Le Songe de Bocace/Belphégor

Pour les autres utilisations de ce mot ou de ce titre, voir Belphégor.
, Aristobule, anonyme
Voyages imaginaires, songes, visions et romans cabalistiques, tome 31
Traduction par de Prémont.
(31p. 51-65).

BELPHEGOR,
conte.

Le prince des enfers réſolut un jour de rappeller une partie des émiſſaires qu’il entretient dans tous les états du monde. Quelqu’un lui avoit remontré que ceux qu’il emploie à tenter les gens mariés lui cauſoient une dépenſe qu’il pouvoit épargner ſans ſe faire aucun préjudice, étant certain qu’il ne falloit point d’autres diables que les femmes pour damner les hommes ; que peu faiſoient leur ſalut, parce qu’il falloit une patience ſurnaturelle pour ſupporter les caprices de ces démons domeſtiques, & que preſque tous les maris nouveaux débarqués n’accuſoient point de leur malheur d’autres mauvais anges que ceux qu’ils avoient épouſés. Le donneur d’avis fut écouté favorablement ; mais avant que de révoquer les commiſſions d’inſpecteurs du mariage, le sage prince députa des commiſſaires dans tous les royaumes de l’univers, pour être informé plus amplement, sur leur rapport, du véritable état de l’hymenée ; Le département d’Italie échut à Belphégor. C’étoit un malin diable fort propre à faire un bon intendant. Les intérêts de l’état & du public lui étant moins chers que les ſiens propres, il ſentendit avec les gens d’araires, & de gueux qu’il étoit, devint en peu de tems d’une opulence extrême. Ensuite, pour ſ’instruire à fond du détail du mariage, il prit une figure humaine des plus avantageuſes, & parut à Florence comme un étranger fort riche, qui vouloit ſ’y établir.

Il fit d’abord grand fracas ; habits magnifiques, belle maiſon, beaux meubles, caroſſe doré, gros équipage, enfin grande chère & bon feu, diſtinguèrent tellement le ſeigneur, Belphégor, qu’il ſ’acquit en peu de tems un nombre conſidérable de flatteurs & de paraſites, & fut ſouhaité pour gendre par tous les pères qui avoient des filles à marier. Il en choisit une de bonne maiſon, paſſablement belle, & des plus vertueuſes de la ville. S’il n’en prit point une coquette, ce n’est pas que les cornes lui fiſſent peur, il étoit accoutumé d’en porter ; mais il vouloit éprouver ſ’il n’étoit point de femme au monde avec qui l’on pût aller en paradis, ſans paſer par le martyre.

Ces beaux jours du mariage, qui durent peu & ne reviennent jamais, étoient à peine écoulés, que la belle se montra telle qu’elle étoit. Elle ne trahit point la fidélité conjugale ; mais le conjoint n’en fut pas plus heureux. Rien n’est plus inſupportable qu’une femme qui ſe pique d’être chaſte. Ce qui l’éloigné de la galanterie l’approche de l’orgueil ; ſon cœur ne peut contenir tout au plus qu’une vertu, & loge à la fois quantité de vices. Quand l’impudicité ne s’y rencontre pas, la ſuperbe, la médiſance, l’avarice & une infinité d’autres défauts y trouvent place. Pensant toujours bien d’elle-même, elle penſe toujours mal des autres : mais ſi les coquettes ſe perdent gaiement par la galanterie, par la bonne chère & par l’oiſiveté, les prudes ſe perdent triſtement par la préſomption & par l’envie. Fières du nom de ſages qu’elles croient mériter, elles deviennent inſolentes, & ne permettent pas de douter qu’un vice qui nous laiſſe en repos est préférable à une vertu qui nous aſſomme.

Le nouveau marié qui, tout diable qu’il étoit, vouloit paſſer pour honnête-homme, n’employa d’abord que douceur & raiſon, quoiqu’il eût bec & ongles pour établir & maintenir ſon autorité ; mais après quelques mois de condeſcendance, il ne fut plus tems d’y revenir. Madame étoit en poſſeſſion de faire enrager monſieur, & n’en démordit jamais.

Elle contrôloit preſque toutes ſes actions, n’en approuvait pas une. S’il exerçoit ſa libéralité, c’étoit un prodigue, s’il le mêlait du ménage, c’étoit un avare ; s’il viſitoit les amis, c’étoit un libertin ; s’il reſtoit au logis, c’étoit un miſantrope. Elle ne lui diſtribuoit ses faveurs que par poids & par mesure ; & jalouſe ſans être tendre, elle reſſembloit au chien du jardinier. Elle crioit après ses domeſtiques depuis le matin juſqu’au soir ; elle en changeoit tous les jours : le moindre ſujet de chagrin lui en donnoit matière pour une ſemaine ; elle ſ’en faiſoit quand elle n’en avoit pas ; enfin, elle étoit inſupportable à tout le monde & à elle-même.

