Le Socialisme contemporain en Allemagne/04

Le Socialisme contemporain en Allemagne
Revue des Deux Mondes, 3e périodetome 31 (p. 662-687).
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LE
SOCIALISME CONTEMPORAIN
EN ALLEMAGNE

IV.[1]
LES SOCIALISTES CONSERVATEURS ET LES SOCIALISTES ÉVANGÉLIQUES


I

Les mots de socialiste et de conservateur jurent de se trouver réunis ; l’un ne veut-il pas détruire tout ce que l’autre tient à conserver ? Cependant il est un parti qui prend cette dénomination, et il n’est pas téméraire de dire que, dans une certaine mesure, M. de Bismarck en est le plus illustre représentant. L’esprit allemand cherche, avant tout, à échapper au reproche d’Einseitigkeit, c’est-à-dire à l’habitude de ne voir les choses que d’un côté. Les objets ont en général une face éclairée et une face plongée dans l’ombre. Celui qui n’aperçoit que le côté illuminé par le soleil verra tout en rose, celui qui s’arrêtera au côté de l’ombre verra tout en noir. Si quelqu’un s’avise de faire le tour de l’objet, il soutiendra qu’il est à la fois noir et blanc, clair et obscur, et dans ces contradictions apparentes il y aura une sorte de logique et un reflet de la réalité. C’est ainsi qu’est né le socialisme conservateur. Lisez certaines de ses pages, vous croiriez qu’elles sont écrites par un ennemi irréconciliable de l’ordre social ; continuez la lecture, vous rencontrez un homme pour qui toute réforme est une faute, et tout progrès un pas vers la barbarie. Voyez M. de Bismarck : nul ne montre avec plus de précision et de force les transformations, de toute nature qui donnent à notre époque une physionomie nouvelle. Comme il a été pour beaucoup dans ces changemens, on peut dire qu’il est un des grands révolutionnaires de notre temps. Et cependant, par certains côtés, il est resté le type du seigneur féodal, gouvernant ses vassaux d’une main de fer, pour leur bien sans doute, mais entendu à sa façon et réalisé par lui, non par eux.

La société moderne, dans la période de transition où nous sommes engagés, présente aussi des contrastes bien frappans. D’une part, la science appliquée à la production nous éblouit de ses merveilles. Chaque exposition internationale lasse de plus en plus notre admiration. Les gens riches le sont infiniment plus que jadis. La classe aisée est beaucoup plus nombreuse, et l’ouvrier lui-même est certainement mieux logé, mieux vêtu et de toute façon mieux pourvu qu’autrefois. Cependant, d’autre part, on ne peut le nier, que de misères dans les centres industriels ! Quelle gêne, quelles souffrances, quand une crise prolongée restreint la demande de travail et abaisse la main-d’œuvre ! C’est la peinture de ces maux, attribués à la concurrence, qui forme la base d’opération de toutes les sortes de socialisme. La plus grande partie du livre fameux de Karl Marx, das Capital, n’est que le résumé des faits désolans ou même révoltans que constatent les documens parlementaires anglais. Les socialistes conservateurs acceptent comme exacte cette sombre peinture de notre état social actuel et ils en attribuent la cause à l’industrialisme et à la bancocratie. Sur ce point, ils sont d’accord avec les socialistes révolutionnaires et ils parlent comme eux.

Pour porter remède à ces désordres, trois systèmes se présentent. L’économiste nous dit : Laissez agir les lois naturelles. La liberté guérit les blessures qu’elle fait. Ouvrez libre carrière à l’initiative individuelle, et tout sera pour le mieux dans le meilleur des mondes possibles. Le socialiste démocrate prétend que le bonheur et la justice s’établiront aussitôt qu’on aura fait entrer les instrumens de travail dans le domaine collectif. Enfin le socialiste conservateur ne voit de salut que dans le retour aux institutions qui garantissaient aux hommes, sous l’ancien régime, l’ordre et le repos. Le libre échange, la libre concurrence, la libre usure, voilà, d’après lui, les pestes qui mettent à mal toute société où elles s’établissent.

Un des chefs du parti libéral au parlement allemand, M. Ludwig Bamberger, montre bien ce qu’a de singulier la situation de son pays. L’Allemagne, dit-il, est devenue la terre classique de la guerre des classes. Sans doute ailleurs, en France, en Angleterre, en Italie, le socialisme existe ; mais du moins tous ceux dont il menace les intérêts se réunissent pour le combattre. Ce n’est qu’en Allemagne qu’on voit des groupes nombreux de personnes riches, nobles, instruites et pieuses, déclarer la guerre à la bourgeoisie. Les gentilshommes campagnards attaquent le capital, oubliant qu’il leur est indispensable pour améliorer leurs terres ; les professeurs déclarent que le chemin qui conduit à l’opulence passe tout à côté de la maison de force, et enfin des évêques conspirent avec des démagogues. Là seulement on voit ce spectacle étrange de gens qui, avec une frivolité aristocratique, se font un jeu de miner les bases de l’ordre social, dans l’intérêt prétendu de la morale et de la religion. Ce phénomène que signale ainsi M. Bamberger me paraît avoir deux causes : d’abord l’horreur de l’Einseitigkeit, ainsi que je l’ai dit, et chez quelques-uns l’esprit scientifique, en second lieu l’intérêt électoral. Quand deux partis sont en présence et qu’il s’en trouve un troisième qui dispose de beaucoup d’électeurs, c’est à qui lui fera le plus de concessions pour s’assurer son concours. Les socialistes ont eu sept cent mille voix ; faut-il s’étonner que les ultramontains et les féodaux tâchent d’avoir leur appui contre les libéraux, leurs adversaires actuels ? Quoi qu’en dise M. Ludwig Bamberger, de pareilles alliances se sont vues en tous pays.

On peut rattacher les origines du socialisme conservateur à Rodbertus-Jagetzow, parce qu’en effet c’est lui qui le premier a donné à la critique socialiste une base scientifique. M. de Bismarck faisait récemment à la tribune du parlement allemand l’éloge de ce. penseur solitaire, dont l’influence a été si grande, quoique, son nom ne soit pas arrivé jusqu’à la foule. On l’a nommé avec raison le Ricardo du socialisme. Son livre paru en 1842, Zur Erkenntniss unserer staatswirthschaftlichen Zuslände (Exposé de notre situation économique), contient déjà en germe les idées dont on s’est servi plus tard et qu’il a développées lui-même dans son autre ouvrage, Zur Beleuchtung der socialen Frage. Dans des fragmens de ses notes et dans une partie de sa correspondance avec Lassalle, publiés récemment[2], il montre lui-même pourquoi il peut se nommer conservateur. « Notre manière de comprendre le droit et la philosophie de l’histoire, écrit-il en parlant de Lassalle, était semblable, en ce que nous ne considérions pas la succession des formes sociales et politiques comme épuisée par l’établissement du régime constitutionnel ou du système représentatif. Nous étions tous deux convaincus qu’en se plaçant au point de vue d’une philosophie du droit plus idéale et plus rigoureuse que celle qui est reçue aujourd’hui, on aperçoit les imperfections de la propriété telle qu’elle est maintenant appliquée au sol et aux capitaux, et on entrevoit une forme d’appropriation plus pure, plus équitable, en vertu de laquelle la part de chacun serait proportionnée au service rendu… En pratique, nous ne pûmes nous entendre, ajoute Rodbertus. Lassalle, on le sait, voulait changer en peu de temps la condition des ouvriers en les faisant entrer dans des associations de production fondées avec le concours de l’état. Moi je voulais conserver le principe du salaire, mais en admettant une réforme entreprise par l’état. Lassalle voulait faire du parti socialiste un parti politique. A cet effet il réclamait le suffrage universel. Je voulais le maintenir sur le terrain exclusivement économique et scientifique. » Lassalle était un agitateur ardent qui croyait arriver bientôt au but, tandis que Rodbertus comprenait si bien la lenteur des transformations sociales qu’il n’espérait pas avant un laps de cinq siècles la réalisation de son idéal de la propriété proportionnée au service. Rodbertus avait de commun avec le parti actuel des « agrariens » qu’il défendait énergiquement les intérêts agricoles ; il les prétendait sacrifiés aux financiers. Faisant valoir lui-même son domaine de Jagetzow, il connaissait à fond, comme von Thuenen, toutes les questions qui se rattachent à l’économie rurale, mais il n’aspirait point comme les « agrariens » à rétablir le régime du passé.

