Le Socialisme au XVIe siècle
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 100 (p. 354-397).
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PREMIÈRE PARTIE.

LA GUERRE DES PAYSANS

La réforme n’a pas été à l’origine une pure agitation religieuse ; elle présenta le caractère d’un mouvement social. Tandis que les grands vassaux travaillaient à s’affranchir de la suzeraineté de l’empereur et résistaient à l’autorité du saint-siége, qui menaçait de faire alliance avec lui, tandis que les seigneurs s’efforçaient de défendre l’indépendance qu’ils s’étaient arrogée à la faveur de l’anarchie, que les hommes d’étude aspiraient à la liberté d’examen dans les questions théologiques, qui constituaient alors presque toute la science, que les bourgeois des villes réclamaient une représentation plus effective à la diète et des droits moins limités en retour des charges que l’on faisait peser sur eux, — les artisans, les gens des campagnes, commençaient à regimber sous la main du maître et à se plaindre tout haut de la sujétion de plus en plus dure qui leur était imposée. Nulle classe n’était satisfaite de sa condition, hormis le clergé. Celui-ci en effet régnait sur les consciences ; il dominait par la puissance temporelle, qu’il unissait dans la majeure partie de l’Allemagne à la puissance spirituelle. Il prenait le premier rang dans l’état : les princes électeurs ecclésiastiques passaient avant les princes électeurs laïques ; bien des évêques comptaient parmi leurs vassaux des comtes et d’importans seigneurs. Le clergé possédait de vastes domaines et d’immenses revenus, en sorte que ses membres joignaient au prestige et à la sainteté du sacerdoce le crédit et l’influence de la richesse : il se recrutait dans les familles les plus illustres et les plus opulentes, dans la bourgeoisie la plus aisée ; il s’associait les plus intelligens et les plus ambitieux des enfans du peuple. Le clergé en un mot jouissait de tous les avantages sociaux ; mais dans la pratique, par suite de sa composition et du relâchement des mœurs, il était arrivé à oublier sa véritable mission, à se soustraire aux devoirs qui lui avaient fait accorder de si exorbitans privilèges. De là jalousie et mauvais vouloir à son endroit chez les grands comme chez les petits. Ces sentimens, dont les symptômes se manifestaient sous mille formes, n’attendaient qu’une occasion pour se traduire en un état de guerre où l’on devait prévoir que chacun des adversaires du clergé poursuivrait ses intérêts particuliers.

Les réformateurs, quand ils rompirent avec le catholicisme, furent donc secondés par les tendances de la masse des mécontens, qui vit en eux à la fois les restaurateurs de l’enseignement évangélique et les redresseurs des torts qu’on reprochait au clergé ; mais le danger auquel la guerre déclarée à l’église exposait la société n’était pas moins redoutable que les maux qu’on voulait guérir. En Allemagne, ainsi que dans la plupart des pays chrétiens, l’église faisait corps avec l’état. Les privilèges du clergé étaient liés à ceux de la noblesse et à toute l’organisation politique. Combattre l’église, c’était donc ébranler le, gouvernement et affaiblir l’esprit d’obéissance et de discipline qui est indispensable au maintien de l’ordre public. L’entreprise où l’on s’engageait devait forcément amener une œuvre de destruction, car les diverses parties de l’édifice catholique, tel que l’avaient fait les siècles, étaient cimentées les unes aux autres. Quand on voulut entamer les assises supérieures et ce qui semblait n’être qu’une construction parasite, on eut à vaincre la résistance de celles qui leur servaient de support ; la démolition des assises sous-jacentes nécessita l’enlèvement d’autres qui les soutenaient à leur tour, et de couche en couche on arriva rapidement jusqu’à la base. L’édifice se trouva de la sorte rasé presque au niveau du sol. Les réformateurs n’avaient d’abord condamné que le trafic des indulgences, la collation simoniaque des bénéfices, la confusion des choses saintes et des intérêts mondains ; ils rejetèrent graduellement les canons des conciles et les dogmes que ces canons avaient consacrés. Quelques-uns finirent par n’accepter d’autre autorité que la Bible, livrée elle-même à la libre interprétation de chacun.

