Le Socialisme moderne - L’école saint-simonienne - Bazard et Enfantin

Le Socialisme moderne - L’école saint-simonienne - Bazard et Enfantin
Revue des Deux Mondes, 3e périodetome 17 (p. 587-618).
LE
SOCIALISME MODERNE

L'ECOLE SAINT-SIMONIENNE. - BAZARD ET ENFANTIN[1]

Œuvres de Saint-Simon et d’Enfantin, 1865-1876.

Saint-Simon, en mourant, laissait après lui quelques amis, mais non une école. Parmi ceux qui étaient alors réunis autour de lui, la plupart, sauf Olinde Rodrigues, ne firent pas partie du groupe saint-simonien, et la plupart aussi de ceux qui plus tard composèrent ce groupe n’avaient pas connu Saint-Simon. Ainsi s’expliquent les différences notables qui séparent le fondateur et l’école. Celle-ci se développa avec une originalité propre, et eut une vie individuelle. Deux hommes surtout, l’un et l’autre brillamment doués, l’ont constituée : Bazard et Enfantin, le premier pendant la première période, le second pendant la seconde ; le premier, déjà connu comme l’un des organisateurs du carbonarisme en France, et doué en même temps d’une certaine puissance de synthèse philosophique ; le second, vrai chef d’église, absolument dénué de force logique et de précision scientifique, à la fois enthousiaste et tortueux, connaissant les chemins du cœur et la conduite des volontés, politique et prophète, d’une ambition effrénée, prétendant, comme l’a dit un de ses disciples, cumuler le rôle de saint Paul et celui de Grégoire VII. C’est lui qui, en forçant les ressorts, en soulevant des problèmes inutiles et dangereux, en poussant à la mysticité sensuelle et à une sorte de convulsionnarisme, contribua le plus à la dissolution de l’église qu’il prétendait fonder. Une école scientifique, même demi-religieuse, comme le fut plus tard le positivisme, eût pu durer et se faire une place importante dans l’arène politique et philosophique du temps ; mais, en s’adressant presque exclusivement à la sensibilité et à l’enthousiasme, Enfantin conduisait fatalement à une crise qui, une fois passée, laissa chacun les yeux dessillés, peu disposé à reprendre le joug, et cherchant de côté et d’autre à sauver sa personnalité. La plupart trouvèrent moyen de se rendre utiles dans des entreprises diverses. Enfantin seul, réduit à son rôle d’apôtre sans église et de père sans enfans, traîna pendant d’assez longues années un rôle secondaire et stérile qui même n’était pas sans quelque ridicule, châtiment assez juste d’ailleurs de la direction insensée imprimée par lui à une école dont les débuts n’ont pas été sans noblesse, mais dont les derniers momens ont quelque chose d’affligeant. La persécution la tua, parce qu’elle mourait d’elle-même, jetée par son chef dans une voie sans issue.

L’histoire extérieure de la secte saint-simonienne est assez connue ; on la trouve brillamment racontée dans le livre célèbre de M. Louis Reybaud[2]. Un écrivain américain, M. Booth, qui parait avoir entrepris une série d’études sur nos socialistes français, vient aussi de consacrer à cette histoire un volume curieux que nous avons sous les yeux. Notre principal objet est l’analyse et l’étude de la doctrine telle qu’elle a été constituée à partir de 1829. On la trouve principalement exposée dans les leçons de la rue Taranne, sous le titre d’Exposition des doctrines saint-simoniennes. Elle se compléta plus tard par les Enseignemens d’Enfantin. Ce sont là les deux sources, avec le journal le Globe, dont les principaux articles ont été publiés séparément par leurs auteurs. On peut citer particulièrement parmi ces brochures, devenues assez rares : Politique et économie politique, par Enfantin ; Leçons sur l’industrie et la banque, par Emile Péreire ; Politique industrielle et européenne, par Michel Chevalier ; Discours aux élèves de l’École polytechnique, par Abel Transon, etc. Dans toutes ces publications, l’école saint-simonienne présente un corps de doctrines très différentes de celles de Saint-Simon, quoique tirées de ses principes.

Cependant, depuis 1825, époque de la mort de Saint-Simon, jusqu’en 1829, l’école, à peine constituée, ne s’aventura pas beaucoup en dehors des voies frayées par son fondateur. Elle ne se présenta, ainsi que l’avait fait Saint-Simon lui-même, que comme une doctrine industrielle au point de vue pratique, et, au point de vue théorique, comme une branche dissidente de l’économie politique. Cette période intermédiaire et transitoire pendant laquelle le recrutement se fait, est signalée par un journal, ou plutôt une sorte de revue intitulée le Producteur, déjà projetée du vivant même de Saint-Simon, et qui commença à paraître quelques mois après sa mort. Ce recueil fut fondé et alimenté par les anciens amis de Saint-Simon, aidés par les nouvelles recrues et par beaucoup d’esprits indépendans qui, sans être enrôlés, marchaient volontiers dans les voies nouvelles. Auguste Comte, quoique brouillé avec Saint-Simon, ne se sépara pas, en cette circonstance, de ses amis, et on trouve dans le Producteur un travail important de lui, où il jetait les bases de sa philosophie. Il ne se sépara complètement que lorsque le saint-simonisme eut pris décidément une teinte religieuse. En 1829, ce schisme était, commencé. Le journal le Producteur n’avait pas trop d’ailleurs l’allure sectaire. Les articles de littérature et de politique courante n’y paraissent pas très différens de ce qu’ils étaient dans les autres journaux ; on est assez étonné d’y trouver des noms qui se sont plus tard fait connaître dans de tout autres directions, par exemple celui de notre aimé et vénéré maître, Adolphe Garnier, le successeur de Jouffroy. Léon Halévy, un des fidèles amis de Saint-Simon, fut aussi l’un des écrivains du Producteur. Cependant le principal des collaborateurs de ce journal, celui qui le poussa le plus dans la voie des nouveautés et des hardiesses économiques, fut Enfantin. C’est là qu’il a commencé à se faire connaître et à prendre le rôle de directeur de l’école. Sa manière n’est pas encore celle qu’il affecta plus tard. Il n’a pas ce ton mystique et amphigourique qui séduisit tant ses jeunes amis des deux sexes, et qui est si insupportable aux lecteurs d’aujourd’hui. Il a encore des prétentions scientifiques ; il parle en économiste, quoique séparé déjà sur beaucoup de points des écoles économiques, et proposant des idées timides qui, plus accusées et plus nettement accentuées, deviendront plus tard les formules officielles du socialisme.

Le Producteur n’étant qu’un moment de passage dans le développement du saint-simonisme, nous nous contenterons de rappeler, en les résumant, les principales doctrines qui commencent à s’y faire jour. 1° Le taux du loyer des objets mobiliers et immobiliers a toujours suivi une baisse progressive, et tend à s’approcher indéfiniment de zéro. De cette loi plus ou moins contestable, Enfantin se croyait autorisé à déduire la possibilité de l’abolition totale de l’intérêt. — 2° Il est possible de constituer un système de banques qui, mettant en présence les plus riches industriels et les plus riches capitalistes, réduiraient d’une manière progressive le taux de l’intérêt, et arriveraient même à annuler le taux d’escompte que paient actuellement les premiers crédits. — 3° Substitution du système de l’emprunt à celui de l’impôt, et suppression de l’amortissement. — 4° La concurrence est la source de tout le désordre économique. — 5° La liberté de conscience n’est qu’un état provisoire de la société : elle tient à l’état critique de cette société et disparaîtra lorsque l’état positif sera définitivement établi.

On remarquera, d’après ces principes, que l’esprit de réforme a déjà fait un pas depuis Saint-Simon, Pour celui-ci, les oisifs étaient les propriétaires fonciers. Il n’a jamais appliqué cette expression aux bailleurs de fonds industriels, et en général aux capitalistes. Il n’a pas touché à la question de l’intérêt du capital ; il n’y a pas vu une prime prélevée au profit de l’oisif sur le travail du producteur. C’est avec Enfantin que commence la croisade du socialisme contre le capital. Les raisons qu’il invoque sont celles-ci : sans doute le propriétaire a le droit de détruire, mais seulement les fruits du travail passé, non ceux du travail futur[3]. On fixe les conditions du travail ; pourquoi ne fixerait-on pas les conditions du repos ? Le capitaliste rend service à l’emprunteur, mais l’emprunteur ne rend-il pas service au capitaliste ? Quant aux moyens de réduire indéfiniment le taux de l’intérêt, ils consisteraient, suivant Enfantin, à mettre immédiatement en présence les industriels et les capitalistes ; mais en quoi son système différerait-il des banques actuelles, c’est ce qu’on ne voit pas clairement. La seule différence signalée serait que les billets des nouvelles banques ne seraient pas remboursables à vue ; comment cette prescription servirait-elle à faire baisser progressivement, et même à annuler définitivement, le taux de l’intérêt, c’est ce que nous sommes hors d’état et de comprendre et d’expliquer. Mais ce ne sont là que des ébauches d’idées, les premiers germes d’un système dont l’inventeur même n’avait pas encore une conscience distincte. Il faut négliger ces premiers et grossiers linéamens pour arriver à la doctrine définitive, qui se compose de trois théories fondamentales.

Les trois points sur lesquels l’école saint-simonienne a de beaucoup dépassé la pensée du maître, sont les trois bases essentielles de toute société : la propriété, la religion et la famille. Dans ces trois ordres de questions, le saint-simonisme a eu trois doctrines nouvelles et particulières que Saint-Simon n’avait pas connues, et qui sont caractéristiques de l’école. Ce sont, dans la théorie de la propriété, l’abolition de l’héritage ; dans la métaphysique et dans la religion, la doctrine de la réhabilitation de la chair, dans la théorie de la famille, la doctrine de l’affranchissement de la femme. Rien de plus connu et même de plus populaire que ces trois doctrines ; mais par quelles raisons les saint-simoniens y ont-ils été conduits ? dans quel sens les entendaient-ils ? et comment prétendaient-ils les appliquer ? C’est ce qu’on ne sait généralement pas avec précision ; c’est cette exposition précise que nous voudrions dégager des textes que nous avons sous les yeux.


I. — LA PROPRIETE.

Comme Saint-Simon, leur maître, les saint-simoniens aimaient à rattacher leurs vues sur l’organisation sociale à la philosophie de l’histoire. À cette époque, on était très préoccupé de la destination de l’humanité, et l’on croyait en surprendre le secret dans son histoire. Ce sont donc les lois du passé qui doivent nous révéler les lois de l’avenir. En philosophie de l’histoire, les saint-simoniens partaient des idées du maître, seulement en les généralisant. Saint-Simon avait dit que nous sortions d’une période critique, et qu’il s’agissait d’entrer dans une période d’organisation. Les saint-simoniens tirèrent de là une loi générale, et dirent qu’il y a deux sortes d’époques en histoire : les unes critiques, les autres organiques, et que l’humanité passe alternativement des unes aux autres. Sans doute, dans les périodes du passé dites organiques, l’ordre social n’était encore qu’un ordre « incomplet, » puisqu’il n’était pas universel, « provisoire, » puisqu’il n’était pas « pacifique. » Néanmoins ce qui caractérise ces époques, c’est que le but social y est nettement indiqué et partout compris, que tous les hommes y sont dirigés à la fois par l’éducation et la législation. Dans ces époques, il y a « légitimité, souveraineté, autorité ; » leur caractère est essentiellement religieux. Dans les époques critiques au contraire, après un court moment de généreuse activité employée à détruire les abus, l’anarchie se manifeste, « l’égoïsme succède au dévoûment, l’athéisme à la dévotion. » Dans les premières domine la religion, dans les secondes la philosophie.