La nuance la plus rétrograde du socialisme conservateur a été représentée par le président von Gerlach, qui, sous le nom de Rundschauer (Spectateur), traitait la question sociale dans le journal des féodaux, la Kreuzzeitung (Gazette de la Croix). Il prétendait y montrer que les propriétaires fonciers et les ouvriers sont également sacrifiés aux erreurs du libéralisme économique et à l’art de l’usure (Wucherkunste), qui caractérisent notre temps. Il voulait maintenir avant tout ce régime agraire encore en vigueur dans la Prusse orientale, où les paysans vivent et travaillent sous le patronage et souvent sous la férule des seigneurs. Il demandait qu’on défendît la classe des artisans à la fois travailleurs et propriétaires de l’instrument de travail contre les envahissemens de la grande industrie, qui divise le monde de la production en deux classes distinctes et hostiles, les capitalistes et les salariés. Un des principaux argumens de Marx consiste à montrer que la concurrence du bon marché amène le triomphe fatal des grands établissemens s’élevant sur les ruines des petits industriels et qu’elle reconstitue ainsi là féodalité de la finance et de l’industrie appuyée sur le servage, non de droit, mais de fait, des prolétaires. Le président von Gerlach développe la même thèse, mais il en tire une autre conclusion que Marx. Le seul moyen de sauver l’artisan et de reconstituer une classe où le capital et le travail se trouvent réunis est de rétablir des corporations créées par la loi et armées du monopole, comme au moyen âge. C’est aussi le point capital sur lequel se séparent les deux champions du socialisme catholique en France. Tous deux veulent la corporation de métier. Mais M. Perin maintient la liberté des professions, tandis que M. de Mun soutient qu’alors il n’y a point de réforme réelle ni de changement appréciable au régime actuel. Il est certain qu’à côté de ses inconvéniens la corporation offrait de réels avantages. Mais il ne faut pas croire qu’on puisse à volonté ressusciter le passé. La cause qui fait mourir les institutions les empêche de renaître. Si la corporation fabrique plus cher, la concurrence étrangère la tuera. Le seul moyen de lq faire vivre artificiellement serait d’y appliquer le régime de la régie des tabacs. Or, s’il fallait soumettre toutes les industries à ce corset de force, je doute qu’aucune nation s’y résignât. Lassalle, répondant à Gerlach, fait bien voir ce que ces rêves de restauration du passé ont de chimérique : « Étant donnée, dit-il, la force organique de la grande industrie, il est aussi impossible d’en arrêter l’essor que d’empêcher les ruisseaux de se jeter dans la rivière et de la constituer. Mais de même qu’on peut s’emparer de la force du courant afin d’en tirer parti, ainsi on peut se servir du développement même de la grande industrie pour refaire une classe moyenne de travailleurs capitalistes, comme au sein de la corporation, mais fondée sur d’autres bases. Il est conforme à la philosophie de l’histoire d’utiliser les forces résultant de l’évolution naturelle de la civilisation pour atteindre le but plutôt que d’essayer de les enrayer, ce qui serait d’ailleurs inutile. »

La nuance Gerlach était désignée sous le nom de Zunftreaction, « réaction corporative. » Deux écrivains très connus qui défendaient les mêmes idées générales, le professeur Huber et le conseiller de justice Wagener, se séparèrent de Gerlach sur ce point. S’il y a une question sociale, dit le professeur Huber, c’est parce que le salaire est trop souvent insuffisant. Pourquoi l’est-il ? Parce que, prétend-il, la baisse de prix des objets fabriqués, résultant de la diminution des frais de production, s’obtient toujours par la réduction des salaires. En fait, ceci n’est point exact. Pourquoi, ajoute Huber, ne pas arriver au même résultat par une diminution des profits ? Ce n’est point en raison d’une loi morale, rationnelle ou économique que l’une des parties qui concourent à la production de la richesse est toujours sacrifiée à l’autre. Il faudrait que la rémunération du travail fût fixée non par l’arbitraire, mais par l’équité. Or l’équité commande qu’après que le capital a touché l’intérêt et le travail son salaire, le surplus du profit soit partagé entre les deux parties, en proportion du service rendu. Mais qui fixera cette part ? Ce ne peut être qu’une sorte de jury de prud’hommes où maîtres et ouvriers seront également représentés, et dont les décisions auront force légale. La répartition serait ainsi réglée, non plus comme maintenant par la lutte brutale des intérêts, c’est-à-dire au fond par la loi du plus fort, mais, comme dans les anciennes corporations, par un principe de justice. Bien entendu, il ne s’agit pas de rétablir les corps de métiers avec leurs monopoles et leurs entraves, mais de soumettre tout le monde économique à une bureaucratie industrielle et à un ensemble de tribunaux, nouveaux organes du droit.

Le professeur Huber est mort, mais le conseiller Wagener vit, et il est même devenu un personnage des plus influens ; car, dit-on, le chancelier de l’empire le consulte volontiers en matière économique[3]. Voici ce qu’écrivait, dans une réponse au président Gerlach, le conseiller Wagener, qu’il ne faut pas confondre avec un autre économiste très connu, Adolph Wagner, professeur à l’université de Berlin : « Rien n’arrêtera cette puissance de démolition que nous voyons agir sous nos yeux et qui emporte toutes les institutions anciennes. Les corps de métiers de l’ancien régime ne peuvent être rétablis, mais la question ouvrière consiste précisément à chercher quelle organisation industrielle il faut adopter pour garantir comme autrefois les droits de l’ouvrier, trop complètement méconnus aujourd’hui. C’est de cette question que dépendent l’avenir des états et la destinée de la civilisation. Il reste à voir si les différentes classes de nos sociétés possèdent assez de prévoyance, d’énergie et de sagesse pour contribuer à la constitution d’un ordre nouveau. Si elles font preuve de ces qualités, elles seront régies par des institutions libres et par des fonctionnaires élus ; sinon elles le seront par la main de fer du césarisme. » Comme le professeur Huber, M. Wagener proposait la création immédiate de conseils de métiers, où les ouvriers auraient leurs représentai, et qui seraient investis du droit de régler le salaire. On sait qu’en Angleterre, en cas de grève, maîtres et ouvriers soumettent souvent leur différend à la décision d’un arbitre. Il s’agirait de constituer des corps d’arbitres permanens et d’accorder force exécutoire à leurs décisions.

De 1866 à 1870, les préoccupations extérieures absorbèrent l’attention, et l’économie politique orthodoxe l’emporta dans les chambres et dans les conseils du gouvernement. Elle y était représentée par des hommes distingués, tels que le ministre Delbruck, les députés Lasker, Braun, Bamberger, Julius Faucher, etc. C’est à leur influence qu’on doit l’abolition des lois contre l’usure, une politique libre-échangiste manifestée par l’abaissement ou la suppression de certains droits de douane et la réforme monétaire sur la base de l’étalon d’or, nécessitant la vente forcée de l’argent. Le chancelier de l’empire a laissé faire parce que « ce n’était pas son département. » Mais ses idées ne sont point du tout celles de l’économie orthodoxe. Aussi les protectionnistes ont-ils toujours espéré en lui[4]. Au fond, M. de Bismarck est le type du socialiste-conservateur. Il est inutile de montrer en quoi il est conservateur ; voici comment il est socialiste. M. de Bismarck admet qu’il y a une question sociale et qu’il faut s’efforcer de la résoudre ; or tout est là. Pour l’économiste orthodoxe il n’y a point de question sociale : il ne dit pas que tout est parfait ici-bas : la statistique le lui défend ; mais il prétend que tout se règle au mieux possible par le libre jeu de l’initiative individuelle agissant sous l’impulsion de l’intérêt. Cela étant, l’état n’a rien à faire qu’à trancher les dernières entraves qui gênent encore la concurrence universelle, tant au dehors qu’au dedans du pays. Telle n’est pas du tout l’opinion de M. de Bismarck. Ce n’est pas en vain qu’il a pris aux entretiens de Lassalle tant de goût qu’il eût souhaité de l’avoir pour voisin de campagne et pour visiteur quotidien. Sur son uniforme blanc, le rouge a visiblement déteint. Il croit qu’il est juste et bon que la condition des classes laborieuses s’améliore, et il pense que l’état doit venir en aide à leur relèvement. Lassalle demandait à l’état 100 millions de thalers pour transformer l’ordre social actuel en fondant des sociétés coopératives de production. Quoique M. de Bismarck s’indigne de ce qu’on l’ait cru capable de traiter de bagatelle une somme de 7,000 thalers, il est loin de condamner l’idée de Lassalle. « Si quelqu’un, disait-il dans la séance du parlement allemand du 17 septembre dernier, voulait tenter une grande entreprise de cette nature, il se peut bien qu’on eût besoin de 100 millions de thalers. Une telle chose ne me semble pas d’ailleurs complètement folle et absurde. Nous faisons au ministère de l’agriculture des essais sur les différens systèmes de culture. Nous en faisons aussi dans notre fabrication. Ne serait-il pas bon de renouveler de semblables essais à l’égard du travail de l’homme, et pour tenter de résoudre par l’amélioration du sort de l’ouvrier la question appelée démocratique-socialiste, que je nommerai plutôt la question sociale ? Le reproche que l’on pourrait me faire si je me suis arrêté dans cette voie, c’est tout au plus de n’avoir pas persisté jusqu’à un résultat satisfaisant ; mais le temps m’a manqué pour m’occuper de cela. La politique étrangère m’a complètement absorbé. Dès que j’en aurai le temps et l’occasion, je suis très décidé à renouveler ces tentatives que l’on me reproche et dont je me fais honneur. » Dans ce discours, il se défend d’avoir employé comme instrument de ses desseins certains agens socialistes, mais il reconnaît qu’il y a là un grand problème, le plus grand peut-être de notre temps, et il n’est pas éloigné d’accepter les idées de Rodbertus et de Lassalle. Dans un autre discours, il dit plus nettement encore que le rôle du roi, c’est-à-dire de l’état, est de relever les classes laborieuses. En 1865, il introduisit auprès du roi une députation des ouvriers de Wustegiersdorf, en Silésie, qui désiraient exposer eux-mêmes leurs doléances. Ayant été attaqué à ce propos, il répondit au sein du parlement prussien : « Messieurs, les rois de Prusse n’ont jamais été de préférence les rois des riches. Frédéric le Grand disait : Quand je serai roi, je serai le vrai roi des gueux. Il voulait dès lors se faire le protecteur des pauvres. Nos rois sont restés fidèles à ce principe. Ils ont provoqué l’émancipation, des serfs, ils ont créé une classe de paysans florissante. Peut-être aussi, — du moins est-ce pour eux l’objet de sérieux efforts, — réussiront-ils à contribuer à l’amélioration du sort des ouvriers. » Ces mots résument le programme du parti des socialistes chrétiens monarchiques, qui vient d’apparaître sur la scène avec un grand déploiement de doctrine et d’éloquence.