Belphégor ſe repentit mille fois de ſa tranſfiguration, & regretta ſon premier genre de vie, qu’il trouvoit incomparablement plus. heureux. Enfin, après quelques années de perſécution, se tentant un dégoût universel, il négligea ses affaires, fit tout ce qu’il put pour quitter Florence. Il plaça mal une partie de son argent : il en prêta à des gens inſolvables ; il fit bâtir des maisons ſans néceſſité ; en un mot il se ruina, & poussé par ses créanciers, se vit dans l’heureuſe obligation de ſ’abſenter.

Madame Honeſta (c’étoit le nom de ſon épouſe) n’eut pas aſſez de vertu pour le conſoler dans un état qui, ſelon toutes les apparences, étoit fort trisse pour lui : au contraire, elle fut la plus acharnée à l’insulter dans sa diſgrace, & lui refusa lâchement jusqu’à la compassion qu’on doit à tous les malheureux. Déſespérée de ce qu’il échappoit à ſa mauvaiſe humeur, & de ce qu’il lui enlevoit le plaisir de le tourmenter, elle éclata en invectives, le traita cent fois de traître et de ſcélérat, le ſouhaita à la potence, & battit un de ſes petits enfans, parce qu’il demandoit ou étoit ſon père. Elle fit un détachement de ſa famille pour courir après lui, le dévaliser, & sous prétexte d’aſyle l’enfermer dans un cloître de moines. Il n’auroit pas manqué là de compagnie ; mais il auroit reçu des visites de madame Honesta, qu’il craignait plus que l’eau-benite.

La bonne dame ayant appris qu’il avoit évité l’embuscade, donna des avis ſecrets à ſes créanciers pour le ſaiſir, en ſorte que le pauvre diable fut obligé de ſe cacher avec grande précaution. Il arriva qu’un jour sur le point d’être arrêté, il se jetta dans la grange d’un payſan, qui l’ayant caché dans le foin, le sauva des griffes, des ſergens ; en reconnoiſſance de quoi, Belphégor qui avoit résolu de quitter sa figure postiche pour faire dans le monde son premier métier, lui révéla le secret de ſa miſſion, & lui promit d’abandonner trois poſſédes, lorſqu’il se donneroit la peine de l’en conjurer. Il entra bientôt après dans le corps du bailli du village. Le paysan ſ’offrit de chaſſer le démon, l’on convint d’une ſomme d’argent : Belphégor tint parole, & sortit à la première conjuration. Il entre ensuite en poſſeſſion des greffier : autre ſomme promiſe, autre exorciſme, autre guériſon du démoniaque. Ces deux miracles ayant rendu Pierrot fameux, on l’employa en dernier lieu pour chaſſer le diable du corps d’un de ces gens venus de rien, qui ne ſont parens de personne, & ſont héritiers de tout le monde. Il ne manqua pas d’en tiret une ſomme conſidérable : il ſ’enrichit enfin, & Belphégor ſ’acquitta pleinement de ce qu’il avoit promis.

Quelque tems après il prit gîte dans le corps de la fille d’un roi. On a recours au fameux conjurateur ; mais il n’avoit plus de puiſſance : le nombre des cures qu’il devoit faire étoit rempli. Il se défendit long-tems de conjurer, & pour eſcuse il allégua l’impoſſibilité d’ôter le diable de la tête d’une personne du ſexe, jurant qu’il n’avoit pu en venir à bout pour ſa propre femme. L’on ne ſe paya point de ces raiſons, il fallut obéir, ou être attaché à une potence dressée tout exprès dans la place publique, où la cour & le peuple étoient aſſemblés pour voir l’opération. Cependant le diable faiſoit toujours la ſourde oreille aux Conjurations du payſan. On étoit prévenu qu’il ne dépendoit que de lui de guérir la princesse, & qu’il y avoit de la malice & de l’opiniâtreté à ne le pas faire, en ſorte qu’on étoit ſur le point de l’exécuter, lorsqu’il s’avisa de prier le roi de faire battre tous les tambours & sonner toutes les trompettes de sa garde. Belphégor entendant ce tintamarre, en demanda la cause. C’est madame Honesta qui arrive (lui répondit le manant). Elle a su que vous étiez ici, elle vient vous y chercher, & les fanfares que vous entendez, retentissent pour lui faire honneur. Belphégor n’eut pas plutôt ouï cette nouvelle, que non-ſeulement il quitta la poſſédée, mais encore Florence & l’Italie, ſ’abîma dans les entrailles de la terre, préférant l’enfer & toutes ſes horreurs à la compagnie d’une fort honnête-femme.