À ces deux états sociaux correspondent deux principes d’action différens signalés déjà par Saint-Simon. Il avait remarqué que le caractère de la critique est de mettre la division parmi les hommes et de la discorde dans les esprits, que dans une société organisée au contraire tout est lié par une loi commune. Les saint-simoniens, généralisant ces vues, dirent qu’il y a deux principes sociaux, « l’antagonisme et l’association, » et que la loi de l’humanité est de passer de l’un à l’autre. L’antagonisme domine dans les périodes critiques, l’association dans les périodes organiques. Le premier a été surtout la loi du passé, la seconde est destinée à devenir la loi de l’avenir. L’antagonisme se manifeste par la guerre : guerre entre cités et nations, et dans les nations guerre entre familles, clans, tribus, et dans chaque famille entre les sexes et les âges, — guerre entre le pouvoir spirituel et le pouvoir temporel, entre les clergés nationaux et les clergés centraux. Néanmoins le principe d’association prévaut toujours de plus en plus sur le principe d’antagonisme. Il s’étend de groupe en groupe, embrassant toujours un plus grand nombre : c’est ainsi que du cercle le plus restreint, c’est-à-dire la famille, il s’élève à la cité, de la cité à la nation, de la nation à la fédération : l’humanité en est restée jusqu’ici à ce dernier progrès.

Quel est maintenant « le but social ? » Saint-Simon avait assigné pour objet à l’activité humaine « l’exploitation du globe. » Son école se propose le même but ; mais elle l’exprime avec plus de précision, et sur un ton déjà plus menaçant et plus irrité. Jusqu’ici, disent-ils, la loi de l’humanité a été, « l’exploitation de l’homme par l’homme, » formule redoutable qui n’avait encore chez les saint-simoniens qu’un sens théorique et abstrait, et qui devait devenir pour le socialisme révolutionnaire un drapeau de haine et de vengeance. Tel fut le but du passé : quant à l’avenir, ce doit être l’exploitation de la nature « par l’homme associé à l’homme. » En d’autres termes, « la guerre et la paix, » tels sont les deux pôles opposés de l’activité humaine, des périodes critiques et des périodes organiques, du passé et de l’avenir.

L’exploitation de l’homme par l’homme a eu trois phases ou trois degrés : l’esclavage, le servage, le prolétariat. Les saint-simoniens, qui affectent d’apporter dans l’appréciation du passé un grand esprit d’impartialité et d’équité, ne méconnaissent pas le progrès de l’un de ces états à l’autre : ils ne soutiennent pas, comme les socialistes sans scrupules, que l’ouvrier est plus misérable que l’esclave, car le prolétaire, disent-ils, a « la propriété de sa personne, » néanmoins son état n’est qu’un servage mitigé. En effet, quoique le contrat passé entre le maître et l’ouvrier soit une transaction entre l’un et l’autre, cependant cette transaction n’est pas libre de la part de l’ouvrier, car il est obligé de l’accepter sous peine de la vie. Sans doute, s’il se faisait entre les différentes classes de la société un continuel échange, qui mît les uns en haut, les autres en bas, suivant les mérites de chacun, l’inégalité n’aurait rien de contraire à la nature et à la justice ; mais l’incapacité de naissance » supprimée par la loi, subsiste toujours en fait. « Les avantages et les désavantages sociaux se transmettent héréditairement ; la misère est héréditaire. » Les travailleurs sont exploités par les chefs d’industrie, qui eux-mêmes, quoiqu’à un moindre degré, le sont aussi par les propriétaires de fonds. La révolution a supprimé la « servitude des personnes, » mais elle a laissé subsister la « servitude de la terre. » Peu importe que le seigneur ne porte plus le titre de marquis ou de comte, et qu’il s’appelle rentier, capitaliste, propriétaire, bourgeois ; sous tous ces noms divers, il reste investi du monopole des richesses, c’est-à-dire de la faculté de disposer à son gré, et même dans l’oisiveté, des « instrumens de travail. » Si donc on veut s’élever au-dessus du prolétariat, ce n’est plus la personne, ce sont les choses qu’il faut affranchir. Il faut s’attaquer hardiment à la réforme de la propriété.

Les saint-simoniens montraient beaucoup d’habileté dans leur critique de la propriété. Ils prétendaient ne pas vouloir l’abolir, mais seulement la modifier, comme elle l’a été bien souvent dans l’histoire. Ils faisaient remarquer que la propriété n’est pas un fait absolu : elle a passé par des phases bien différentes. D’abord c’est l’homme lui-même qui a été une propriété : la terre a subi aussi bien des conditions diverses d’appropriations. La propriété féodale n’est pas celle du code civil. Le droit de transmettre a eu également ses phases : liberté absolue, droit d’aînesse, partage égal, droit de masculinité, etc., que de formes diverses d’un même droit ! Pourquoi n’y aurait-il pas une phase nouvelle ? Ils discutaient ensuite les diverses théories des économistes et des publicistes. On connaît par exemple la théorie de Ricardo et de Malthus sur la rente, à savoir « que la différence de qualité des terres exploitées permet d’employer une partie des produits sociaux à autre chose qu’à l’entretien des cultivateurs. » Soit ; mais pourquoi cette partie disponible des produits serait-elle employée à nourrir sans rien faire de nobles propriétaires ? Encore si elle servait comme au moyen âge à payer les guerriers ; mais pourquoi payer cet avantage à ceux qui ne font rien, aux « oisifs ? » Le code civil définit la propriété, « le droit de jouir et de disposer des choses de. la manière la plus absolue, pourvu que l’on n’en fasse pas un usage prohibé par les lois. » Définition vague et négative qui ne nous apprend en aucune façon dans quel dessein les lois restrictives de ce droit absolu seront instituées. Cazalis, à la constituante, disait toute la vérité lorsqu’il s’écriait : « Il n’est pas un paysan qui ne vous apprenne ce que vous ignorez : c’est que celui qui n’a pas cultivé n’a pas droit de recueillir les fruits. » Le propriétaire oisif qui succède à son père par droit de naissance a-t-il cultivé ? D’où lui vient donc le droit de recueillir les fruits ?

On voit comment les saint-simoniens furent conduits à leur doctrine sur l’héritage. Cette doctrine était implicitement contenue dans leur principe : « à chacun selon sa capacité ; à chaque capacité suivant ses œuvres. » Le principe du mérite personnel pris à la rigueur devait conduire à supprimer tout avantage dès la naissance. Or il subsiste encore un avantage de ce genre, qui à lui seul égale et surpasse tous les privilèges du passé : c’est l’héritage. « Hériter, disait Destutt de Tracy, devient un moyen d’acquérir, et qui plus est, ou plutôt qui pis est, un moyen d’acquérir sans travail. » C’est donc, même suivant les économistes, un mal, mais un mal nécessaire, un « ulcère inévitable, » comme J.-B. Say le disait des gouvernemens. Est-il vrai cependant que ce soit un mal incurable ? Succéder, c’est remplacer. Pour remplacer un homme chargé d’un travail quelconque, n’est-il pas juste d’exiger des conditions quelconques de capacité ? Dans le système actuel de l’héritage, pour succéder à quelqu’un, il suffit d’être son propre parent ; pour être propriétaire (ce qui est la plus haute et la plus difficile des fonctions), il n’est pas nécessaire de savoir faire quelque chose. Quoi de plus contraire au principe du mérite personnel, base de notre société depuis la révolution ? Pourquoi ne serait-il pas établi que l’usage ou la direction d’un atelier, d’un instrument d’industrie quelconque (une terre, par exemple), passerait toujours, après la mort ou la retraite du titulaire, dans les mains de l’homme le plus capable de le remplacer ?

Cette théorie se rattachait à la manière dont les saint-simoniens entendaient la propriété. Ce que l’on appelle de ce nom d’ordinaire, c’est « l’ensemble des richesses qui ne sont pas destinées à être immédiatement consommées, et qui donnent droit aujourd’hui à un revenu. » Elle comprend les fonds de terre et les capitaux, ce que les économistes appellent « fonds de production. » Or ces fonds n’étaient, suivant les saint-simoniens, que « des instrumens de travail. » Les propriétaires n’en sont que les dépositaires, et leur fonction consiste à les distribuer aux travailleurs. Là est le nœud de la théorie. Ce qui est économisé sur le travail passé ne doit pas l’être dans un intérêt exclusif de jouissance individuelle. Il ne l’est que pour « créditer le travail futur. » Dira-t-on que le travail sera découragé s’il n’est pas mis en possession de ce surplus qu’il a su économiser ? Les saint-simoniens ne restaient pas court devant cette objection, car ils prétendaient que le travail peut être suffisamment encouragé par l’avancement de fonction, comme il l’est aujourd’hui dans les administrations, et l’on ne voit pas par exemple que dans l’armée, dans la magistrature, dans l’université, le mobile de l’avancement ne soit pas suffisant pour pousser au travail. Toute la question revient donc toujours à savoir si la distribution des instrumens de travail se fait mieux par des détenteurs irresponsables ou par la société tout entière. Aujourd’hui cette fonction est entre les mains des propriétaires ; on peut se demander s’ils la remplissent « avec intelligence, à peu de frais, d’une manière favorable à l’accroissement des produits. » Or d’un côté il faut convenir que les propriétaires ne vendent pas leurs services à bon marché : il suffit pour cela de considérer la large part qu’ils s’attribuent dans la répartition. D’un autre côté, les crises périodiques et les catastrophes fréquentes qui désolent l’industrie donnent à penser que les propriétaires apportent peu de lumières dans l’exercice de leurs fonctions. Il est facile du reste de s’en assurer en se demandant quelles seraient les conditions d’une bonne et sage distribution des instrumens de travail. Il faut d’abord qu’ils soient répartis en raison du besoin de chaque localité et de chaque branche d’industrie, puis en raison des capacités individuelles, enfin que la production soit organisée de manière à n’avoir jamais à redouter ni disette ni encombrement. La distribution des instrumens de travail est une fonction sociale, comme l’éducation, la justice et la guerre. Il faut qu’elle soit organisée. Pourquoi l’industrie destructive serait-elle organisée, et l’industrie productive ne le serait-elle pas ? L’état seul connaît les besoins militaires du pays : pourquoi serait-il incompétent pour les besoins industriels ? Les distributeurs actuels sont ignorans, isolés, ont des intérêts opposés ; ils ne connaissent ni les besoins de la production, ni ceux de la consommation. L’état actuel de libre concurrence rappelle les guerres privées du moyen âge, les grandes compagnies, la course, en un mot toutes les institutions d’un temps où la guerre était individuelle au lieu d’être sociale. Lorsque la royauté a enlevé aux barons le droit de guerre pour se le réserver à elle seule, lorsqu’elle a substitué l’armée nationale aux armées féodales, elle a soulevé autant de protestations qu’aujourd’hui ceux qui combattent la féodalité industrielle et veulent la remplacer par un gouvernement national de la richesse.