La résistance obstinée qu’opposaient à la réforme des abus ceux qui en profitaient excita la colère et le fanatisme des novateurs, et ne contribua pas peu à les pousser dans la voie révolutionnaire où ils étaient entrés sans s’être assigné un but précis. Les excès, les extravagances de plusieurs des apôtres de la réforme ne firent que fortifier davantage les défenseurs de Rome et de l’orthodoxie dans leur attachement au passé. Les mauvaises passions intervenaient, et les haines allumées par les violences auxquelles on se laissait aller de part et d’autre rendaient la conciliation de moins en moins possible. Le mal n’était pas circonscrit à la seule Allemagne, où avait éclaté l’incendie ; il s’étendait partout où l’église était l’objet des mêmes plaintes, où le régime féodal dégénéré croulait au milieu de la confusion qu’il avait introduite. Le clergé ayant dans les diverses contrées de l’Europe une organisation à peu près identique, la guerre qui lui était déclarée au-delà du Rhin ne pouvait demeurer une question, exclusivement allemande ; elle prenait un caractère quasi européen. La propagande des doctrines nouvelles se faisait d’un pays à l’autre, et, atteinte de la contagion à des degrés divers, partout la société se trouvait en péril. L’esprit réformateur, qui était pour le XVIe siècle ce que nous appelons aujourd’hui l’esprit révolutionnaire, se manifesta donc à cette époque avec une intensité presque égale à celle qu’on lui a vu prendre de nos jours. En quelques années, les novateurs furent entraînés jusqu’aux dernières limites du radicalisme politique et religieux, et ce que les utopistes contemporains proclament au nom de la science, les apôtres les plus avancés de la réforme le proclamaient au nom de Dieu. Il s’éleva de véritables écoles socialistes, aussi confiantes dans leurs systèmes, aussi impérieuses dans leurs prétentions, aussi dépourvues de sens pratique dans leur façon de procéder. Elles n’aboutirent qu’à investir pour un moment d’une autorité tyrannique des hommes qui n’avaient aucun titre pour commander, qu’à répandre la désolation et la terreur ; elles compromirent le travail d’épuration et de moralisation qu’essayaient des cœurs honnêtes, et firent redouter, détester même la liberté, parce que c’était à son ombre qu’avaient grandi les fauteurs de tant de désordres.

L’histoire de ces folles tentatives pour réaliser dans la société une égalité chimérique et refaire la religion et les lois sans tenir compte de l’action des passions humaines est trop oubliée parmi nous ; il est bon d’en remettre sous les yeux les faits les plus saillans. La guerre des paysans, la révolte des anabaptistes de Münster, acquièrent, par les événemens auxquels nous avons assisté, un intérêt nouveau ; elles nous fournissent de salutaires leçons dont peuvent profiter tous les partis.

