Les Deux BourgognesBossuetTome 7 (p. 31-38).
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IV



 
Carmina vel cœlo possunt deducere lunam.
VIRGILE



À l’extrémité septentrionale de Padoue, l’on trouve, après avoir traversé des quartiers presque entièrement déserts, un vaste emplacement vide, dont l’enceinte ovale, comprise entre des murs de jardin, présente encore la forme d’une arène antique. C’est au fond de cette enceinte que s’élève l’Annunziata in Arena, ancienne église lombarde, qui tire probablement son nom du lieu où elle a été bâtie. Si ce vieux monument, qui offre pour tout portail son pignon triangulaire d’une sévère nudité, n’a rien à l’extérieur qui puisse frapper vivement les curieux, au-dedans il n’en est pas de même. L’étranger, qui est parvenu à trouver cette église solitaire, dont les gens du pays ne connaissent souvent pas le nom, et qui, après l’avoir découverte, a eu encore le bonheur de se la faire ouvrir, y voit fourmiller autour de lui, sur les murailles, d’innombrables figures allégoriques, maigres, sèches, hideuses, des démons qui tenaillent les réprouvés, des Vices à têtes d’animaux et des Vertus qui ne sont guère moins effrayantes. S’il n’est pas un amateur fervent des arts, il pourra détourner la tête de ces vastes fresques, qu’il prendra peut-être pour l’essai barbare d’un barbouilleur ignoré. Mais s’il a été initié au sentiment de la peinture, il contemplera, d’un regard de vénération, ce coloris terreux, ces formes raides et grêles ; il cherchera, sous ces allégories bizarres, la pensée toujours profonde et savante du siècle dont elles retracent l’esprit. Car ces fresques sont l’œuvre du florentin Giotto, et c’est là qu’il a peint son fameux jugement dernier, d’après les conseils de son compatriote Dante Alighieri, alors exilé à Padoue, où il consacrait à son poème immortel tout le temps qu’il n’employait pas à ergoter contre les docteurs de l’université sur des thèses théologiques ou philosophiques.

Auprès de l’église se trouve un puits ancien, qui a aussi sa célébrité. C’est une espèce de citerne voûtée, assez vaste pour que d’en haut l’œil n’en puisse pas apercevoir tout le pourtour. Sa margelle, ciselée avec soin, présente, aux quatre coins, le lion ailé des artistes de la période lombarde. À en croire la tradition, c’est au fond de ce puits que le Dante, poursuivi peut-être par les bizarres peintures du Giotto, crut voir, enfoncé jusqu’à mi-corps dans l’eau, ce démon fantastique, qu’il plaça depuis, sous le nom de Satan, au fond de l’entonnoir symbolique de son enfer.

Tel était l’endroit écarté où Cornelio avait donné rendez-vous à son compagnon pour accomplir ses opérations magiques. Mais, malgré les indications précises qu’il lui avait données du haut de la tour, celui-ci, étranger à la ville, n’avait pas tardé à s’y égarer. Deux ou trois passants, qu’il avait rencontrés dans les rues à cette heure avancée, n’avaient pu lui montrer le chemin de l’Annunziata ; ce qui le convainquit de cette vérité, que personne ne connaît plus mal une ville que ceux qui l’habitent. Il fit donc beaucoup plus de chemin qu’il n’en aurait dû faire et n’arriva que peu de minutes avant minuit.

La lune, qui commençait à s’élever dans le ciel, répandait alors sa lumière incertaine sur le gazon de l’antique arène. Du plus loin que l’étranger découvrit l’église, il vit, à côté du puits, une grande figure immobile, qui semblait considérer avec attention la pointe supérieure de la façade. Il aurait presque pu la prendre pour une des chimériques imaginations du Giotto, tant il y avait de raideur grotesque dans ses deux longues jambes, qui venaient s’enfoncer dans d’énormes souliers à boucles ; dans sa main relevée sur ses yeux comme pour découvrir un objet éloigné ; dans ses épaules gibbeuses enfin, d’où pendait un petit manteau court, qui semblait accroché à un porte-habit. Cependant, quoi qu’il y eût quelque chose de changé dans son costume habituel l’étranger n’eut aucune difficulté à reconnaître Cornelio, qui l’avait devancé au rendez-vous convenu.

« Vous arrivez bien tard, dit le vieillard ; il est minuit moins cinq minutes.

— Je me suis égaré, répondit le nouveau venu ; mais que regardez-vous donc si attentivement au-dessus de ce portail ?

— Je regarde à cette lucarne si j’y verrai paraître l’esprit dont nous avons besoin.