La conséquence de toute cette déduction, c’est que l’affranchissement du prolétariat ne peut se faire que par un dernier progrès, qui consiste « à transporter le droit de succession de la famille à l’état, » en d’autres termes par l’abolition de l’héritage. C’est par cette doctrine que le saint-simonisme croyait donner un sens net et pratique aux protestations vagues de Saint-Simon contre les oisifs : celui-ci signalait le mal, mais il n’avait pas trouvé le remède. L’héritage est aujourd’hui le dernier refuge de l’oisif. Il n’y a plus qu’une seule hérédité, celle de la fortune. Détruire cette hérédité, le droit du mérite personnel subsiste seul : « le travail devient le seul titre de propriété. »

Nous voici donc revenus, dira-t-on, au système de Babeuf, au communisme, à la loi agraire. Non, répondaient les saint-simoniens. Ils repoussaient même ce système avec autant d’énergie que le régime actuel. Ils le combattaient par les mêmes raisons qu’on a toujours invoquées contre lui. Dans ce système, disaient-ils, où toutes les parts sont égales, tout principe d’émulation est anéanti. L’équilibre d’ailleurs, à peine établi, serait à chaque instant rompu, et l’inégalité tendrait sans cesse à se reproduire. Enfin le système de l’égalité des biens ne fait que transporter le privilège d’une classe à une autre, et au profit des moins capables et des moins laborieux. En un mot, dans leur Pétition au président de la chambre des députés, résumant les argumens précédens, ils disaient : « Les saint-simoniens repoussent le partage égal, comme une violence plus grande, une injustice plus révoltante que le partage inégal. Ils croient à l’inégalité naturelle des hommes, et regardent cette inégalité comme la base même de l’association. Ils repoussent la communauté comme la violation de cette loi qui veut que chacun soit placé selon sa capacité et rétribué suivant ses œuvres. Mais en vertu de cette loi ils demandent l’abolition de tous les privilèges de la naissance sans exception, et par conséquent la destruction de l’héritage. Ils demandent que tous les instrumens de travail soient réunis en un fonds social pour être exploités par association et hiérarchiquement. »

Les saint-simoniens avaient raison de dire qu’ils repoussaient l’égalité des biens ; mais peut-être jouaient-ils sur les mots lorsqu’ils se défendaient de l’accusation de communisme. Sans doute ils étaient inégalitaires, mais ils étaient communistes en ce sens que, suivant eux, tous les capitaux devaient appartenir exclusivement à l’état et étaient mis par conséquent en commun, l’usufruit seul appartenant aux individus, et encore sous la surveillance du gouvernement. Au reste, Babeuf également, et avant lui Mably, s’étaient défendus de la même accusation par les mêmes raisons : ils avaient combattu la loi agraire et le partage comme absurde et impraticable ; or c’est précisément le propre du communisme de s’opposer à toute idée de partage, soit égal, soit inégal. C’est la propriété indivise de tous les fonds qui est l’essence même du communisme ; cette idée était incontestablement celle du saint-simonisme. Il est juste cependant de reconnaître qu’il s’élevait fort au-dessus du babouvisme, non-seulement par les moyens pacifiques qu’il prétendait employer, mais encore par le principe du mérite personnel, qui était la clé de voûte de tout l’édifice, tandis que Babeuf n’avait rêvé qu’une égalité brutale de jouissances et le partagé, sinon du fonds, du moins des produits.

La doctrine sociale du saint-simonisme était donc une sorte de communisme inégalitaire. Ils maintenaient, et même poussaient à l’excès le principe de la hiérarchie et de l’autorité. Tout le monde était classé dans un vaste système, embrassant la société tout entière et tous les genres d’activité, et organisé sur le plan de nos grandes administrations publiques. Nos sectaires étaient très habiles et très ingénieux pour faire comprendre leur système et en même temps en atténuer les côtés choquans, en se servant d’exemples familiers à tous et empruntés à l’état actuel. Prenez par exemple l’administration des ponts et chaussées ou celle des eaux et forêts ; n’est-ce pas une exploitation du sol par la société tout entière ? y a-t-il rien là qui choque les idées communes ? Le personnel n’y est-il pas classé et rémunéré selon son mérite et selon ses œuvres ? Qu’y a-t-il là de contraire à la justice, à la morale, à l’ordre social ? Dès lors pourquoi ne serait-il pas permis de se demander si le, même système d’exploitation ne pourrait pas s’appliquer plus loin ? Si l’état a entre les mains les manufactures de Sèvres, des Gobelins, des tabacs, pourquoi n’en pourrait-il point avoir d’autres ? Pourquoi ne serait-il pas chargé, sur toute la surface du sol, de mettre la production en harmonie avec la consommation, de répartir les individus dans l’atelier industriel en raison de la nature et de la portée de leur capacité, comme il le fait précisément pour les ingénieurs, pour les juges, pour les professeurs, pour les soldats ? Enfin, pour adoucir encore et mitiger les abords du système, les saint-simoniens aimaient à remplacer les termes de la langue politique par ceux de la langue industrielle. Ainsi il n’était pas question de gouvernement, ni d’état, mais d’une banque centrale, desservie par des banques de plus en plus spéciales jusqu’aux dernières localités. A cette banque supérieure « convergeraient tous les besoins ; » de la même banque « divergeraient tous les efforts. » Les banques générales ne livreraient aux localités « des crédits, » c’est-à-dire des instrumens de travail, qu’après avoir « balancé les opérations diverses, en raison des besoins de chaque localité et de chaque branche d’industrie. » Dans le fait, malgré toutes ces expressions adoucies, l’état saint-simonien, par l’abolition de l’héritage, devenait seul propriétaire de tous les fonds et en même temps le seul entrepreneur et administrateur. Ce que les saint-simoniens appelaient a créditer, » c’était confier à tel groupe ou à tel individu l’exploitation de telle usine, la culture de telle terre. La société tout entière n’était plus qu’un atelier unique, un régiment.

Dans ce système, ce qu’on nomme aujourd’hui le revenu ne serait plus qu’un « traitement » ou une « retraite. » Un industriel ne posséderait pas autrement un atelier, des ouvriers, une terre, qu’un colonel ne possède aujourd’hui une caserne, des soldats et des armes. L’héritage consisterait à succéder à quelqu’un, comme aujourd’hui, quand une place est vacante par décès ou par retraite, et l’on ne voit pas que les hommes soient moins ardens à succéder aux places qu’aux héritages. En un mot, il n’y a plus de propriétaires : il n’y a plus que des « fonctionnaires, » c’est l’expression même d’Enfantin. On voit comment le saint-simonisme essayait d’éluder et de désarmer les objections que l’on fait d’ordinaire au communisme. Ces objections sont de deux sortes : c’est décourager le travail, dit-on, que de mettre tout en commun, car nul n’a d’intérêt à travailler, s’il n’a rien à lui. En outre, c’est méconnaître le droit au repos et au loisir : celui qui a travaillé toute sa vie a bien le droit de se réserver une part de ce qu’il a gagné pour se reposer dans ses vieux jours. Les saint-simoniens reconnaissaient ces deux vérités, et ils prétendaient y faire droit. Ils soutenaient que l’émulation est suffisamment excitée par l’avancement de fonctions, et le droit au repos suffisamment satisfait par la pension de retraite. Combien d’hommes aujourd’hui ne deviennent pas propriétaires dans le sens propre du mot, et travaillent cependant avec âpreté, soit pour obtenir de l’avancement, soit pour s’assurer une retraite ? Qu’y avait-il d’étrange à ce qu’il en fût de même pour tous et que chacun ne possédât que ce qu’il aurait mérité ? On invoque comme un sentiment naturel à l’homme le besoin de posséder ; mais ce sentiment n’est-il pas mieux satisfait dans l’artilleur qui aime sa pièce, dans le marin qui aime son bâtiment, quoique l’un et l’autre appartiennent à l’état, que dans l’oisif qui n’a de rapport avec ses champs et ses bois que par l’impôt que lui paient ses fermiers ?

Pour bien comprendre l’organisation du travail dans le système saint-simonien, il faut encore avoir devant les yeux l’organisation de l’armée. Dans l’armée, il y a des corps de génie, d’artillerie, de cavalerie, d’infanterie. De même il y aura des associations de cordonniers, de tailleurs, de fabricans de chapeaux. Toutes ces associations seront reliées entre elles, et elles agiront sous une impulsion unique. Dans l’armée, la camaraderie, la fraternité, existent entre les soldats, de même le rapprochement des hommes livrés aux mêmes fonctions formera des « familles d’élection. » De plus l’économie sera considérable. Ces dernières considérations nous montrent le point par où le saint-simonisme touche au fouriérisme.

Après la répartition des instrumens de travail vient la répartition des produits. Aujourd’hui cette répartition se fait par le mode de la vente et de l’achat, mode essentiellement vicieux, puisqu’il ne permet pas de régulariser la production, — immoral, car il établit dans la société une lutte permanente. Dans la société saint-simonienne, la distribution des produits se fera par l’état, comme celle des fonds. L’état sera le seul commerçant comme le seul industriel. Ici les saint-simoniens ne pouvaient dissimuler la parenté de leur système avec celui de Mably et de Babeuf, qui deviendra plus tard celui de Cabet. A côté des grands ateliers de production, il y aurait de grands magasins de distribution ; ces magasins sont entre les mains de fonctionnaires qui répartissent les produits « d’après la règle donnée par les gouvernans. » On peut se faire une idée de la manière dont aurait lieu cette répartition, par ce qui a lieu aujourd’hui pour la distribution des eaux de Paris, ou pour celle du gaz. Dans un cadre plus resserré, on peut offrir l’exemple de quelques manufactures où les ouvriers sont logés et nourris, et où l’on pourvoit même à l’éducation de leurs enfans. Un autre exemple est encore celui de quelques fonctionnaires publics qui reçoivent de l’état logement, chauffage, service et même objets de luxe, tels que voitures, mobilier, etc. L’application du système n’a donc rien de contraire à la pratique et à l’expérience.

Cependant il restait une difficulté. Cette distribution faite au nom de l’état par des fonctionnaires publics se comprend, si l’on veut, pour les objets nécessaires ou utiles à la vie : mais pour les choses de luxe, les objets d’art, pout tout ce qui tient au goût, à la fantaisie, à l’imagination, comment se représenter un partage officiel et réglementaire ? Aujourd’hui même, les mobiliers fournis par l’état sont des mobiliers de convention, sans caractère, sans charme, sans intérêt. Le luxe officiel est le plus plat et le plus pauvre des luxes. Renoncera-t-on donc à ce qui est l’un des charmes de la vie, au choix de ce qui plaît, de ce qui orne, de ce qui réjouit les yeux ? et, pour aller plus droit à la difficulté (car les saint-simoniens avaient le sens trop pratique et le goût trop mondain pour éluder ce problème), que deviendra le goût pour la toilette, pour les bijoux, pour tout ce qui brille, l’un des attributs les plus aimables de la femme ? La secte qui prêchait la réhabilitation de la chair pouvait-elle condamner ses adeptes au régime de Lacédémone et à l’austérité cénobitique ? Non sans doute, car le saint-simonisme tenait précisément à se distinguer du communisme antique par sa prédilection pour le beau, l’art, le plaisir des sens. On résolvait la difficulté en réservant une part au choix libre et individuel dans la rémunération faite à chacun. Un crédit était ouvert aux différens citoyens et citoyennes, en raison de leur mérite, dans les magasins de luxe, et chacun, en donnant son nom, était autorisé à se fournir dans les limites de ce crédit. Il en était de même pour la nourriture, et chacun, en raison de ses goûts et de ses besoins, choisissait sur une liste faite d’avance, comme on choisit aujourd’hui dans les restaurans à prix fixe.