I

Quand, le 15 décembre 1520, Luther brûlait solennellement devant une des portes de Wittenberg la bulle de condamnation que le pape avait lancée contre lui et les livres du droit canonique, il ne faisait que donner le signal de la révolte qui se préparait depuis longtemps en Allemagne. La lutte n’éclata pas tout à coup ; elle existait bien avant que l’audacieux moine d’Eisleben eût élevé la voix ; mais, de sourde qu’elle avait été, elle devint une guerre ouverte. Luther, pour triompher d’un adversaire aussi redoutable que l’église, ne pouvait négliger aucun des moyens d’attaque que lui fournissaient les ennemis de celle-ci. Dans la rude entreprise où il se jetait, nul auxiliaire n’était à dédaigner ; il rencontrait des forces nombreuses ; le difficile était de les discipliner. Sa résolution, sa ténacité, son éloquence et son savoir appelaient sans doute le jeune docteur à devenir le chef dû mouvement religieux, mais il ne possédait pas dans le principe toutes les qualités nécessaires au rôle militant qu’il allait jouer. C’était plutôt un controversiste et un pamphlétaire qu’un homme d’action et un organisateur, plutôt une parole qu’un bras. Il pouvait remuer les masses populaires, exciter les princes, passionner la jeunesse des écoles, non diriger des négociations ou se mettre à la tête d’une résistance armée. S’il prenait parfois les allures du tribun, il n’y avait en lui rien du fanatique ou du démagogue. Son intention n’était que de combattre ce qu’il regardait comme les mensonges et les erreurs de l’église romaine ; il ne songeait point à changer les institutions de l’empire, à refaire la société. Aussi, pour réaliser son plan, s’appuyait-il sur les princes fatigués du joug de la papauté et sur les griefs que la diète opposait au saint-siège. Il ménageait la puissance laïque, afin de tenir par elle en échec l’autorité spirituelle. Si les acclamations populaires l’avaient salué à son entrée à la diète de Worms, il ne pouvait d’autre part oublier que c’étaient des princes, les ducs Eric et Guillaume de Brunswick, le jeune landgrave de Hesse, le comte Guillaume de Henneberg, qui l’avaient soutenu et encouragé, quand il était sorti de cette assemblée tout ému et quelque peu effrayé. Il s’agissait d’abord pour Luther, non de fonder un nouvel ordre de choses, mais de prouver sa doctrine. Par son éducation, il était avant tout théologien, et la réforme religieuse avait une telle importance à ses yeux qu’il y sacrifiait sans hésitation une réformé politique sur laquelle ses idées n’avaient guère été tournées. Cette dernière réforme au contraire, le peuple ne la séparait pas de la première, et les princes la poursuivaient également, mais ils l’entendaient d’une tout autre manière ; elle consistait pour eux à s’émanciper à la fois de l’autorité impériale et du pape. Luther cherchait à son œuvre des protecteurs et des appuis. Il écrivait à François 1er et à Charles-Quint avec un mélange de souplesse et d’audace où perce la pensée de gagner à sa cause ces souverains, en leur laissant voir tout ce que le pouvoir royal devait redouter de l’église romaine. S’il attaqua parfois les monarques et les princes, c’était pour leur reprocher de se montrer trop condescendans à l’égard du saint-siège, non pour saper leur autorité, car, suivant ses propres paroles, « l’empereur, libre et légitime, ne doit pas laisser émousser son glaive par les usurpations aveugles des bigots de Rome, qui prétendent gouverner en tout au-dessus du pouvoir temporel. » Plein de foi dans l’Écriture et d’admiration pour la science des pères, Luther ne visait pas à supprimer l’enseignement de l’église ; il voulait la ramener aux vrais principes, dont elle s’était selon lui écartée, et, de même qu’il entendait s’appuyer sur les princes contre la puissance spirituelle du souverain pontife, il faisait appel aux livres révélés pour les opposer aux doctrines et aux pratiques du saint-siège.

Le grand réformateur, en jetant le gant à l’église, entrait sans doute par ses intentions dans le courant auquel codaient alors les esprits en Allemagne : par la puissance de son génie, il lui appartenait d’imprimer au mouvement qui l’avait porté une direction plus ferme et une marche plus continue : mais il n’en représentait pas tout le jeu. Il y avait dans la fermentation dont la société était travaillée autre chose qu’un besoin de donner au clergé une organisation plus évangélique, de corriger la théologie et de relever le culte. A côté d’une aspiration à un retour vrai et sincère aux purs préceptes de Jésus-Christ, deux tendances d’un caractère fort différent se manifestaient dans l’opposition dirigée contre l’église ; elles pouvaient aboutir à un résultat contraire à celui que Luther voulait atteindre. L’une était démocratique, l’autre non-seulement anti-catholique, mais anti-ecclésiastique et anti-traditionnelle. D’une part, les paysans, surtout ceux de la Souabe, de la Franconie et des contrées rhénanes, les artisans et les bourgeois d’un grand nombre de villes avaient pris en aversion le clergé, non pas tant par répugnance pour les dogmes qu’il enseignait que parce qu’ils voyaient dans le corps sacerdotal le plus solide appui d’un ordre de choses dont ils souhaitaient la destruction. D’autre part, l’émancipation du joug de l’orthodoxie avait eu pour effet de susciter les doctrines les plus téméraires et les théories les plus aventureuses ; des novateurs inconsidérés et enthousiastes s’étaient élevés contre toute autorité spirituelle qui eût fait obstacle à la propagation de leurs idées et les eût enchaînés à la lettre de l’écriture sainte. Ces novateurs, loin de vouloir revenir à une tradition qui était la condamnation de leur doctrine, ne cherchaient dans la Bible que ce qui semblait la confirmer, et rejetaient précisément ce qui faisait la base de la réforme de Luther, le sens littéral de la parole divine. Aussi tombaient-ils dans les interprétations les plus arbitraires, se séparant par là graduellement du luthéranisme pour arriver à un radicalisme religieux, où ne tardèrent pas à se trouver confondues les hardiesses du plus pur rationalisme et les rêveries du mysticisme le plus dévergondé. Les paysans, les artisans réclamaient l’abolition de règlemens et de privilèges qui aggravaient leurs charges et leur misère au profit des prélats, des abbés, des moines, des nobles et des gros bourgeois. Ils confondaient dans une égale haine les ecclésiastiques et les seigneurs, parce que les uns et les autres jouissaient d’une foule de droits exercés au détriment du pauvre peuple, et la réforme de Luther ne fut accueillie par eux au début avec tant de faveur que parce qu’ils en attendaient leur émancipation. Les docteurs de la théologie indépendante, en poursuivant un tout autre idéal religieux et politique, n’acceptaient la réforme de Luther que parce qu’elle ouvrait la porte à des changemens plus profonds.

