Le Sol et le Climat de la Grèce - Leurs rapports avec le caractère de sa civilisation et de son art

Le Sol et le Climat de la Grèce - Leurs rapports avec le caractère de sa civilisation et de son art
Revue des Deux Mondes3e période, tome 109 (p. 530-563).

LE
SOL ET LE CLIMAT DE LA GRÈCE



LEURS RAPPORTS AVEC LE CARACTÈRE DE SA CIVILISATION ET DE SON ART.


Les Grecs ont tout su ou plutôt tout deviné. Plus on les étudie de près, plus on pénètre dans le secret de leur pensée, qu’ils ont aimé longtemps à cacher sous le voile du symbole et du mythe, et plus on reconnaît que, depuis trois siècles, le puissant effort de la pensée moderne n’a souvent abouti qu’à démontrer, par une série d’observations et d’expériences méthodiquement enchaînées, telles ou telles vérités scientifiques que leurs sages avaient entrevues par une rapide intuition. Parmi les théories ou les hypothèses sur lesquelles repose aujourd’hui l’idée que nous nous faisons de la nature, des forces qui s’y jouent et des lois qui y président à la succession des phénomènes, il en est peu qui ne se soient un moment présentées à l’esprit de l’un ou de l’autre des philosophes de l’Ionie, de la Sicile et de la Grande-Grèce ou d’Athènes, qui n’aient été aperçues, par quelque hardi et pénétrant génie, comme à la lueur d’un éclair ; mais c’est surtout dans l’étude de l’homme, de l’homme vivant en société, de l’homme animal politique, comme dit Aristote, que les Grecs ont poussé aussi loin qu’elle peut aller la rigueur et la subtilité de l’analyse. A-t-on jamais décrit avec plus de précision que ne l’a fait Thucydide les maladies chroniques ou aiguës du sens moral, les altérations que lui font subir soit, comme à Corcyre, une longue suite de révolutions qui surexcite toutes les convoitises et qui brouille toutes les notions établies, soit, comme à Athènes, une épidémie meurtrière qui, montrant à chacun la mort comme inévitable et prochaine, le porte à s’affranchir de toute contrainte et allume en lui une soif ardente de jouir, à laquelle il faut des satisfactions immédiates ?

Si vraiment, dans tous les domaines de la connaissance, les Grecs ont ainsi devancé les résultats de nos procédés d’investigation plus lents et plus sûrs, s’ils ont répandu, sur toute matière, ces belles clartés qui préludaient aux découvertes de l’avenir, peut-on s’étonner qu’ils aient aussi ébauché une des doctrines qui tiennent aujourd’hui le plus de place dans ce que l’on appelle la philosophie de l’histoire, la théorie de l’influence que le milieu, comme on dit aujourd’hui, exerce sur une race et sur un peuple ? Cette théorie, on en fait souvent honneur à Montesquieu, comme s’il l’avait inventée, comme s’il avait été le premier à l’exposer. Mais elle est déjà dans Aristote, qui explique la supériorité de ses compatriotes par la situation intermédiaire que la Grèce occupe entre les régions froides de l’Europe septentrionale et les contrées chaudes de l’Asie ; c’est ainsi, dit-il, que les Grecs réunissent à l’énergie des barbares du Nord la vivacité d’esprit des Asiatiques[1]. D’ailleurs cette doctrine avait déjà été présentée, un siècle plus tôt, sous une forme plus dogmatique et avec un bien autre développement, par Hippocrate, dans son traité Des airs, des eaux et des lieux ; elle en remplit les douze derniers chapitres. L’auteur y institue une comparaison des plus curieuses entre l’Europe, c’est-à-dire entre la Grèce et l’Asie ; voici en quels termes, à la dernière page de son livre, il résume sa méthode et rend raison des différences qu’il a constatées : « Généralement, vous trouverez qu’à la nature du pays correspondent la forme du corps et les dispositions de l’âme… Tout ce que la terre produit est conforme à la terre elle-même[2]. » Ce mot, la terre, il l’entend dans le sens le plus compréhensif ; la terre est définie pour lui, moins par sa configuration propre et par les qualités du sol que par celle du climat qui règne à sa surface et qui en modifie la faune et la flore. « Si les Asiatiques, affirme-t-il, sont d’un naturel plus doux et moins belliqueux que les Européens, la cause en est surtout dans l’égalité des saisons. » Et ailleurs : « Une perpétuelle uniformité entretient l’indolence ; un climat variable donne de l’exercice au corps et à l’âme[3]. » C’est donc suivre le conseil et l’exemple de quelques-uns des plus grands esprits de la Grèce que de chercher, lorsqu’on écrit son histoire, à comprendre dans quelle mesure et de quelle manière ce peuple exceptionnel a subi, pour parler la langue même d’Hippocrate, l’action « des airs, des eaux et des lieux. » Il y a là une relation à déterminer, celle qui existe entre les aptitudes que le groupe de tribus d’où est sortie la nation grecque a portées avec lui sur les rivages de la mer Egée et les caractères physiques du pays où il s’est trouvé ainsi jeté, dans des temps très lointains, par les hasards de sa destinée. Un des termes du rapport, c’est l’ensemble des dispositions acquises, des idées, des croyances et des moyens d’expression que possédaient déjà, lorsqu’ils se sont séparés, les divers membres de la famille aryenne, et c’est aux savans qui s’occupent de grammaire, de mythologie et d’ethnologie comparatives à définir de leur mieux ce fond commun. Quant à l’étude du milieu dans lequel se sont développées les tribus à qui s’est appliqué, vers le VIIIe siècle avant notre ère, le nom générique d’Hellènes, la première condition nécessaire pour l’entreprendre avec quelque chance de succès, ce sera d’avoir vécu soi-même dans ce milieu, d’avoir vu sur place comment l’homme parvient à s’y accommoder, comment il en utilise les avantages et par quel effort il a surmonté les obstacles qu’il y rencontrait, en telle façon qu’il a fait tourner les défauts mêmes du sol et les contrastes du climat au profit de son énergie et de l’harmonieux équilibre de ses facultés, de cet équilibre instable et rare qu’Hippocrate et Aristote signalaient déjà comme l’attribut distinctif de la race à laquelle ils étaient fiers d’appartenir. Un séjour prolongé en Grèce nous a mis à même de suivre l’habitant de cette contrée dans ce travail d’adaptation, dans la lutte de tous les instans qu’il soutient contre une nature qui, malgré son charme et ses sourires, ne donne rien à ses fils sans le leur faire acheter et payer comptant, sans qu’ils aient peiné de l’intelligence et des bras. Dès le jour où nous avons débarqué dans ce pays pour y passer trois années, qui sont restées les meilleures de notre vie, nous n’avons pas cessé de nous intéresser aux péripéties de ce combat et au jeu de ces actions lentes et complexes que les choses exercent sur l’homme. Deux voyages postérieurs nous ont fourni l’occasion de contrôler et de compléter nos impressions premières. C’est ce qui nous encourage à revenir sur cette question, quoiqu’elle ait été traitée par la plupart des historiens qui, dans ces derniers temps, ont entrepris d’écrire l’histoire de la Grèce. Plus d’un, parmi eux, n’avait étudié que dans les livres et sur les cartes la forme de cette terre, le dessin de ses rivages, le relief de ses montagnes, la douceur et les caprices de son ciel ; il n’en parlait que par ouï-dire, et il restait dans le vague. Tel autre, au contraire, comme Ernest Curtius, paraissait merveilleusement préparé à s’acquitter de cette tâche ; il avait visité toute la Grèce en observateur intelligent et curieux ; il l’aimait d’une tendresse presque filiale ; mais, au début de son grand ouvrage, il sentait s’ouvrir devant lui une carrière si longue et où tant de détours s’imposeraient à ses pas qu’il a voulu entrer sans retard dans le vif de son sujet ; les quelques pages qu’il a consacrées à cette géographie historique n’ont été qu’une rapide et brillante esquisse. On peut donc, même après lui, s’essayer à marquer avec plus d’insistance et de précision ceux des traits du génie grec qui paraissent s’expliquer par les caractères particuliers et par l’aménagement du théâtre sur lequel la race privilégiée a joué ce rôle hors ligne qu’aujourd’hui encore, avec une constance indomptable, elle aspire à ressaisir dans l’Europe orientale. Les souvenirs personnels que nous mêlerons à cette étude ne sont pas un hors-d’œuvre. Les conditions du milieu n’ont pas changé ; pour en avoir le sentiment juste et fin, il faut avoir regardé le paysan grec travailler, pendant des journées entières, à ramasser, une à une, les pierres qui encombrent son maigre champ ; il faut avoir écouté les récits de ces marchands, de ces artisans et de ces instituteurs nomades qui, sans perdre l’esprit de retour, quittent chaque année Janina et les villages de l’Épire pour aller chercher fortune jusqu’en Égypte et dans l’Inde ; il faut avoir parcouru l’Archipel dans le caïque de quelque patron d’Hydra ou de Spezzia, et s’être laissé porter par le vent, d’île en île, débarquant chaque matin sur une grève nouvelle, et la nuit, dormant, sur le pont du bateau, la face aux étoiles.


I

Les peuples qui paraissent, avant les Grecs, sur la scène de l’histoire, occupaient des territoires que la nature avait nettement délimités. L’Égypte, c’est la partie inférieure de la longue vallée du Nil ; tous les monumens du génie de cette nation se sont groupés dans l’étroit espace que bornent la Méditerranée et les deux chaînes arabique et libyque. La civilisation chaldéo-assyrienne s’est développée dans le spacieux bassin de l’Euphrate et du Tigre. Le théâtre est plus vaste ; mais il n’a pas des frontières moins bien arrêtées, au nord dans le Taurus et dans ses prolongemens orientaux, à l’est dans le puissant rempart du Zagros, au sud dans le Golfe-Persique et à l’ouest dans les déserts de l’Arabie et de la Syrie. La Phénicie proprement dite, c’est la mince bande de terrain qui s’insère entre la mer d’une part et de l’autre le Liban, que continuent les monts d’Éphraïm et de Juda. Tout l’art hébraïque a tenu dans une aire encore plus resserrée, dans l’enceinte de Jérusalem et dans le petit royaume qui en dépendait. L’historien, il est vrai, a bien d’autres étendues à parcourir pour suivre, des rives de l’Oronte aux plages de la mer Egée, les traces de ces tribus syro-cappadociennes qui ont laissé derrière elles, comme marque de leur passage, des sculptures rupestres d’un style si particulier, auxquelles sont joints, le plus souvent, les signes de cette écriture idéographique dont l’emploi a précédé, dans toute cette région, celui des alphabets issus de l’alphabet phénicien ; mais la Syrie septentrionale et les hautes terres de l’Asie-Mineure, qui étaient en communication par les cols de l’Amanus et du Taurus, n’en sont pas moins restées le centre d’où ces types se sont répandus vers l’Occident. Lorsque, quelques siècles plus tard, la grande presqu’île qui prolonge et termine l’Asie a reçu de l’Europe, par le Bosphore, de nouveaux émigrans qui s’y sont répandus en tous sens, les Phrygiens occupent d’abord le pays entre la Propontide et la chaîne du Sipyle, puis les plaines élevées et accidentées où prennent leurs sources le Sangarios, l’Hermos et le Méandre. Le royaume lydien grandit autour du cours moyen de l’Hermos, et les Cariens se fixent dans le district montueux qui est compris entre le Méandre et l’épais massif des montagnes lyciennes. Celles-ci, par l’arc quelles décrivent tout autour de la Lycie, en font une des contrées les mieux circonscrites qu’il y ait au monde, une de celles qui paraissent le plus sûrement destinées à vivre d’une vie indépendante, dans un isolement plus ou moins complet. Quant à la Perse, c’est le plateau de l’Iran, ou du moins la partie de ce plateau qui confine à la Mésopotamie et à la Susiane.