Enfin nos sectaires n’avaient pas même négligé la question des moyens d’application. Ils reconnaissaient que l’exécution de leur système à la rigueur était trop en opposition avec l’état actuel de la société pour être faite immédiatement. Ils proposaient donc des moyens de transition, qui eussent adouci le passage. Ces moyens étaient très bien choisis, car, n’étant pas absolument contraires à l’état actuel des choses, ils ne faisaient pas violence à la société et pouvaient conduire sans secousse à un autre régime. C’était d’abord l’abolition, ou tout au moins la restriction et la limitation des successions collatérales. Si l’on fixe en effet aujourd’hui la dernière limite du droit de succéder au douzième degré, pourquoi pas au dixième, au huitième, au sixième ? Ainsi le droit de succéder se trouverait peu à peu réduit sans rien changer d’essentiel à l’état actuel des choses. Un second moyen consistait à augmenter l’impôt sur les successions, et à faire passer ainsi entre les mains de l’état une partie de plus en plus grande du capital social. En même temps, par l’augmentation du nombre des banques et la réduction du taux de l’escompte on mettait le capital et le crédit à la disposition du plus grand nombre. Enfin, revenant au projet primitif de Saint-Simon, à celui qui dès 1817 avait été le point de départ de tout le mouvement socialiste, Enfantin demandait « la mobilisation de la propriété foncière, » affranchie du joug hypothécaire et l’assimilation des propriétaires fonciers aux commanditaires industriels.

En supposant réalisé le plan social dont nous venons de donner l’esquisse, on se demandera quelle devait être l’organisation politique de la nouvelle société. Qu’adviendrait-il du pouvoir exécutif, du pouvoir législatif, du pouvoir judiciaire, des libertés publiques, de la liberté de la presse, de l’individu, de la conscience, du travail, en un mot de ce que l’on a appelé les principes de 89 ? Sur toutes ces questions, il faut avouer que les saint-simoniens étaient vagues, obscurs, très discrets, soit qu’ils craignissent de se compromettre avec le gouvernement d’alors, qui leur laissait la parole libre sur les réformes sociales, mais n’eût pas permis un appel direct à un nouveau régime politique, soit que, craignant de froisser des opinions populaires, ils aient jugé à propos de laisser dans l’ombre la partie la moins séduisante de leur système. Mais par leurs attaques continuelles contre le libéralisme, par leurs critiques de ce qu’ils appelaient la politique constitutionnelle, ils donnaient à entendre qu’ils considéraient les garanties politiques comme des mesures de transition, bonnes pour les époques critiques, et inutiles aux époques organiques. Au reste, le caractère propre de la politique du saint-simonisme se manifestera plus clairement lorsque nous nous serons rendu compte de sa théologie.


II. — LA RELIGION.

C’est Saint-Simon lui-même qui, dans son Nouveau christianisme, avait suggéré à ses disciples l’idée que, pour construire une société nouvelle, il fallait une religion nouvelle. Au reste l’idée d’un grand et prochain renouvellement religieux, soit par le christianisme, soit en dehors du christianisme, se manifeste à la fois depuis la seconde moitié du XVIIIe siècle dans un certain nombre de faits et d’écrits. On trouvera cette doctrine, par exemple, dans l’Éducation du genre humain, de Lessing : partant de l’idée que la révélation a déjà franchi deux phases, l’Ancien et le Nouveau-Testament, il conclut que la religion est progressive, et qu’une troisième phase est prochaine. Ce petit écrit de Lessing, traduit par Eugène Rodrigues, frère d’Olinde, a été l’une des autorités de l’église saint-simonienne, et c’est ce qui le fit connaître en France. Dans la révolution même, on avait vu plusieurs tentatives pour fonder une religion nouvelle, en harmonie avec les lumières modernes. Je ne parle pas du Culte de la Raison, qui n’était que la religion de l’athéisme, mais du culte de l’Être suprême, que Robespierre avait essayé d’établir, et qui était le déisme de Jean-Jacques Rousseau. A côté de cette tentative quasi officielle, il faut rappeler la secte des théophilanthropes, plus ou moins protégés par Robespierre lui-même, et à laquelle appartenait l’un des premiers directeurs, La Révellière-Lépaux. Aux théophilantropes se rattachent les illuminés ou mystiques, dont le représentant allemand était Weishaupt, et qui, rattachés aux francs-maçons, aux rose-croix, sont considérés par quelques écrivains, l’abbé Barruel, Monnier, comme ayant été les instigateurs secrets de la révolution française. En France, les illuminés trouvèrent un chef éminent dans un esprit supérieur, malgré sa bizarrerie, Saint-Martin, le philosophe inconnu, pour qui la révolution française tout entière n’avait été qu’une révolution religieuse, ayant pour but d’amener le règne de la vraie religion, du vrai christianisme, c’est-à-dire d’une religion spirituelle dont les dogmes étaient les plus vagues du monde. Le comte J. de Maistre, qui avait connu Saint-Martin, en reçut cette idée d’un vaste renouvellement religieux qui devait s’opérer dans l’Europe entière, et qui amènerait la réunion de toutes les églises chrétiennes, et cette prédiction, développée avec enthousiasme dans une page éloquente des Soirées de Saint-Pétersbourg, était une des prophéties que les saint-simoniens aimaient le plus à rappeler. Un autre écrivain distingué, appartenant à l’école néo-religieuse, Ballanche, était également cher aux saint-simoniens pour sa doctrine de la Palingénésie sociale, où ils croyaient retrouver un pressentiment de leur doctrine. En général, l’école saint-simonienne, une fois sous la direction d’Enfantin, eut beaucoup plus d’affinité avec l’école théocratique qu’avec l’école libérale. Il recommandait particulièrement Bonald, de Maistre, Lamennais, Ballanche, les louait surtout de relever et de défendre le principe de l’autorité, de la hiérarchie, de l’obéissance. Enfin, pour n’omettre aucun des antécédens historiques de la tentative religieuse du saint-simonisme, rappelons encore un article célèbre du Globe, lorsqu’il était encore journal libéral, l’article de Jouffroy : Comment les dogmes finissent[4] . Dans ce travail, l’auteur examinait comment un dogme religieux grandit, décroît et meurt, comment dans sa dissolution se préparent les élémens d’un dogme nouveau. Il peignait vivement cette situation comme étant celle de notre âge, et montrait la jeunesse de son temps impatiente et avide d’une nouvelle doctrine.

C’est sous l’influence de ces idées et de ces impulsions, diverses que les disciples de Saint-Simon se préparèrent vers la fin de 1829 à transformer leur doctrine industrielle en une doctrine religieuse.

Et d’abord y a-t-il lieu à une doctrine religieuse ? L’humanité a-t-elle un avenir religieux ? Soutenir l’affirmative, c’était alors, devant les héritiers encore vivans du XVIIIe siècle, ce serait encore aujourd’hui, en présence du débordement des idées matérialistes, s’exposer à toutes les railleries, à tous les dédains ; c’est cependant ce que les saint-simoniens ne craignirent pas de faire. Ils ont contribué pour leur part à relever l’idée religieuse du naufrage où, pendant le XVIIIe siècle, elle avait paru sombrer. Tout ce qui a été dit de nos jours, tout ce qui se dit encore sur la religion de l’avenir, part de là. Ils affirmaient même que cette religion de l’avenir serait plus grande que celle du passé. Elle serait, elle devait être, selon eux, la synthèse de toutes les autres. Aucun fait, aucun progrès ne peut avoir lieu en dehors de Dieu et de sa loi. On se heurte, il est vrai, contre des préjugés répandus, par exemple que la religion est le fruit de l’enfance des sociétés, que la science en a définitivement délivré les esprits ; mais c’est là un nouveau préjugé. Les sciences (et les saint-simoniens se croyaient autorisés à en parler) n’ont fourni aucune preuve ni même aucune objection insoluble contre Dieu et l’ordre universel, ou plan providentiel. Ce ne sont pas les sciences qui sont irréligieuses : ce sont les idées philosophiques du dernier siècle, idées essentiellement négatives, fruit d’une société anarchique. Ce n’est pas dans leurs travaux positifs, dans les faits et dans les lois de la nature que les savans ont puisé leurs idées irréligieuses, c’est dans une hypothèse critique empruntée aux philosophes, à savoir que tout est le produit du hasard. Au contraire, que se proposent les sciences dans leur dessein final ? C’est de coordonner toutes les lois de la nature en une loi unique ; il faut donc admettre par hypothèse que tout est lié dans l’univers, ce qui est précisément le contraire de l’hypothèse du hasard. Plus la science se développera, moins elle sera portée à l’athéisme, plus elle rendra évident le plan providentiel. Voyez les plus grands savans, Newton, Kepler, Descartes, Leibniz ; tous ont été des hommes religieux. Cette controverse des saint-simoniens contre l’athéisme scientifique est très estimable. Elle conserve encore toute sa valeur aujourd’hui. Ces sectaires si décriés se rencontrent ici avec les apologistes les plus orthodoxes et invoquent les mêmes argumens. Sans doute, ce n’est pas dans l’intérêt des mêmes idées, mais ils ont eu le mérite de montrer que l’idée religieuse n’est pas exclusive des idées modernes et qu’elle est liée à leur progrès ; ils ont montré ce progrès non dans la négation, mais dans l’affirmation d’un ordre idéal et divin.

L’esprit d’irréligion, disaient-ils encore, s’explique dans les époques critiques où tout est confusion et désordre : il est alors naturel de croire que le monde est fait comme la société elle-même. L’histoire ne paraît plus qu’une suite absurde de révolutions sanglantes, sans raison ni but, et le monde est un chaos. Alors Dieu se retire du cœur de l’homme, et avec lui la moralité, car il n’y a pas de moralité sans destination, sans but, et point de but sans Dieu. Le saint-simonisme était donc absolument contraire à ce que l’on a appelé depuis la morale indépendante ; il se refusait à séparer la morale de la religion. On parle de faits positifs, de lois positives ; mais il n’est pas de fait plus positif que celui-ci : l’homme est un être religieux.