Les tendances socialistes de M. de Bismarck se sont encore révélées dans la question de la reprise de tous les chemins de fer par l’état. Les argumens invoqués pour justifier cette mesure peuvent s’appliquer à bien d’autres industries. La bonne exploitation d’un grand réseau de voies ferrées est une entreprise industrielle des plus compliquées. Il y faut des connaissances techniques pour l’entretien de la voie ainsi que pour le choix et la construction du matériel, des aptitudes administratives pour organiser et faire marcher le personnel, du tact commercial pour régler les tarifs, en un mot la réunion de toutes les qualités qui font à la fois l’industriel et le commerçant. Si vous chargez l’état de ce service, l’un des plus difficiles qui présente le champ du travail, vous pourrez à plus forte raison lui confier l’exploitation des mines, comme à Sarrebruck et dans le Harz, la mise en valeur des terres, comme dans les fermes du domaine, en un mot, la fabrication des principaux produite, matières premières ou manufacturées. Il n’y a point de raison pour s’arrêter dans cette voie. On arrive logiquement à mettre toute l’industrie aux mains de l’état, ce qui est l’idéal du socialisme extrême.

Dans ces dernières années, la déroute s’est mise dans le camp des socialistes conservateurs. Les uns ont été grossir les rangs des « agrariens ; » les autres, effrayés des progrès du socialisme démagogique, sont redevenus conservateurs rétrogrades ; d’autres enfin se sont ralliés au groupe des socialistes évangéliques, que nous essaierons tantôt de faire connaître. Cependant le plus instruit d’entre eux, M. Rudolph Meyer, dont nous avons souvent déjà cité le curieux ouvrage, der Emmcipationskantpf des vierten Standes, résume dans ce livre le programme des hommes de sa nuance, qu’il avait en partie exposé au congrès des Kathedersocialisten, à Eisenach, en 1872. M. R. Meyer se déclare tout d’abord pour le maintien du suffrage universel. C’est le meilleur moyen, dit-il, d’initier le quatrième état, le peuple, aux réalités de la vie politique et de le préserver des chimères irréalisables. L’exemple du tiers-état en France avant 1789 est instructif sous ce rapport. Comme il ne pouvait prendre aucune part à la direction des affaires publiques et qu’il n’en avait aucune expérience, il se laissait aller à rêver des réformes absolues, conçues par l’imagination et déduites par la logique. Cette pensée est juste ; elle est empruntée à Tocqueville, qui la développe admirablement dans son chapitre de l’Ancien Régime, intitule : « Comment vers le milieu du XVIIIe siècle les hommes de lettres devinrent les principaux hommes politiques du pays et les effets qui en résultèrent. » On ne peut pas dire cependant qu’en Allemagne le suffrage universel ait préservé les ouvriers de l’esprit révolutionnaire. Ce qui est vrai toutefois, c’est qu’il les a fait sortir des nuages dorés de l’utopie pour les conduire sur le terrain où se poursuit la lutte des intérêts. Mais ce n’est ni plus commode, ni plus rassurant pour les maîtres. On se souvient que M. de Bismarck s’est également prononcé pour le maintien du suffrage universel.

Le soi-disant conservateur M. R. Meyer invoque l’opinion de Rodbertus pour démontrer que l’état doit régler la distribution de la richesse conformément à la justice. Jusqu’à présent, dit-il, on ne s’est inquiété que de pousser à l’accroissement de la production. Cependant à un certain moment la question de la distribution devient la plus importante. Quand le développement de l’industrie a pour effet de créer d’une part une classe extrêmement riche et d’autre part une classe nombreuse de prolétaires, on peut dire que l’ordre véritable est troublé. La conséquence et le symptôme caractéristique de ce désordre est l’apparition d’un luxe immoral, poussant les privilégiés qui en jouissent dans la sensualité, et excitant chez ceux qui en sont privés l’envie, la haine et l’esprit de révolte[5]. Montesquieu aussi exprime souvent l’idée qu’il faut empêcher une inégalité excessive de diviser la nation pour ainsi dire en deux peuples ennemis. Il consacre les chapitres VI et VII du livre V de l’Esprit des lois à démontrer ce point. « Il ne suffit pas, dit-il, dans une bonne démocratie, que les portions de terre soient égales, il faut qu’elles soient petites, comme chez les Romains. » Aujourd’hui on peut dire : comme en France. C’est la démocratie rurale, si on parvient à l’éclairer, qui offrira à la France une base solide pour fonder des institutions libres et qui peut la préserver des bouleversemens sociaux. Montesquieu avait emprunté ces maximes à l’antiquité. Aristote y revient sans cesse. « L’inégalité, dit-il, est la source de toutes les révolutions, car aucune compensation ne dédommage de l’inégalité. » — « Les hommes égaux sous un rapport ont voulu l’être en tout. Egaux en liberté, ils ont voulu l’égalité absolue. Ne l’obtenant pas, on se persuade qu’on est lésé dans ses droits ; on s’insurge. » Le seul moyen d’éviter les révolutions, d’après Aristote, est de maintenir une certaine égalité. « Faites que même le pauvre ait un petit héritage. ». C’est précisément ce qu’ont fait en grande mesure les lois de la révolution française. « Un état, dit encore le Stagyrite, d’après le vœu de la nature, doit être composé d’élémens qui se rapprochent le plus possible de l’égalité. « Il montre ensuite que dans un état où il n’y a en présence que des riches et des pauvres, les luttes sont inévitables. « Le vainqueur, ajoute-t-il, regarde le gouvernement comme le prix de la victoire, et il s’en sert pour opprimer et dépouiller les vaincus. » On le voit, quand R. Meyer et Rodbertus demandent que les lois favorisent et maintiennent l’égalité, ils ne font que reproduire la thèse de Montesquieu et d’Aristote. Mais comment atteindre ce but sans sacrifier la liberté ? Voilà le grand problème. Faute d’avoir su le résoudre, les démocraties antiques ont péri dans l’anarchie.

Rodbertus admet la légitimité de l’esclavage dans l’antiquité-Pour que la haute culture se développât, il fallait, suivant lui, que le travail forcé du plus grand nombre apportât du loisir aux hommes libres. À cette époque, la quantité des produits était toujours en proportion des moyens de production, car ceux-ci consistaient uniquement dans les bras des travailleurs. Si vous augmentiez leur nombre, la consommation augmentait à mesure, et ainsi le surplus disponible pour payer le loisir restait minime. Aujourd’hui l’ouvrage est fait par des travailleurs de fer, qui consomment du charbon et non du blé ; leur nombre et leur puissance sont illimités, et jamais ils n’invoqueront les droits de l’homme pour réclamer leur affranchissement. Quand le moulin à eau, venu d’Orient, fut introduit pour la première fois dans le monde occidental, vers la fin de la république romaine, un poète grec, Antiparos, composa une pièce de vers que l’anthologie nous a conservée et qui résume d’une façon charmante la cause du progrès économique accompli depuis deux mille ans : « Esclaves qui faites tourner la meule, épargnez vos mains et dormez en paix. C’est en vain que la voix retentissante du coq annonce le matin ; dormez. Déméter a chargé les naïades de faire la besogne des jeunes filles. Voyez comme elles bondissent brillantes et légères sur la roue qui tourne. Elles entraînent l’axe avec ses rayons et mettent en mouvement la lourde meule qui tourne en rond. Vivons de la vie heureuse de nos pères et jouissons sans travailler des dons dont la déesse nous comble. » Ainsi la machine crée du loisir. Mais qui en jouira ? voilà le point. Trois cas peuvent se présenter. Ou bien ce loisir affranchira de tout travail un nombre croissant de personnes, la journée de ceux qui continuent à travailler restant la même ; ou il en résultera qu’en réalité il n’y aura pas plus de loisir pour personne, mais les heures de travail devenues libres seront consacrées à fabriquer des objets de luxe, ou bien encore, comme le supposait Antiparos, la machine profitera aux travailleurs en diminuant leur tâche. Dans l’intérêt, non de l’augmentation du chiffre de la production, mais du progrès de la civilisation, il faudrait souhaiter que la dernière hypothèse se réalisât. Mais en fait, ordinairement c’est le premier et le second cas qui se présentent.

