C’est l’aîné des fils, Octavio, qui m’a donné son nom, continua la jeune femme.

— Un jeune homme pâle, de moyenne taille, le front large et élevé, les cheveux noirs comme du jais ; l’œil noir aussi, brillant d’un feu sauvage…

— L’avez-vous donc vu, mon père, pour le dépeindre si bien ?

— Je l’ai connu autrefois à Bologne où il étudiait, répondit Cornelio. Le traître ! c’était donc son mari, ajouta-t-il à voix basse, comme en se parlant à lui-même.

— Je ne savais pas alors que je préparais le malheur de ma vie, quand je consentais à être sa femme !

— Choisir le bras qu’il a choisi pour consommer ce crime ! poursuivait Cornelio, toujours dans sa rêverie.

— De quel crime parlez-vous, mon père ? demanda la Zoccolina.

— Rien, ma fille, rien. Toi, tu es innocente, j’en suis sûr. Mais, lui, c’est un assassin hypocrite et de sang-froid sur qui j’appelle la vengeance du ciel. Et quant à moi, ajouta le vieillard avec l’accent d’une violente émotion intérieure, je ne vaux guère mieux, je suis aussi un misérable. Pourquoi l’enfer m’a-t-il laissé vivre jusqu’à présent pour voir ce que j’ai vu et pour faire ce que j’ai fait ? Malédiction sur mes cheveux blancs ! je devrais être mort !

— Eh ! mon père, remettez-vous, dit la jeune femme en pleurant. Qu’allons-nous devenir, si vous vous laissez aussi aller au désespoir, vous auprès de qui je viens chercher l’appui qui m’est nécessaire ?

— Tu as raison, ma fille, dit le vieux Cornelio, redevenant maître de l’émotion à laquelle il n’avait pas su commander. Raconte-moi ton histoire ; je vais l’écouter tranquillement.

— Quand j’étais à Florence, au théâtre de la Pergola, reprit la jeune actrice, parmi les admirateurs les plus zélés de mon talent était le comte Arriani qui venait me visiter chaque jour. Tout en rendant justice à ses qualités élevées, je ne reçus qu’avec froideur ses empressements, car il y avait dans son caractère quelque chose de sombre qui m’effrayait. Il me reprochait quelquefois ma légèreté.

— C’est vrai, répondais-je, je suis comme le papillon ; mais vous êtes comme le sage oiseau de Minerve qui en a pour tout un jour de la même idée. – Il lui arrivait souvent de rester absorbé dans ses pensées, pendant une conversation, ou au milieu d’une promenade en caratelles. – Octavio rêve, disaient les autres jeunes gens, et ils continuaient à se divertir sans s’occuper de lui davantage. J’aimais à le tirer de ses distractions en lui donnant un coup d’éventail sur le nez.

Une circonstance imprévue aurait dû me révéler l’empire qu’Octavio devait prendre plus tard sur ma volonté. Un jour que nous nous promenions seuls sous les grands bois qui couvrent les bords de l’Arno, je me mis par hasard à chanter une cantilène populaire dont je disais les notes sans en prononcer les paroles. Octavio m’accompagna d’une voix de basse magnifique, dont le timbre pur et mordant vibrait dans mon âme, en me faisant éprouver une sensation de plaisir presque voisine de la peine. Je continuai en recommençant vingt fois le même air, auquel se mariait toujours sa voix grave et harmonieuse ; il me semblait que je ne pouvais m’arrêter, pareille à la valseuse que son danseur emporte malgré elle, jusqu’à ce qu’enfin je tombai d’épuisement. Depuis, je le priai souvent de chanter ; mais il n’y voulut consentir que rarement et seulement quand nous étions seuls.

Cependant je m’amusais plus des singularités d’Octavio que je n’y réfléchissais. Le temps vint où je dus partir pour Vienne, à la fin de mon engagement avec l’impresario de Florence. Tous les jeunes gens élégants que je recevais chez moi m’assurèrent qu’ils ne s’en consoleraient jamais, excepté Octavio que je ne vis plus. Le jour de mon départ arrivé, ils montèrent tous à cheval pour accompagner ma voiture jusqu’à Torrebianca. Là, quand l’instant suprême de la séparation fut arrivé, je demandai un verre pour boire à la santé de Florence dont les clochers se dessinaient au fond du paysage ; je le fis remplir d’un montefiascone pétillant et limpide, et je portai en riant le toast suivant :