Ici les saint-simoniens rencontraient un adversaire dans un des leurs, ou plutôt dans un penseur qui avait été des leurs et qui s’était séparé d’eux, Auguste Comte, qui, dans le Troisième cahier du Catéchisme industriel, avait posé les bases de sa doctrine et avait rompu avec son maître, précisément pour ne pas le suivre sur le terrain religieux. Dans cet ouvrage, que Saint-Simon avait d’abord accepté, mais sous réserve, Auguste Comte, aspirant à devenir à son tour chef d’école, exposait sa théorie, depuis célèbre, des trois états : théologique, métaphysique et positif, — doctrine absolument contraire à l’idée d’une régénération religieuse, quoique plus tard lui-même, redevenu à son tour sur ce point le disciple de Saint-Simon, se soit appliqué à fonder une religion positiviste ; mais, alors il était nettement hostile à toute pensée de ce genre. Rencontrant un tel adversaire si près d’eux, les saint-simoniens durent faire tous leurs efforts pour l’écarter. Ainsi, bien avant que le positivisme eût réussi à se faire connaître du public, les saint-simoniens l’avaient déjà soumis à une critique sévère et pressante. La prétendue loi des trois états s’expliquait suivant eux par le passage d’une époque organique à une autre époque organique, mais n’était nullement la loi universelle de l’humanité. Soit une société fondée sur une doctrine religieuse, le polythéisme, par exemple ; cette doctrine ne suffisant plus à l’état des esprits, il est très vrai que la métaphysique survient, qui s’attaque au dogme et ruiné le surnaturel : telle fut l’œuvre par exemple de Socrate et de Platon. Puis vient l’état soi-disant positif, par exemple l’athéisme d’Épicure, qui poursuit cette œuvre critique jusqu’à ce que le dogme soit entièrement dissous ; mais il ne s’ensuit nullement que l’état positif, en tant que négation de la religion, soit un état définitif : témoin le christianisme succédant au scepticisme antique. C’est prendre un progrès transitoire pour une loi absolue.

Après avoir écarté les objections, on procédait par démonstration directe, non pas en prouvant Dieu, « on ne prouve pas un axiome, » mais en employant la méthode historique, méthode favorite des disciples de Saint-Simon. Ils essayaient de prouver que le sentiment religieux a toujours été en progrès dans le monde, ce qui atteste à quel point il est conforme à la vraie destination de l’humanité. La religion a passé par trois phases : le fétichisme, le polythéisme, le monothéisme. Le fétichisme est la divinisation de toutes les productions de la nature, et cela sans lien, sans unité. Le polythéisme établissait un lien entre les forces isolées et une hiérarchie entre les groupes ; de plus il prêtait aux forces de la nature les attributs humains. Enfin le monothéisme, subordonnant les dieux inférieurs à un Dieu suprême, exprimait l’unité et l’harmonie de l’univers. — Au progrès des conceptions correspondait également le progrès des sentimens. Au premier moment, c’est-à-dire dans le fétichisme, la « crainte » domine : l’homme s’humilie devant les forces de la nature. De plus le dogme de la vie future apparaît à peine ; l’homme, condamné à disputer sa vie, n’a que peu de temps à consacrer à la notion d’une autre vie. Dans le polythéisme, la crainte n’est plus le seul sentiment, mais elle est encore le sentiment dominant ; la « piété » commence à se montrer, mais elle est subordonnée à la crainte. La croyance à la vie future prend plus d’importance, mais comme « sanction pénale plutôt que rémunératrice. » Le monothéisme vient enfin, et il traverse deux phases, le judaïsme et le christianisme. Dans le judaïsme, la crainte et l’amour se font équilibre, et la croyance à l’immortalité de l’âme reste enveloppée et confuse ; dans le christianisme enfin, jusqu’ici le point culminant de l’esprit religieux, c’est l’amour qui domine, amour de Dieu et amour des hommes : la vie future, entendue comme vie personnelle et consciente, comme récompense non moins que comme châtiment, prend la valeur d’un dogme précis et absolu. Tel est le progrès religieux, au point de vue individuel ; il n’est pas moins réel au point de vue social : la religion va sans cesse en s’élargissant. C’est ainsi que le fétichisme n’est encore que le culte domestique ; le polythéisme le culte national ; le christianisme enfin, forme achevée du monothéisme, le culte humain.

Ainsi le progrès religieux est incontestable ; mais ce progrès est-il achevé ? L’humanité est-elle parvenue à la dernière forme religieuse ? Le christianisme est-il suffisant ? Ici les saint-simoniens se séparaient de l’orthodoxie, avec laquelle ils avaient jusque-là marché d’accord. Ils croyaient, comme Saint-Simon, à la nécessité d’une nouvelle phase du christianisme, devenu impropre, suivant eux, à satisfaire les besoins nouveaux de la civilisation. Quelles étaient donc les lacunes et même les erreurs reprochées par eux au christianisme, et qui appelaient la nécessité d’une nouvelle religion ?

L’erreur fondamentale du christianisme, tel du moins qu’il a été interprété par l’église, est que, fondé sur la fraternité, il enseigne que ce principe ne peut se réaliser que dans le ciel. Sans doute, l’église prêche la fraternité à l’individu, mais elle ne l’admet pas comme dogme social. Elle livre la terre au mal et réserve le bien pour un autre monde. De là la doctrine des deux pouvoirs, le pouvoir spirituel et le pouvoir temporel, la société restant toujours sous l’empire de la force, tandis que l’église prêchait la paix. C’est ainsi qu’elle proclame l’égalité des hommes en Jésus-Christ, et laisse subsister sur la terre l’esclavage et l’oppression des pauvres par les riches. Non qu’elle ait eu tort de maintenir le principe de la hiérarchie parmi les hommes, car l’égalité absolue est une chimère ; mais elle a été païenne en acceptant le principe de l’inégalité fondée sur le hasard et sur la force, au lieu de l’inégalité de mérite ; elle l’a été encore en livrant le sort des faibles à la bonté arbitraire des forts, au lieu de les confier à la protection impartiale et équitable de la société tout entière.

Pourquoi l’église n’a-t-elle pas imposé sa loi à la société politique ? C’est que, suivant les saint-simoniens, son dogme était incomplet. Le vice fondamental de ce dogme, c’est l’état d’abaissement et de réprobation où elle place la matière et la chair. Son seul objet est l’esprit. La chair doit souffrir et être mortifiée par l’esprit. Sans doute, il semble qu’à certains points de vue le christianisme ait voulu au contraire relever la chair. Tel est par exemple le sens du dogme de l’incarnation, de la résurrection des corps, de la sanctification du mariage, de l’abstinence de la chair des animaux. De plus, l’église s’est élevée contre l’hérésie qui fait de la chair un principe éternel et absolu du mal, contre le gnosticisme ; elle a donc relevé la matière à quelques égards, et une grande religion faite pour l’universalité des hommes, ne pouvait faire autrement. Mais ce ne sont là que des apparences dont la signification est tout autre qu’elle ne le paraît. Pourquoi en effet le Christ s’est-il fait chair ? Pour expier les péchés des hommes ; la chair n’est donc ici qu’un symbole de souffrance. La résurrection des corps est inutile. A quoi sert le corps des justes dans le paradis ? Le mariage est sanctifié, mais il n’est qu’un moindre mal ; le célibat est considéré comme supérieur. Quant à l’abstinence, elle n’a pas, comme dans le brahmanisme, un sens de sympathie pour les animaux ; elle n’est qu’un moyen de mortifier la chair des hommes. Métaphysiquement, le Dieu chrétien est esprit et n’est qu’esprit. Les sciences de la chair ou de la matière sont sacrifiées aux sciences de l’esprit. Le travail est un mal, un châtiment : la mendicité et la pauvreté sont des vertus. Aussi est-ce en dehors de l’église que se sont développées l’industrie, la science, la poésie. Cependant, comme en réprouvant la chair on ne pouvait la supprimer, il s’ensuivait que l’ordre charnel et temporel, le siècle, le monde continuait à subsister, mais en dehors de l’église, et de son action. Cet ordre n’ayant, aucune valeur, l’église ne se donnait pas pour mission de l’améliorer, si ce n’est très superficiellement, et dans le détail elle enseignait la patience au mal et ne cherchait pas à le transformer en bien. Enfin elle a continué l’antagonisme au lieu de tendre à l’unité.

Quel est donc le progrès qui reste à faire ? On pourrait croire, en suivant l’indication du passé et la progression précédente, qu’il consisterait à se dégager encore de plus en plus de l’ordre matériel, et à sacrifier absolument et définitivement la chair à l’esprit. Ce serait une erreur, car l’humanité tend à l’unité et à la paix, et non à la division et à l’anéantissement. Or, tous les termes ayant été précédemment parcourus, d’une part l’unité matérielle, charnelle, ayant été le dogme du judaïsme, et l’unité spirituelle celui du christianisme, il reste à réunir et à fondre ces deux espèces de choses en un seul principe. Au dieu-matière, au dieu-esprit, il faut substituer aujourd’hui le dieu-esprit-matière, en un mot l’unité de substance. De là cette formule d’Enfantin : « Dieu est un. Dieu est tout ce qui est ; tout est en lui, tout est par lui, tout est lui[5]. »

On voit que par un chemin rapide et sans grands détours métaphysiques, le saint-simonisme arrivait de son côté aux mêmes conclusions fondamentales que la philosophie allemande du même temps. C’était bien le Dieu sujet-objet, réel-idéal, l’indifférence des opposés, que Schelling, Schleiermacher, Hegel, Novalis et tant d’autres essayaient alors de faire prévaloir sur le dieu personnel de l’ancienne métaphysique. Les saint-simoniens, suivant la vieille méthode française, allaient tout droit aux conclusions, et ne se perdaient pas dans les subtilités de la métaphysique ; leur but était immédiat, prochain, social, nullement théorique ; ils travaillaient pour le monde, non pour l’école. Ils avaient leur métaphysique, mais comme le christianisme a la sienne, sous forme simple, populaire, élémentaire, laissant aux gens d’école les procédés lents et abstraits de la dialectique. Une telle métaphysique soulevait une objection, la même que l’on faisait aussi en même temps à l’école de Cousin. C’était là, disait-on, du panthéisme. Non, répondaient les saint-simoniens, notre religion n’est pas plus le panthéisme que notre économie politique n’est le communisme. Où était donc la différence ? Suivant eux, le panthéisme consiste à considérer Dieu comme une « substance, » tandis que pour eux Dieu est une « activité vivante, » qui relie toutes choses. Le panthéisme ne voit en Dieu qu’une abstraction que l’on n’atteint que par la pensée, tandis qu’il est surtout un principe d’union auquel on s’élève par l’amour. On voit que ce qu’ils entendaient par panthéisme, c’était surtout le système de Spinoza : le leur ressemblait plutôt au système stoïcien, dans lequel Dieu est l’âme du monde ; mais ce ne sont là que deux formes différentes du panthéisme, et les saint-simoniens jouaient encore sur les mots. Quoi qu’il en soit, le caractère propre du nouveau dogme était ce qu’ils appelaient « la réhabilitation de la matière » ou « de la chair. » Le monde n’était plus condamné ; la vie n’était plus une vallée de larmes, un champ d’expiation ; le corps n’était plus un mal, l’homme n’était plus déchu, mais perfectible. On voit les conséquences : l’industrie était une œuvre religieuse ; la richesse, le luxe, le bien-être, n’étaient plus le signe et l’effet de la corruption ; les appétits des sens devenaient légitimes, les passions étaient mises d’accord avec la vertu. Il était trop facile de se laisser glisser sur cette pente et de franchir la limite fragile qui sépare le plaisir du désordre et les justes exigences de la nature des entraînemens de la sensualité.