Les socialistes conservateurs comme les socialistes catholiques développent des idées générales très élevées et parfois très justes, mais sur le terrain des réformes pratiques les deux groupes se montrent également faibles. M. R. Meyer demande qu’on diminue l’impôt sur la propriété foncière, et qu’on frappe de taxes élevées les profits de l’industrie et de la banque. Il réclame vivement le rétablissement des lois contre l’usure ; il veut même limiter l’intérêt payé à tout capital qui n’est pas mis en valeur par celui à qui il appartient. Il semble ne pas voir qu’en arrêtant ainsi l’essor de l’industrie il nuirait aux intérêts des propriétaires fonciers qu’il prétend défendre. Il veut aussi qu’on étende notablement le rôle de l’état. L’état doit forcer d’abord tous les industriels à bâtir des maisons pour leurs ouvriers. Lui-même doit fournir une habitation à tous ses employés. Il doit bien payer ses ouvriers afin que ce taux du salaire s’impose pour ainsi dire aux particuliers, et il faut qu’il diminue la durée de la journée en raison de la difficulté et de la fatigue du travail. Il faut favoriser l’avènement à la propriété de tous ceux qui ne possèdent pas aujourd’hui. Comme a dit Thiers, sur chaque arpent possédé par un paysan vous trouverez un fusil prêt à défendre la propriété. Chaque métier devra avoir obligatoirement une caisse de retraite et de secours, et le chef d’industrie sera tenu de contribuer pour une part égale à celle de tous ses ouvriers réunis. Il faut enfin un conseil de prud’hommes pour concilier les différends qui s’élèvent entre les fabricans et les travailleurs et une cour arbitrale pour trancher les dissentimens qui n’auront pas été réglés par voie de transaction. Quelques-unes de ces mesures sont bonnes ; d’autres sont inutiles ou nuisibles, comme les lois contre l’usure ; d’autres enfin absolument inexécutables, comme la limitation des bénéfices du capital employé dans la banque et dans l’industrie. Pris dans son ensemble, le programme paraît bien mesquin quand on le rapproche de l’exposé des motifs qui le précède. Il ne faut point s’en étonner. Il est bien plus facile de montrer l’idéal à atteindre que d’indiquer les moyens d’y arriver.


II

Le parti des socialistes chrétiens monarchiques est de date récente. Il s’est constitué au commencement de 1878 par l’initiative énergique de M. Stocker, prédicateur de la cour, qui appartient à la nuance des pasteurs conservateurs et orthodoxes. Il semble évident que c’est l’exemple du clergé catholique qui a poussé les ministres protestans dans cette voie[6]. Ils ont voulu, de leur côté, conquérir de l’influence sur les classes laborieuses, en s’occupant de leurs griefs et en se faisant l’interprète de quelques-unes de leurs idées. Seulement, tandis que le clergé catholique le fait dans un dessein d’opposition, et pour faire élire des députés hostiles au Culturkampf, les pasteurs de l’église officielle veulent fortifier dans le peuple le sentiment monarchique et étendre les pouvoirs de la royauté. Aussi combattent-ils vivement le Fortschrittspartei, le parti du progrès, c’est-à-dire ces libéraux qui, prenant l’Angleterre pour idéal, veulent restreindre l’action de l’état et en remettre la direction aux volontés du parlement. Le parti socialiste évangélique poursuit comme type de gouvernement le règne de Frédéric II et plus encore celui de son père, qui menait son royaume et sa famille à la baguette, mais qui était très pieux « à sa manière, » et excellent économe.

Le pasteur Stocker fonda deux associations. D’abord une société pour la réforme sociale (Centralverein fur Social-Reform), ensuite une association d’ouvriers chrétiens sociaux (christlich-sociale Arbeiterpartei). Quoique les mêmes idées et presque les mêmes personnes eussent présidé à la constitution des deux groupes, leur but est très différent. La Société de la réforme sociale doit se composer de personnes aisées et instruites, pasteurs, professeurs, industriels, propriétaires, qui chercheront en commun les moyens de réconcilier les classes hostiles par des réformes qu’inspirera l’esprit du christianisme. Aujourd’hui les partisans des corporations, les « agrariens, » ceux qui demandent la protection du travail national, non-seulement ne s’entendent pas pour unir leurs efforts, mais se combattent et se neutralisent. Il faut montrer comment ces tendances concordent et quel est le principe supérieur qui les justifie et qui les relie. Ce que l’on appelle la société cultivée comprend si peu la véritable mission du christianisme que, quand le pasteur Stocker commença à s’occuper de la question sociale, toutes les feuilles libérales et progressistes lui crièrent : Mucker-socialismus « socialisme cagot. » Il est donc urgent de combattre le matérialisme dans les classes élevées, l’athéisme dans le peuple et de faire renaître la conception religieuse du monde et de la société. D’une part il faut que les pasteurs tendent la main aux ouvriers afin de les ramener au christianisme ; ce sera l’œuvre du christlich-sociale Arbeiterpartei, D*autre part, il est nécessaire que les amis du peuple parmi les classes supérieures se groupent pour chercher les moyens de prévenir la révolution par des réformes. C’est ce que fera le Centralverein. En même temps un journal fut fondé, der Staats-Socialist, qui prit pour épigraphe ces mots : « La question sociale existe et elle ne peut être résolue que par l’état fortement et monarchiquement constitué, appuyé sur les facteurs moraux et religieux de la vie nationale. » Cela signifie apparemment « avec l’aide du clergé évangélique. »

Après les attentats contre l’empereur, on ne peut nier en Allemagne l’existence du péril social. Mais comment le combattre ? Trois moyens se présentent : ou bien ignorer le danger et se bercer dans un imperturbable optimisme en répétant : Laissez faire, laissez passer ; le monde va tout seul. C’est ce que conseillent les économistes. Ou bien comprimer à outrance, supprimer les journaux, dissoudre les associations, tâcher d’extirper ainsi le mal par la force ; c’est ce que veut le gouvernement. Ou bien enfin désarmer le mouvement de ses haines subversives, en s’efforçant d’améliorer la condition des ouvriers. C’est le système mis en pratique à Mulhouse par M. Dollfus et ses amis. Il vient de l’exposer au parlement de l’empire, et il lui attribue l’absence du socialisme révolutionnaire en Alsace. C’est là le moyen que recommandait le Staats-Socialist. Il ne tarda pas à exposer le programme du parti qu’il s’agissait de fonder. Le voici : « Principes généraux : Le parti chrétien-social des ouvriers se fonde sur le terrain de la foi chrétienne et de l’attachement au roi et à la patrie. Il rejette la démocratie sociale comme impraticable, antichrétienne et antipatriotique. Il s’efforce de fonder une organisation pacifique des travailleurs afin de préparer des réformes pratiques de commun accord avec les autres élémens de la vie nationale. Il a pour but de diminuer la distance qui sépare le riche du pauvre, et d’établir ainsi la sécurité économique. Le programme réclame de l’état la création de corps de métiers distincts d’après le travail auquel ils s’adonnent, mais obligatoirement constitués dans tout l’empire et appuyés sur un règlement sévère pour l’admission des apprentis. Des commissions arbitrales seront constituées et leurs décisions auront force légale. Création obligatoire de caisses de secours pour les veuves, les orphelins et les invalides du travail. Les corps de métiers défendront les intérêts des ouvriers dans leurs rapports avec ceux qui les emploient. Interdiction de tout travail le dimanche. Suppression du travail des enfans et des femmes mariées dans les fabriques. Durée normale de la journée réglée d’après la nature du travail. Il faut que ces règlemens deviennent l’objet des conventions internationales. En attendant qu’ils le soient, il convient de protéger le travail national contre la concurrence des pays où des mesures semblables n’existent pas. Règlemens sévères contre l’insalubrité des locaux et des procédés des fabriques. Les propriétés de l’état et des communes seront exploitées dans l’intérêt des ouvriers, et on les augmentera autant que cela est économiquement et techniquement possible. Impôt progressif sur le revenu pour compenser les impôts indirects qui frappent principalement les classes laborieuses. Impôts très élevés sur le luxe. Impôt sur les successions, progressif suivant l’importance de l’héritage et l’éloignement du degré de parenté. » Le programme demande au clergé de prendre une part active et dévouée à tous les efforts faits pour améliorer le sort de l’ouvrier sous le rapport matériel, intellectuel, moral et religieux. Il adjure les gens aisés de tendre la main aux prolétaires, d’appuyer toutes les lois qui leur sont favorables et de contribuer à augmenter leur bien-être en leur donnant de bons salaires et en réduisant autant que possible les heures de travail. Tous doivent prêter leur concours à la mise en œuvre des nouveaux corps de métiers qui sont destinés à remplacer ce que les anciennes corporations avaient de bon. Il faut porter les ouvriers à conserver le point d’honneur, à fuir les plaisirs grossiers et à pratiquer les sentimens chrétiens dans la vie de famille.