Ces divers peuples ont pu, de différentes façons, faire sentir à leurs voisins l’ascendant de leur activité créatrice et parfois même exercer cette influence jusque sur des nations très éloignées ; mais chacun d’eux n’en a pas moins formé une masse compacte, dans une portion concrète du continent africain ou asiatique, et c’est sur ce terrain, qui est son domaine propre, qu’il faut aller le chercher et s’établir à demeure, quand on veut définir son génie par son œuvre. Pour les Phéniciens seulement, on est contraint d’adopter une autre méthode ; on commence par les étudier chez eux, dans ce district de la Syrie qui a été le berceau de leur fortune industrielle et commerciale ; mais on ne saurait s’y enfermer ; la nécessité s’impose de suivre ces marchands au-delà des mers, dans leur empire colonial de la côte d’Afrique, dans leurs comptoirs semés d’un bout à l’autre de la Méditerranée, sur toutes les grèves enfin où leurs navires, la quille enfoncée dans le sable, ouvraient leurs flancs pour en laisser échapper ces denrées de toute espèce, objets de luxe et de première nécessité, que se disputait un cercle d’acheteurs naïvement émerveillés. En courant ainsi dans le sillage de ces nefs aventureuses et en s’arrêtant aux lieux où elles atterrissaient, on ramasse plus d’un monument curieux, qui vient fort à propos combler les lacunes des séries formées de la dépouille des grandes et maîtresses cités ; cependant celles-ci, d’abord Sidon, puis Tyr et plus tard Carthage, sont demeurées, pendant de longs siècles, les vrais centres organiques du monde phénicien, ceux qui attiraient et recevaient tous les produits de la terre habitée, comme disaient les Grecs, pour les répartir ensuite entre les nations, non sans les avoir souvent transformés par les mains de leurs artisans et marqués à leur empreinte. Une fois que Sidon eut perdu sa suprématie, Tyr s’empara des marchés du bassin oriental ; mais, après que la force des choses eut opéré ce partage, l’équilibre se maintint, la vie et la primauté ne se déplacèrent point, jusqu’au jour où l’astre de cette race commença de décliner, où Alexandre eut pris Tyr et fondé Alexandrie, où Carthage, chassée de la Sicile, puis de l’Espagne, finit par s’abîmer dans les flammes, sous les yeux de Polybe et Scipion Émilien.

Ce fut la fin ; mais, auparavant, plus d’un millier d’années s’étaient écoulées durant lesquelles les ateliers de ces villes avaient répété les mêmes types, avec la facilité routinière d’une industrie qui ne puise pas ses inspirations dans un art animé d’une vie intense et puissante. L’ouvrier, suivant le temps, a cherché de préférence ses modèles tantôt en Égypte, tantôt en Chaldée, tantôt même en Grèce ; mais on ne trouve là ni modifications graduelles du style comme en comporte tout développement normal de la faculté plastique, ni écoles locales dont chacune aurait représenté supérieurement une des tendances naturelles de la force créatrice. C’était toujours à peu près le même article, pour parler la langue du commerce, que le négociant phénicien servait à ses cliens, et la marchandise ne différait guère, qu’elle fût expédiée de Tyr ou de Carthage. Sur le terrain, la Phénicie paraît très étendue et très disséminée, surtout après l’essor hardi et le succès des ambitions puniques ; mais, à ne consulter que la réalité des choses, elle reste concentrée dans un effort unique qui n’a connu ni le progrès véritable ni la diversité. Il n’en faut pas croire le témoignage de la carte ; toutes ces villes qui y sont indiquées par le même trait de couleur que les reines de Chanaan, ce ne sont que des comptoirs et des entrepôts, ce que l’on pourrait appeler des succursales de la maison mère. Tout le travail utile de cet entreprenant et laborieux génie se résume donc en cet éclectisme adroit dont la pratique avait déjà été inaugurée par Sidon, cette aînée de la nation phénicienne, et dont Tyr et Carthage reprirent la tradition, pour la continuer jusqu’à leur dernière heure.

Il n’en est pas de même de la Grèce. La Grèce est vraiment multiple et diverse dans l’espace aussi bien que dans le temps. L’histoire et la géographie appliquent plus particulièrement ce nom de Grèce au pays qui le porte encore maintenant, à la plus orientale des trois presqu’îles que le continent européen projette vers le sud et semble envoyer à la rencontre de l’Afrique. C’est là, dans ce territoire d’une si faible superficie qui constitue aujourd’hui le royaume du roi George, que la race grecque a élu jadis domicile pour n’en plus jamais sortir, quoique bien des fois elle ait été battue par les invasions et les conquêtes ; c’est là que, tout en essaimant et en se répandant au dehors, elle s’est toujours maintenue le plus compacte, c’est enfin là que se sont fondées et qu’ont vécu les villes qui ont fait dans le monde grec la plus brillante figure, qui s’en sont disputé la direction et la suprématie, Corinthe et Sparte, Thèbes et Athènes, là que se célébraient ces grandes fêtes des jeux olympiques, isthmiques et néméens où se donnaient rendez-vous tous les fils dispersés de la famille hellénique. L’Hellade, comme on appelle cette péninsule, est donc bien la Grèce proprement dite, la Grèce par excellence ; mais, à côté d’elle, il y a d’autres Grèces qui, pour ne pas avoir occupé cette situation centrale ni joué un rôle aussi prépondérant et aussi longtemps soutenu, n’en ont pas moins fait leur partie dans le concert. Il y a la Grèce asiatique ; grâce à l’heureuse et brillante souplesse du génie ionien, elle a été plus précoce que la Grèce européenne ; c’est elle qui s’est engagée la première dans les voies de la poésie et de l’art, du grand commerce et des navigations lointaines. Il y a une Grèce d’Afrique, celle de Naucratis et des autres villes où s’établirent, entre les bouches du Nil, les étrangers introduits par Psammétique, celle surtout de la Cyrénaïque, avec ses cités puissantes qu’une ceinture de déserts protégeait contre les convoitises des maîtres de l’Egypte et contre les jalousies de Carthage ; cette oasis, d’où rayonnaient en tout sens, vers l’intérieur, des routes 1res fréquentées par les caravanes, était une porte ouverte sur les profondeurs mystérieuses de l’immense continent méridional ; ce fut par là qu’une curiosité toujours en éveil recueillit maintes données qui reculèrent pour elle les limites du monde des vivans et qui contribuèrent à lui donner le sentiment de la variété des hommes et des climats. Sur les rivages opposés, il y a encore une autre Grèce, la Grèce occidentale, qui s’attache comme une frange aux golfes et aux promontoires de l’Italie du sud et qui pousse ses avant-postes jusque sur les côtes de la Gaule et de l’Espagne ; c’est elle qui a eu l’honneur d’être la première éducatrice de Rome. On sait jusqu’à quel haut degré de puissance et de richesse se sont élevées nombre des cités qu’elle comprenait, Posidonie et Cumes, Sybaris, Crotone, Métaponte et Tarente, Adria même et la lointaine Massalie ; les monumens de l’architecture et de la sculpture qui subsistent sur l’emplacement de plusieurs de ces colonies ou que l’on retire des ruines de leurs temples et de leurs tombeaux ne sont pas moins beaux que ceux qui sont nés sur le sol de la mère patrie. Enfin, entre ces différentes Grèces, qui forment, sur la terre ferme, quatre groupes bien définis, dont chacun a eu son existence distincte et ses fortunes séparées, il y a toute une Grèce qui flotte en quelque sorte sur « le large dos de la mer, » la Grèce insulaire. C’est la Sicile, entre l’Italie et l’Afrique, la Sicile où l’élément grec et l’élément phénicien, tout en se faisant de mutuels emprunts, ont été en lutte pendant plus de trois siècles ; ce sont les îles de l’Adriatique, entre l’Italie et l’Hellade, puis, au sud et à l’est de celle-ci, sur le chemin de l’Égypte et sur celui de l’Asie-Mineure, Cythère et la Crète, les Cyclades et les Sporades, Rhodes et Cypre, Samos, Chios et Lesbos, les îles voisines de la Thrace, bien d’autres encore, grandes et petites, toutes ces terres capricieusement semées sur les eaux, que l’on a comparées, par une vive image, aux pierres que des enfans jettent au milieu d’un gué pour sauter d’une rive à l’autre sans se mouiller les pieds. Les hommes et les marchandises, les matières premières et les objets ouvrés, les simulacres divins avec les idées et les sentimens qu’ils représentent, les procédés de l’industrie et les types de la plastique trouvèrent là, dans tous ces lieux de relâche et de repos, des facilités merveilleuses de circulation et de transport ; ce fut surtout dans cet archipel ou plutôt dans ces archipels hospitaliers que se produisirent les rencontres heureuses et les contacts féconds, d’abord entre Grecs et étrangers, puis entre Grecs de tribus différentes.

La race qui se fit ainsi cette situation privilégiée sur les confins de l’Europe, de l’Afrique et de l’Asie se trouve être une des mieux douées, la mieux douée, peut-être, qui ait participé à l’œuvre commune et successive de la civilisation. Les circonstances et le milieu où elle était jetée favorisèrent sa croissance ; d’ailleurs, pour expliquer le parti qu’elle a tiré de ces avantages, il faut toujours en revenir à ces dons de nature, à ces prédispositions cachées dont l’histoire constate les effets, mais dont elle est impuissante à rendre pleinement raison. Les Grecs eurent, au plus haut degré, le génie de l’invention, dans les lettres comme dans les arts. D’autres grands peuples, comme les Égyptiens et les Chaldéens, après un brillant essor, se sont arrêtés sur place ; à partir d’une certaine heure, ils se sont bornés à répéter les types qu’ils avaient créés pendant la première période de leur existence ; quant aux Phéniciens, ils se sont contentés d’adapter à leurs besoins et au goût de leur clientèle étrangère les élémens qu’ils empruntaient à leurs voisins, les procédés industriels qu’ils s’appropriaient en les perfectionnant. De manière ou d’autre, ces peuples avaient achevé leur œuvre utile bien avant le moment où ils perdirent leur indépendance ; ils durèrent longtemps après avoir cessé de vivre et d’enfanter. La Grèce, tout au contraire, a toujours été en progrès, ou du moins en mouvement. Alors même qu’elle est devenue une province romaine et qu’elle semble avoir épuisé la série des créations originales, elle n’abdique pas ; elle travaille encore à se renouveler et elle y réussit dans une certaine mesure. Si elle n’a plus ni l’épopée homérique, ni l’ode lesbienne ou thébaine, ni le drame attique, elle cultive encore avec passion la science et l’histoire ; elle s’essaie à la critique ; elle revient, pour les élargir et les approfondir, à ses anciens systèmes de philosophie, et l’on sait quelle part elle a prise à l’élaboration des dogmes du christianisme. Dans le domaine de la plastique, s’il ne lui naît plus de Phidias et de Praxitèle, de Polygnote et de Zeuxis, ses architectes, sans copier les Ictinos et les Mnésiclès, produisent encore des chefs-d’œuvre ; quelque préférence que l’on puisse avoir pour les formes classiques, qui donc refuserait d’admirer les basiliques de Ravenne et le noble vaisseau de Sainte-Sophie ?