Toute religion, après une doctrine de Dieu, a une doctrine sur la vie future. Quelle a été sur cette question l’attitude du saint-simonisme ? Dans les leçons de 1829, qui sont en grande partie l’œuvre de Bazard, il n’en est pas question. Cette doctrine paraît avoir été dans l’école un peu postérieure, et appartenir en propre à Enfantin plutôt qu’au dogme saint-simonien en général. On la trouve exprimée en termes très obscurs dans la Lettre à Duveyrier, et plus tard, beaucoup plus tard, en 1858, dans l’ouvrage sur la Vie éternelle, L’expression est caractéristique. Il ne s’agit pas de vie future, mais de vie éternelle. Déjà Spinoza avait dit : « Nous savons, nous sentons que nous sommes éternels. » Dans quel sens faut-il l’entendre ? Il ne s’agit pas pour Enfantin de l’immortalité dans une autre vie, mais de l’immortalité sur la terre. Serait-ce la métempsycose ? Non, la métempsycose est un rêve suivant Enfantin. Qu’est-ce donc alors, s’il n’y a ni autre monde ni métempsycose, et que peut-on appeler immortalité ? Il s’agit ici d’une vie idéale et toute morale qui se perpétue dans la pensée et dans l’amour des hommes. « Saint Paul revit dans Enfantin. » Enfantin revivra dans un autre, meilleur que lui. Chaque moment est le résumé du passé et le germe de l’avenir. Je suis en ce moment la résultante du développement éternel dans les deux sens : c’est ainsi que je suis éternel.

Passons maintenant à l’organisation de la religion saint-simonienne. Pour la bien comprendre, il faut encore remonter au dogme. Les saint-simoniens avaient emprunté au christianisme le dogme de la trinité. Dieu est un et triple. Essentiellement il est amour : c’est le fond même de son être ; mais il se manifeste comme intelligence et comme force, c’est-à-dire comme esprit et comme matière. L’amour est la substance, la matière et l’esprit sont la manifestation. Si maintenant nous considérons Dieu dans l’homme, nous verrons que l’humanité se présente également sous trois aspects : moral, intellectuel et physique. De même que l’amour domine en Dieu, de même il doit prédominer dans la société. Or l’amour dans la société, c’est la religion ou la morale (deux choses identiques), et les dépositaires de la morale et de la religion sont les prêtres. De l’amour ou de la religion émanent l’intelligence et la force, c’est-à-dire la science et l’industrie, en d’autres termes la théologie et le culte.

Voilà les trois classes de Saint-Simon : artistes, savans, industriels. Seulement les « artistes sont devenus prêtres ; » mais, comme la théologie et le culte (science et industrie) ne sont que des formes de la religion, il y aura donc trois espèces de prêtres : le prêtre social (ou prêtre de l’unité), le prêtre de la science, ou le prêtre de l’industrie. C’est ainsi qu’Enfantin avait été proclamé chef de la religion ou père suprême, Bazard chef du dogme, et Olinde Rodrigues chef du culte. Le prêtre en définitive, et surtout le prêtre social, est le lien de l’homme et de Dieu, de l’avenir et du passé. C’est à lui qu’appartient de prévoir l’avenir de l’humanité et de la guider dans ses voies. En un mot, c’est au prêtre à gouverner.

Ainsi la ploutocratie de Saint-Simon était devenue entre les mains d’Enfantin une théocratie. Son rêve était la papauté du moyen âge appliquée à notre société industrielle. Il avait toujours devant les yeux la société catholique, et sur ce modèle dont il était obsédé il faisait du pouvoir sacerdotal le maître absolu de la société. Une dernière théorie mettait le comble à cet absolutisme théocratique : la théorie de la « loi vivante. » Le prêtre gouvernait non par des lois écrites, par des lois mortes, mais par la loi vivante de sa volonté et de son amour. C’était la religion du grand-lama. Autant qu’aucun pape du moyen âge, autant qu’aucun religieux de l’ordre de Jésus, Enfantin humiliait et soumettait la volonté individuelle au principe de la hiérarchie et de l’obéissance. Il n’admettait ni résistance, ni doute, ni objection. Inventeur du dogme, il voulait être en même temps le chef suprême de l’église, et, cumulant les deux pouvoirs, par l’église dominer l’état. Telles furent les doctrines philosophiques et religieuses du saint-simonisme. Voyons maintenant comment l’église saint-simonienne essaya de se constituer sur ces bases, et sur quel écueil elle a échoué.


III. — LA FAMILLE.

Le problème le plus difficile que le saint-simonisme eût à résoudre était le problème de la famille. L’ardeur réformatrice de l’école devait-elle s’arrêter devant ce problème, et ménager sur ce point les susceptibilités de la société actuelle, que l’on froissait déjà si vivement par tant d’autres côtés ? Le saint-simonisme, s’il eût été sage, n’eût pas touché à une question aussi délicate : il l’eût laissé discuter par l’avenir. Mais d’une part la logique l’entraînait : il est difficile de toucher à la propriété sans menacer plus ou moins l’institution actuelle de la famille. En outre, le dogme religieux de la réhabilitation de la chair demandait aussi à avoir ses conséquences concrètes, car se borner à réhabiliter l’industrie ne signifiait pas grand’chose. Enfin l’imagination enflammée du chef prépondérant de la nouvelle secte, bien loin de se détourner de ces problèmes, s’y portait au contraire avec une prédilection malheureuse, comme il est arrivé presque toujours aux pseudo-mystiques. L’équivoque perpétuelle du mot d’amour, qui servait de ralliement à la religion nouvelle, prétendant surpasser en cela même le christianisme, ne se prêtait que trop à cacher des tendances manifestement sensuelles sous les effusions affectées d’une langue semi-religieuse. Enfin, ne l’oublions pas, le saint-simonisme fut surtout une école de jeunes gens, et les instincts violens de la jeunesse, bien loin d’être contenus, ne pouvaient au contraire qu’être exaltés et surexcités par la fièvre d’enthousiasme dont ils étaient alors embrasés. Quoi qu’il en soit, le saint-simonisme n’évita pas cet écueil, et il y échoua. L’inventeur du phalanstère, Fourier, commit la même erreur, et son école eut la même fortune : on peut affirmer qu’il en sera de même de toute secte qui suivrait la même voie. Tant qu’une école se contente de toucher à la propriété, elle peut trouver quelque appui dans les instincts des classes malheureuses, et quelquefois même dans les instincts généreux des mieux partagés ; mais toute secte qui voudra toucher en Europe à l’institution de la famille est d’avance condamnée à mort.

Cependant, pour juger avec équité le saint-simonisme dans une question où il a soulevé tant de répulsions, il ne faut pas oublier qu’il y a eu dans cette école deux opinions sur la question des sexes. La première est la seule qui puisse être imputée à l’école tout entière, la seule qui ait été considérée comme article de foi. La seconde est celle d’Enfantin seul : elle n’appartient qu’à lui. Jamais elle n’a été reconnue par l’église. Non-seulement elle a déterminé un schisme profond et a été l’occasion du départ de quelques-uns des plus éminens de la secte, mais ceux-là mêmes qui sont restés fidèles, n’ont jamais adhéré textuellement au nouveau dogme ; jamais Enfantin lui-même n’a présenté ses idées sur ce point comme un dogme, mais seulement comme une opinion personnelle, et cela avec des réserves qui paraissent ressembler quelquefois à une sorte de demi-rétractation. La première théorie, celle qui appartient à l’école saint-simonienne tout entière, est exposée, soit dans la Lettre au président de la chambre des députés (1er octobre 1830), soit dans la note sur le Mariage et le Divorce, rédigée par Olinde Rodrigues, et lue au Collège le 17 octobre 1831[6]. Quant aux doctrines particulières d’Enfantin, elles sont exposées pour la première fois dans une lettre à sa mère (août 1831), puis dans une lettre à Thérèse, sa cousine[7], où il répond aux objections que lui adressait cette personne sensée, restée fidèle aux principes et aux opinions du vieux monde. Quant à l’exposition dogmatique des idées d’Enfantin sur la famille, on la trouve encore dans la brochure intitulée : Réunion générale de la Famille (avril 1832)[8], et dans les Enseignemens d’Enfantin. Il faut ajouter, comme document intéressant cette question, l’article de Ch. Duveyrier sur la Femme, dans le Globe du 12 janvier[9]. Il n’est pas facile de se retrouver au milieu de tous ces documens ; cependant ils sont nécessaires à consulter, si l’on veut juger avec équité ce procès scabreux.

La doctrine qui paraît avoir été commune à toute l’école et qui s’autorise des noms de Bazard et d’Olinde Rodrigues aussi bien que d’Enfantin, doctrine qui est le seul article de foi que les saint-simoniens aient expressément accepté, c’est la théorie de « l’individu social. » Suivant cette théorie, l’élément primordial de la société, ce n’est pas, comme aujourd’hui, l’homme seul ou la femme seule ; c’est à la fois l’homme et la femme. L’individu est double : c’est un « couple. » La femme doit être associée à l’homme « dans l’exercice de la triple fonction du temple, de l’état et de la famille. » Ce principe fondamental était exprimé par Olinde Rodrigues en ces termes ; a Toute œuvre sociale dans l’avenir est l’œuvre d’un couple, homme et femme, complémens l’un de l’autre, recherché, accepté librement, dont l’union préparée par l’éducation a reçu la sanction de l’autorité religieuse, homme et femme. » Ainsi cette unité d’action entre les deux conjoints, qui se rencontre aujourd’hui jusqu’à un certain point dans le commerce, dont on peut voir aussi quelque exemple dans le sacerdoce protestant, deviendrait la règle universelle de la société. Jusqu’ici une telle doctrine n’a rien de particulièrement choquant, quoiqu’on se représente difficilement la même fonction, à tous les degrés de l’échelle, remplie à la fois par deux personnes.

À cette doctrine de l’individu social, les saint-simoniens en ajoutaient une autre qui en était la conséquence, celle de « l’égalité » de la femme et de l’homme. Ils protestaient contre l’état actuel de la société où les femmes, affranchies « de la servitude, » ne le sont pas « de la subalternité ; » le saint-simonisme venait proclamer leur complète « émancipation » au triple point de vue « religieux, civil et politique. » Ainsi les fonctions religieuses seraient à la fois remplies au même titre par les deux sexes. Le « prêtre social » serait un couple, homme et femme, à la fois prêtre et prêtresse. Il en serait de même des fonctions publiques, et aussi des droits civils, très simplifiés du reste par l’abolition de la propriété de fonds. Cette seconde théorie, quoique vague, n’avait encore rien de contraire, rigoureusement parlant, à la morale ; elle n’était que l’exagération d’une opinion souvent émise, à savoir que la femme est traitée par la société actuelle en mineure et qu’elle a droit à la pleine indépendance. Cette indépendance, elle l’a quand elle est fille ou veuve, pourquoi ne l’aurait-elle pas étant mariée ? Les saint-simoniens, placés exclusivement au point de vue de l’amour et de l’affection, ne se demandaient pas comment pourrait s’établir dans un couple l’unité d’autorité.