— Je ne sais si cela vient d’une lumière intérieure ou tout simplement du clair de lune, dit à son tour l’étranger, en mettant sa main au-dessus de ses yeux, mais il me semble que ce trou est éclairé.

— Le temps presse ; il faut que je l’appelle encore une fois, » répondit Cornelio ; et il se dirigea vers la porte de l’église, vénérable ouvrage de bronze ciselé, travaillé à compartiments, du milieu de chacun desquels sortait une tête de moine ou quelque animal symbolique. Sans pitié pour ce travail précieux, devant lequel les connaisseurs s’extasient, il appliqua, contre le métal, deux coups de pied, qui réveillèrent les échos endormis sous les voûtes de l’église, après quoi il revint prendre sa place, pour voir si son dernier appel aurait plus de puissance que les autres.

En effet, à peine était-il de retour que l’étranger crut voir la lucarne s’obscurcir, et qu’il en sortit un corps qui s’élança légèrement dans les airs et disparut dans l’ombre que projetait l’édifice.

« Je crois, dit l’inconnu, que les oiseaux de nuit, seuls habitants de l’église, abandonnent leur retraite, effrayés du bruit que nous leur faisons.

— Cet oiseau-là, répondit Cornelio, n’est jamais éclos d’un œuf sous une vieille tuile. Mais, à présent, ma voix a été entendue ; nous pouvons nous mettre à l’ouvrage. »

Le gardien de l’Observatoire jeta par terre son manteau et son bonnet fourré auprès de la margelle du puits, et tira d’un paquet, que son compagnon n’avait pas remarqué d’abord, une espèce de turban dont il se couvrit la tête, ainsi qu’une ceinture brodée qu’il attacha autour de ses reins. Cette figure, mi- orientale, mi- européenne, avec des souliers à boucles et des lunettes au bout du nez, aurait excité le rire dans un autre instant ; mais nos deux acteurs avaient trop de foi dans le rôle qu’ils jouaient pour s’examiner réciproquement avec l’envie de se trouver des ridicules. Ce fut avec un grand sérieux que le vieillard, pendant qu’il arrangeait son costume, dit à l’inconnu, toujours enveloppé dans sou domino noir :

« Vous attendez peut-être, monsieur, des apparitions, des chars de feu, des fantasmagories. Hélas ! vous allez concevoir une faible idée de mon pouvoir, car je laisserai là les cercles magiques, les baguettes enchantées, les abracadabra, et tout le tripotage à l’aide duquel nous en imposons quelquefois au vulgaire. Ce qu’il y a de réel dans notre science tient à des moyens plus simples, que je veux seuls employer avec vous. »

En disant ces mots, il ouvrit une boîte d’argent, divisée, à l’intérieur, en petits compartiments, au fond desquels il y avait plus ou moins de certaines poussières diversement colorées. Il prit dans l’une des cases, avec une petite spatule d’argent, un peu de poudre qu’il jeta dans le puits. Il tira aussi du médaillon que lui avait donné l’inconnu une mèche de cheveux, qu’il brûla par le bout au lumignon d’une petite lanterne sourde. Étendant alors la main sur l’ouverture du puits, il prononça d’une voix solennelle les paroles suivantes :

« Esprit qui m’entends, rends-toi près de la femme à qui ces cheveux appartiennent. Qu’elle soit loin ou près, qu’elle dorme ou qu’elle veille, qu’elle commette le péché ou qu’elle repose dans l’innocence du cœur, je t’ordonne de l’amener ici et de la rendre visible à nos yeux. »

Jetant alors la mèche de cheveux dans le puits, il ajouta, en s’adressant à son compagnon :

« Veuillez regarder dans le puits pour voir si cette femme est bien celle dont vous entendez parler.

— Je ne vois rien, répondit le jeune homme au domino noir.

— Regardez longtemps et fixement, et vous finirez par voir quelque chose, » reprit Cornelio sans même y regarder, comme un homme qui est sûr de son affaire.

L’étranger se courba sur la margelle et attacha les yeux sur l’eau, comme pour en surveiller les moindres rides. Il lui sembla que l’intérieur de la citerne était éclairé plus fortement qu’il ne l’eût été par la seule réverbération des rayons lunaires ; bientôt il crut voir l’eau s’agiter, et une légère vapeur s’en élever et courir à sa surface, comme sur le vase que nous approchons du feu, quand le liquide qu’il contient commence à tiédir.

« Ne voyez-vous toujours rien ? demanda Cornelio.

— Je vois une fumée blanche qui s’élève dans la citerne.

— Et ne voyez-vous rien se peindre à la surface de l’eau ?

— L’eau est entièrement cachée par la fumée.

— Regardez-bien, reprit Cornelio, car voilà minuit qui sonne. »

En effet, la cloche de l’université frappait lentement douze heures au centre de la ville.