Les articles de ce programme sont, on ne peut le nier, inspirés par l’amour de l’humanité. Mais serait-il possible de les appliquer parmi les complications de l’industrie moderne sans la désorganiser ? Le point principal est le rétablissement sous un autre nom des corporations. Mais alors surgit aussitôt la difficulté que nous avons déjà signalée. Ces corporations seront-elles fermées et jouiront-elles d’un monopole ? Ainsi les drapiers auront-ils seuls le droit de fabriquer du drap ? Si vous accordez ce privilège, le maître ne pourra plus recruter son personnel où il le veut. Que devient alors la liberté de l’industrie ? Comment concilier ces monopoles avec les progrès incessans du mode de fabrication et avec le nombre si variable des ouvriers employés ? Si au contraire la loi maintient la liberté, ces corps de métiers sont tout simplement les trades unions de l’Angleterre, qui sont certainement une puissante machine de guerre pour organiser la coalition et la grève, mais qui n’offrent pas les élémens d’une nouvelle organisation du travail. Toutefois ce programme contient une observation très juste, c’est que toutes les mesures de protection en faveur de la classe ouvrière devraient être votées à la suite d’une entente entre les différens états. Ainsi l’Angleterre et la France et la plupart des états européens ont interdit le travail des enfans dans les manufactures, tandis que certains pays refusent encore de le faire sous prétexte de respecter la liberté. N’est-il pas odieux que les industriels anglais ou français soient victimes de l’équité de la loi de leur pays, et que d’autres profitent de l’inhumanité de la législation qui les gouverne, pour vendre moins cher qu’eux en employant les bras de jeunes enfans voués ainsi à des infirmités précoces ? Les états européens, en raison de la facilité des communications, ne font plus en réalité qu’une seule nation. Il faut donc que par des conventions internationales les mêmes lois les régissent, sinon l’action indépendante et non concertée d’un pays jette le trouble dans tous les autres. La solidarité économique devenant chaque jour plus intime, il faut que le droit international s’étende chaque jour à plus d’objets. Les socialistes chrétiens-monarchiques n’espèrent point voir adopter leur programme par les parlemens actuels où domine la bourgeoisie libérale. Ils se sont donc tournés vers le roi, et ce qu’ils rêvent, c’est une royauté socialiste. En France également, Napoléon III, tout imbu des idées socialistes qu’il avait développées dans ses premiers écrits, a voulu jouer le rôle d’empereur des paysans et des ouvriers. Dans la Grèce antique « les tyrans, » c’est-à-dire les dictateurs, s’emparaient ordinairement du pouvoir en se mettant à la tête des riches contre les pauvres. C’est ainsi que César, à Rome, espérait établir le pouvoir absolu. Au moyen âge, en France, le roi était considéré comme le défenseur du peuple et des communes contre la féodalité. Aujourd’hui les socialistes-monarchiques invitent le souverain à remplir une mission semblable, mais contre la bourgeoisie financière et industrielle qui exerce les.privilèges de l’aristocratie foncière. Ils invoquent l’autorité de Lorenz von Stein, l’éminent professeur de tienne. — « Toute royauté, dit-il, ne sera plus qu’une ombre vaine et fera place à la république ou se transformera en despotisme militaire, à moins que, pénétrée de la dignité morale de son rôle, elle ne prenne l’initiative des réformes sociales. » Quel bien peut faire un souverain constitutionnel à la merci des partis qui disposent tour à tour de la majorité ? Et ces partis que sont-ils ? Des coalitions d’intérêts, des groupes de coteries, les représentans et les instrumens des égoïsmes de classes qui se servent du pouvoir pour exploiter à leur profit la législation et le budget. Seul le roi peut s’élever au-dessus de ces conflits d’ambitions et d’appétits pour représenter l’intérêt permanent de la nation, seul il peut prendre en main la cause des opprimés, parce que seul il ne retire aucun profit de leur asservissement.

Cet idéal du bon despote, assurant à chacun sa part de félicité terrestre, a un certain reflet messianique qui peut séduire, surtout quand le mécanisme parlementaire tourne à vide ou se détraque. Mais qui garantit que le despote ne sera pas un fou, un idiot ou un méchant ? Le césarisme a trop mal réussi pour qu’on y revienne, volontairement du moins. Cependant il est certain que les chrétiens-sociaux expriment bien l’idée que l’empereur Guillaume lui-même se fait de sa mission. Il a horreur du gouvernement des majorités, il accueille volontiers les plaintes des ouvriers, et, comme nous l’avons vu, il donne de l’argent pour faire des expériences socialistes. Il faut remarquer d’ailleurs que la Prusse est un terrain admirablement préparé pour l’éclosion du socialisme. Nul peuple moderne ne reproduit plus complètement le type des cités grecques où l’individu est subordonné au bien de l’état. Sous la main énergique de Frédéric II, l’état prussien est devenu une machine politique qui s’empare de l’homme depuis l’enfance pour le mouler au gré de ses besoins. Le code civil prussien consacre déjà une partie des articles du programme des chrétiens-sociaux. Voici ce qu’on trouve au titre XIX, deuxième partie du Preussische allgemeine Landrecht : — « § 1. L’état doit soigner pour la nourriture et l’entretien des citoyens qui ne peuvent se le procurer eux-mêmes ou qui ne peuvent l’obtenir de ceux qui y sont tenus par la loi. — §2. « A ceux qui ne trouvent pas à s’employer, on assignera des travaux en rapport avec leurs forces et leurs aptitudes. — § 3. « Ceux qui, par paresse ou goût de l’oisiveté ou par toute autre disposition vicieuse, négligent de se procurer des moyens d’existence, seront tenus à exécuter des travaux utiles sous la surveillance de l’autorité. — § 6. « L’état a le droit et est obligé de créer des institutions au moyen desquelles le dénûment des uns et la prodigalité des autres sont également empêchés. — § 7. « Est absolument interdit dans l’état tout ce qui peut avoir pour effet de provoquer à l’oisiveté, surtout dans les classes inférieures, ainsi que tout ce qui peut détourner du travail. — § 10. « Les autorités communales sont tenues de nourrir les habitans pauvres. — § 11. « Elles doivent s’informer des causes de leur dénûment et les signaler aux autorités supérieures afin qu’on y porte remède. » Ne dirait-on pas le texte de loi d’une Salente chrétienne ? Le précepte de saint Paul : Que celui qui ne travaille pas ne mange pas, qui non laborat nec manducet, se trouve ici transformé en un article du code. L’oisiveté est un délit. Le droit au secours, comme dans la loi d’Elisabeth, et le droit au travail comme en 1848, sont également reconnus. Le rôle tutélaire de l’état est nettement accusé. La portée socialiste du code ne peut être méconnue.

Le but principal à poursuivre, d’après les chrétiens-sociaux, d’accord en ceci avec les conservateurs-sociaux, c’est l’organisation des corps et métiers. C’est ainsi seulement que le système actuel du salariat peut être modifié. Le conseiller privé, F. Reuleaux, qui, lors de l’exposition de Philadelphie, a montré d’une façon si impitoyable et si utile les imperfections de l’industrie allemande, croit aussi que l’organisation de corporations est indispensable, d’abord pour garantir l’existence de l’ouvrier, et en second lieu pour former des apprentis capables. Il veut qu’elles s’organisent librement et sans monopole, mais sous le patronage de l’état. Le Staats-Socialist, au contraire, demande qu’elles soient imposées et obligatoires pour tous les métiers. Ainsi seulement elles permettraient à l’ouvrier de défendre efficacement ses intérêts. Ces corps de métiers auraient leurs représentans au parlement, et l’intervention en politique des ouvriers ainsi organisés serait plus utile que maintenant qu’elle a lieu sous le drapeau des partis. Sismondi préconisait aussi ce système de représentation qui existait dans beaucoup de villes au moyen âge. C’est ainsi qu’en Angleterre encore les universités ont leurs députés spéciaux. Quand il s’est agi en France de la composition du sénat, on a proposé d’y introduire des représentans des grands corps de l’état, ainsi que du commerce et de l’industrie. Quoique cette idée s’éloigne de nos formes de gouvernement, on aurait tort de la rejeter. S’il est vrai que le gouvernement doive être l’expression, non des volontés arbitraires des majorités, mais des lumières, de la sagesse et des vrais intérêts d’une nation, la représentation des grands corps et des grandes industries, au moins dans l’une des chambres, offrirait de sérieux avantages.