Le moine d’Eisleben, tout opposé qu’il fût aux projets de ces deux partis, eût désiré cependant s’en assurer l’alliance, car il sentait que chez l’un il y avait une grande verve d’opposition religieuse qui porterait de rudes coups à l’église romaine ; chez l’autre, il trouvait de vigoureux soldats pour le cas où l’on en viendrait à une prise d’armes. Cette alliance n’était pas d’ailleurs incompatible avec ses propres principes, car sur certains points il s’entendait avec les deux camps qui s’étaient formés à côté du sien. Pénétré des préceptes de l’Évangile, il condamnait ce que l’autorité princière et seigneuriale avait de trop dur dans son exercice et les exactions dont elle se rendait coupable ; il engageait au nom du Christ et de la charité les grands à se montrer plus humains envers leurs sujets, plus dignes par leurs actes des biens de ce monde dont ils avaient la grosse part. Voulant ramener la religion à une vie intérieure plus active, lui enlever ce formalisme où elle se desséchait, purifier le culte de pompes et d’observances qui lui semblaient toutes païennes, parce qu’elles occupaient plus les yeux qu’elles ne nourrissaient l’âme, il encourageait la méditation de la parole divine, que sa traduction de la Bible allait rendre accessible à tous, et poussait ainsi chacun à chercher par soi-même le sens de l’Écriture. Pour que l’alliance que Luther cherchait pût subsister, il fallait toutefois que les deux partis ne sortissent pas des bornes du bon sens et d’une certaine modération, et là était justement la difficulté.

Avec le relâchement de l’esprit d’obéissance et de respect pour l’autorité, à la faveur duquel se propageait l’opposition contre le saint-siège, comment parvenir à imposer une règle, une direction ferme à des aspirations dont l’objet n’était point nettement défini, et qui se liaient au déchaînement des passions les plus égoïstes ? Luther était-il assez fort pour tenir à la fois sous sa main les esprits enivrés de la liberté d’examen dont ils jouissaient et les masses populaires frémissantes ? Le moine d’Eisleben exerçait assurément par ses écrits une influence considérable ; mais ce n’était là qu’une force morale, et en temps de révolution il y a toujours un moment où cette force devient impuissante. Alors Luther courait risque d’être contraint d’user des moyens qu’il avait tant reprochés à l’église romaine, d’en être réduit à réclamer, pour réprimer les hardiesses de la pensée, l’appui du bras séculier, à demander l’emploi des armes contre des malheureux dont il eût fallu écouter les justes plaintes et guérir les souffrances. Or c’est précisément ce qui arriva. Luther essaya d’abord d’agir par sa seule parole, par sa seule dialectique. Il y réussit un moment : il ne parvint en réalité qu’à conjurer pour quelques mois la tempête ; il ne rétablit pas l’entente entre les diverses écoles qui partageaient les novateurs, et ne put leur faire accepter sa propre opinion comme une transaction. Les classes ouvrières et rurales n’avaient point obtenu satisfaction dans leurs demandes ; ceux qui précipitaient la réforme dans les voies d’un radicalisme mystique regardaient Luther comme une intelligence timide et étroite qui n’attaquait pas le mal dans sa racine. Aussi, dès que ces deux partis comprirent qu’il n’y avait rien à espérer des princes et du grand docteur de Wittenberg pour l’objet véritable de leurs aspirations, ils rompirent la trêve, et une guerre à outrance commença. Les radicaux en matière de réforme religieuse tendirent les bras aux paysans, qui les adoptèrent pour chefs et inspirateurs. L’alliance que Luther n’avait pu opérer se fit contre lui ; mais, pour que l’on comprenne ce qui se passa alors, il faut se reporter un peu en arrière et remonter aux origines de la révolte qui allait éclater.