En ce moment, la vapeur qui remplissait la citerne s’écarta de manière à laisser apercevoir le fond du puits. L’étranger crut distinguer sur l’eau de ces couleurs changeantes et prismatismales qu’on voit errer sur les bulles de savon ; il lui sembla que ces teintes brillantes s’arrangèrent rapidement comme pour former les traits d’un visage.

« Je l’ai vue, dit-il, c’est bien elle ; vos ministres vous ont obéi fidèlement.

— En êtes-vous sûr ? » dit Cornelio, en avançant lui-même la tête ; mais il était trop tard, tout avait disparu.

« Continuez sans crainte, poursuivit le jeune homme ; quand je verrais sa taille ou son pied seulement entre mille autres, je la reconnaîtrais aussi sûrement que le laboureur sait découvrir l’épi gâté dans son champ.

— Terminons donc sans retard, » répondit le vieillard, en prenant encore, dans sa boîte à compartiments, un peu de poussière qu’il jeta dans la citerne.

Il ne tarda pas à s’en élever une épaisse fumée blanche, qui remplit toute la capacité du puits et sortit même bientôt pour se répandre au-dehors. Cornelio prit un petit globe de cristal et l’étendit au-dessus de la vapeur, dont les tourbillons montaient avec une telle densité que, pendant quelques instants, il disparut complètement aux yeux de son compagnon, qui l’entendait seulement chanter, d’une voix creuse et monotone, les vers suivants en italien :

 
Monte, fumée du puits de l’abîme !
Cache-nous aux yeux éternels, ouverts là-haut sur nous !
Répands-toi entre les enfants des hommes,
Qui sont vains, obstinés et ignorants ;
La ciguë amère est l’arme de leur jalousie depuis Socrate.
Monte, fumée du puits de l’abîme !
Couve dans ton sein fécond
L’œuf de l’avenir qui doit éclore,
Caché à tous les yeux.
L’épée d’Orion est tirée :
L’ourse allaite ses oursons.
Abhorret natura vacuo.
Le charme est opéré.


En ce moment, la fumée commençait à monter hors du puits avec moins de force. Cornelio retira le globe de cristal, qu’il présenta à son compagnon, après l’avoir fermé avec soin.

« Le charme est opéré, lui dit-il ; vous tenez dans vos mains la destinée de votre ennemie. »

Le jeune homme s’approcha de la lanterne sourde pour examiner le présent qu’il venait de recevoir. Il vit dans le globe un petit insecte, de ceux que les savants appellent libellules et que tout le monde connaît sous le nom de demoiselles. C’était une des plus petites qu’on puisse voir. La pauvre prisonnière battait les parois transparentes du cristal de ses quatre ailes de gaze, pour trouver une issue qu’elle devait chercher vainement.

« Ben Jonathan de Salamanque lui-même, dit enfin l’étranger après un silence, n’aurait pas trouvé un meilleur emblème de l’instabilité féminine que cet insecte capricieux dont le vol rapide ne s’arrête jamais.

— Le fantôme léger que vous avez vu passer à la surface de l’eau, lui répondit le vieillard, je l’ai uni à cette mouche fragile qui s’en est emparée, comme l’éponge s’imprègne de l’humidité. Maintenant votre ennemie fuirait au bout du monde qu’elle n’échapperait pas à votre empire inévitable. Privez d’air cet insecte dans sa prison, et elle tombera dans le supplice de l’atonie morale ; refusez-lui la lumière du jour, et elle sentira le deuil s’appesantir sur son âme. Si vous brisez ce globe fragile, la santé renaîtra sur ses joues et la sérénité rentrera dans son esprit. Enfin, ajouta Cornelio d’un ton solennel, vous avez même sur elle le droit de vie et de mort ; mais souvenez-vous que vous répondrez devant Dieu de l’usage que vous ferez de ce charme tout puissant.

— Merci, répondit l’étranger. Les paroles que je vous dirais n’exprimeraient pas ma reconnaissance, mais vous m’avez mis entre les mains le seul trésor qui pût encore réjouir mon cœur ici-bas.

— Que l’abus que vous en ferez retombe sur votre tête, répéta le magicien.

— Soit, reprit l’inconnu en tendant la main à Cornelio. Le soleil d’aujourd’hui, en se levant, ne me trouvera plus à Padoue. Peut-être ne nous reverrons-nous jamais. Recevez mon adieu comme si c’était le dernier.

— Adieu, et puisse la tranquillité habiter encore dans votre âme !

— Amen, » répondit le jeune homme du ton de quelqu’un qui fait un souhait sans y croire, et il s’éloigna rapidement en se dirigeant du côté de la ville.