Le Staats-Socialist propose comme modèle l’association des conducteurs de locomotives en Amérique. Elle compte cent quatre-vingt-douze « filiales » et quatorze mille membres. Elle a pour base le sentiment chrétien. Sa devise est : Faites aux autres ce que vous voudriez qu’on vous fasse à vous-même. Tel est l’accomplissement de la loi. Les réunions commencent par une prière. La Bible est posée sur la table du conseil. Ceux qui s’adonnent à la boisson sont exclus. L’association possède une caisse d’assurance qui paie 3,000 dollars à la veuve ou aux orphelins d’un membre décédé. Plus d’un million de dollars a été ainsi distribué. Les membres n’ont pris part à aucune grève, mais leur nombre et leur union constituent une puissance avec laquelle les compagnies de chemins de fer doivent compter. L’esprit de corps et le sentiment d’honneur qui en résultent sont une garantie de moralité et de bon travail. Les conducteurs, le public et les compagnies elles-mêmes n’ont qu’à se féliciter de ces heureux résultats, et il serait désirable qu’il se fondât des sociétés semblables dans tous les métiers. Seulement c’est ici une association libre fondée par l’initiative de ceux qui la composent. Si d’autorité l’état voulait en fonder de pareilles, il est à croire qu’il échouerait, et en leur attribuant un monopole, il désorganiserait bientôt l’industrie telle qu’elle fonctionne maintenant. Des tentatives se font actuellement en Allemagne pour rétablir des corps de métiers. Ainsi, à Osnabrück, les artisans ont formé une corporation sous l’inspiration et le patronage du bourgmestre, M. Miquel, et le Staats-Socialist du 5 octobre 1878 en publie les statuts. D’après ce que rapporte le conseiller F. Reuleaux, les horlogers de toute l’Allemagne ont formé une association représentée par une délégation centrale. Ils ont formulé un règlement pour l’admission des apprentis. Ils s’occupent actuellement d’introduire les systèmes de fabrication employés aux États-Unis. Les graveurs, les potiers, les ferblantiers, les ouvriers mécaniciens ont suivi cet exemple. Leur but principal est de former de bons ouvriers et de réveiller l’esprit de corps. Le conseiller Reuleaux applaudit à ces tentatives parce qu’il y voit un moyen d’élever le travailleur allemand au niveau de l’Anglais et de l’Américain. Mais, au moment où j’écris, la plupart de ces associations sont dissoutes en vertu de la nouvelle loi antisocialiste.

L’Association centrale pour la réforme sociale obtint l’adhésion et même la coopération de plusieurs économistes bien connus comme M. Adolph Wagner, de l’université de Berlin ; Schäffle, ancien ministre des finances d’Autriche, l’auteur de Socialismus und Capitalismus, Adolph Samter, banquier à Königsberg, et le professeur von Scheel[7]. Mais, pour agir sur les masses comme l’ont fait les socialistes-catholiques, il fallait le concours des pasteurs ; c’est de ce côté que les fondateurs de l’œuvre, MM. Stocker et Todt, dirigèrent tous leurs efforts. Suivant eux, le devoir des ecclésiastiques et même celui de l’église protestante, comme corps, est d’intervenir dans les débats de la question sociale. Cette question, disent-ils, embrasse l’homme tout entier. La démocratie socialiste repose sur le matérialisme et propage l’athéisme. Le libéralisme et la science dite positive lui fournissent des armes, car ils travaillent à déraciner le sentiment religieux. Qui défendra ce trésor précieux de l’humanité, si ce n’est le pasteur ? Le Christ est venu apporter la « bonne nouvelle » aux pauvres. Les disciples du Christ et des apôtres doivent faire comme lui. Il faut qu’ils cherchent en quoi consistent les maux des classes inférieures afin d’y chercher des remèdes. C’est l’économie politique seule qui peut jeter des lumières sur ces difficiles questions ; il faut donc qu’ils l’étudient attentivement. Ils doivent sans cesse rappeler à l’état et aux classes supérieures ce que la loi évangélique leur impose à l’égard de leurs frères qui sont dans le dénûment. La passion d’accumuler des richesses devient de plus en plus le caractère de notre époque. C’est « le mammonisme, » l’ennemi du christianisme ; il faut le combattre sans cesse. Le peuple se détourne de l’église parce qu’elle ne l’entretient que de formules abstraites. Qu’elle descende sur le terrain de la réalité actuelle, qu’elle lui parle de ce qui occupe sa pensée, et elle regagnera son influence. Pourquoi l’ouvrier écouterait-il le démagogue athée qui lui apporte une doctrine désolante, hostile au droit, plutôt que le prêtre qui lui présente l’Évangile, le livre du pauvre et de l’opprimé ? Seulement, pour combattre les agitateurs de la démagogie, les pasteurs doivent connaître les questions dont ils s’occupent et les argumens qu’ils invoquent. Il serait donc nécessaire qu’ils suivissent aux universités le cours de science sociale. La théologie et l’économie politique se tiennent par les liens les plus intimes[8]. Ce n’est que par l’économie sociale que l’on comprend toute la portée du christianisme et ce qu’il contient de puissance pour guérir les maux de la société moderne.

Les autorités supérieures de l’église évangélique se montrèrent très réservées et plutôt hostiles ; mais le clergé inférieur fut remué. Plus de sept cents pasteurs envoyèrent leur adhésion à la Société centrale pour la réforme sociale. Le docteur Kögel, prédicateur de la cour, le docteur Bauer, le surintendant général docteur Büchsel, engagèrent vivement le clergé protestant à s’occuper du mouvement social. Le docteur Stocker déploya un courage admirable. Dans des séances publiques à Berlin, il alla braver en face ce qu’il y avait de plus exalté dans la démagogie socialiste, et parfois, à force d’éloquence, il arracha des bravos à la foule hostile. Il fut combattu avec une violence inouïe par l’un des meneurs du socialisme berlinois, M. Most, député au parlement impérial. On peut difficilement se faire une idée du ton de ces philippiques qui ne sont qu’une suite d’invectives contre le christianisme et contre ses ministres. Elles se terminent par la glorification de l’athéisme. « La démocratie sociale ne reculera pas, s’écrie M. Most dans l’un de ses discours. Elle poursuivra sa marche et accomplira ses desseins, quand même toute la prêtraille (das gesammte Pfaffenthum) se lèverait contre elle en bataillons assez serrés pour obscurcir le soleil, comme le ferait une nuée de corbeaux. La démocratie sociale sait que les jours du christianisme sont comptés et que le moment n’est pas éloigné où l’on dira aux prêtres : Faites votre compte avec le ciel, car votre heure est écoulée. » Comme le pasteur Stocker et ses amis faisaient appel aux sentimens religieux et s’efforçaient de montrer que c’est dans les principes et dans les sentimens du christianisme qu’on trouverait la solution des difficultés sociales, le député Most organisa une agitation pour amener les ouvriers à sortir officiellement de l’église (Massenaustritt aus der Kirche). « Il y a longtemps, dit-il à ses auditeurs, que vous ne mettez plus le pied dans un temple et que vous n’avez plus de rapports avec ces messieurs en froc noir. Mais cela ne suffit pas. Ils vous comptent encore comme brebis de leurs troupeaux, et à ce titre ils prétendent vous tondre. Il faut que cela cesse. Déclarez nettement que vous sortez de l’église. Rangez-vous sous le drapeau de la science qui rejette au néant toutes les superstitions. » A la sortie de ces séances, des formules déclarant à l’autorité qu’on abandonnait l’église établie étaient présentées à la signature des assistons. Le 6 février de l’an dernier eut lieu un grand meeting de femmes dans le salon Renz. Les hommes étaient expulsés impitoyablement. La salle était comble. Au bureau siégeait comme présidente Mme Hahn, qui avait précédemment fondé une association de femmes d’ouvriers dissoute par la police en 1875. A côté d’elle se trouvaient le député Most et le directeur de mission, docteur Wangemann, qui était venu défendre les idées des chrétiens sociaux. De grandes affiches rouges fixées au mur portaient : Massenaustritt aus der Landeskirche (Sortie en masse de l’église d’état). Un discours du député Most ouvrit la séance. Il se félicitait de voir la cause sociale embrassée par les femmes. Leur appui lui assurait l’avenir. « Les femmes, bien plus que les hommes, sont les esclaves et les victimes du capital. Comme on voit que la démocratie sociale fait des progrès auxquels rien ne résistera, les prédicateurs de la cour et autres ecclésiastiques se glissent dans nos rangs pour fonder un parti nouveau et pour diviser nos forces. Le meilleur moyen de mettre fin à ces manœuvres est de sortir en masse de l’église. » Mme Hahn prit ensuite la parole pour raconter toutes les infamies de la prêtraille (Pfaffenthum). « Ma religion, s’écria-t-elle, est le socialisme qui, seul, est la vérité, la moralité, la justice et la fraternité. A bas les prêtres de toute robe et de toute couleur ! La première réforme à accomplir, c’est de transformer toutes les églises en bonnes habitations ouvrières. » Le docteur Wangemann répondit que le christianisme avait relevé la femme. Dans le cours de sa mission, il avait pu constater que ce culte seul faisait de bons mariages et inspirait au mari le respect de sa compagne. Après qu’il eut développé ces idées, le député Most lui répondit : « Je ne nie pas l’effet favorable du christianisme sur les sauvages, c’est pourquoi j’engage beaucoup MM. les missionnaires et les prédicateurs de la cour à aller débiter leurs sermons aux Hottentots. Quant aux gens civilisés, ils ne peuvent leur apporter que beaucoup d’ennui. » La séance fut levée à minuit et demi. Les dames se retirèrent en chantant la « Marseillaise » d’Audorff.