Dans une partie de l’Allemagne, il y avait déjà plus de trente ans que des séditions se renouvelaient à courts intervalles contre le clergé et les seigneurs. Les paysans s’étaient insurgés en divers districts. La guerre tendant à se faire de plus en plus avec des mercenaires qu’on levait dans les campagnes (lansquenets, landsknechte), ils en supportaient tout le faix. Aussi commençaient-ils à refuser de se laisser enrôler. Les dépenses nouvelles auxquelles l’empire dut faire face avaient amené l’accroissement des impôts, qui retombaient en fin de compte presque toujours sur les artisans et les petits bourgeois. De là des plaintes violentes chez ceux-ci. Les paysans s’élevaient en outre contre le caractère vexatoire de certaines servitudes féodales, contre les dommages que leur causaient le droit de pêche et le droit de chasse réservés aux seigneurs, contre les mauvais traitemens qui leur étaient parfois infligés et l’arbitraire qui régnait dans la façon dont on leur rendait la justice. Ils en voulaient surtout aux prélats et aux moines, dont la richesse et la vie facile étaient pour eux un sujet d’envie. Ils réclamaient l’interdiction du cumul des bénéfices ecclésiastiques, la suppression des privilèges accordés aux monastères et aux maisons religieuses ; ils repoussaient la confession, qui leur paraissait un moyen inventé par le clergé pour dominer le peuple, et prétendaient au droit de choisir eux-mêmes leurs pasteurs. A chaque nouveau soulèvement, on pouvait presque constater les progrès des idées révolutionnaires, qui atteignirent en certains cantons, même dès les premiers temps de ces troubles, aux dernières limites. Les révoltes furent d’abord toutes locales. Tel était le caractère de la sédition des paysans de l’abbaye de Kempten en 14491, de ceux de l’abbaye d’Ochsenhausen en Souabe dans l’année 1500. Le soulèvement qui éclata en 1476 chez les paysans et les bourgeois de l’évêché de Wurzbourg fut plus grave. Il eut pour chef un berger appelé Hans Behaïm, qui, en même temps qu’il prêchait la nécessité de faire pénitence, demandait l’abolition de tous les impôts fonciers, le renversement de toutes les autorités temporelles et spirituelles, et l’établissement du règne de l’égalité. Il n’avait point réuni autour de lui moins de 40,000 insurgés ; mais on eut facilement raison d’eux, et le pieux jeune homme, comme ses adhérens appelaient Behaïm, trouva la mort en combattant. Son corps fut livré aux flammes. Les Käsebröoder, qui en 1492 provoquèrent en Néerlande une révolte du même genre, et dont les contemporains évaluent le chiffre à 40,000, avaient pris pour enseigne un pain et un fromage ; de là le sobriquet qui leur fut donné. Le duc Albert de Saxe, alors gouverneur des Pays-Bas, marcha contre eux à la tête d’une armée et les tailla en pièces. L’année suivante, il se produisit parmi les paysans de l’Alsace une grande agitation ; une conspiration s’ourdit, mais elle n’aboutit point. Toutefois le calme ne se rétablit pas ; les esprits continuèrent à fermenter dans les provinces qui bordent le Rhin, et au commencement du XVIe siècle des complots se tramèrent dans l’évêché de Spire. Déjà en 1502 il y avait eu des menées très actives ; mais ce fut seulement en 1505 que le mouvement insurrectionnel atteignit de grandes proportions. Bruchsal, une des villes de cette principauté ecclésiastique, fut le foyer de la conjuration. Environ 7,000 hommes et 400 femmes prirent les armes. Leur étendard portait un de ces souliers à quartier élevé et s’attachant sur la jambe au moyen de lanières, qui était la chaussure alors usitée par les vilains, tandis que les chevaliers et les nobles avaient adopté la botte. De là le nom de Bundschuh, c’est-à-dire le soulier, qui fut donné à ce soulèvement de campagnards. Le Bundsckuh offrait le caractère d’une véritable affiliation secrète ; il eut son organisation intérieure, ses signes de ralliement et ses mots de passe, son programme et ses plans de réforme sociale, qui rappelaient lis prétentions de Hans Behaïm : jouissance commune des droits de chasse, de pêche, de forêt et de pâturage, suppression de tous les couvens et de tous les établissemens ecclésiastiques, abolition de toute autorité.

