Le Songe d’une nuit d’été/Traduction Guizot, 1862/Acte IV

Le Songe d’une nuit d’été
Traduction par François Guizot.
Œuvres complètes de Shakespeare, Texte établi par François GuizotDidiertome 3 (p. 442-450).
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ACTE QUATRIÈME



Scène I

Toujours dans le bois.

TITANIA, BOTTOM, LES FÉES qui sont à sa suite ; OBERON qui les suit sans en être aperçu.


TITANIA, à Bottom. — Viens, assieds-toi sur ce lit de fleurs ; pendant que je caresse tes charmantes joues ; je veux attacher des roses musquées sur ta tête douce et lisse, et baiser tes belles et longues oreilles, toi la joie de mon cœur.

BOTTOM. — Où est Fleur-des-Pois ?

FLEUR-DES-POIS. — Me voici.

BOTTOM. — Grattez-moi la tête, Fleur-des-Pois.—Où est monsieur Toile-d’Araignée ?

TOILE-D’ARAIGNÉE. — Me voici.

BOTTOM. — Monsieur Toile-d’Araignée, mon cher monsieur, prenez vos armes, et tuez-moi ce bourdon aux cuisses rouges, qui est sur la fleur de ce chardon ; puis, mon cher monsieur, apportez-moi son sac de miel. Ne vous échauffez pas trop dans l’opération, monsieur, et ayez soin, mon bon monsieur, de ne pas crever le sac au miel : je n’aimerais pas à vous voir tout inondé de miel, seigneur. — Où est M. Grain-de-Moutarde ?

GRAIN-DE-MOUTARDE. — Me voici.

BOTTOM. — Donnez-moi votre poing, monsieur Grain-de-Moutarde ! —Je vous prie, cessez vos compliments, monsieur Grain-de-Moutarde !

GRAIN-DE-MOUTARDE. — Que désirez-vous ?

BOTTOM. — Rien, monsieur, rien de plus que d’aider au cavalier Fleur-des-Pois à me gratter la tête : il faudra que j’aille trouver le barbier, monsieur ; car il me semble que j’ai furieusement de poil à la figure ; et je suis un âne si délicat que, pour peu que mon poil me démange, il faut que je me gratte.

TITANIA. — Mon doux ami, voulez-vous entendre un peu de musique ?

BOTTOM. — J’ai une assez bonne oreille en musique. Allons, faites venir les pincettes et la clef.

TITANIA. — Ou dites, cher amour, ce qui vous ferait plaisir à manger.

BOTTOM. — À dire vrai, un picotin d’avoine : je pourrais mâcher votre bonne avoine sèche ; il me semble que j’aurais grande envie d’une botte de foin ; du bon foin, du foin parfumé, il n’y a rien d’égal à cela.

TITANIA. — J’ai une fée déterminée qui ira fouiller dans le magasin de l’écureuil, et qui vous apportera des noix nouvelles.

BOTTOM. — Je préférerais une poignée ou deux de pois secs ; mais, je vous prie, que personne de vos gens ne me dérange ; je sens une certaine exposition au sommeil qui me vient.

TITANIA. — Dors, et je vais t’enlacer dans mes bras.—Fées, partez, et dispersez-vous dans toutes les directions. Ainsi le chèvre-feuille parfumé s’entrelace amoureusement : ainsi le lierre femelle entoure de ses anneaux les bras d’écorce de l’ormeau[1]. Oh ! comme je t’aime ! oh ! comme je t’adore ! (Ils dorment.)

(Oberon s’avance. Puck revient.)

OBERON. — Sois le bienvenu, bon Robin, vois-tu ce charmant spectacle ? Je commence à avoir pitié de sa folie. Tout à l’heure, l’ayant rencontrée derrière le bois, cherchant de douces fleurs pour cet odieux imbécile, je lui en ai fait des reproches et me suis querellé avec elle. Elle avait ceint ses tempes velues d’une couronne de fleurs odorantes et fraîches ; et cette rosée qui s’enflait naguère en gouttes sur les boutons, telle que de rondes perles d’orient, semblait au cœur de ces jolies petites fleurs autant de larmes qui pleuraient leur disgrâce. Quand je l’eus grondée à mon gré, et qu’elle eut imploré mon pardon en termes soumis, je lui demandai alors son petit nain : elle me le donna aussitôt, et envoya ses fées le porter dans mon royaume ; maintenant que je tiens l’enfant, je veux dissiper l’odieuse erreur de ses yeux. Ainsi, aimable Puck, ôte ce crâne enchanté de la tête de cet artisan athénien, afin qu’en se réveillant avec les autres il puisse regagner Athènes, et ne plus songer aux accidents de cette nuit que comme aux tourments chimériques d’un rêve. Mais je veux commencer par délivrer la reine des fées.