Mais ce ne sont là après tout que des questions secondaires : ce qui nous importe, ce que nous désirons avant tout de savoir, c’est comment les saint-simoniens entendaient les relations des deux sexes. Déjà, en 1830, on leur imputait en quelque sorte d’avance[10] les plus mauvaises doctrines, la promiscuité, la communauté des femmes. Les saint-simoniens, dans leurs textes officiels, avant la phase d’Enfantin, protestent et avaient le droit de protester contre cette imputation. Ils ne sont pas venus, disent-ils, « abolir la sainte loi du mariage proclamée par le christianisme. » Ils demandent, comme les chrétiens, « qu’un seul homme soit uni à une. seule femme. » Ils veulent seulement que l’épouse devienne « l’égale de l’époux. » Ainsi parlent-ils dans la pétition à la chambre des députés. On peut croire que dans un document public ils ont politiquement atténué et peut-être même, pour ne pas choquer, altéré les plus dangereuses de leurs idées ; mais dans un autre document tout intérieur, dans la note d’Olinde Rodrigues sur le Mariage et le divorce, nous voyons les mêmes doctrines exposées très énergiquement. Il affirme la vérité du mariage, et du mariage religieux. La seule nouveauté que propose en ce moment le chef du culte, et l’on sait que ce n’était pas alors une grande nouveauté, c’est « le divorce, » et le divorce prononcé, comme le mariage lui-même, par l’autorité religieuse, lorsque celle-ci, « après maintes preuves, » aura cessé de considérer comme possible la continuation de l’union. Même en admettant la possibilité du divorce, Olinde Rodrigues indiquait qu’il ne le considérait que comme un mal. Il disait que l’éducation devait amener les époux à désirer au moment du mariage « que leur union ne fût pas dissoute. » Il serait contraire à l’esprit moral du mariage de le contracter dans la pensée et dans l’espérance du divorce. En conséquence, disait-il, un homme ne peut être « à la fois » époux que d’une seule femme, et il ne peut l’être de plusieurs que « successivement. » En un mot, la doctrine officielle du saint-simonisme, en tant qu’on la distingue de celle d’Enfantin, n’était autre chose que la monogamie tempérée par le divorce. Or, sans défendre en aucune façon le divorce, auquel nous sommes au contraire très opposé, nous devons reconnaître que cette institution existe dans la plupart des états de l’Europe, sans qu’ils aient été pour cela réduits à l’état sauvage ; on sait aussi que c’est une question de pratique, de plus ou de moins. Si les saint-simoniens se fussent bornés là, ils eussent coupé court à de graves accusations.

Il est assez étrange que ce soit dans une lettre à sa mère qu’Enfantin ait jugé convenable d’exposer d’une manière suivie et dogmatique ses premières vues sur la liberté des sexes. Il y a là un manque de convenance qui fait peu d’honneur au pontife de la nouvelle loi ; la délicatesse était ce qui manquait le plus à cette nature puissante, mais vulgaire. Malgré le ton hiératique qu’il affecte sans cesse, ce qui perce dans toutes ses prédications c’est la sensualité : c’est le ton de Tartufe causant avec Elmire[11] : c’est le ciel toujours mêlé aux émotions les plus terrestres. C’est surtout le mélange de ces deux choses qui rend intolérables en cette matière les plates théories d’Enfantin.

Il y a ici deux questions distinctes, aussi scabreuses l’une que l’autre : l’une qui regarde les rapports des deux sexes ; l’autre les rapports du couple sacerdotal avec les fidèles. Sur le premier point, Enfantin enseigne qu’il y a deux sortes de mariages : l’un perpétuel, l’autre mobile et changeant. Il part de ce fait qu’il y a deux sortes d’âmes, deux sortes de caractères : les uns ont des affections profondes, durables, continues ; les autres au contraire ont les affections vives, mobiles, passagères. Les uns sont constans et sujets à la jalousie, les autres à l’inconstance et au caprice. Il exprimera plus tard la même idée en disant qu’il y a deux types parmi les hommes : les Othello et les don Juan. Or le mariage actuel n’est conçu qu’au point de vue des hommes à humeur constante et fidèle ; les don Juan sont sacrifiés aux Othello. Dans la société nouvelle qu’exige le principe de la réhabilitation de la chair, toutes les formes des caractères doivent avoir leur satisfaction : « Les personnes vives, coquettes, séduisantes, attrayantes, changeantes, doivent être dirigées, considérées, utilisées de manière que leur caractère soit pour elles et pour l’humanité une source de joie et non de douleur. » C’est pourquoi il y aura deux formes « de la religion d’amour. » Le même homme avec la même femme toute la vie, voici une des formes de cette religion. « Le divorce, et une nouvelle union avec un nouvel époux, » voilà la seconde forme.

On se demandera en quoi cette nouvelle théorie diffère de celle qui est exposée dans la note d’Olinde Rodrigues : n’est-ce pas après tout le divorce de part et d’autre ? Or le divorce était alors réclamé par beaucoup d’esprits qui n’étaient pas saint-simoniens. Qu’y a-t-il donc là de si scandaleux ? Nous répondrons que, si la doctrine d’Enfantin n’avait pas d’autre sens que celui-là, il ne l’eût pas proposée lui-même comme une nouveauté, comme la doctrine de l’avenir. C’est qu’il y a en effet une très grande différence entre la théorie d’Enfantin et la théorie du divorce, telle qu’elle est comprise là où elle est actuellement pratiquée. Le divorce, partout où il existe, n’a jamais été regardé que comme un moindre mal, ayant pour but et pour effet d’éviter un mal plus grand. Le divorce doit être opposé, non au mariage, mais à la séparation de corps. Il est le remède, non du mariage malheureux, mais de la séparation qui, déclarée absolue et sans contrepoids, est supposée immorale. Sans doute, le mariage devrait être indissoluble ; mais il ne l’est plus du moment qu’il y a séparation. La séparation une fois acceptée, et elle l’est dans toute législation, il reste à savoir si, combinée avec le célibat, elle n’est pas un principe d’immoralité. Tel est le seul argument solide en faveur du divorce. Dans la théorie d’Enfantin, au contraire, le divorce est établi tout d’abord comme un droit, et non comme une exception malheureuse. Le droit à l’inconstance est reconnu au même titre que le droit à la constance et à la fidélité. Ce n’est pas, comme le veut la société actuelle, comme le voulaient encore Bazard et Olinde Rodrigues, la monogamie qui est la règle, le divorce n’étant que l’exception : non, il y a deux sortes de mariages, l’un permanent, l’autre mobile et changeant. Sans doute la polygamie ne sera que successive, et non, comme chez les mormons, simultanée ; mais la polygamie successive est reconnue d’avance comme une forme d’union aussi régulière, aussi légitime que la monogamie.

Telle est sur le premier point, à savoir l’organisation du mariage, l’opinion d’Enfantin, telle qu’il l’a exposée dans sa lettre à sa mère, et plus tard dans la réunion générale de la famille, et enfin dans le cinquième enseignement, à peu près toujours dans les mêmes termes. Ch. Duveyrier, le plus naïf et le plus ardent des disciples d’Enfantin, résumait très bien cette doctrine en disant qu’il y a des hommes « qui n’ont pas le sentiment du mariage, comme il y en a qui n’ont pas le sentiment de la propriété ; » que la société est divisée en deux mondes : « l’un vivant sous la loi du mariage, l’autre en dehors de cette loi. » Il s’agissait de régulariser cette distinction en donnant un droit égal à ces deux mondes, en les faisant vivre l’un et l’autre et au même titre sous l’empire de la liberté. Pour guérir le mal que l’on appelle aujourd’hui libertinage, Enfantin, dans ses lettres à Thérèse, » soutenait que l’on ne peut le combattre et le détruire « sans légitimer quelques-unes des causes qui y mènent. » Prenant pour exemple et prétexte ce que nous appelons aujourd’hui les femmes légères, il demandait s’il n’est pas possible ? d’utiliser les dons que Dieu leur a faits, de beauté, de force, de légèreté, de mobilité. » On s’indigne « de la permission de changer de mari comme d’une source de licence, comme si aujourd’hui la femme demandait à personne la permission de changer d’amant, » ce qui, ajoutait-il, « serait une faute grave dans l’avenir. » Ainsi l’idéal d’Enfantin, c’est de régulariser l’amour libre sous la surveillance du prêtre.

Nous touchons ici à la seconde partie de la théorie, qui se présente d’abord comme une sorte de tempérament à la première, mais qui en réalité vient y ajouter de nouveaux excès et de beaucoup plus graves encore. C’est ici que la doctrine d’Enfantin prend un caractère particulièrement repoussant, en prêchant ouvertement ce que l’on peut appeler la prostitution religieuse. Il emprunte aux plus basses religions de la nature et aux sectes les plus décriées une sorte de droit du seigneur au profit du prêtre et de la prêtresse, couvrant ces grossiers excès du ton de la plus stupide dévotion ; c’est la tartuferie sensuelle érigée en dogme. On a souvent reproché au célibat ecclésiastique de trop faciliter ces sortes d’excès, et c’est pourquoi le protestantisme a voulu un clergé marié ; mais le mariage sacerdotal ne serait ici qu’un encouragement sacré à un double libertinage, un droit supérieur d’introduire le prêtre et la prêtresse dans les ménages des fidèles.

Voyons d’abord ce couple sacerdotal remplir sa mission de tutelle et d’autorité en surveillant et en régularisant le divorce. « Le couple sacerdotal, nous dit-on, lie ou délie l’homme et la femme ; c’est lui qui consacrera leur union ou leur divorce. » Jusqu’ici, rien à dire ; mais l’autorité du prêtre (homme et femme) n’est pas seulement morale, elle est encore « sensuelle, charnelle, » car il faut toujours faire une part égale à la chair comme à l’esprit. Le prêtre (entendons-le toujours des deux sexes) agira non-seulement par l’intelligence, mais encore « par la beauté. » Il ne suffit pas d’une direction spirituelle, il faut « une influence charnelle, » une éducation « par l’esprit et par les sens. » Tout cela est encore un peu vague, nuageux et voilé à dessein ; mais quel peut être le sens des paroles suivantes : « La foi spirituelle que le couple sacerdotal excitera ne l’entraînera pas au charlatanisme ; l’attrait charnel ne dégénérera pas en libertinage. Tantôt il calmera l’ardeur inconsidérée de l’intelligence ou modérera les appétits déréglés des sens ; tantôt au contraire, il réveillera l’intelligence apathique, ou réchauffera les sens engourdis, car il connaît tout le charme de la décence et de la pudeur, mais aussi toute la grâce de l’abandon et de la volupté… Il (toujours le couple sacerdotal) impose la puissance de son amour aux êtres qu’un esprit aventureux ou des sens brûlans égarent, et il reçoit d’eux l’hommage d’une pudique tendresse ou le culte d’un ardent amour. Je parle du couple ; ce que je dis pour le prêtre, je le dis aussi pour la prêtresse. Et maintenant, si l’on me demande quelle est la limite que je pose à l’influence que le prêtre et la prêtresse exerceront sur les fidèles, moi homme, moi seul, je n’en pose aucune ; la femme parlera[12]. »

En résumé, « les couples aux affections profondes restent unis, en général, pour la vie ; les couples aux affections vives changent, mais sous la direction du prêtre. Le couple sacerdotal garantit les premiers dans leur possession immuable, et il bénit la mobilité des autres par l’exemple qu’il donne d’une affection conjugale durable, mais non exclusive, et qui se renforce au contraire de toute l’affection que chacun des deux inspire. Voilà les trois formes de l’amour conjugal, patient, ardent et calme. »