Avant que leurs projets eussent pu recevoir un commencement d’exécution, les conjurés furent dénonces aux magistrats. Ou arrêta les principaux meneurs, qui furent sévèrement punis, et l’ordre sembla rétabli ; mais en des pays voisins l’agitation continuait. Il y eut des troubles à Erfurt en 1509, à Constance en 1511, à Schweinfurt, dans l’évêché de Wurzbourg en 1513. L’un des chefs du Bundschuh dans l’évêché de Spire, Josse Fritz, avait réussi à s’échapper et s’était réfugié dans le Brisgau, sa patrie. L’autorité le perdit de vue, et l’on oublia si complètement son passé qu’il parvint à obtenir une petite magistrature à Lehen, village voisin de Fribourg en Brisgau. Fritz, qui n’était pas désabusé de ses projets révolutionnaires, profita de sa situation pour ressusciter l’association du Bundschuh. Il fit une propagande active dans les campagnes, et parvint à grouper autour de lui un certain nombre de mécontens, qui s’assemblèrent un jour de l’année 1513 près de Lehendans la plaine appelée Hartmatte, et arrêtèrent un programme. Les articles en étaient pour la plupart assez modérés ; on y avait simplement renouvelé les demandes d’abolition des impôts, redevances et servitudes qui pesaient fort lourdement et exclusivement sur le pauvre peuple ; on y réclamait la constitution d’une justice plus équitable. Toutefois on voyait çà et là percer dans certains passages des tendances plus radicales. L’un des articles déclarait que les paysans n’entendaient reconnaître d’autre autorité après Dieu que notre saint-père le pape et sa très gracieuse majesté l’empereur. On s’y inscrivait contre toute espèce de guerre entre états chrétiens, et l’on mettait en avant un projet de paix perpétuelle fondée sur l’alliance des peuples. Quant à ceux qui avaient le goût des armes, ils étaient libres, disait le programme, d’aller combattre contre les Turcs et les infidèles. Les membres de la réunion s’engagèrent par serment à défendre au péril de leur vie et de leurs biens l’union proclamée dans la Hartmatte ; la peine de mort fut prononcée contre celui qui manquerait à sa foi.

Josse Fritz et ses adhérens décidèrent qu’on demanderait à l’empereur de se mettre à la tête de la ligue. En cas de refus, on devait se tourner du côté des Suisses, que l’on supposait disposés à seconder l’entreprise. C’était en effet le voisinage de la libre Helvétie qui avait contribué à développer dans le Brisgau les idées d’émancipation et de révolte qui se faisaient alors jour. Des émissaires passaient souvent des terres de l’empire dans les cantons suisses, où les agitateurs allemands trouvaient un refuge contre les poursuites auxquelles ils étaient exposés. L’indépendance de ces cantons faisait envie aux paysans de la Souabe et de l’Alsace, et s’offrait comme modèle à leur imitation. Le mouvement du Bundschuh du Brisgau gagna les évêchés du Bas-Rhin et y réveilla les germes de rébellion imparfaitement étouffés. Des ligues insurrectionnelles se formèrent dans les villages du margraviat de Bade et de l’Alsace (Dorfschaften). Des troubles éclatèrent à Spire, à Worms, à Cologne. L’oppression que faisait peser sur ses sujets le fameux duc Ulrich de Wurtemberg provoqua dans la Souabe en 1514 une sorte de jacquerie, qui s’étendit les années suivantes dans l’évêché d’Augsbourg et prit les proportions d’un soulèvement général de la population rurale contre les seigneurs. L’agitation gagna la Carinthie ; il fallut faire marcher des troupes contre les paysans, qui furent dispersés au nombre de 2,000. En 1517, la révolte se communiquait à la Marche l’indique, où les gens des campagnes, exaspérés par l’établissement de nouveaux impôts, saccagèrent les châteaux, en massacrèrent les seigneurs et les habitans, dévastèrent les couvens, et ne furent arrêtés que par la petite armée de Siegmund de Dietrichstein, qui leur fit cruellement expier ces excès. Dans le Wurtemberg, les paysans s’étaient organisés en une association qui fut connue sous le sobriquet de Pauvre Conrad (Der arme Kunz), du nom d’un paysan de Schorndorf qui avait été le fondateur d’une gilde ou corporation d’où l’association prit naissance. La gilde du Pauvre Conrad consista d’abord en une société de gais compagnons qui se réunissaient dans les tavernes pour deviser et plaisanter inter pocula sur les nouvelles du jour. Les mesures vexatoires imposées par le duc Ulrich, qui avait frappé le vin de nouveaux droits et altéré les poids et les mesures, devinrent naturellement l’objet des gausseries de ces joyeux compères. Tout en buvant, on s’entendit pour résister aux abus de l’autorité ducale, et les réunions prirent peu à peu un caractère politique. Elles devinrent de véritables meetings. Du Wurtemberg, l’agitation s’étendit en Alsace, où les paysans se montraient hostiles au clergé et réclamaient une amélioration de leur sort. En général, le Bunaschuh et les associations qui s’y rattachaient s’en prenaient plus à la domination ecclésiastique qu’à celle des seigneurs, contre lesquels on était cependant mal disposé ; mais cette hostilité n’impliquait pas un esprit d’impiété. Des idées religieuses s’alliaient souvent chez les séditieux à leurs projets de révolte : à Spire, ceux qui voulaient être admis dans la ligue devaient réciter chaque jour à genoux cinq Pater et cinq Ave ; à Lehen en Brisgau, Josse Fritz et ses adhérens invoquaient Dieu comme le protecteur de leur entreprise.