« Honneur à toi, vieille Florence, qui m’as donné une hospitalité bienveillante dans tes murs ! tu seras longtemps encore l’Athènes de l’Italie, la riante cité des parfums et des fleurs, quoique tu vives plus sur ta réputation passée que sur ton esprit d’aujourd’hui. Moi, je t’aime, malgré tes rues les plus tristes du monde entre tes anciens palais semblables à des prisons ; je t’aime pour tes enfants qui sont gais, spirituels, polis, et que je trouverais des cavaliers parfaits, s’ils ne prononçaient pas la belle langue italienne comme des malades qui se gargarisent. »

Ils accueillirent mon toast par des acclamations mêlées de bruyants éclats de rire. Je leur donnai à tous ma main à baiser ; mais Octavio n’y était pas. – Vous ferez mes adieux au comte Arriani, ajoutai-je, et vous le remercierez de ce qu’il n’a pas voulu troubler par son visage mélancolique la gaieté de notre séparation.

— Elle dut être gaie en effet, dit Cornelio ; car tu arrivas ici folle comme je ne te t’avais jamais vue. Les échos de la vieille tour répétèrent, pendant les deux jours que tu y restas, plus de chansons et d’éclats de rire qu’ils n’en ont entendu depuis leur construction.

— C’est le cas de dire avec le poète, ô mon père, Nessun maggior dolore

— C’est bien, reprit le vieillard ; je sais le vers du Dante ; il est trop triste pour l’achever. Mais continue ton récit.

— Je partis, comme vous savez, pour Venise, où je séjournai quelques jours sans qu’il m’arrivât rien de remarquable, si ce n’est qu’un jour, que je chantais seule dans ma chambre, il me sembla entendre sous ma fenêtre une voix grave et pleine que je crus reconnaître pour celle d’Octavio. Je courus à ma fenêtre, mais je ne vis rien qu’une gondole fermée qui tournait le coin du prochain canal. Cette circonstance sortit bientôt de mon esprit, et ne m’empêcha pas de jouir de l’enthousiasme que j’inspirais partout ; car c’était alors le printemps serein de ma vie, quand, exempte de passions sérieuses, je respirais le parfum de toutes les fleurs de l’existence, sans prévoir que le ciel s’obscurcirait bientôt.

— Que tu es belle, ma fille ! dit le vieillard en la regardant avec complaisance, que ton langage flatte agréablement mon oreille ! Tu es belle et gracieuse comme Psyché, et tu parles comme Métastase.

— Vous savez que je pris bientôt la route de Vienne, continua la Zoccolina ; mais c’est alors que le désenchantement commença pour moi. Dès que j’eus dit adieu à la mer Adriatique, depuis le sommet des montagnes qui séparent l’Italie de l’Allemagne, je sentis un froid vent du nord qui porta la tristesse dans mon âme. Les gens du pays avaient tous une bonté si lente, si compassée, si formaliste, qu’elle me glaçait comme leur climat. Il me semblait que la vie était là plus alignée et plus uniforme que les interminables carrés de choux qui bordaient perpétuellement la route. Aussi quand j’arrivai à Vienne et que je vis sa vieille et noire cathédrale de Saint-Etienne se dresser toute seule au milieu de ses maisons modernes si propres et si bien peintes, j’en eus vraiment pitié, parce que je ne pus m’empêcher de la comparer à moi-même, qui me sentais isolée aussi au milieu de tous ces Allemands avec lesquels je ne pouvais sympathiser.

La première visite que je reçus fut celle d’Octavio. Je fus charmée, je l’avoue, de revoir une figure amie qui me rappelai mon pays ; je compris très bien qu’il m’avait suivie, et je fus touchée de cette marque de dévouement, surtout de la part d’un homme que j’avais accusé d’avoir été le premier à m’oublier, lors de mon départ de Florence.

De ce moment, le caractère d’Octavio m’apparut sous un autre jour. C’était un homme qui parlait peu, mais dont les passions étaient en feu sous une écorce glacée. Les résolutions extrêmes ne lui coûtaient rien. Aussi ne tarda-t-il pas à m’offrir sa main et son nom, du même ton qu’il m’aurait proposé d’aller faire une promenade au Danube.

Cette offre flatta ma vanité ; cependant je ne consentis pas tout de suite à l’accepter.

— Je crois à la vivacité de votre attachement, dis-je au comte ; mais je veux savoir s’il durera, et m’assurer aussi du mien pour vous. – Nous continuâmes alors à nous voir tous les jours. Mes moindres souhaits étaient aussitôt comblés ; il me donna des équipages, des parures de toute sorte pour des sommes considérables.