Les journaux libéraux accueillirent la formation du parti social évangélique d’une façon presque aussi hostile que les feuilles démagogiques. « Nous aimons encore mieux, dit l’un d’eux, les socialistes en blouse que les socialistes en surplis. » Les journaux officieux et conservateurs au contraire louèrent fort la tentative. « Nous sommes heureux, écrivit la Norddeutsche allgemeine Zeitung, de voir des hommes éclairés, bons patriotes, dévoués à la monarchie, attaquer bravement et en face le mouvement athée et anarchique qui gagne chaque jour du terrain. C’est le tort des classes élevées de s’aveugler sur le danger. Qu’elles appuient les efforts de ces hommes qui se mettent en avant pour défendre tout ce que nous révérons. Il serait à désirer qu’il se formât partout des sociétés locales animées du même esprit. » C’est en effet ce que le parti de la réforme sociale évangélique s’efforça de faire. Il déploya la plus louable activité. Outre les conférences de Berlin, très fréquentes et très suivies, où l’on discutait les différens points du programme, il envoya des missionnaires en province qui provoquaient des réunions, y exposaient le but à poursuivre et fondaient une association locale. Ils parvinrent à former ainsi dans beaucoup de localités des groupes de gens aisés disposés à s’occuper théoriquement et pratiquement de la question sociale. Mais ils eurent beaucoup moins de prise sur la classe inférieure que les cercles catholiques. Obéissant à un mot d’ordre, tous les prêtres catholiques s’étaient mis à l’œuvre, tandis que les pasteurs protestans agissaient isolément et suivant leurs convenances ou leurs convictions.

Les attentats contre la vie de l’empereur et la présentation du projet de loi contre les socialistes mirent le parti social évangélique dans la position la plus délicate et la plus difficile. Ses fondateurs étaient des prédicateurs de la cour : comment ne pas applaudir à l’emploi des moyens les plus énergiques pour combattre ces sauvages qu’un fanatisme féroce et stupide poussait à commettre un crime abominable et en tout cas inutile au succès de leurs desseins ? Le Staats-Socialist s’était proclamé monarchique et conservateur. Pouvait-il repousser une loi présentée au nom des principes qu’il s’était donné pour mission de défendre ? Il l’a fait cependant, et en cela il a montré de la prévoyance et du courage. Il a tiré des attentats la preuve qu’il n’avait pas exagéré le danger de la démagogie socialiste. Il a repoussé la loi contre les socialistes, parce que, sans supprimer le mal, elle le fera disparaître en carence et empêchera ainsi d’y porter remède. Elle aura surtout ce funeste effet, d’empêcher les classes supérieures de remplir leur devoir à l’égard de ceux qui dépendent d’elles. On peut se demander si le Staats-Socialist et le parti social évangélique, malgré ses attaches dans le monde de la cour, échappera aux mesures de rigueur qui frappent partout les associations et les feuilles qui s’occupent de la question sociale. Il semble qu’on veut arriver à faire régner un silence complet sur ce point, afin que la police puisse se vanter ainsi d’avoir établi l’ordre et la paix : silentium pacem appellant.

Si l’on veut se faire une idée complète des tendances et des principes qui ont présidé à la formation du parti social évangélique, il faut lire le livre du pasteur Todt, qui a eu un grand succès et dont deux éditions se sont enlevées en quelques mois : le Socialisme radical allemand et la société chrétienne[9]. Il serait intéressant de le comparer au livre de M. François Huet, le Règne social du christianisme, publié en 1852, dans le même esprit et sur le même plan. Voici l’épigraphe que le pasteur Todt met en tête de son livre : « Celui qui veut comprendre la question sociale et contribuer à la résoudre doit avoir à sa droite les livres de l’économie politique, à sa gauche ceux du socialisme scientifique et devant soi les pages ouvertes du Nouveau Testament. » L’économie politique, ajoute-t-il, joue le rôle de l’anatomie ; elle fait connaître la construction du corps social. Le socialisme est la pathologie qui en décrit les maladies. L’Évangile est la thérapeutique qui apporte les remèdes.

N’est-il pas étrange que le socialisme se développe précisément dans les pays chrétiens ? D’où cela vient-il ? C’est, suivant le pasteur Todt, que le socialisme a sa racine dans le christianisme ; seulement, il en est une déviation. C’est un fruit de l’Évangile, mais c’est un fruit vicié. Au fond, suivant M. Todt, le socialisme naît du sentiment de révolte produit par la vue du contraste qui existe entre la constitution économique actuelle de la société et un certain idéal de justice et d’égalité, d’où naît le désir de faire disparaître ce contraste par des réformes radicales de l’ordre social. Le christianisme condamne également le monde actuel où règnent l’égoïsme et la concupiscence, et il annonce le royaume nouveau où les premiers seront les derniers, où la charité fera de tous des frères et où la terre appartiendra aux humbles et aux pacifiques. Le vrai chrétien cherche à se corriger lui-même et à réformer ce qui l’entoure conformément à la parole divine. Celui qui, comme le positiviste ou l’économiste, proclame le train des choses actuel nécessaire, fatal et conforme aux lois naturelles, se met donc en opposition avec les enseignemens de Jésus-Christ. Celui-là s’y conforme au contraire, qui poursuit l’amélioration et la perfection en tout. Aussi, d’après le pasteur Todt, tout chrétien qui prend sa foi au sérieux à un fonds de socialisme, et tout socialiste, quelle que soit sa haine contre la religion, porte en lui un christianisme inconscient. Seulement le radicalisme socialiste prêche l’athéisme et le communisme, et en cela il s’éloigne de l’Évangile ? qu’on ne s’y trompe pas, dit notre auteur, le socialisme n’est pas, comme on le croit généralement, une maladie passagère qui disparaîtra comme elle est venue. Il grandira et s’étendra. À différentes époques, il y a eu des explosions de socialisme, quand les souffrances des populations devenaient trop vives, comme lors des jacqueries en France et en Angleterre, ou au XVIe siècle, lors de la révolte des paysans en Allemagne. Aujourd’hui le sort des classes inférieures s’est beaucoup amélioré, et c’est cependant en ce moment que la maladie se déclare. Elle apparaît même dans un pays où l’aisance est générale comme aux États-Unis. Ce n’est donc pas la misère qui en est la cause ; c’est le contraste entre l’idéal et la réalité. Ce qui la répand et la fera durer, c’est d’abord la liberté et les droits politiques ; c’est en second lieu la diffusion de certaines connaissances de science naturelle et d’économie politique ; ce sont enfin les communications incessantes et si rapides qu’établissent entre les hommes, les chemins de fer, la poste et surtout la presse. Quand un mouvement révolutionnaire part de quelques chefs, en les supprimant on met un terme au danger. Mais quand une fermentation profonde s’est emparée des masses, c’est en vain qu’on se débarrasse de quelques meneurs ; il s’en élève toujours d’autres pour les remplacer. Supprimerez-vous toutes les libertés ? Il est trop tard. On acceptera un régime exceptionnel pendant un moment de crise ; mais aucun des états civilisés de l’Occident ne se soumettrait plus définitivement à l’absolutisme et à l’état de siège. On voit d’ailleurs en Russie que ce n’est pas ainsi qu’on trouve la sécurité. Seul, d’après M. Todt, le christianisme, pénétrant les classes hostiles, peut les réconcilier sur le terrain de la charité et de la justice. Examinant ensuite successivement les divers points du programme du socialisme radical, il les compare aux principes de l’Évangile et il montre en quoi ils s’en rapprochent et où ils s’en éloignent. Cette étude sur la portée sociale du christianisme indique parfaitement les rapports intimes qui existent entre l’économie politique étales idées religieuses.

Nous ne pouvons discuter ici les nombreuses questions que ces rapprochemens soulèvent. Nous croyons seulement pouvoir dire que l’idée fondamentale du groupe social évangélique est juste. Pour désarmer les animosités populaires il faut que les classes supérieures, à commencer par les chefs de l’état, s’occupent de tout ce qui peut améliorer le sort du plus grand nombre. La charité chrétienne doit se traduire en faits. Jadis on croyait s’acquitter de ce devoir par l’aumône. Sans doute elle sera toujours indispensable en certains cas ; mais, trop facile ou trop abondante, elle dégrade celui qui la reçoit et encourage l’oisiveté. La science économique nous prouve qu’il est moins facile de faire le bien. Ce qu’il faut, c’est mettre l’ouvrier à même d’améliorer son sort par ses propres efforts, et à cet effet multiplier les institutions qui l’élèvent et le civilisent : sociétés ouvrières, bibliothèques populaires, banques populaires, sociétés d’épargne, écoles d’adultes, écoles industrielles. Il faut que l’initiative des philanthropes et des patrons en fonde partout. MM. Stocker et Todt ont raison : les classes supérieures, par leur matérialisme pratique, exercent une funeste influence sur ceux qui sont au-dessous d’eux. Le luxe dévore les capitaux dont l’accumulation ferait hausser le salaire. Il exalte la vanité ; il dérange les fortunes, il irrite les convoitises et provoque les haines de ceux à qui manque souvent le nécessaire. La simplicité de la vie, l’application au travail, la haute culture morale et intellectuelle, tels sont les exemples qu’il faut offrir aux yeux du peuple. Ceux qui disposent du produit net d’un pays doivent employer leur superflu, non à raffiner leurs plaisirs ou à poursuivre les satisfactions de l’orgueil, mais à des œuvres d’utilité générale et au bien de leurs semblables. Ce qu’ont fait MM. Dollfus, à Mulhouse, et M. Siegfried, au Havre, nous montre la voie dans laquelle il faut entrer. Je me permettrai de citer un autre exemple, bien connu en Belgique, et qui mérite de l’être également à l’étranger. Il fait voir tout le bien que peut accomplir l’initiative d’un seul homme. En 1866, M. Laurent, professeur de droit à l’université de Gand, eut l’idée d’introduire dans les écoles primaires de cette ville l’épargne pour les enfans. Il alla d’école en école expliquer aux maîtres et aux élèves les avantages économiques et surtout les bienfaits moraux de l’épargne. Entraînés par cette parole sympathique et convaincue, les enfans, sou par sou, remettaient leurs petites économies au maître, qui prenait pour eux un livret de la caisse d’épargne, quand ils avaient ainsi réuni un franc. Cinq ans après, en 1871, sur dix mille six cent soixante et onze élèves le nombre des livrets était de huit mille, et depuis lors la proportion s’est encore accrue.