On peut puiser le sens moral de cette fable dans la source des vérités chrétiennes ; on y trouve que la compagnie d’un dragon est préférable à celle d’une femme de mauvaiſe humeur ; & l’on a vu dans les archives du ſénat

Romain un arrêt contre un banni, qui ſe fai


ſant avec la philoſophie, un adouciſſement aux

peines de l’exil, fut condamné, comme à un ſupplice inévitablement rigoureux, de revenir à Rome, & d’y demeurer avec ſa femme. Mais c’est aſſez parler des prudes, & de celles qui par leurs airs impérieux & par leur orgueil outré, se font haïr de tous ceux qui les connoiſſent, Parlons de preſque toutes les autres.

Leur plus grand ſoin eſt de tendre des lacs à nos libertés. Pour cet effet elles ne ſe contentent pas d’employer ce que la nature leur a donné de beauté, elles y ajoutent le fard, les eaux, les pâtes, & quelquefois les philtres. Leur principale occupation est de ſe parer : elles conſultent inceſſamment leurs miroirs ; elles ſ’idolâtrent à leurs toilettes, & paſſent le quart de leur vie devant ces petits autels, que l’amour-propre dreſſe à la vanité. Il eſt certain qu’elles ne connoiſſent point de plus grande gloire, que de plaire & de paroître belles. Si elles ſavent danſer ou chanter, elles ſe ſervent admirablement de leurs avantages ; elles affectent de montrer leur gorge, quand elles ont la peau blanche : elles ont des talons d’un demi-pied de hauteur, pour ſuppléer à la petiteſſe de leur taille : enfin, elles ne négligent rien pour donner dans la vue de tous ceux qu’elles trouvent en leur chemin ; & voilà comment elles attrapent chacune un époux & quantité d’amans.

Sont-elles mariées, elles oublient qu’elles sont nées pour obéir, ou si elles s’en conviennent, elles prennent la réſolution de ſecouer bientôt le joug. Les careſſes & les complaisances ſont les avant-coureurs de leur tyrannie : inſenſiblement elles ſe rendent maitreſſes par-là de l’eſprit de leurs époux, qui charmés de leurs manières, ou n’ayant pas la force dans ces commencemens de les contrarier, les gâtent, & leur fourniſſent de l’orgueil pour toute leur vie ; car dès qu’elles ont pris un certain train, qu’elles ſe voient un équipage., de beaux meubles, un rang, des amis qualifiés, au lieu de ſe tenir dans la ſoumiſſion qu’elles doivent à leurs maris, elles croient leur faire trop d’honneur d’en être les compagnes, elles prétendent les gouverner & les maîtriſer absolument.

Il faut, quoi qu’il en coûte, qu’elles aient tous les ornemens les plus nouveaux. Les plus déterminées coquettes n’ont point d’ajuſtemens, ni de modes que la piupart des autres ne veuillent imiter. J’avoue que la propreté est bienſéante, & même nécessaire aux deux sexes ;. que l’homme est une eſpece d’arbre dont le monde ne juge que par l’écorce ; que le mérite en négligé n’a point le même éclat que ſous un habit magnifique ; mais les femmes ne laiſſent pas d’être blâmables de ce que les hommes ne ſauroient leur plaire, ſans porter comme elles le luxe juſqu’à l’excès. Le mari qui a payé l’emplette de leurs parures, la dépenſe en étant faite, conſent bonnement qu’on les uſe, sans prévoir la conſéquençe de l’uſage qu’elles en veulent faire ; & loin d’être reconnoiſſantes des complaiſances qu’on a pour elles, elles en deviennent plus fières se plus ſottes que jamais.

Leur avidité pour le bien est inconcevable. Feignant de conſerver celui de leurs maris, & d’être comme elles doivent dans leurs intérêts, elles ſe mêlent de toutes leurs affaires ; rien n’échappe à leur curiosité : ſous prétexte d’économie & de ſoin, elles ont inceſſamment des démêlés avec les fermiers, les domeſtiques, les aſſociés, les parens même de leurs époux, & ne paroiſſent bonnes ménagères en public, que pour être diſſipatrices en particulier. Elles ne ſont libérales qu’envers ceux qui ſervent leurs paſſions. Dès qu’on eſt utile à leur beauté, à leurs plaiſirs, à leur curioſité, à leurs vengeances, elles ne marchandent point le prix de ces ſervices, rien ne leur coûte ; non-ſeulement elles dépenſent de bonne grâce, mais encore elles prodiguent leur bien.