Au milieu des soins empressés qu’il avait pour moi, je remarquai quelquefois des bizarreries qui semblaient témoigner d’une altération passagère de sa raison. Un jour que nous nous promenions au Prater dans un jantschky dont il m’avait fait présent récemment, nous fûmes croisés par un jeune homme à cheval qui me salua et auquel je rendis gracieusement son salut, car c’était Saphir lui-même, le chef du journalisme élégant, le tyran musqué du feuilleton, celui qui faisait et défaisait les réputations théâtrales, et qui n’avait pas peu contribué à mon succès. Je ne sais si la manière dont je le saluai déplut à Octavio.

— Vous autres femmes, me dit-il, vous n’estimez que l’esprit et ce qui est à la mode ; les qualités sérieuses, les dons du cœur vous touchent peu.

— Hé ! mon Dieu, lui répondis-je, ne vaut-il pas mieux faire comme les autres que d’afficher le mépris pour toutes les manières du monde au milieu duquel on vit ?

— Je voudrais, reprit Octavio avec violence, avoir six coudées et un empan comme Goliath pour me poser à l’encontre du monde et lui crier combien je le méprise, dussent tous les pygmées de la vanité humaine me lancer leur caillou au milieu du front !

En disant ces mots, il mit au galop son cheval anglais, comme un homme qui a besoin de mouvement pour respirer.

— Voilà qui est bien, poursuivis-je. Mépris du monde, estime du monde, vanité ou tout ce qu’il vous plaira, pouvais-je ne pas répondre à un salut qu’on me faisait ? Fallait-il lui faire la grimace, pour qu’une cabale vint me siffler au premier jour ? Vous savez que je n’aime pas Saphir ; il est léger, moqueur, incrédule. Il écrit en allemand dont je n’entends pas un mot ; et au surplus il porte des lunettes. Cela valait-il la peine de nous faire sauter trois fossés et de me faire froisser ma modestie !

— C’est vrai, me dit Octavio en riant d’un rire amer de mépris ; entrons chez ce restaurateur où nous dînerons avec une tourte de Linz et des poulets frits qu’il accommode à ravir.

— Pardon mon père, dit la Zoccolina en s’interrompant. Souffrez que j’ouvre cette fenêtre, car il me semble toujours que je manque d’air et que je vais étouffer.

— Hypocrite jaloux et vindicatif ! murmura Cornelio, tandis qu’il considérait d’un air de pitié douloureuse la figure pâle et souffrante de sa fille. Que n’ai-je su tout cela plutôt ?

— Je cherchais à m’assurer par divers moyens s’il m’aimait véritablement, reprit la Zoccolina. Un jour que je disais du mal de Florence, il se mit à son tour à se moquer de Venise, qu’il croyait être ma patrie.

— Eh bien ! lui dis-je, je vais vous parler sérieusement. Je n’aime pas Florence, et comme j’aurais peur d’y habiter, j’exige que vous vendiez tout ce que vous y possédez pour acheter un de ces palais de Venise dont vous riez tant.

— Vous plaisantez sans doute, Esther, me dit-il ; votre intention n’est pas de me faire vendre les biens de mes pères.

— Je le veux bien sérieusement, lui répondis-je. C’est une preuve d’attachement sur laquelle je compte ; autrement je croirais que vous avez peu d’affection pour moi.

Il ne me répondit rien ; mais au bout d’un mois, il m’apprit que son palais de Florence était vendu, et qu’il m’avait acheté à Venise le palais Vendramin de la Ca Grande.

Me croyant bien sûre de son amour, je ne fis plus d’obstacle à notre union qui eut lieu secrètement, mais avec la promesse de la rendre publique quand je le désirerais. »

Ici la jeune femme jeta un regard inquiet autour d’elle, comme si elle éprouvait un malaise extraordinaire.

« Oh ! mon Dieu ! dit-elle, j’étouffe, » et elle tomba dans les bras de son père qui la porta évanouie sur le lit dont l’appartement se trouvait heureusement pourvu. Quand les sels que lui fit respirer Cornelio lui eurent rendu la connaissance, elle continua encore pendant longtemps d’être agitée d’un tremblement nerveux.

« Mon père, dit-elle d’une voix faible, je ne veux plus vous quitter. Je resterai près de vous la nuit ; j’aurais trop peur, si j’étais seule.

— Oui, mon enfant, répondit-il en lui réchauffant avec ses mains les pieds qu’elle avait glacés. Tu coucheras ici, comme tu faisais quand tu étais petite.

— Je suis bien lasse, ajouta-t-elle ; il me semble que je dormirais ; il y a si longtemps que je n’ai pu dormir !

— Eh bien ! dors, mon Esther, dit le vieillard ; je reviendrai dans une heure, quand tu seras plus tranquille. »