Ces tentatives d’insurrection échouèrent devant l’énergique répression qu’on déploya contre elles, et les tribunaux sévirent sans pitié en plusieurs lieux du Brisgau et du margraviat de Bade ; mais, si l’on avait réprimé, on n’avait pas cherché à porter remède aux maux auxquels étaient dues en partie ces soulèvemens populaires. Dans l’état où se trouvait l’Allemagne, il n’était pas besoin de bien puissantes excitations pour amener une conflagration ; les premières protestations de Luther contre Rome suffirent à ranimer une révolte mal assoupie et, pour le peuple, des espérances d’émancipation qui n’avaient point eu le temps de se dissiper complètement.

Bon nombre de partisans de la réforme proclamée par l’augustin de Wittenberg se recrutèrent parmi ces hommes enthousiastes dont je parlais tout à l’heure, qui cherchaient la religion plus dans les rêves de leur imagination exaltée ou mystique que dans une étude approfondie et critique des livres saints. La sympathie qu’ils manifestèrent d’abord pour Luther tenait à l’aversion qu’ils avaient, comme lui, pour les pratiques de l’église romaine et le despotisme théologique du saint-siège. Une fois la rupture consommée avec l’orthodoxie, la tendance de leur esprit les poussa dans une direction tout autre que celle qu’avait prise le grand maître de ce qui devint le protestantisme. Au premier rang de ces novateurs, qui laissaient loin derrière eux Luther, se place Andréas Bodenstein, dit Carlstadt, du nom de sa ville natale. Formé comme lui à l’université de Wittenberg, il fut tout d’abord son émule, et se montra l’un des plus vigoureux contradicteurs de Jean Eck, qui défendait avec force l’autorité de l’église. « Carlstadt, écrit le célèbre historien Léopold Ranke, était une de ces natures d’esprit qu’on observe fréquemment en Allemagne, qui, toutes portées qu’elles soient à approfondir les questions, ne craignent pas de rejeter résolument ce qui a été unanimement reconnu comme vrai avant eux, ou de soutenir ce que l’on a jusqu’alors universellement rejeté, sans cependant sentir le besoin de mettre dans leurs idées une clarté qui en assure la démonstration. » Plus impétueux que le moine d’Eisleben, Carlstadt l’avait devancé dans son appel à la décision d’un concile. Il faisait bon marché de la tradition et n’entendait accepter pour guide que l’Écriture, tout en émettant des doutes sur l’origine mosaïque de l’ensemble du Pentateuque et sur l’authenticité absolue des Évangiles. On comprend donc qu’il ne reculât pas devant une transformation religieuse où presque rien ne subsisterait des idées et des rites de l’église. Son éloquence, où l’inspiration remplaçait la logique, lui attira de nombreux admirateurs. C’était le moment où différentes villes commençaient à remplacer leurs curés par des apôtres des nouvelles doctrines évangéliques. Carlstadt fut appelé en qualité de prédicateur par un bourg de la Thuringe, Orlamünde, où le parti luthérien était devenu le plus fort. Il y attaqua sans ménagement la messe et le culte des images, et abolit toute l’ancienne liturgie, toutes les formes qui font l’essence du culte catholique, et que Luther conservait encore. Dans son admiration sans réserve pour l’Ancien-Testament, il s’efforça de remettre en vigueur diverses prescriptions de la loi de Moïse ; il alla jusqu’à autoriser la polygamie. Ne respectant pas plus l’autorité temporelle que l’autorité spirituelle, il professa hautement le droit à l’insurrection ; lorsque le gouvernement ne s’acquittait pas de son devoir, le peuple, disait-il, avait le droit de le renverser. Loin d’opérer la réforme de l’église chrétienne, c’était en préparer la destruction en ébranlant les bases d’une société dont elle faisait le principal lien.