Dans l’histoire de l’esprit humain, il n’y a pas de développement organique qui soit mieux connu que celui du génie grec et qui se présente avec plus de richesse tout à la fois et de simplicité. Ce qu’il a de particulièrement curieux, c’est que, malgré la distance et les grands intervalles de mer qui séparent les différens pays où se sont constitués des groupes importans de population hellénique, cette évolution, à la prendre dans son ensemble, a été régie par les mêmes lois, sur toutes les terres et dans toutes les îles où se parlait la langue grecque ; partout les phases principales s’en sont succédé et s’en sont accomplies sinon dans des temps égaux, tout au moins dans le même ordre et dans des conditions analogues. Ici la croissance a été plus rapide ; là elle a été plus lente, mais les jours de jeunesse et de force créatrice ont duré plus longtemps. Ailleurs, après des débuts heureux, la vieillesse et la stérilité sont bientôt venues, ou quelque accident fâcheux, comme l’invasion de la Campanie et de l’Apulie par les tribus sabelliennes, a brusquement arrêté le cours de la vie. On peut dire pourtant que, malgré ces variations et ces inégalités, le mode d’expression de la pensée a subi partout, chez les divers enfans de cette race, un peu plus tôt ou un peu plus tard, les mêmes changemens. Le même sang coulait dans les veines de tous ces hommes ; ils avaient donc tous mêmes instincts et mêmes facultés. C’étaient des arbres de même espèce qui étaient appelés à produire les mêmes fruits. La couleur et le goût de ces fruits auraient, il est vrai, risqué de se modifier, à la longue, sous l’influence des sols très différens où les arbres avaient été transplantas ; mais ce qui empêcha l’écart de se produire ou du moins ce qui le maintint dans de très étroites limites, ce furent les relations très intimes que ne cessèrent pas d’entretenir les uns avec les autres les fils épars des mêmes ancêtres, les Grecs de l’Hellade et ceux des cités même les plus lointaines. Ils y étaient aidés par la disposition de toutes ces péninsules d’Asie et d’Europe, dont les côtes se regardaient et poussaient devant elles, comme des bras tendus, de longs promontoires qui semblaient vouloir se rencontrer. Au cours du trajet qui le mène des ports de la Grèce orientale à ceux de l’Ionie, le navigateur ne perd pas la terre de vue, même un seul instant. Il y a quelques mois, j’étais parti, le soir, d’Athènes pour les Dardanelles. La nuit s’était passée à longer les rivages de l’Attique. Quand le jour se leva, nous avions déjà doublé la pointe de Sunium, nous franchissions le détroit qui sépare Andros de l’Eubée, et nous commencions à traverser la partie de la mer Egée où les îles sont le plus rares, où il y a les plus grands espaces libres. Je regardais vers l’avant du bateau ; je vis apparaître Tune après l’autre, sortant des flots, Psara, qui est toute voisine de Chios, puis Chios même, et, par derrière, la tête noire du cap Mimas, qui ferme à l’ouest le golfe de Smyrne ; nous avions reconnu la côte d’Asie. Je me retournai alors pour donner un dernier coup d’œil, s’il en était temps encore, à cette Grèce que je venais de revoir après tant d’années. Elle avait disparu, mais nous avions à notre gauche Skyros, qui en dépend, et, bien loin par-delà, on apercevait encore, toute blanche sous les rayons du soleil, la pyramide neigeuse de l’Ocha, la plus haute cime de l’Eubée.

Nulle part ailleurs, la Méditerranée n’offre une pareille disposition et un aussi étroit rapprochement des massifs continentaux, avec des îles aussi nombreuses et aussi voisines les unes des autres. Il y avait là, pour les habitans de toutes ces plages européennes et asiatiques, une provocation directe à l’esprit d’aventure. Comment ne pas être tenté de se lancer sur la mer, à la rencontre et à la conquête de toutes ces terres dont, par les jours clairs, les sommets lointains et les promontoires se laissaient découvrir à l’horizon ? Se hasardait-on, par un beau temps, à risquer la traversée, en quête de l’inconnu, on n’avait rien à craindre pour le cas où l’on serait pris, en chemin, soit par le calme, soit par le vent contraire. Tout en avançant vers ces côtes, qui d’heure en heure surgissaient et grandissaient devant lui, le pilote cherchait des yeux et retrouvait toujours à la même place celles dont les lignes lui étaient familières. S’il prenait, pour cette fois, le parti de reculer, il n’aurait qu’à donner un coup de barre et à virer de bord ; il aurait bientôt regagné l’abri du mouillage quitté le matin même ; mais, à la première occasion, quand le ciel serait encore plus sûr, il entreprendrait avec plus de confiance, dans la même direction, un nouveau voyage, et, d’essai en essai, s’aguerrissant et s’enhardissant par degrés, il finirait par toucher le but.

Les Phéniciens ont eu vraiment plus de mérite que les Grecs à devenir les marins qu’ils ont été. En face de la côte syrienne, rien qu’une vaste étendue de mer, toute grande ouverte aux vents de l’ouest et du sud, qui, pendant une grande partie de l’année, en soulèvent et en agitent les flots ; point même de ces îles, qui, posées comme des jalons sur la route du large, offrent un asile et une relâche opportune aux équipages fatigués par la houle. Sur le littoral, jusqu’au moment où l’on eut commencé de construire des môles qui fermassent au ressac de la vague des mouillages que protégeaient mal la pointe d’un cap ou quelques petits îlots rocheux, restes d’une falaise rongée et détruite par les tempêtes d’hiver, point de ports. Combien différens sont le dessin et l’aspect des côtes de la Grèce, de la Thrace et de l’Asie-Mineure ! La péninsule hellénique se divise, dans le sens de la longueur, en deux masses d’inégale importance, mais de largeur à peu près pareille, la Grèce centrale et le Péloponèse. Chacune de ces masses, la première sur ses flancs occidental et oriental, la seconde à l’ouest et surtout au sud, se partage à son tour en presqu’îles secondaires, dont quelques-unes, la Magnésie par exemple et l’Argolide, s’infléchissent à angle droit comme un membre plié ou décrivent un contour d’une irrégularité singulière, dans lequel des poches profondes se creusent entre les ressauts d’un rivage montueux. En plus d’un endroit, les îles sont ainsi placées que l’on y aborde en quelques coups de rames ou même que, comme à Leucade et à Chalcis, un pont les rattache au continent. Dans les sinuosités de ces détroits, les eaux sont toujours calmes ; mais d’ailleurs tout est ici refuge et abri. Ce sont les criques étroites, qui s’enfoncent entre les dentelures des côtes rocheuses ; ce sont des anses moins bien closes, mais dont la grève, doucement inclinée, invite les barques à venir s’y échouer et y dormir sur le sable. Ce sont de vastes bassins, tels que le Pirée, qui ne communiquent avec l’extérieur que par un étroit goulet et où, quelque temps qu’il fasse, des centaines de navires peuvent rester à flot. La plupart de ces ports, petits ou grands, ouvrent sur de larges baies dont toute la surface est déjà protégée, par les hauteurs qui l’environnent, contre l’action de la plupart des vents ; il y en a même, comme le golfe Pagasétique et le golfe d’Ambracie, surtout comme le golfe de Corinthe, de si bien fermés que les souffles et les agitations du dehors n’y ont presque pas d’accès. Je ne sais vraiment s’il y a au monde un autre pays où la mer se mêle ainsi à la terre, où elle s’y insinue et y pénètre par autant de voies, où elle fasse, si l’on peut ainsi parler, autant de frais pour l’homme, autant d’avances à ses instincts de curiosité, de mouvement et de lucre. Dès qu’ils auraient les instrumens nécessaires pour creuser une pirogue dans un tronc d’arbre ou pour assembler solidement quelques planches, les habitans d’un tel pays ne pouvaient manquer de se familiariser avec la mer, d’apprendre à avoir confiance en elle et à lui demander les moyens de nouer des relations d’abord avec leurs plus proches voisins, puis ensuite avec des peuples plus éloignés, avec tous ceux chez qui conduiraient, comme disaient les poètes grecs, les « chemins liquides. » Quand les Grecs font, avec l’épopée, leur première apparition dans l’histoire, ce sont déjà de hardis marins, pour qui la traversée de l’Archipel n’est qu’un jeu, et dont quelques-uns ont même poussé jusqu’aux rives lointaines de l’Egypte et de la Sicile. La race grecque a, depuis lors, passé par bien des fortunes ; mais, dans les siècles mêmes où elle était le plus misérable, elle n’a jamais rompu son pacte avec la mer. On sait quel rôle la marine grecque joue aujourd’hui dans l’ensemble du commerce de la Méditerranée.

Ce qui devait disposer les Grecs à écouter encore plus docilement l’appel de la mer, de cette mer qui, pour les rassurer et pour mieux les séduire, semblait se faire plus douce et baisser la voix en se glissant, parmi les îles et les promontoires, jusque dans le cœur de l’Hellade, c’était la configuration très particulière de ce sol, plus accidenté, plus tourmenté que celui des autres péninsules de l’Europe méridionale. Appeler la Grèce un pays de montagnes, ce n’est pas assez dire. La Grèce n’est tout entière qu’une montagne, dont les divers sommets ont chacun leur nom, une montagne énorme et d’une construction très compliquée, qui par endroits se dilate et s’épanouit en chaînes parallèles ou divergentes, tandis qu’ailleurs elle se contracte en une unique et épaisse muraille. Des ravins sans nombre en sillonnent et en modèlent les flancs ; des brèches profondes, aux parois souvent très abruptes, en séparent les principaux massifs, d’où rayonnent en tous sens de puissans contreforts, qui vont se terminer à la mer en éperons aigus et escarpés. Point de hauts et spacieux plateaux, comme le sont ceux du centre de l’Espagne ; pas une large vallée que l’on puisse comparer à cette vallée du Pô qui forme presque à elle seule l’Italie septentrionale. La Thessalie seule a des plaines de quelque étendue. Partout ailleurs, ce que l’on appelle ainsi n’est qu’un espace assez étroit, que serrent de près les monts d’alentour et où ils se prolongent, soit par des collines d’une saillie très marquée, soit en longues et confuses ondulations ; telles sont les plaines de la Béotie et de l’Attique, celle d’Argos et celle de Sparte. Là où il faut ainsi toujours monter et descendre pour remonter encore, où, dès qu’il veut faire quelques pas, l’homme rencontre l’obstacle sur son chemin, les communications, par la voie de terre, ne sont pas aisées. Quel avantage alors et quel soulagement que d’avoir la mer sous la main, la mer qui, pour peu que vous sachiez vous en servir, par la voile et par l’aviron, vous conduit partout où il vous plaît d’aller ! Aussi, pour profiter de cette ressource, les différentes tribus dont l’ensemble a constitué la nation grecque ont-elles été naturellement amenées à se grouper et à s’établir de telle manière que chacune d’elles eût au moins une porte ouverte sur la mer, et cette porte, elle l’a fortifiée, elle en a aménagé les abords avec un soin jaloux ; des remparts l’ont défendue ; des longs murs, comme on disait, l’ont reliée à la ville située plus ou moins loin dans l’intérieur. On sentait que, si celle-ci était coupée de la mer, elle ne respirerait plus, elle mourrait comme d’une sorte d’asphyxie.