(Il s’approche d’elle, et dit en lui touchant les yeux avec une herbe.)

Sois comme tu avais coutume d’être.
Vois comme tu avais coutume de voir :
C’est le bouton de Diane sur la fleur de Cupidon[2]
Qui est doué de cette vertu céleste.

Allons, ma chère Titania ; éveillez-vous, ma douce reine.

TITANIA. — Mon Oberon ! quelles visions j’ai eues ! Il m’a semblé que j’étais amoureuse d’un âne.

OBERON, montrant Bottom. — Voilà votre amant.

TITANIA. — Comment ces choses sont-elles arrivées ? Oh ! comme mes yeux abhorrent maintenant son visage !

OBERON. — Silence, un instant.—Robin, enlève cette tête.—Titania, appelez votre musique, et accablez les sens de ces cinq personnages d’un sommeil plus profond qu’à l’ordinaire.

TITANIA. — De la musique ! holà ! de la musique ! celle qui procure le sommeil.

PUCK. — Maintenant quand tu te réveilleras, vois avec tes propres yeux, ceux d’un sot.

OBERON. — Musique, commencez. (On entend un e musique assoupissante.) Venez, ma reine ; donnez-moi la main, ébranlons la terre où sont couchés ces dormeurs. Maintenant nous sommes amis de nouveau, vous et moi ; et demain, à minuit, nous danserons des danses solennelles et triomphantes dans la maison du duc Thésée, et nous la bénirons pour toute sa belle postérité. Là aussi seront unis joyeusement, en même temps que Thésée, tous ces couples d’amants fidèles.

PUCK.

 Roi des fées, écoute, fais attention,
 J’entends l’alouette matinale.

OBERON.

 Allons, ma reine, dans un grave silence,
 Suivons en dansant l’ombre de la nuit.
 Nous pouvons faire le tour du globe
 D’un pas plus rapide que la lune errante.

TITANIA.

 Venez, mon époux ; et, dans notre vol
 Dites-moi comment il s’est fait cette nuit
 Que vous m’avez trouvée dormant ici
 Par terre avec ces mortels.

(Ils sortent.)

(Paraissent Thésée, Égée, Hippolyte et leur suite.)

THÉSÉE. — Allez, l’un de vous, et trouvez-moi le garde forestier, car notre cérémonie est finie ; et puisque voici le point du jour, ma bien-aimée entendra le concert de mes chiens. — Découplez-les dans le vallon de l’ouest : allez. — Dépêchez, vous dis-je, et trouvez le garde. — Nous allons, ma belle reine, gravir le sommet de la montagne, pour écouter la confusion harmonieuse des voix des chiens et de l’écho réunis.

HIPPOLYTE. — J’étais un jour avec Hercule et Cadmus, lorsqu’ils chassaient l’ours dans une forêt de Crète avec des chiens de Sparte : jamais je n’entendis plus vigoureuse battue. Les bois, les cieux, les fontaines, les environs entiers semblaient retentir d’un seul cri. Jamais je n’ai entendu de dissonance aussi harmonieuse, et un vacarme aussi agréable.

THÉSÉE. — Mes chiens sont de race lacédémonienne, à large gueule, tachetés de roux, leurs têtes sont ornées de longues oreilles pendantes qui balayent la rosée du matin ; les jambes sont arquées comme celle des taureaux de Thessalie ; ils sont lents à la poursuite, mais assortis en voix comme des cloches accordées à l’octave. Jamais cri plus harmonieux ne fit retentir les tayauts, et ne fut égayé par les cors, dans la Crète, à Sparte ou dans la Thessalie. Vous allez les entendre et en juger. — Mais, chut ! quelles sont ces nymphes ?

ÉGÉE. — Mon prince, c’est ma fille qui est endormie ici : celui-ci, c’est Lysandre ; voilà Démétrius ; et voici Hélène, la fille du vieux Nédar. Je suis bien étonné de les trouver ici tous ensemble.

THÉSÉE. — Sans doute ils se seront levés de grand matin pour célébrer la fête de mai ; et, instruits de nos intentions, ils sont venus ici orner la pompe de notre hymen. Mais, parlez, Égée ; n’est-ce pas aujourd’hui le jour où Hermia doit donner sa réponse sur son choix ?

ÉGÉE. — Oui, mon prince.

THÉSÉE. — Allez, ordonnez aux chasseurs de les réveiller au bruit du cor.