Ceci peut être le germe d’une transformation dans la situation sociale. Que l’ouvrier arrive à posséder un capital et aussitôt il est converti aux idées d’ordre ; il devient l’ennemi de tout bouleversement qui lui enlèverait des économies péniblement acquises. Mais comment atteindre ce résultat ? En lui enseignant l’épargne dès l’enfance, afin qu’il en prenne l’habitude. Plus tard, quand le pli de la dissipation est pris, les meilleurs conseils restent stériles. Le capital créé par l’ouvrier est le seul qu’il sache conserver. C’est en vain qu’on ferait des avances aux ouvriers, comme le demandait Lassalle ou comme l’a fait l’empereur d’Allemagne sous l’inspiration de M. de Bismarck ; elles seraient bientôt dévorées, parce que l’aptitude d’en faire un bon emploi manquerait. Les sociétés ouvrières, à qui en 1848 le gouvernement avait fait des avances, ne tardèrent pas à succomber. Celles-là seules se maintiennent qui, comme les pionniers de Rochdale, ont formé leur fonds à force d’ordre et d’économie. L’épargne scolaire, ainsi qu’on peut le voir dans les rapports de M. de Malarcè, a été introduite en différens pays, notamment en France, dans beaucoup de villes, et si elle peut se généraliser, les bienfaits qui en résulteront sont incalculables. Ce qui afflige le plus, quand on considère la condition des classes laborieuses, ce n’est pas tant l’insuffisance de leur salaire que le mauvais emploi qu’elles en font trop souvent. Une hausse dans la rémunération du travail n’aboutit ordinairement qu’à accroître les dépenses du cabaret et ainsi à dégrader l’ouvrier. C’est en vain que vous prêchez l’économie aux hommes faits. C’est une vertu d’habitude, et c’est dès l’enfance qu’il faut l’inculquer.

Par l’initiative de M. Laurent, il s’est établi aussi à Gand des sobriétés d’ouvriers où les travailleurs des fabriques se réunissent pour entendre des conférences, faire de la gymnastique, chanter des chœurs, jouer la comédie, lire des journaux et des livres[10]. Bientôt il se constitua sur le même plan quatre sociétés d’ouvrières de fabrique dans les différens quartiers de la ville, où les jeunes filles trouvent les mêmes moyens de culture intellectuelle et morale. Il faut voir dans le livre si touchant et si instructif de M. Laurent, les Sociétés ouvrières de Gand, le détail de ce qui se fait dans ces réunions d’ouvrières et les heureux effets qu’elles produisent. C’est là vraiment une œuvre d’économie chrétienne, comme en recommandent MM. Stocker et Todt.

Sans doute plusieurs autres articles du programme du parti social-évangélique soulèvent de sérieuses objections. Mais l’esprit général est excellent. On ne peut trop rappeler aux classes dirigeantes et même aux ministres du culte les devoirs de charité éclairée et pratique qui leur sont imposés par la position qu’ils occupent. Il est également vrai que l’action de la doctrine de Jésus dans le monde n’est pas épuisée. Ses ennemis répètent que l’on peut déjà voir une fois de plus comment meurent les religions. Je ne le crois pas. Le dogme occupera moins de place, mais l’influence morale et juridique augmentera. La foi des « sociaux-évangéliques » peut se résumer en ces mots d’Emmanuel Fichte : « Le christianisme porte encore dans son sein une puissance de rénovation qu’on ne soupçonne pas. Jusqu’à présent il n’a agi que sur les individus, et indirectement par eux sur l’état. Mais celui qui a pu apprécier son action intime, soit comme croyant, soit comme penseur indépendant, celui-là admettra qu’il deviendra un jour la force interne et organisatrice de la société, et alors il se révélera au monde dans toute la profondeur de ses conceptions et dans toute la richesse de ses bénédictions. »


EMILE DE LAVELEYE.

  1. Voyez la Revue du 15 novembre 1878.
  2. Briefe von Ferdinand Lassalle an CarilRodbertus-Jagetsow, mit einer Einleitung von Adolph Wagner. Berlin, 1870. (Lettres de Ferdinand Lassalle à C. Rodbertus-Jagetzow avec une introduction d’Adolphe Wagner.)
  3. On attribue à M. Wagener un ouvrage intitulé : die Lösung der socialen Frage -vom Standpunkt der Wirklichkeit und Praxis, von einem praktischen Staatsmanne, 1878. En 1874 il fut envoyé au congrès économico-socialiste d’Eisenach par M. de Bismarck, ainsi que celui-ci l’a rappelé dans son discours du 17 septembre. En 1863 il écrivait dans le journal ultra-conservateur la Kreuzzeitung. L’auteur de l’écrit die Lösung y développe la thèse de la « royauté socialiste. » « L’institution monarchique, dit-il, ne peut avoir un avenir assuré que si, remontant à ses origines, elle se montre, tant en théorie qu’en pratique, l’égide des droits du faible, la protectrice des malheureux. Comme dit Stein, la royauté doit replonger ses racines dans la terre profonde des masses populaires. La monarchie de l’avenir sera la monarchie socialo, ou elle cessera d’exister. Si la royauté cherche son appui parmi les barons de l’industrie, parmi les princes de la bourse et dans les rangs des dix mille privilégiés, son autorité diminuera et elle finira par sombrer dans cette grande transformation démocratique qui fait arriver le peuple à la place de l’aristocratie et les organes de la science à celle des ministres du dogme. »
  4. J’assistais en 1875, à Eisenach, au Congrès de la science sociale ou des Katheder-socialisten. Dans la première séance M. Rudolph Meyer se leva pour proposer de mettre à l’ordre du jour la question de la situation de l’industrie allemande et celle des moyens de porter remède à la crise intense qu’elle traversait. Comme M. Meyer était l’ami du conseiller Wagener, le bruit s’était répandu qu’il était venu à Eisenach, envoyé par le chancelier, pour obtenir un vote en faveur du protectionnisme. Pour échapper à ce danger, le bureau fit remarquer que la question, ne se trouvant pas inscrite au programme du congrès, ne pourrait être discutée. En ce moment, les journaux publient une lettre de M. de Bismarck où il expose nettement ses idées protectionnistes.
  5. Voyez, à ce sujet, l’ouvrage si intéressant de M. Baudrillart, Histoire du luxe. Paris, 1878. Hachette.
  6. Un journal religieux protestant, die Neue Evangelische Kirchenzeitung, s’exprime ainsi sur ce point : « L’église romaine, en repoussant la loi contre le socialisme, apparaîtra comme le défenseur des droits du peuple. L’église évangélique, qui n’est guère représentée au parlement, est considérée comme l’alliée du despotisme. Le chrétien protestant né doit-il pas effacer cette impression en se dévouant aux intérêts du peuple ? Si le protestantisme croyant se désintéresser de la question sociale, la plus grande de notre temps et de l’avenir, s’il ne s’en occupe pas avec cœur et dévoûment, il perdra toute influence sur les classes inférieures, qui se retourneront vers le catholicisme ou vers le libéralisme incrédule. »
  7. Voyez son livre récent : Unsere socialpolitische Parteim (Nos partis politiques sociaux).
  8. Voyez l’étude du pasteur Todt intitulée der Innere Zusammenhang und die nothwendige Verbindung zwischen dem Studium der Theologie und dem Studium der socialen Wissenschaften. (Le rapport intime et le lien nécessaire entre l’étude de la théologie et l’étude des sciences sociales.)
  9. « Der radikale deutsche Socialismus und die christliche Gesellschaft, von Rudolf Todt. Wittemberg, 1878.
  10. Ces sociétés avaient besoin d’un local. M. Laurent avait obtenu pour l’œuvre de l’épargne scolaire les 10,000 fr. du prix Guinard, « destiné à récompenser l’ouvrage ou l’invention la plus propre à améliorer la position matérielle ou morale de la classe ouvrière. » Il donna cette somme pour aider à bâtir le local et il y ajouta le produit des droits d’auteur de son grand traité de droit civil. Travailleur intellectuel infatigable, il donnait à ses frères du travail manuel le fruit de son labeur demi-séculaire.