Il n’y a guère qu’un peuple grec, les Arcadiens, qui, fixé dans le milieu même du Péloponèse, s’est trouvé pour toujours séparé de la mer. Toute son existence s’en est ressentie ; il a moins vécu de la vie de l’esprit ; il n’a pris qu’une très faible part au progrès des lettres et des arts ; on le traitait d’arriéré. Pour qu’il ait fini par suivre, même de loin, le mouvement de la civilisation, il a fallu que ses fils courussent le monde comme soldats mercenaires et aussi que l’Arcadie fût tout enveloppée par des États qui avaient, eux, le bénéfice du voisinage de la mer. Sans la mer, sans les débouchés qu’elle offrait, les peuplades aryennes qui ont occupé la péninsule hellénique seraient peut-être toujours demeurées dans un état de barbarie et d’anarchie grossière analogue à celui où se débattent et s’usent encore de nos jours ces Albanais que l’on considère comme les proches parens des Grecs. S’il est une contrée dont la population semblait vouée à ce morcellement presque indéfini où domine ce que l’on appelle le clan, c’était bien la Grèce. Elle est faite comme d’une suite de compartimens qui se touchent par leur fond ; pour en sortir, il faut, ici, gravir, à contre-mont, des pentes raides, là, peiner dans les détours de cluses étroites et sinueuses, où les torrens, après les orages, ferment souvent la voie ; il faut franchir des cols dont quelques-uns sont obstrués par les neiges pendant une partie de l’hiver. Chaque groupe local paraît destiné à vivre dans un isolement perpétuel ; il est comme le prisonnier de la vallée où il s’est établi et a pris racine. Là où l’homme se trouve placé dans de telles conditions, il n’y a pas lieu de s’attendre à un développement national vraiment large et fécond, qui puisse aboutir à un grand rôle historique. Si les choses ont pris un tour tout autre que celui qui était à prévoir, c’est grâce à une disposition spéciale, qui vient ici corriger les effets de la configuration générale du terrain. A chacune presque de ces boîtes, que l’on nous passe l’expression, il manque une paroi, celle qui l’aurait close du côté de la mer ; là, mais là seulement, le champ était libre. Ce fut donc par là que s’engagèrent les rapports qui, le long des chaînes interposées entre les différens États comme autant de murs mitoyens, restaient toujours intermittens, difficiles et rares. La voie de mer laissait tout passer et repasser, les personnes, les marchandises et les idées ; quand une bourrasque venait la fermer, ce n’était que pour quelques jours, et bientôt, dès que la brise avait molli et que la houle était tombée, les navires agiles recommençaient à lier, par un échange incessant de visites réciproques et de mutuels emprunts, tous ces districts entre lesquels la nature avait mis la gêne de tant et de si hautes barrières.

Ce qui assurait la continuité de ces relations, c’était la constance du régime des vents. « Ceux qui gouvernent l’atmosphère dans ces parages y ont un mouvement réglé ; ils ne prennent que rarement le caractère d’ouragans dévastateurs. C’est seulement pendant la courte saison de l’hiver que le temps subit des variations imprévues ; avec la belle saison (les « mois sûrs, » comme disaient les anciens), le courant atmosphérique prend dans tout l’archipel une direction fixe ; chaque matin, lèvent du nord s’élève des côtes de Thrace et balaie, en descendant, toute la longueur de la mer Egée… Il arrive fréquemment que ces vents élésiens donnent, durant des semaines entières, l’illusion d’<une tempête ; par un ciel pur, on voit écumer les vagues à perte de vue : mais la régularité de leur souffle les rend inoffensifs, et ils tombent, chaque soir, aussitôt que le soleil baisse ; alors la mer devient un miroir ; l’air et l’onde se taisent jusqu’à ce que s’élève une brise, presque insensible, qui vient du sud. C’est le moment où le marin détache sa barque à Égine et atteint en quelques heures le Pirée. C’est là la brise de mer si vantée par les poètes d’Athènes, celle qui s’appelle aujourd’hui Embatès, toujours tempérée, douce et bienfaisante. Les courans qui longent les côtes contribuent aussi à faciliter l’accès des golfes et des détroits ; le vol des oiseaux de passage, les migrations des thons, qui se renouvellent à époque fixe, fournissent encore au marin des indications précieuses[4]. »

C’est cette mer et ce sont ces vents qui ont fait l’unité morale de la Grèce, la seule unité qu’elle ait connue jusqu’à la conquête romaine ; l’unité politique et administrative n’a commencé pour elle que dans la servitude, avec Mummius, quand elle n’a plus été que l’une des provinces de l’empire latin. « La Grèce est née divisée, » a dit Joseph de Maistre. Jusqu’à la prise de Corinthe, elle avait toujours été partagée en un certain nombre de cantons qui, ayant leurs frontières tracées par la nature, étaient autant d’États indépendans. Les plus peuplés, les plus riches, les plus énergiques de ces États avaient essayé de se subordonner leurs voisins ; ils y avaient réussi pour un temps ; mais toute leur ambition avait été de se placer à la tête de ligues plus ou moins puissantes, et le dernier terme de cet effort avait été la fondation trop tardive de ce gouvernement fédératif que les Achéens tentèrent d’organiser, sur le pied d’une représentation égale de tous les intérêts et de tous les droits particuliers. L’histoire de la Suisse présente des phénomènes tout semblables ; mais la différence est dans la mer, qui manque à la Suisse. La Grèce est plus petite que le Portugal ; mais ses rivages, par leurs contournemens et leurs replis, décrivent une ligne qui, avec ses brisures, est sensiblement plus longue que celle qui représenterait le développement de tout le littoral espagnol. Cette omniprésence de la mer est une des raisons par lesquelles s’explique la supériorité du rôle que la Grèce a joué dans le monde, rôle qui a eu une autre importance et un autre caractère que celui de la Suisse. Les habitans des cantons de la Grèce se rencontraient bien plus souvent, ils s’abouchaient et se concertaient bien plus aisément que ne pouvaient le faire les habitans des cantons helvétiques, avant que l’industrie moderne ait suspendu sur les abîmes des routes carrossables et percé le flanc des montagnes. Autrefois, comme vous le racontent encore, dans les chalets de la Savoie et de la Suisse, les vieillards qui ont vu d’autres temps, plus d’un mourait, chargé d’années, sans avoir jamais franchi le rempart de rocs et de glaciers qui limitait l’horizon sur lequel s’étaient ouverts ses yeux d’enfant. La Grèce, tant qu’elle a été libre, n’a point eu de routes qui méritassent ce nom. Les premières voies charretières qui aient traversé ses défilés, ceux par exemple de l’isthme au-delà de Mégare, elle les a dus à ses maîtres latins, qui en avaient trop pris l’habitude pour admettre qu’un peuple civilisé pût s’en passer. Les Grecs, pour leur part, n’en avaient jamais, jusqu’alors, senti le besoin. Pour aller du Pirée à Corinthe, il leur paraissait plus simple et plus commode de sauter dans une barque et de tendre leur voile au vent que de s’essouffler et de fatiguer leurs chevaux à escalader la montagne et à côtoyer les précipices. En dehors des plaines, qui n’occupent qu’une bien faible partie du territoire, les chemins les meilleurs et les plus fréquentés n’étaient que des chemins de mulet, pareils à ceux dont j’ai connu les difficultés, les lenteurs et les dangers lorsque, dans ma jeunesse, j’ai parcouru la Grèce, que l’ingénieur n’avait pas encore commence à transformer. Cependant, aussi bien dans la première moitié de ce siècle que dans l’antiquité, on eût malaisément, croyons-nous, trouvé, en dehors même de la classe, déjà très nombreuse par elle-même, des marins de profession, un Grec adulte qui n’eût pas, une fois au moins dans sa vie, quitté son village ou sa ville natale pour des raisons de guerre ou de commerce, de plaisir ou de piété. Ces deux derniers ordres de motifs se confondaient dans la pratique ; le désir de consulter un oracle en renom ou d’assister aux fêtes qui se célébraient en l’honneur des grands dieux nationaux mettait en mouvement, chaque année, des milliers de Grecs, dont beaucoup venaient de très loin, de la Chersonèse taurique et des rives africaines, de la Sicile et de l’Italie, de la Gaule même et de l’Espagne. Ces fêtes tenaient dans la vie des Grecs une place dont nous avons peine à nous faire une idée, nous qui, dans notre monde vieilli et encombré, sommes si durement asservis à la tyrannie du devoir professionnel et au souci des affaires. On devine ce que ces hommes se disaient, pendant les courtes heures qu’ils avaient à passer ensemble, tout ce qu’ils avaient à se raconter et à s’apprendre les uns aux autres. C’étaient, entre parens et amis qui se retrouvaient après de longues séparations, entre étrangers que le hasard rapprochait dans le même gîte ou autour d’un même autel, des questions sans fin, des réponses avidement écoutées, de piquans récits que coupaient les exclamations des auditeurs émerveillés. Imagine-t-on quelque chose de mieux fait que ces déplacemens et ces rencontres pour éveiller l’intelligence et la tenir en haleine, comme aussi pour prévenir l’atteinte que la dispersion et l’éloignement risquaient de porter, avec le temps, à l’unité du génie national ? Les Grecs de l’Hellade renouvelaient et accroissaient leur provision de connaissances et d’idées dans la conversation de ceux de leurs frères qui, semblables à Ulysse, « avaient vu les villes et connu la pensée de beaucoup d’hommes. » Quant aux citoyens des colonies les plus lointaines, à ceux aussi qui vivaient, par petits groupes, au milieu des barbares (il y en avait jusque dans l’oasis d’Ammon, en plein Sahara), quand ils avaient pris part aux solennités quinquennales d’Athènes, de Delphes ou d’Olympe, ils repartaient plus Grecs, plus Grecs de sentimens et de pensée, de mœurs et de langue ; comme ce géant dont parlait une de leurs fables, ils avaient repris des forces en touchant une fois de plus le sein maternel de cette terre dont ils étaient les fils.

La Grèce était ainsi tout à la fois concentrée et diffuse, concentrée dans l’Hellade, diffuse et multiple à la périphérie. Ce grand corps avait sa circulation interne ; le sang s’y répandait jusqu’aux extrémités, et des membres il revenait au cœur, pour s’y purifier et pour s’y charger à nouveau des élémens nourriciers qui faisaient la vie et l’originalité de la race, qui lui donnaient son énergie supérieure ; il avait la mobilité de ce flot marin qui, après avoir semé les colons grecs sur tous les rivages de la Méditerranée, les ramenait sans cesse vers la patrie première dont ils ne voulaient pas oublier le chemin. Cette mer à qui les Grecs devaient ainsi le privilège de continuer à former une nation malgré les cloisons et les distances qui les séparaient, c’est elle aussi qui, jadis, lorsqu’ils n’étaient encore que des enfans et presque des sauvages, leur avait apporté de l’Orient les germes de la civilisation ; c’est par elle qu’ils avaient reçu l’image et les rites de divinités dont le culte devait rapprocher les hommes et les rendre plus sociables, l’écriture, les métaux, les procédés et les instrumens des principaux métiers. La mer, et la mer seule, avait mis les tribus grecques en rapport avec les grands empires de l’Afrique et de l’Asie antérieure ; or c’était là, pour un peuple jeune et faible encore, la condition la plus favorable au regard de l’étranger. Les relations qui s’établissent par cette voie sont suggestives ; elles ne sont pas oppressives. La mer permet des visites, des visites fréquentes et prolongées ; elle se prête mal à des tentatives d’invasion. Le péril était d’autant moindre que, par bonheur, l’Egypte ne devint jamais une puissance maritime ; quant à la Chaldée et à l’Assyrie, elles n’étendirent pas leur domination, au moins d’une manière permanente, jusqu’aux rivages de la Méditerranée. Pour ce qui est des Phéniciens, c’étaient des cliens et non des sujets qu’ils cherchaient en Europe ; si d’autres ambitions leur viennent, ce sera sur le tard, et en Occident. Seul l’empire perse lancera contre la Grèce des flottes de guerre armées pour la conquête ; mais, lorsqu’éclatera cette menace, la Grèce, déjà adulte, sera en mesure d’opposer à Xerxès une flotte que commandera Thémistocle.


II

Ainsi couverte par la mer sur trois de ses faces, la péninsule hellénique est pourvue de merveilleuses défenses naturelles, du seul côté où elle tienne au continent. Il y a d’abord la chaîne de l’Hémus ou des Balkans, qui barre tout l’espace compris entre la mer et les Alpes illyriennes. C’était moins là une sorte d’ouvrage avancé, — l’hellénisme n’a jamais poussé, dans l’antiquité, ses avant-postes si loin vers le nord, — qu’un épais et large écran qui arrêtait tous les bruits et qui interceptait la vue ; il a, pendant bien des siècles, dérobé la Grèce à l’oreille et aux yeux des peuples qui s’agitaient et qui défilaient par-delà les monts dans la vallée du Danube. Cachée derrière ce rideau, la Grèce a pu fournir sa brillante carrière et développer sa richesse sans attirer l’attention, sans éveiller les curiosités et les convoitises des Celtes et autres barbares.