Lorſque ces raiſons ne ſubſiſtent plus, l’intérêt leur fait faire cent baſſeſſes : elles ſe font rendre compte d’un bout de chandelle ; elles paient mal leurs domeſtiques ; elles pillent leurs maris, elles ruinent leurs amans. Telle qui tient bon contre la tendreſſe d’un homme qui ne lui plaît pas, échoue contre ſon or : elles idolâtrent ce métal, & n’ont rien à lui refuſer. Il n’eſt point de vieillard si décrépit & ſi chaiſieux qu’elles n’épouſent volontiers, s’il eſt beaucoup plus riche qu’elles. Leur délicateſſe ſe conſole dahs l’eſpérance d’être bientôt délivrées des dégoûts qu’un tel hymen leur prépare. Elles emploient toute leur induſtrie pour donner dans la vue de l’opulent griſon, & dès qu’elles ſont mariées, elles n’épargent ni careſſes, ni complaiſances pour mériter un article avantageux dans le teſtament du bonhomme. S’il eſt trop vieux pour avoir des enfans, il arrive ſouvent qu’il ne manque pas pour cela d’héritier qui porte ſnom ; car ſi la dame, avec le recours qu’elle emprunte, ne lui en peut donner, elle a quelquefois aſſez d’habileté pour feindre une grossesse, & ſe faire honneur du travail d’un autre ; & tout cela, afin que veuve & tutrice, elle puiſſe paſſer plus agréablement le tems de ſa viduité.

Le lit n’eſt point un aſyle contre leur mauvaiſe humeur. C’eſt ordinairement le tribunal où elles condamnent la conduite de leurs maris, où elles font leurs mercuriales, où l’on connoît enfin que l’hymen & le repos ſont incompatibles. La plupart n’y ſont pas plutôt, qu’elles diſent au pauvre homme qui voudroit dormir ou parler d’autre choſe : vraiment je vois bien comme vous m’aimez ? Il faudroit être bien aveugle pour ne pas voir qu’une autre vous plaît davantage que moi. Croyez-vous que je ne ſache pas vos intrigues ? Allez porter vos careſſes à madame une telle ! Je trouverai qui fera plus de cas des miennes : vous m’eſtimez aussi peu que ſi vous m’aviez priſe à l’hôpital ; cependant Dieu ſait combien de jolis hommes m’ont recherchée en mariage, & ſe ſeroient trouvés heureux de m’épouſer sans dot ; ils m’auroient rendue maîtreſſe de leur cœur & de leurs richeſſes ; & vous à qui j’ai apporté un bien conſidérable, ne me laiſſez pas ſeulement la diſpoſition d’un verre d’eau. Vos frères, vos neveux, vos domeſtiques, ont chez vous plus de crédit que je n’en ai : ils n’en uſeroient pas plus mal, quand je ſerois votre ſervante. Je suis bien malheureuſe de vous avoir connu. Je voudrois que ceux qui ſe ſont mêlés de notre mariage fuſſent dans la rivière. Voilà comme elles apoſtrophent ordinairement leurs maris, qui ſont quelquefois contraints & à force de perſécution, d’éloigner de chez eux père, mère, frères & ſœurs, & d’abandonner le champ de bataille pour avoir la paix.

Dès qu’elles ſe voient maîtreſſes de la maiſon, & qu’elles ſont délivrées de la préſence de ces fâcheux, qu’elles regardoient comme autant d’eſpions de leur conduite, elles ne ſongent plus qu’à ſe bien divertir, & à contenter toutes leurs convoitises. Si les maris, rebutés de leurs bizarreries & de leurs injuſtices, changent de ſentiment à leur égard, & ſe trouvent dans l’impoſſibilité de leur témoigner de l’empreſſement ; elles ne conçoivent point qu’elles méritent leur froideur, & qu’on ne peut aimer ſon bourreau : elles ſ’en plaignent à tout le monde & font des éclats ridicules. J’en ai connu une qui fit un procès à ſon époux pour un ſemblable ſujet. On en a fait un conte en vers, qui ne prouve pas moins l’injuſtice des femmes, que l’abus d’une ancienne juriſprudence à préſent abolie. Le voici.