(On entend des cors et des cris de joie.)

(Démétrius, Lysandre, Hermia et Hélène se réveillent en sursaut et se relèvent.)

THÉSÉE. — Bonjour, mes amis : la Saint-Valentin[3] est passée.—Ces oiseaux des bois ne commencent-ils à s’accoupler qu’à présent ?

(Tous se prosternent devant Thésée.)

LYSANDRE. — Pardon, mon prince.

THÉSÉE. — Je vous prie, levez-vous tous : je sais que vous êtes deux rivaux ennemis. Comment s’est opérée cette paisible réunion entre vous ? Comment votre haine est-elle devenue si peu jalouse, que je vous trouve dormant près de la haine, sans craindre l’un de l’autre aucune inimitié ?

LYSANDRE. — Mon prince, je vous répondrai avec étonnement, à demi endormi, à demi éveillé : mais en vérité, il m’est encore impossible de dire comment je suis venu en ce lieu. Je présume, car je voudrais vous dire la vérité… et en ce moment, je me rappelle… oui, je me le rappelle, je suis venu ici avec Hermia ; notre dessein était de sortir d’Athènes, afin d’échapper aux dangers de la loi athénienne.

ÉGÉE. — C’est assez, c’est assez, mon prince ; vous en avez assez entendu : je réclame la loi contre lui. — Ils voulaient s’évader ; et par cette fuite, Démétrius, ils voulaient nous frustrer, vous de votre épouse, moi de mon consentement à ce qu’elle devînt votre femme.

DÉMÉTRIUS. — Noble duc, c’est la belle Hélène qui m’a informé de leur évasion dans ce bois, et du dessein qui les y conduisait ; et moi, dans ma fureur, je les ai suivis jusqu’ici ; et la belle Hélène, poussée par sa tendresse, m’a suivie. Mais, mon bon prince, je ne sais par quelle puissance (sans doute par quelque puissance supérieure) mon amour pour Hermia, fondu comme la neige, me semble en ce moment le souvenir confus des vains hochets dont je raffolais dans mon enfance ; et maintenant l’unique objet de ma foi, de toutes les affections de mon cœur, l’objet et le plaisir de mes yeux, c’est Hélène seule ; j’étais fiancé avec elle, mon prince, avant que j’eusse vu Hermia : comme un malade, je me dégoûtai de cette beauté ; mais aujourd’hui bien portant, je reviens à mon goût naturel ; maintenant, je la veux, je l’aime, je la désire, et je lui serai à jamais fidèle[4].

THÉSÉE. — Beaux amants, la rencontre est heureuse. Nous entendrons plus tard les détails de cette aventure. — Égée, je triompherai de votre volonté, tout à l’heure, dans le même temple, avec nous, ces deux couples seront éternellement unis ; et nous laisserons là notre projet de chasse, car la matinée est déjà un peu avancée. — Allons, retournons tous à Athènes ; nous allons célébrer à nous six une fête solennelle. — Venez, Hippolyte.

(Thésée et Hippolyte sortent avec leur suite.)

DÉMÉTRIUS. — Toutes ces aventures paraissent comme des objets imperceptibles, comme des montagnes éloignées et confondues avec les nuages.

HERMIA. — Il me semble que je vois ces objets d’un œil troublé ; tout me paraît double.

HÉLÈNE. — C’est la même chose pour moi ; et j’ai trouvé Démétrius comme un joyau qui est à moi, et qui n’est pas à moi.

DÉMÉTRIUS. — Il me semble à moi, que nous dormons, que nous rêvons encore. — Ne croyez-vous pas que le duc était tout à l’heure ici, et qu’il nous a dit de le suivre ?

HERMIA. — Oui, et mon père y était aussi.

HÉLÈNE. — Et Hippolyte.

LYSANDRE. — Et il nous a invités à le suivre au temple.

DÉMÉTRIUS. — Alors, nous sommes éveillés.—Suivons ses pas ; et en chemin, racontons-nous nos songes.

(Ils sortent ; au moment où ils s’en vont, Bottom se réveille.)