C’est plus au sud que se dresse le front septentrional de l’enceinte fortifiée à l’abri de laquelle s’étaient placées les tribus grecques et qui les a si longtemps aidées à repousser toutes les attaques ; il est formé par les montagnes qui enveloppent la Thessalie et dont les ramifications s’étendent sur toute la surface de l’Épire et de la Grèce occidentale. La principale des portes percées dans ce mur est la vallée de Tempe, que flanquent deux énormes bastions, l’Olympe et I’Ossa. C’est de l’Olympe, dont le pied est baigné par la mer, que se détache la muraille des monts Cambuniens ; elle se prolonge, comme une haute courtine, vers le sud-ouest, et va s’appuyer, par son autre extrémité, sur le puissant massif du Pinde. A-t-on forcé l’un des rares et difficiles passages qui s’ouvrent sur quelques points de ce camp retranché, on est en Thessalie ; mais si l’on veut en sortir pour s’avancer plus loin vers le sud, il faut franchir la barrière de l’Othrys. Au-delà, de celle-ci, au détour du golfe de Lamia, nouvel arrêt : c’est l’Œta qui, dans l’antiquité, ne laissait entre ses pentes abruptes et la mer que l’étroit défilé connu sous le nom de Thermopyles. Quand on l’avait forcé ou tourné, on était maître des plaines de la Béotie ; mais, pour descendre dans celles d’Éleusis et d’Athènes, on devait traverser les gorges du Cithéron et du Parnès. Une fois établi dans l’Attique, l’envahisseur n’avait pas partie gagnée ; il se trouvait en présence des âpres monts de l’isthme, redoutes formidables qui défendaient les abords du Péloponèse, la citadelle ou, comme disaient les anciens, « l’Acropole de la Grèce. » Cette citadelle même avait, si l’on peut ainsi parler, ses cloisons étanches. De Corinthe pour arriver jusqu’à Sparte, il y avait encore, quelque chemin que l’on prît, à surmonter l’obstacle de deux chaînes considérables, toute une suite de ravins et de cols à passer sous les yeux et sous les traits de l’ennemi.

Supposons un vainqueur qui, de succès en succès, a réussi à pénétrer jusqu’au cœur de la place, jusqu’au fond de ce dernier réduit ; le moindre accident suffira pour que, du jour au lendemain, son triomphe se tourne en désastre. Toutes ces portes qu’il a poussées du pied et cru laisser ouvertes peuvent se refermer brusquement sur lui ; les battans retomberont, et les mains qui y sont intéressées auront bientôt fait de donner un tour de clef et de tirer le verrou. « La Grèce est faite comme un piège à trois fonds, dit Michelet. Vous vous trouvez pris en Thessalie, puis entre les Thermopyles et l’isthme, puis enfin dans le Péloponèse. »

C’est un grand avantage pour un peuple que de se sentir ainsi en sûreté dans le pays qu’il habite, comme en une bonne maison bien close, pourvue de murs épais et de fortes serrures ; mais ce n’est point là le seul profit que la race grecque, ait tiré de la disposition très particulière du terrain sur lequel s’étaient établis ses ancêtres, elle lui a dû de faire la première, dans des conditions favorables, l’expérience du régime municipal et la preuve des beaux résultats qu’il peut donner chez un peuple heureusement doué. Ce régime est celui où la notion de la ville et celle de l’État se confondent, où chaque ville est un corps vivant dont tous les membres prennent une part plus ou moins directe à l’administration de la chose publique. Seule, dans le monde oriental, la Phénicie avait connu quelque chose d’analogue. L’Egypte, la Chaldée et l’Assyrie avaient eu de grandes villes, des villes plus riches et plus populeuses que ne le furent jamais les plus célèbres des villes grecques ; mais ce n’étaient que des agglomérations. La foule des sujets du monarque était plus pressée à Memphis, à Babylone et à Ninive que sur d’autres points du territoire ; elle vivait là, ramassée dans de hautes maisons, à l’abri d’une enceinte fortifiée ; mais, pas plus là que dans les campagnes voisines, elle ne formait un groupe de citoyens ; elle n’avait aucun des attributs de la souveraineté. Au contraire, Tyr et Sidon, Utique et Carthage ont été des républiques, des États indépendans ; elles ont montré, pendant plusieurs siècles, une vigueur, un esprit d’initiative, un patriotisme admirable ; mais la liste serait courte des villes phéniciennes qui ont joué un rôle de quelque importance, et, de plus, la pensée y était trop exclusivement tournée vers un seul objet, la conquête de la richesse, pour que l’on pût juger le régime sur cet unique exemple. C’est en Grèce qu’il a témoigné pour la première fois de toutes ses vertus. Les villes grecques ont été bien plus nombreuses que celles de la Phénicie : ce n’est pas sans surprise que l’histoire constate combien, du VIIIe au IIIe siècle avant notre ère, la vie, dans toute l’étendue du monde hellénique, fut à la fois intense et dispersée, quelle puissance organique, quelle activité intérieure et quelle force d’expansion possédait chacun de ces petits États que l’essor du génie grec avait répandus, depuis le fond du Pont-Euxin jusqu’aux colonnes d’Hercule, sur tous les rivages de la Méditerranée. Ce qui, partout, y a donné à cette vie municipale une noblesse et une variété qu’elle n’avait jamais présentées en Phénicie, c’est la supériorité de la culture grecque. Les esprits qui, là-bas, n’étaient occupés que du lucre se sont épris ici du beau et du vrai ; les lettres, la philosophie et les sciences les ont provoqués à la réflexion et les ont rapidement mûris ; la rhétorique a mis au service des intérêts et des ressentimens privés ou publics une éloquence nourrie d’idées générales qui relevait la dignité des luttes de parti. Sur tous ces théâtres où l’attention des spectateurs ne se relâchait jamais, politique, artiste ou poète, écrivain ou orateur, l’homme, toujours en vue et en action, ne cessait de déployer une énergie passionnée, et, ce qui ajoutait encore à l’ardeur de l’universel effort, c’était la vive émulation de ces villes, à la fois rivales et sœurs, dont aucune ne se résignait volontairement à ne point être tout ce qu’étaient les autres, à leur laisser prendre sur elle-même un avantage quelconque, à les laisser conquérir une gloire dont elle n’eût pas sa part. Ce qui fait donc la haute originalité de la Grèce, on peut l’affirmer sans craindre de paraître ignorer les essais que d’autres avaient déjà tentés dans cette même voie, ce qui a été l’œuvre propre de la Grèce dans le travail de la civilisation antique, c’est la fondation, c’est la création de la cité.


III

Dans la péninsule hellénique et dans ses dépendances, le relief du terrain et son fractionnement ont donné naissance à la cité ; la nature du sol et celle du climat y ont eu une action heureuse sur le développement de la plante humaine, la pianta uomo, comme dit Alfieri. Le sol concourt ici avec la mer, avec cette mer qui l’entoure de toutes parts, à faire des corps souples et robustes, des esprits agiles et curieux. Il n’est pas de vie qui endurcisse plus les membres à toutes les fatigues et qui les plie mieux à tous les genres de mouvement que celle du marin ; en même temps elle trempe le caractère par la soudaineté des périls où elle jette même les plus prudens et les plus expérimentés, par ce qu’elle exige de sang-froid et de vaillance ; enfin elle ouvre l’intelligence par les surprises qu’elle lui ménage, elle lui donne de la précision en la contraignant à être toujours attentive aux changemens de temps et de milieu, à devenir exacte observatrice, à noter les traits particuliers et distinctifs des hommes et des choses. Il y avait bien peu de Grecs qui, soit en vertu de leur profession, soit à l’occasion de leurs fréquens voyages, n’eussent pas plus ou moins vécu sur mer et reçu cette éducation ; mais d’ailleurs les différences n’étaient pas aussi tranchées, ici, entre les diverses classes de la population, qu’elles le sont dans d’autres pays, et ceux mêmes que leurs occupations retenaient plus habituellement sur la terre ferme étaient soumis à des influences qui se laissent comparer, par leurs effets, à celles que subissent les gens de mer, pêcheurs et matelots du commerce. La terre n’a pas ici l’uniformité qu’elle présente dans les pays de grandes plaines et de moyenne altitude. Elle est toute en contrastes, grâce aux hautes montagnes qui dressent ici leurs cimes à peu de distance des rivages. On marche quelques heures et, du voisinage de neiges presque éternelles, des forêts de hêtres et de sapins, on passe dans des campagnes où la tête du palmier se balance au vent, chargée de dattes qui en Messénie arrivent presque à maturation. Ce n’est pas seulement la qualité de la végétation qui diversifie les aspects ; d’autres oppositions très tranchées tiennent à la distribution des eaux. Au fond de la plupart des ravins, rien que des cailloux roulés et du gravier, une bande jaunâtre où foisonnent en touffes les lauriers et les tamaris ; sans ce mince ruban de verdure, qui, en juin et en juillet, se teint de rose, on ne soupçonnerait même pas qu’il y ait là un courant souterrain, qui filtre et qui coule dans les pierres. Ailleurs, au contraire, sur les versans occidentaux de l’Hellade, vous rencontrez des torrens limpides qui, comme la Néda, bondissent en cascatelles, parmi les chênes penchés sur le gouffre ; d’autres, comme le Ladon, coulent à pleins bords sous l’ombre épaisse des platanes dont les branches s’entre-croisent d’une rive à l’autre. Parfois vous êtes arrêté par des fleuves qui, comme l’Alphée et l’Achéloos, ne se laissent pas partout traverser à gué, même dans la saison sèche. Le Péloponèse a jusqu’à un lac qui, avec son cadre d’arbres noirs et de prairies, rappelle en petit les lacs de la Suisse ; c’est le lac Phénée, au pied du Cyllène.

Cependant l’eau reste rare, et c’est ce qui lui donne un prix inestimable, ce qui explique le culte rendu aux nymphes des sources et le soin que la plastique a pris de leur prêter une forme dont la beauté répondît aux honneurs que leur rendait la piété populaire. On se disputait partout, en Grèce, jusqu’au moindre filet d’eau courante, et, pour mettre fin aux querelles, des contrats placés sous la protection des tribunaux avaient été partout conclus pour régler le partage du précieux liquide entre les propriétaires de biens-fonds ; chacun d’eux avait ses heures d’eau, heures de jour ou heures de nuit, et des peines sévères avaient été édictées contre les fraudeurs qui chercheraient à priver les ayans droit de la quantité d’eau qui leur était due. Les anciens affirmaient que les décemvirs avaient rapporté d’Athènes à Rome toute la partie des lois de Solon qui avait trait à cette matière. C’est que, grâce à la précision de ces règlemens, des plaines arides, comme celles de l’Attique, s’étaient changées, au moins par endroits, en des champs et des jardins fertiles.