Cette doctrine, avons-nous dit, a fait scandale et schisme dans la secte ; mais, même après le schisme, ceux qui restèrent autour d’Enfantin n’acceptèrent jamais d’une manière absolue son opinion sur cette question. Quelques-uns même lui opposèrent une résistance obstinée, et le pressèrent d’objections auxquelles, il faut le dire, notre apôtre, plus fait pour la prédication que pour la discussion, répond d’une manière pitoyable. On nous a conservé par exemple les objections de Guéroult[13], que nous avons connu depuis si habile journaliste, et qui témoignait déjà de cet esprit net, vif, lumineux, qu’il porta plus tard dans la polémique politique. Enfantin enseignait que, de même que le prêtre social doit concentrer en lui le savant et l’industriel, de même il doit concentrer les deux natures, constante et inconstante, qui donnent naissance aux deux formes du mariage, car il résume en lui l’esprit de conservation et l’esprit d’innovation ; or l’esprit de conservation est représenté, dans les familles, par la constance, et l’esprit d’innovation par la mobilité. Dans le prêtre, c’est-à-dire dans le couple sacerdotal, les deux amours doivent être réunis, et c’est là la forme suprême de l’amour et du mariage. Guéroult, sans se laisser subjuguer par la mysticité enveloppée du langage, et allant droit au fait, demandait « comment le prêtre peut être à la fois constant et inconstant ? » car, disait-il, il n’y a pas de milieu entre « le oui et le non. » Il ajoutait que, si le prêtre réunissait les deux genres d’affection, « il aurait simultanément des affections profondes et des affections successives[14]. » Il ne craignait pas de mettre le doigt sur les conséquences les plus grossières du système : « D’après les idées que vous avez émises, disait-il à Enfantin, il y aura des enfans orphelins, qui ne connaîtront jamais leur père ;… une famille réelle et des familles bâtardes. » Pressé par cette dialectique, le père n’a d’autre issue que l’échappatoire à laquelle il avait toujours recours devant de telles objections, et que nous devons signaler en terminant pour avoir l’idée complète de la théorie. Cette échappatoire est l’excuse qu’invoquent encore aujourd’hui les derniers survivans de l’école saint-simonienne, lorsqu’on leur rappelle ces aberrations de leur jeunesse. Quelle est la valeur de cette excuse ? On en jugera.

Nous avons vu que dans les idées saint-simoniennes l’individu social est un couple : toute fonction doit être remplie à la fois par l’homme et la femme. Le prêtre doit être homme et femme. Il suit de ces principes que la révélation du dogme ne sera pas complète tant que la femme ne sera pas jointe à l’homme, tant qu’à côté du « père » il n’y aura pas la « mère. » Sans doute, pour ce qui concerne la propriété et la religion, la parole de l’homme a suffi (on ne voit pas pourquoi) ; aussi là est le dogme incontesté ; mais la constitution de la famille touche essentiellement au rôle de la femme. Comment donc en pourrait-on décider sans elle ? Par conséquent, jusqu’à l’avènement de la femme, jusqu’à ce que la femme ait « parlé, » il ne peut y avoir de la part de l’homme que des propositions et non pas des résolutions. Bien plus, lorsqu’on reprochait à Enfantin la grossièreté de ses vues (c’était l’objection de sa cousine Thérèse), il répondait qu’il était en effet « grossier, » parce qu’il était « homme » et qu’il parlait « seul, » que cela même prouvait la nécessité d’appeler la femme. Il ajoutait que ce qu’il proposait n’était « qu’une limite » et une limite extrême ; que la femme seule aurait autorité pour décider le point juste où l’on s’arrêterait entre cette limite et le mariage chrétien ; que l’homme ne pouvait d’avance restreindre la liberté de la femme, mais que la femme déciderait si elle voulait jouir de cette liberté. A elle seule appartenait de proclamer « le code de la pudeur. » Il fallait donc « faire appel à la femme » et la laisser libre de formuler les nouvelles conditions du mariage saint-simonien. C’est ainsi qu’Enfantin, tantôt proposait, tantôt retirait ses doctrines, suivant l’occasion. On voit aisément combien était faible l’excuse invoquée ici, car, si rien ne pouvait être décidé en l’absence de la femme, le plus sage était d’attendre et de ne rien dire sur des sujets si scabreux, ou du moins de se borner, comme l’avaient fait les premiers saint-simoniens, a demander le divorce dans des conditions plus ou moins faciles ; mais alors, au lieu du mirage d’une société nouvelle qu’on voulait faire briller aux yeux, on était réduit à une banalité.

Quoi qu’il en soit, la femme fut appelée, mais elle ne vint pas. On voit encore en 1833, après la grande crise de Ménilmontant et du procès, une « mission » partir à la recherche de la « mère, » que les saint-simoniens attendaient, comme on prétend que les Juifs attendent le Messie. « O mère, disaient-ils, tarderas-tu longtemps encore ?[15]. » A Genève, où ils avaient cru la trouver dans la patrie de Rousseau, on leur jetait des pierres ; on faisait croire au peuple que cette « mère » dont il était tant question était la duchesse de Berry ; d’autres disaient que c’était la république. Telles furent les dernières convulsions d’une secte tombée dans le ridicule et dont les dernières phases avaient été extravagantes. Sans doute, il est toujours fâcheux de voir la pensée humaine traduite devant le pouvoir civil : on voudrait pouvoir dire que l’opinion, quelle qu’elle soit, doit être toujours libre ; mais qui fixera la limite entre l’opinion et les actes ? Il est vraisemblable d’ailleurs que même sans l’intervention judiciaire, le saint-simonisme eût fini de lui-même, épuisé et tué par ses propres excès : peut-être eut-on tort de lui donner l’honneur d’une fin plus brillante et l’auréole d’une persécution. Quoi qu’il en soit, après la condamnation d’Enfantin et de ses amis, on peut dire qu’il y eut encore des saint-simoniens, mais il n’y eut plus de saint-simonisme. Tous se séparèrent et rentrèrent dans la société, où ils se firent, du moins un grand nombre d’entre eux, remarquer par leurs talens distingués dans les genres les plus différens. Les uns ont attaché leur nom aux plus grandes entreprises commerciales et industrielles de notre temps, d’autres à l’établissement de la liberté du commerce, si opposée à leurs anciennes vues théoriques, d’autres à l’éducation populaire et à la propagation des connaissances utiles ; ils peuvent revendiquer aussi une part dans un des plus vastes travaux du siècle, le percement de l’isthme de Suez, dont ils ont préparé le succès par des études préliminaires. Ils ont popularisé, trop peut-être, l’idée des grands travaux publics et des emprunts populaires. En un mot, peu d’écoles ont réuni un plus grand nombre d’esprits brillans, audacieux, inventifs. Il faut leur savoir gré des pensées généreuses qui les animaient, de leur foi ardente : glacés, désenchantés aujourd’hui par les événemens, nous ne devons pas leur reprocher, peut-être pouvons-nous envier leurs chaudes et brillantes espérances, et ce vif amour de l’humanité qui les obsédait. Il est à regretter que de leur système il soit resté si peu d’idées pratiques, quoiqu’ils fussent personnellement doués à un haut degré des facultés pratiques. Il faut regretter qu’ils aient poussé l’opinion démocratique dans un sens où elle n’avait que trop de penchant, à savoir l’absorption de l’individu par l’état. Ils ont eu par là leur part de responsabilité dans l’établissement de l’empire, avec lequel ils ont en général trop complaisamment sympathisé ; mais surtout on reprochera à cette école, et en particulier à son dernier chef, qu’elle appelait le père, de s’être laissé glisser sur la pente dangereuse d’une des doctrines les plus énervantes et les plus honteuses, le mysticisme sensuel et voluptueux.


PAUL JANET.

  1. Voiyez la Revue du 15 avril.
  2. Voyez aussi l’ouvrage du savant professeur de Louvain, M. Thonissen et le livre de M. Booth, Saint-Simon and the saint-simonism. New-York 1875.
  3. Cette distinction n’est pas claire : elle signifie que nous avons le droit de consommer ce qui est nécessaire à notre subsistance et même à notre agrément ; mais pour ce qui est au-delà, à savoir l’épargne, ce n’est qu’un moyen de reproduire les fruits, elle n’est donc pas à nous, et nous n’en sommes que les détenteurs et les distributeurs. C’est pourquoi les propriétaires a exercent une fonction sociale. » Tout le saint-simonisme consiste à entendre au propre, ce que l’église a dit si souvent au figuré, à savoir que les riches sont les intendant des pauvres.
  4. Pour bien comprendre l’importance de cet article, il ne faut pas oublier qu’il est de 1826, par conséquent très antérieur à la tentative religieuse du saint-simonisme.
  5. Cette formule a été plus tard modifiée et corrigée ainsi : « Dieu est tout ce qui est ; tout est en lui ; tout est par lui. Nul de nous n’est hors de lui, mais aucun de nous n’est lui. Chacun de nous vit de sa vie, et tous nous communions en lui, car il est tout ce qui est. »
  6. Voyez ces deux pièces, t. IV des Œuvres, p. 119 et 126.
  7. Œuvres, t. XXVII, p. 101, 211, et t. XXVIII, p. 1.
  8. Dans les Notices historiques de la nouvelle édition (t. IV, p. 15), on ne donne que la discussion qui a eu lieu à la suite de cette exposition, et non l’exposition elle-même ; mais elle se retrouve amplement et en termes presque identiques dans les Enseignemens, t. XIV, XVI et XVII.
  9. Cet article, qui fut, avec la brochure précédente, l’objet de la poursuite en 1832, est reproduit dans le volume du Procès, p. 82,
  10. La question n’a commencé à être débattue dans l’école qu’à la fin de 1831.
  11. Par exemple, quel est le sens de ces étranges paroles adressées à une femme : « Chère enfant, c’est la parole de vie que je t’ai donnée hier ; tu vivais avec le passé ; par moi, tu vivras pour l’avenir. Tu n’étais pas encore ma fille, tu le seras aujourd’hui. — Tu écouteras ton père te dire le mystère de la vie ; oublie ce que tu crois savoir de la vie ; les chrétiens ne t’ont rien appris que tu ne doives modifier… Tu ne vis pas comme tu vivras dans l’avenir ; tu n’aimes pas comme aimera la fille, l’épouse, la mère de l’avenir ; tu as en toi l’amour chrétien ; mais tu ne vis pas encore de la vie saint-simonienne… Apprenons ensemble à vivre, à aimer ; aucune femme, aucun homme n’a encore senti la vie, l’amour, Dieu, comme nous. » (T. XXVII, p. 2.) Que dirait-on, dans toutes les églises du monde, d’un prêtre qui parlerait aux femmes un tel langage ?
  12. Citons encore ce passage de la lettre à Mme Enfantin : « On a reproché aux prêtres chrétiens l’envahissement du lit conjugal : on a eu tort et raison ; raison, parce que leur dogme et leur pratique les rendaient incompétens ; tort, parce que malgré leur célibat, leur conseil était encore plus favorable à la femme, au faible, que ne l’aurait été le conseil d’un guerrier… Et maintenant, mère, tu me demanderas jusqu’à quelle limite l’expression charnelle de cet amour du prêtre et de la prêtresse ira dans certains cas ? .. Je conçois certaines circonstances où je jugerais que ma femme seule serait capable de donner du bonheur, de la santé et de la vie à un de mes fils en Saint-Simon, de le réchauffer dans ses bras caressans… »
  13. Voyez Œuvres, t. XVI, p. 17 et suiv.
  14. Il y avait ici en effet une contradiction grossière. Le saint-simonisme prétendait n’autoriser que la polygamie successive ; mais en autorisant le prêtre aux deux sortes de mariages à la fois, il admettait en réalité la simultanéité.
  15. Voyez la brochure intitulée : 1833, ou l’Année de la mère, Toulon 1834.