BOTTOM. — Quand mon tour viendra, appelez-moi, et je répondrai.—Ma première réplique est : Très-beau Pyrame. — Hé, holà ! —Pierre Quince ; Flute, le raccommodeur de soufflets ; Snout, le chaudronnier ; Starveling… Mort de ma vie ! ils se sont évadés d’ici et m’ont laissé endormi. — J’ai eu une bien étrange vision ! j’ai fait un songe… il est au-dessus des facultés de l’homme de dire ce qu’était ce songe. L’homme n’est qu’un âne, s’il veut se mêler d’expliquer ce rêve. Il me semblait que j’étais…. — Il n’y a pas d’homme qui puisse dire ce que j’étais. Il me semblait que j’étais… et il me semblait que j’avais…—Mais l’homme n’est qu’un fou en habit d’arlequin, s’il entreprend de dire ce qu’il me semblait que j’étais. L’œil de l’homme n’a jamais ouï, l’oreille de l’homme n’a jamais vu ; la main de l’homme ne peut goûter, ni sa langue concevoir ni son cœur exprimer en paroles ce qu’était mon rêve. Je veux aller trouver Pierre Quince pour qu’il compose une ballade sur mon songe : on l’appellera le rêve de Bottom[5], parce que c’est un rêve sans fond ; et je le chanterai à la fin de la pièce, devant le duc : et peut-être même, pour rendre la pièce plus agréable, le chanterai-je à la mort de Thisbé. (Il sort.)



Scène II

La scène est à Athènes, dans la maison de Quince.

QUINCE, FLUTE, SNOUT ET STARVELING.


QUINCE. — Avez-vous envoyé chez Bottom ? Est-il rentré chez lui ?

STARVELING. — On ne peut avoir de ses nouvelles : sans doute, les esprits l’ont transporté loin d’ici.

FLUTE. — S’il ne vient pas, la pièce est perdue. Elle ne peut plus aller, n’est-ce pas ?

QUINCE. — Ce n’est pas possible : vous n’avez pas dans tout Athènes, d’autre homme que lui en état de jouer Pyrame.

FLUTE. — Non ; il a tout simplement le plus grand talent de tous les artisans d’Athènes.

QUINCE. — Oui, et la plus belle tournure aussi, un beau galant, avec une douce voix.

FLUTE. — Vous devriez dire une merveille incomparable. Un galant est, Dieu nous bénisse, une chose qui n’est bonne à rien !

(Entre Snug.)

SNUG. — Messieurs, le duc revient du temple ; et il y a deux ou trois seigneurs et dames de plus, qui se sont mariés en même temps que lui. Si notre divertissement eût été en train, notre fortune à tous était faite.

FLUTE. — Oh ! mon brave Bottom ! voilà comme il a perdu six sous par jour de revenu sa vie durant : il ne pouvait manquer d’avoir six sous par jour. Si le duc ne lui avait pas fait six sous par jour pour jouer Pyrame, je veux être pendu ! Et il les aurait bien mérités ; oui, six sous[6] par jour, ou rien pour le rôle de Pyrame.

(Survient Bottom.)

BOTTOM. — Où sont ces camarades ? où sont ces braves cœurs ?

QUINCE. — Bottom ! —Ô le superbe jour ! ô l’heure fortunée !

BOTTOM. — Messieurs, je vais vous raconter des merveilles…. Mais ne me demandez pas ce que c’est ; car si je vous le dis, je ne suis pas un vrai Athénien : je vous dirai tout, exactement comme les choses se sont passées.

QUINCE. — Voyons, cher Bottom.

BOTTOM. — Vous n’aurez pas un mot de moi. Tout ce que je vous dirai, c’est que le duc a dîné. Revêtez-vous de vos habits ; de bonnes attaches à vos barbes, des rubans neufs à vos escarpins : rendez-vous tous au palais ; que chacun jette un coup d’œil sur son rôle ; car la fin de l’histoire est que notre pièce est le divertissement préféré. À tout événement que Thisbé ait soin d’avoir du linge propre ; et que celui qui joue le lion n’aille pas rogner ses ongles, car ils passeront pour les griffes du lion ; et, mes très-chers acteurs, ne mangez point d’ognons, ni d’ail, car il faut que nous ayons une haleine douce ; et, moyennant tout cela, je ne doute pas que nous ne les entendions dire : Voilà une charmante comédie ! Plus de paroles ; allons, partons. (Ils sortent.)

FIN DU QUATRIÈME ACTE.

  1. Ulmo conjuncta marito.
  2. Le bouton de Diane, c’est le bouton de l’agnus castus, et la fleur de Cupidon, la viola tricolor.
  3. Allusion au proverbe que les oiseaux commencent à s’accoupler à la Saint-Valentin.
  4. Ces méprises d’amour ont sans doute donné l’idée du dix-septième chant de la Pucelle.
  5. Bottom signifie le fond.
  6. « Trait de satire contre Preston, auteur de la pièce de Cambyse. Il joua un rôle dans la Didon de Nash, devant Elisabeth, qui le gratifia d’une pension de vingt livres sterling par an (ce qui ne fait guère qu’un shilling par jour). » STEEVENS.