Des hautes vallées aux plages marines, des cantons tournés vers l’archipel à ceux qui regardaient la mer Ionienne, des districts qui recevaient les vents du large aux vallées closes, le climat ne diffère pas moins que la physionomie du paysage. C’est ce que l’on sent très vivement, pour peu que l’on voyage en Grèce. Une fois, je m’en souviens, vers la fin de mars, j’avais à franchir la chaîne du Parnon pour gagner la Laconie ; le passage des cols fut des plus pénibles, même des plus dangereux. Je faillis rester dans les neiges, avec mon cheval et mes bagages. Le surlendemain, j’arrivais à Sparte ; le sentier que nous suivions traversait des fourrés où brillaient partout l’or des genêts et la blancheur de l’aubépine ; l’air était plein des senteurs de l’églantine et du chèvrefeuille. En descendant d’un millier de mètres, nous avions quitté l’hiver pour le printemps. Sur les rivages des golfes et dans les îles, l’écart est assez faible entre les températures moyennes des saisons froide et chaude. Au contraire, dans l’intérieur, dans des bassins fermés comme celui du Pénée thessalien et du lac Copaïs, on a des hivers rigoureux et des étés brûlans. Partout, en Grèce, dans la plaine comme dans la montagne, les orages sont fréquens, à certains momens de l’année. Les têtes des monts s’enveloppent soudain, vers la fin du jour, de nuages lourds et sinistres. On entend le grondement du tonnerre ; la pluie tombe avec violence pendant deux ou trois heures ; puis un coup de vent du nord balaie les vapeurs ; le soleil reparaît, et ceux mêmes sur qui s’est abattu ce déluge en croiraient à peine leur mémoire, s’ils ne voyaient le torrent, dont le lit était desséché depuis des mois, rouler à grand bruit une eau trouble où sont mêlées des herbes et des branches cassées.

Il est telle contrée, comme la vallée inférieure du Nil et celle du bas Euphrate, que caractérisent la simplicité de leur construction, la monotonie du dessin de leurs lignes d’horizon et la régularité avec laquelle les saisons s’y enchaînent et s’y succèdent, dans toute l’étendue d’un vaste territoire. Là où le sol et le climat sont ainsi constitués, les hommes ne se distinguent les uns des autres que par de bien légères différences ; ils ont à peu près tous même esprit et mêmes humeurs ; ils accomplissent tous les mêmes travaux au même moment et dans le même temps. Au contraire, dans les pays où, comme en Grèce, le sol a, si l’on peut ainsi parler, cent visages divers et le ciel ses caprices, où, dans une même journée, en descendant de quelque deux mille mètres, on passe des neiges qui blanchissent les cimes du Parnasse et du Taygète aux tapis de fleurs étendus sur les plages tournées vers le midi, où enfin, sur un même point, on subit, par l’effet d’une saute de vent, des variations de température qui peuvent être, en peu de jours, de quinze à vingt degrés, les corps et les intelligences ont besoin d’un perpétuel effort pour se plier et s’adapter à ces brusques changemens de niveau et à ces bonds du thermomètre, à ces conditions complexes et mobiles d’un milieu qui se modifie avec une rapidité faite pour déconcerter souvent toutes les prévisions[5]. Dans un très étroit espace, il y a, tout près les uns des autres, des hommes de même race et de même langue qui mènent des vies très différentes, suivant qu’ils habitent la montagne ou la plaine, les hauts pâturages, les pentes propres à la culture ou les grèves du littoral. Le même homme, dès qu’il se déplace, dès qu’il quitte une de ces zones pour entrer dans une autre, est obligé de déroger à ses habitudes, d’ajouter ou de retrancher quelque chose à son vêtement et à son alimentation, et parfois, sous l’aiguillon de la nécessité, de se prêter aux exigences du cadre et du groupe nouveau où l’ont jeté les circonstances, d’apprendre et d’exercer un métier tout autre que celui dont il avait subsisté jusqu’alors. Tout cela stimule les organes et donne du ressort à l’esprit, qui se trouve astreint, par la force des choses, à improviser, sur le moment même, les moyens d’action que réclament les circonstances. Celles-ci ne sont pas les mêmes pour tous, et les dissemblances qui résultent de leur jeu s’ajoutent, pour différencier les individus, à celles que déjà la nature avait mises entre eux ; elles tendent à accentuer encore la divergence des inclinations ; elles augmentent ainsi le nombre des types qui se signalent par la vigueur de leur relief et l’originalité de leurs traits.

Dans la contrée que nous avons décrite, tout devait concourir à développer, chez le peuple qui s’y fixerait, l’énergie personnelle, à créer des êtres capables de réagir, par la prévoyance et par la décision, contre la tyrannie des fatalités naturelles. Là où la culture consiste surtout dans le labourage d’un sol fertile, que des inondations ou des pluies périodiques viennent féconder toujours en même saison et presque à l’heure dite, il y a quelque chose de routinier et comme de machinal dans l’activité du paysan, qui reste enfermé dans le cercle de travaux toujours pareils. Sans doute, son corps s’endurcit à demeurer penché sur la glèbe, sous le soleil et sous la froidure ; mais dans ces façons éternellement les mêmes et dont l’ordre est réglé d’avance, il n’y a rien qui éveille et stimule son initiative ; l’esprit risque de sommeiller et de s’alourdir ; de là cette paresse d’intelligence que l’on a souvent reprochée au creuseur de sillons, qui est, par excellence, l’ouvrier rural. La Grèce a bien eu des laboureurs ; mais, avec le peu de place qu’y occupent les terres arables, celles-ci ne suffiront jamais à nourrir la population ; dès que le pays a été très peuplé, il a fallu avoir recours aux blés de l’étranger, à ceux de la Chersonèse Taurique, de l’Asie-Mineure et de l’Egypte. Bien avant que l’habitude fût prise de demander chaque année au commerce extérieur les céréales que la péninsule hellénique ne produisait pas en assez grande abondance, les détenteurs du sol avaient commencé de s’y appliquer à chercher dans d’autres cultures une partie tout au moins des ressources qui leur manquaient. Les plaines leur faisaient défaut ; ils s’acharnèrent à mettre en valeur les flancs abrupts de leurs ravins et de leurs montagnes. Ce que se refusait à leur fournir le soc de la charrue, ils l’obtinrent de la bêche et de la houe. Grâce à ces outils, ils réussirent à encadrer, dans les vides du roc, plus d’un petit champ d’orge ou de seigle ; mais bien maigres étaient les épis que l’on arrachait ainsi à l’indigence d’un sol caillouteux. Ce fut surtout la culture des arbres et des arbustes qui ménagea des compensations aux habitans de cette contrée. A force de soins et de sueurs, ils réussirent à implanter partout, sur les versans même les plus raides, le noyer, le figuier, la vigne et l’olivier. Il faut avoir parcouru la pointe méridionale de la Laconie, ce que l’on appelle aujourd’hui le Magne, pour avoir une idée des peines et des résultats que donne ce labeur, qui, depuis des milliers d’années, ne s’est jamais interrompu dans ce district d’un accès difficile, où n’ont pas pénétré les invasions. Les monts qui se terminent au sud par le haut massif du cap Ténare ont des pentes presque verticales qui descendent jusqu’à la mer ; celles-ci ont été partagées en une infinité de longues et étroites terrasses qui s’étagent les unes au-dessus des autres, depuis la mince frange de grève jusqu’à proximité des sommets. Un à un, les quartiers de roc ont été déchaussés ; on s’en est servi pour construire les murs en talus qui soutiennent et limitent ces bandes de terrain. Autour du pied de chaque olivier, une cuvette, que l’on nettoie et que l’on creuse à nouveau plusieurs fois dans l’année ; quand le ciel a, depuis longtemps, oublié de la remplir, on y verse, en l’apportant souvent de très loin, l’eau que gardent jusqu’en été des citernes construites de place en place et celle que dispensent les rares sources qui viennent sourdre dans quelque anfractuosité de la roche, entre deux platanes. Ce que l’appareil compliqué de ces cultures représente d’efforts accumulés, on se l’imagine aisément, pour peu que l’on ait visité, même en une course rapide, les côtes de la Dalmatie et de l’Istrie ou celles de la Ligurie et de la Provence ; mais ce qu’il exige d’entretien et comme il périrait vite s’il n’était constamment recréé par la génération qui l’a reçu en héritage de sa devancière, on ne le comprend que pour avoir séjourné quelque temps dans le pays, pour en avoir vu les habitans à l’œuvre, dans un moment de crise et de danger. Lorsque je reçus à Vitylo l’hospitalité des Mavromichali, les descendans des anciens beys du Magne, les grandes pluies de printemps venaient de prendre fin, et, cette année-là, elles avaient été particulièrement fortes et dévastatrices. Sous le ruissellement torrentiel des eaux, plus d’un mur avait cédé, entraînant dans sa chute les terres qu’il supportait. Celles qui avaient été emportées jusque dans la mer étaient perdues sans retour ; mais, ailleurs, elles avaient été retenues par un rebord du rocher, par un barrage qu’avait formé, au fond d’un ravin, un amoncellement de gros blocs et de pierraille. Au moment de mon arrivée, tous les bras étaient occupés ; les hommes travaillaient à relever les talus ; les femmes et les enfans chargeaient la terre dans des hottes, et lentement, à contre-mont, sous un soleil déjà brûlant, ils la reportaient au champ d’où elle avait été enlevée. Il n’y a, sur toutes ces terrasses, pas une pelletée de terre végétale qui n’ait bien des fois fait ce voyage, au cours des siècles, qui n’ait ainsi descendu et remonté ces pentes. En sus de cette réfection générale, qui est de rigueur, tous les ans, après les ravages de l’hiver, on a, même dans la belle saison, au lendemain de chaque orage, des dégâts à réparer. Souvent, c’est sous l’averse même que l’on fraie un lit aux bonds des cascades, que l’on cherche à sauver, par des défenses construites à la hâte, les fonds menacés. On devine ce qu’il faut au cultivateur de volonté, de coup d’œil rapide et de fermeté calme pour saisir, dans ce péril soudain, le moment d’agir, pour ne jamais se lasser de cette lutte qu’il a entrepris de soutenir contre la pauvreté du sol, contre les violences et les surprises de la nature. La bataille qu’il livre n’est jamais gagnée ; il est vainqueur dans chaque rencontre ; mais c’est à la condition de toujours veiller sous les armes ; un moment de défaillance et d’oubli remettrait en question les résultats acquis.

Dans les bassins fermés de la Béotie, de l’Arcadie et de la Crète, le combat prend une autre forme ; mais l’ennemi, c’est toujours l’eau, l’eau que la terre altérée appelle en vain pendant de longs mois, puis qui surabonde ensuite et devient un danger. Les plaines sont de médiocre étendue ; une ceinture de montagne les enserre en tous sens ; point d’issue apparente pour ce qu’y répandent la pluie et la fonte des neiges. Il se serait créé, en ces endroits, de grands lacs profonds, si les eaux ne s’étaient ouvert des voies souterraines par où elles se déversent, soit dans les basses vallées, soit dans la mer même. Ces gouffres, c’est ce que l’on nomme maintenant en Grèce les ϰατάϐοθρα (katabothra). Suivant qu’ils s’ouvrent au plus creux de la cuvette ou dans l’élévation de sa paroi, la plaine peut être cultivée tout entière ou bien le fond de la dépression est rempli par un lac, dont le niveau moyen se détermine d’après la hauteur à laquelle s’ouvre cette bouche d’égout. On n’aurait rien à craindre si le débit de ce trop-plein était régulier ; mais il arrive souvent que des branchages et des roseaux coupés viennent s’amonceler à l’entrée de ces conduits et les obstruent plus ou moins complètement ; l’eau ne passe plus ou elle passe mal ; on la voit grossir rapidement. Dès que l’accident est signalé, les gens du voisinage se précipitent vers l’émissaire. J’ai vu, en Crète, des montagnards sfakiotes qui, plongés dans l’eau jusqu’au cou, travaillaient avec des crocs à dégager l’orifice d’un de ces canaux, à le débarrasser des ramilles et des paquets de feuilles qui gênaient le courant. Parfois cependant tous les efforts sont vains ; c’est un tronc d’arbre, c’est une grosse pierre qui a pénétré dans l’aqueduc. Alors, pendant toute une saison, quelquefois pendant plusieurs années, les eaux montent, montent lentement ; on ne sait où elles s’arrêteraient si, un beau jour, sous leur pression de plus en plus forte, l’obstacle n’était soudain balayé. Aussitôt la nappe liquide commence abaisser, et, de matin en matin, on voit reparaître un des champs qu’elle avait noyés. Alors ce sont d’autres soins qui s’imposent. Il faut d’abord reconnaître les limites des héritages. On se consulte ; on fait appel à des souvenirs qui ne sont pas toujours très précis et que chacun des intéressés essaie de tourner à son profit ; on cherche les bornes ensevelies sous le limon et le gravier. Lorsque, non sans mainte querelle, on a fini par se mettre à peu près d’accord, il faut nettoyer le sol, enlever la boue et les pierres qui l’encombrent, creuser des fossés qui facilitent le prompt assèchement de ce terrain détrempé. Quand je visitai le bourg de Phonia, en Arcadie, j’en trouvai tous les habitans occupés à cette besogne. Le lac avait eu une période de crue qui durait depuis près de vingt ans ; mais, huit jours avant notre arrivée, l’émissaire s’était débouché subitement ; la source du Ladon s’était changée en un flot impétueux, tandis que le lac décroissait à vue d’œil. Pendant que l’on nous racontait ce qu’avait ainsi perdu le village, les vieillards, entourés d’un groupe nombreux et bruyant, allaient par la longue zone de fange où chacun cherchait son bien ; ils écoutaient les parties, et tâchaient de terminer à l’amiable les litiges que l’on soumettait à leur arbitrage.

La nature ne s’est pas partout chargée de pourvoir à l’écoulement de ces eaux captives, ne laissant que la charge de l’entretien au compte de l’homme. Si celui-ci n’était intervenu, le lac Copaïs aurait couvert la meilleure partie de la Béotie. Pour qu’il leur laissât les terres dont ils avaient besoin, les habitans de cette contrée ont dû, de bonne heure, veiller à l’entretien des émissaires naturels qui en versaient les eaux dans l’Euripe. Alexandre fit entreprendre le creusement d’un canal souterrain qui devait suppléer à l’insuffisance de ces conduits trop souvent obstrués. Le travail ne paraît pas avoir été achevé ; mais, de nos jours, l’industrie moderne, avec l’outillage perfectionné dont elle dispose, a ouvert à ces eaux un nouveau chemin, par où, livrant ainsi à la culture de plus vastes espaces, elles se jettent en plus grande quantité dans la mer.

Là même où les eaux n’étaient pas emprisonnées par une barrière de rocs, l’homme était encore forcé d’intervenir en diverses façons, pour les contenir ou les diriger. C’étaient des fleuves qu’il fallait endiguer, là où leurs débordemens étaient une menace pour des campagnes fertiles ; c’étaient des marécages qui se formaient le long de la mer, derrière les cordons de sable et de galets créés par l’apport des torrens. Les fourrés de joncs et de roseaux repoussaient devant eux les épis, et il en sortait des miasmes paludéens, qui semaient la mort dans les villages d’alentour ; aussi la tradition attribuait-elle aux héros fils des dieux l’honneur d’avoir ouvert un libre cours à ces eaux stagnantes et d’avoir éteint ces foyers de peste et de fièvre. Lorsqu’on racontait qu’Hercule avait tué l’Hydre de Lerne, on voulait dire, et les anciens n’avaient pas perdu le sens du mythe, qu’il avait desséché le marais qui empoisonnait toute l’Argolide. Hercule représente là les vaillans colons qui ont accompli cette tâche, où plus d’un sans doute a péri, avant le succès final. Ce qui ne contribue pas moins à fortifier la race, ce sont les variations subites du milieu, l’opposition si tranchée entre le climat de l’intérieur et celui du littoral, ou, pour un même district, entre la température des différentes saisons. Beaucoup d’enfans succombent ; la mortalité du premier âge est représentée, aujourd’hui, en Grèce, par un chiffre proportionnel très élevé ; il en était certainement de même dans l’antiquité. Les corps qui ont su se plier et s’adapter à ces contrastes acquièrent à ce jeu une résistance et une élasticité singulières. A cet humide et tiède vent du sud qui énerve les plus vaillans, succède tout d’un coup la bise, souvent glaciale, qui a passé sur les plaines de la Thrace. Le froid, que l’on aille le chercher sur les hauteurs ou qu’on l’attende sur place, vient redonner du ton aux organes que les chaleurs excessives de l’été commençaient à débiliter. L’air est en général très sec ; il y a des cantons, comme l’Attique, où la quantité de vapeur d’eau que contient l’atmosphère est extraordinairement faible. Cette sécheresse resserre les pores de la peau, durcit les chairs et précipite la circulation du sang, dont les flots pressés entretiennent l’excitation du système nerveux. Dans de telles conditions, point de lourdeur à craindre, point d’obésité physique ou morale. N’ayant point à chercher dans les boissons alcooliques et dans l’ingestion de beaucoup de viande les moyens de résister à des températures très basses ou à un excès d’humidité, le peuple soumis à ces influences sera très sobre, comme le sont plus ou moins tous les peuples du Midi ; d’ailleurs, peu de parties de son territoire sont aptes à nourrir de gras troupeaux. Il vivra donc surtout de pain et de laitage, de légumes et de fruits. Il n’a presque qu’à se baisser et à tendre la main pour ramasser le poisson qui fourmille dans tous les golfes et dans toutes les anses de son littoral, ainsi que les coquillages qui hérissent les rochers de ses côtes ; il en mangera beaucoup, et c’est un des alimens qui contiennent, sous un faible volume, le plus de principes nutritifs. Tempérant et frugal par l’effet d’une double nécessité, pour obéir aux indications du climat et parce que la terre dont il tire sa subsistance est pauvre, ce peuple n’offrira que de rares exemples de cette très haute stature qu’une alimentation beaucoup plus substantielle rend fort commune chez les nations septentrionales ; mais, grâce à la vie de plein air que supposent la plupart des travaux auxquels il se livrera, grâce à la variété des services qu’il devra demander à son corps dans cette lutte sans trêve dont nous avons décrit quelques épisodes, grâce à la sélection qui s’opérera sur l’enfance et qui écartera sans pitié tous les individus chétifs et mal conformés, il aura, dans sa taille moyenne, les membres vigoureux et bien proportionnés en même temps que l’esprit alerte et souple.


IV

Malgré la continuité de l’effort que la nature lui impose, le peuple grec sera gai, parce qu’il vivra sous une belle lumière. On dirait que Virgile a songé à cette Grèce qu’il a vue avant de mourir quand il dit de ces Champs-Elysées, où il place les âmes des bienheureux :

Purior hic campos æther et lumine vestit
Purpureo…

Dans le bassin même de la Méditerranée, bien peu de pays rivalisent, par la pureté presque constante de leur ciel et la splendeur de son azur, avec la péninsule hellénique. Le vent chaud du désert ne vient pas ici, comme en Égypte, vous envelopper, pendant bien des jours de suite, d’une atmosphère blanchâtre et terne que ne percent les rayons d’aucun astre et qui dérobe au regard tous les objets éloignés ; lorsqu’il arrive en Grèce, il s’est débarrassé, en passant sur la mer, de presque tout le sable qu’il tenait en suspension. Les pluies d’automne et de printemps durent beaucoup moins longtemps ici, surtout sur les côtes orientales, qu’en Tunisie et en Algérie. On ne compte guère, à Athènes, plus de trois jours par an où le soleil reste complètement voilé, où on ne l’aperçoive, ne fût-ce que quelques instans, entre deux nuages.

La merveilleuse transparence de l’air encourage la vue à sonder les profondeurs de l’horizon ; elle lui donne une portée et une finesse que ce sens ne saurait atteindre là où tous les contours sont baignés de vapeurs qui rebutent sa curiosité. L’œil s’exerce et s’habitue ainsi à étudier de loin les formes, à les comparer et à les mesurer ; il acquiert à ce jeu la justesse de la perception et le vif sentiment du rapport exact des différentes parties d’un ensemble, qualités qui, le jour où elles s’appliqueront à l’interprétation et à la reproduction de la forme vivante, contribueront à faire des Grecs les premiers artistes du monde. Ceux-ci, sans le savoir, s’inspireront d’ailleurs aussi, dans leur plastique, du caractère des paysages que rend visibles à distance et que permet de détailler cette clarté radieuse répandue dans l’espace. Ces paysages sont quelquefois, par exception, aimables et charmans, là où se creuse et s’emplit de verdure un vallon bien arrosé, là où, dans une crique très abritée, des feuillages élégans viennent se pencher jusque sur la grève ; mais, dans les sites mêmes d’où est absente la grâce de la végétation, ils gardent toujours de la noblesse et de la grandeur. Sans doute les premiers plans sont parfois tristes ; les arbres font souvent défaut ; il est plus d’un lieu, en Grèce, où l’on n’a devant soi, à proximité, que de maigres broussailles ou la morne étendue d’une terre calcinée et caillouteuse ; mais ce qui est toujours admirable, dans le décor, c’est la toile de fond. Derrière les montagnes voisines, on en découvre d’autres, puis d’autres encore, soit au-delà des golfes ou des bras de mer que l’on a sous les yeux en un point quelconque du littoral, soit même, dans l’intérieur, par l’échancrure des cols qui donnent accès à la plaine ; si l’on a gravi un sommet de quelque élévation, le nombre des chaînes que l’on distingue tout à l’entour est bien plus considérable encore. Aucune de celles-ci ne présente des contours arrondis et mous comme en ont les montagnes qui sont gazonnées ou boisées jusqu’en haut, les Vosges par exemple ; la roche calcaire étant ici partout à nu, on ne voit que longues crêtes d’un ferme dessin, pics aigus et cimes dentelées, à vives arêtes. Les lignes de cette architecture terrestre sont en général si belles et si harmonieuses, que l’on serait tenté de les croire tracées par le crayon d’un Ictinos ou d’un Mnésiclès. Ici, la disposition des massifs qui se font pendant, d’un côté de la plaine à l’autre, est presque symétrique ; là, au contraire, il y a des différences et des contrastes qui ne produisent pas un effet moins heureux. C’est le cas de la plaine d’Athènes. Celle-ci s’ouvre, au sud-ouest, sur le golfe d’Égine, sur l’incomparable perspective de ses îles variées et des monts lointains du Péloponèse, tandis qu’elle est close, au nord-est, par le Pentélique, dont la forme triangulaire rappelle, à s’y méprendre, celle que l’art classique a donnée aux frontons de ses temples ; il n’est pas jusqu’aux acrotères que ne dessinent ici, comme pour compléter la ressemblance, deux renflemens très marqués du sol, aux deux extrémités de la base. Les proportions sont les mêmes ; toute la différence est dans les dimensions ; le sommet de cet ample et majestueux tympan est à 1,126 mètres au-dessus du niveau de la mer. Sur les côtés de l’espace ainsi compris entre le Pentélique et les courbes sinueuses des plages de Phalère et du Pirée, la muraille allongée de l’Anchesme, percée de deux brèches, s’oppose à la masse plus imposante de l’Hymette, tandis que, dans l’angle nord-ouest, s’élève le Parnès, plus haut et plus ramassé ; sa tête arrondie dépasse celle des monts voisins ; il a ses précipices ; des ravins profonds en sillonnent les flancs. Le Parnès introduit ainsi, dans cette ordonnance grandiose, un élément pittoresque qui vient corriger fort à propos ce que les autres parties du cadre paraîtraient peut-être avoir de trop défini et de trop régulier. Je ne connais pas d’ensemble dont les traits se gravent plus vite et plus profondément dans la mémoire. Cette plaine de l’Attique, je ne l’avais pas revue, jusqu’à ces derniers jours, depuis plus d’un quart de siècle, et cependant, les yeux fermés, j’en évoquais plus aisément l’image, je me la représentais mieux tout entière que je n’arrivais à le faire pour la campagne de Rome, à laquelle, pendant cet intervalle de temps, j’avais rendu plus d’une visite.

Je n’aurais garde de prétendre que les architectes grecs aient jamais songé à prendre pour modèles leurs montagnes et leurs rochers ; ce n’est certainement pas le Pentélique qui leur a suggéré l’idée de placer un fronton au-dessus des entablemens de leurs façades ; mais n’est-il point permis de penser que les formes de leur nature et la physionomie originale du relief de leur sol ont exercé quelque influence sur la direction de leur esprit et les préférences de leur goût ? De même aussi, dans l’emploi qu’ils ont fait de la couleur pour parer leurs monumens, pour y mieux marquer la distinction des divers membres de l’édifice et y faire ressortir les détails de l’ornement, on devine encore je ne sais quels conseils secrets et quelles mystérieuses exigences de la lumière. Sous ce ciel presque toujours sans nuage, il y a partout de la lumière réfléchie et diffuse ; il y a beaucoup de lumière jusque dans l’ombre ; les ombres portées sont loin d’être aussi fermes que là où les parties éclairées ne le sont elles-mêmes que plus faiblement ; à elles seules elles n’auraient donc pas ici assez de puissance pour modeler un profil et lui donner de l’accent. Quant aux grandes surfaces d’un ton clair que frappent directement les rayons du soleil, elles renvoient à l’œil ces rayons en trop grande abondance pour ne pas l’éblouir et le blesser ; sous l’impression de cette fatigue, il n’en saisit plus aisément les dimensions vraies et ne distingue point ce qu’il y a sous cette aveuglante blancheur. Tout au contraire, des tons plus foncés, en absorbant un plus grand nombre de rayons, ménagent la vue ; ils lui laissent la faculté de percevoir, même sous l’éclat du plus ardent soleil, les qualités et la solidité de la matière. Les effets et les avantages de cette coloration intense ont été indiqués et révélés aux Grecs par certains des aspects de la nature au sein de laquelle ils se sont développés. Cette nature risque d’étonner et de rebuter, au premier moment, des yeux accoutumés, par un long séjour dans les pays du Nord, à voir la terre partout couverte d’un manteau d’herbes luxuriantes et d’arbres touffus. Elle n’est point, comme celle de la Lombardie, verte partout et en tous sens, verte jusqu’aux limites de l’horizon ; mais elle n’en est pas moins très richement, je dirai même très délicatement colorée. Elle a, au-dessus et tout autour d’elle, le bleu du ciel et celui de la mer, l’un plus tendre et plus constant, l’autre plus intense et sujet d’ailleurs à passer, en très peu d’heures, par toutes les nuances, depuis le violet foncé jusqu’au vert clair, suivant que le temps est clair ou nuageux, suivant que le flot dort tranquille ou qu’il frissonne et noircit sous la brise pour bientôt se creuser et s’argenter d’écume. Ce bleu avec toutes ses dégradations, c’est ici comme la note dominante de la gamme, c’est le ton principal sur lequel viennent s’appliquer tous les tons secondaires ; l’exquise douceur du fond fait valoir le gris très fin ou les reflets métalliques des feuillages de l’olivier, de l’yeuse et du laurier, que leurs rameaux légers se détachent sur le ciel ou qu’ils se découpent, au penchant d’une côte, sur une étendue de mer. L’azur céleste et l’azur marin ne se marient pas moins heureusement à la blancheur des neiges qui étincellent sur les hautes cimes et à celles des falaises calcaires, au jaune et au rouge dont se veinent, par endroits, les pans de roc coupés à pic, que le soleil les ait dorés de ses rayons ou que la pierre renferme des oxydes de fer et de manganèse. Les roches ignées, avec leurs teintes plus sombres, sont rares en Grèce ; on trouve pourtant de la serpentine en Argolide ; la presqu’île de Méthana n’est qu’un soulèvement de trachyte ; la Laconie a de beaux porphyres, sur le versant oriental du Taygète. Les couleurs de la roche, qui fend partout le sol et se montre par grandes masses, sont presque toujours vives et variées ; on dirait une décoration polychrome exécutée à grands coups de brosse par un maître peintre. Le concert des tons devient plus harmonieux et plus brillant encore lorsque la forêt de chênes et de pins s’étale contre les parois de marbre ou que, dans la cavité de quelque faille humide, verdoie un de ces fourrés opulens et drus, comme on n’en voit que dans les pays chauds, près des sources que l’été même ne réussit point à tarir.

Ce n’est pas seulement par ses formes en quelque sorte monumentales et par l’élégance sobre et sévère de sa coloration que cette terre de Grèce a pu concourir au progrès des arts du dessin ; c’est aussi par sa composition même, par la nature des roches qui la constituaient. Ces roches, en se désagrégeant, avaient formé, dans beaucoup de cantons, une excellente argile plastique, également propre à fournir au maçon la brique ou la tuile et à se laisser modeler complaisamment par les doigts du potier et par ceux du sculpteur ; là où elles ont gardé leur consistance et leur dureté, elles offrent partout au constructeur des matériaux de valeur inégale, mais qui tous se prêtent, au prix de quelques soins, à servir ses ambitions. Les tufs coquilliers, les seuls qu’il ait à sa portée dans maints districts, lui apprendront à recouvrir la roche d’un stuc, à en voiler les défauts sous un enduit coloré. Là où il aura de belle pierre, comme celle du Pirée qui entre pour une part si notable dans les édifices attiques, il recevra d’elle d’autres leçons ; il y prendra l’habitude de chercher la précision de la taille et la finesse du joint, de donner aux blocs une disposition rythmique et aux moulures un ferme accent. C’est grâce à ces mérites qu’un pan de mur hellénique, resté debout au milieu de la brousse, possède par lui-même une certaine beauté, à laquelle ne restera point indifférent quiconque a le sentiment de l’ordre et sait apprécier le fini du travail. Ces mêmes qualités, on sera conduit à les pousser plus loin encore quand on emploiera, dans les bâtimens, une matière bien plus fine encore de grain, le marbre ; celui-ci inspire une sorte de respect involontaire à l’ouvrier chargé de le mettre en œuvre ; il lui est garant qu’aucune intention et aucune délicatesse du ciseau ne sera perdue ; il lui donne ainsi le goût de cette exécution merveilleusement soignée qui est la perfection même et que les gens du métier admirent si fort dans les monumens de l’Acropole d’Athènes. Il y a d’ailleurs des marbres de diverses couleurs : tôt ou tard on s’avisera de les rapprocher. C’est ainsi qu’à partir du IVe siècle, les architectes se servent souvent du marbre gris de l’Hymette ; ils lui assignent, dans leurs constructions, certaines places toujours les mêmes, où il tranche, par sa teinte foncée, sur le ton plus clair de la pierre du Pirée ainsi que sur la blancheur des blocs arrachés aux flancs du Pentélique. Il y aura là, dans cette juxtaposition calculée de matériaux différens, une ressource pour l’art, lorsqu’il se mettra en quête de combinaisons qui le renouvellent et le rajeunissent.

Si le marbre, ici, surabonde assez pour que l’architecte ait pu, dans certaines parties de la Grèce, en user aussi largement qu’il le fait ailleurs de la pierre, c’est surtout à la sculpture qu’il a rendu des services que l’on ne saurait évaluer à un trop haut prix. Sans le marbre qui a manqué à l’Egypte et à la Chaldée, la statuaire grecque, selon toute apparence, n’aurait pas été ce que l’ont faite les maîtres qui, à partir du VIe siècle, ont commencé de s’attaquer à cette matière et qui n’ont pas tardé à comprendre combien elle était supérieure à toutes les autres, comme elle se prêtait mieux à rendre toutes les finesses du contour onduleux et souple de la forme humaine et à en marquer tous les accens. Le génie naturel de la race et les conditions du milieu sont, sans doute, pour beaucoup dans les progrès rapides que la sculpture fit, depuis ce moment, dans tous les ateliers du monde hellénique ; il y a pourtant lieu de croire que le marbre y est pour plus encore. C’est lui, lui seul qui a permis à l’artiste de se corriger des sécheresses du bois et de cette touche lourde et dure à laquelle l’avait trop longtemps accoutumé la mollesse du tuf calcaire ; il lui a fourni les moyens de copier plus fidèlement, en la serrant de plus près, cette nature que dès lors il regardait d’un œil ému et curieux. Le marbre statuaire se rencontre en plus d’un point de la Grèce. Il y en a dans le Péloponèse, près de Tégée ; Scopas l’a trouvé presque à pied d’œuvre pour y tailler les figures des frises et des frontons du temple d’Athéné Aléa ; l’Attique en a toute une montagne ; les Cyclades ont le Paros, le plus beau de tous, le plus lumineux, celui dont les blonds cristaux et le doux éclat rappellent le mieux les tons chauds de la chair vive.

En revanche, les métaux manquent à la Grèce. Il n’y a jamais eu, dans toute la péninsule, qu’une seule exploitation minière qui ait donné des résultats vraiment fructueux, c’est celle du Laurium, d’où les Athéniens ont extrait beaucoup de plomb et d’argent. Quant à l’or, il y en a des traces dans quelques îles, où les Phéniciens, racontait-on, l’auraient recueilli jadis ; mais ces filons, sans doute, assez pauvres, furent vite épuisés. L’étain, le fer et le cuivre font également défaut. Cette indigence eut peut-être ses avantages. Les tribus qui s’étaient partagé ce territoire ne pouvaient se passer du métal ; il leur en fallait pour le luxe domestique et pour la parure ; on sait, par les fouilles de Mycènes comme par bien d’autres témoignages, combien les peuples encore à demi barbares sont avides d’or ; pour le conquérir, ils ne reculent devant aucun danger. Force était donc de le tirer du dehors, lui et les métaux plus humbles qui ne sont pourtant pas moins nécessaires ; cette obligation ne contribua certainement pas peu à éveiller chez ces sociétés naissantes le goût du négoce et de l’entreprise. Tout d’abord, elle devait les disposer à bien accueillir l’étranger, le marchand phénicien dont les navires venaient leur apporter cette indispensable denrée ; elle les encouragera, plus tard, à aller la chercher en Thrace, en Asie-Mineure, à Cypre, en Syrie, dans les pays où le sol livrait à l’homme ces substances précieuses et sur les marchés que le commerce en approvisionnait. Toute dépendance est un lien ; ce qui importe, c’est que cette dépendance ne se change pas, pour l’un des deux individus ou des deux peuples ainsi rattachés l’un à l’autre, en un étroit vasselage, en une subordination marquée. Ici, ce danger n’était point à redouter. La situation et la configuration de la terre que nous avons décrite étaient faites pour protéger les débuts et favoriser le développement de la nation qui s’y fixerait la première et qui s’y retrancherait comme dans une imprenable forteresse ; c’est à l’histoire de montrer comment ces prévisions se sont réalisées et quelle figure ont faite dans le monde les tribus qui, après avoir porté d’abord divers noms, sous lesquels on les rencontre dans les documens orientaux, dans l’épopée homérique et dans les mythes les plus anciens, ont fini par se réunir sous cette appellation commune d’Hellènes que les Latins, par un de ces caprices de l’usage qu’il est inutile de discuter, ont remplacée par celle de Grecs, désormais établie et consacrée dans les habitudes de toutes nos langues modernes.


GEORGE PERROT.

  1. Aristote, Politique, chap. VII, p. 6 (Bibliothèque grecque-latine de Didot).
  2. Traduction Littré, § 24 (dans le tome XIII).
  3. § 16 et § 23.
  4. E. Curtius, Histoire grecque, traduction Bouché-Leclercq, t. I, p. 14 et 15.
  5. A Athènes, au mois de mars, on a vu le thermomètre monter, en quatre jours, de 9 à 28 degrés (Vidal de la Blache, Des rapports entre les populations et le climat sur les bords européens de la Méditerranée, dans la Revue de géographie, 1886, p. 405).