Quelques autres fauteurs de l’insurrection religieuse s’engagèrent dans les mêmes voies et prêchèrent ouvertement le retour aux idées de l’ancienne alliance. A Eisenach, Jean Strauss condamnait, comme contraire à la loi de Dieu, le prêt à intérêt, demandait le rétablissement de l’année sabbatique des Juifs, et déclarait infectées de paganisme les lois de l’empire. A Zwickau, en Saxe, un simple drapier, Nicolas Storch, égaré par les rêveries du millénarisme, s’imagina que Dieu lui avait révélé qu’il serait placé à la tête du royaume des élus, dont l’avènement était proche, car le monde, assurait-il, allait être soumis à un effroyable bouleversement. Storch s’était fait une doctrine où les idées de Luther s’associaient à des spéculations mystiques ; il enseignait la nécessité de rebaptiser les chrétiens, ce sacrement n’ayant à ses yeux de vertu qu’autant qu’il était administré aux personnes d’âge à en comprendre les effets. De là le nom d’anabaptistes donné à Storch et à ses adhérens. La secte grossit rapidement. Le drapier enthousiaste avait fait de nombreux prosélytes chez les artisans de sa condition ; mais il rencontra dans le conseil et le clergé de Zwickau une vive résistance, et dut finalement quitter la ville. Se regardant comme un nouveau Christ, il s’était attaché 12 apôtres et 72 disciples. Tandis que les uns se rendaient en Bohême, il conduisit les autres à Wittenberg. Il y trouva une population depuis longtemps agitée par les écrits de Luther, surexcitée par les discours de Carlstadt. Il se mit en rapport avec ce dernier, qu’il convertit à ses idées. La secte des rebaptiseurs trouva dans la majeure partie des habitans l’accueil le plus favorable, et Storch et Carlstadt étaient devenus en quelques semaines les arbitres du mouvement religieux à Wittenberg. On fit table rase de tout l’ancien culte ; on proscrivit jusqu’à l’enseignement de la théologie, jusqu’à la science, que l’on déclarait chose inutile et contraire à la fin de l’homme. Carlstadt, ce docteur qui avait contribué à l’éclat de l’université, ne rougit pas d’avancer qu’on n’avait plus besoin d’un pareil établissement, et il renvoya ses auditeurs aux champs ou à l’atelier, afin, disait-il, d’obéir à Dieu, qui a condamné l’homme à gagner son pain à la sueur de son front. Le recteur de l’école primaire George Mohr fermait de son côté la classe, et enjoignait aux parens de venir chercher leurs enfans, parce qu’il était inutile d’apprendre. Selon les anabaptistes, la révélation dont Storch s’était fait l’interprète suffisait à tout, et la populace applaudissait à un régime d’égalité qui rabaissait à son niveau les supériorités dont elle était jalouse. Les bourgeois sensés se voyaient impuissans pour arrêter ce délire, et les professeurs de l’université, menacés ou intimidas, restaient muets ; Mélanchthon n’osait lui-même élever la voix. L’électeur de Saxe ne sévissait pas ; il y avait d’ailleurs chez lui une grande indulgence pour les novateurs, aux théories desquels il se laissait facilement prendre. C’était un de ces amis du peuple un peu niais qui ne veulent pas voir le mal et suspecter les intentions des agitateurs pour ne point déranger les rêves généreux qu’ils caressent. Luther fut averti par Mélanchthon de ce qui se passait, et en frémit. Bravant le danger auquel l’exposait la condamnation portée contre lui à la diète de Worms, il quitta en toute hâte la retraite du château de Wartbourg, où il se dérobait à ses ennemis, et accourut dans Wittenberg. Il ne fallut rien moins que sa voix puissante pour réfuter les doctrines qui s’étaient emparées des esprits et calmer cette fureur de réforme. Une réaction s’opéra dans la ville contre Carlstadt et ses adhérens. Storch fut obligé d’abandonner Wittenberg et de promener ailleurs son apostolat.

Luther avait frappé si rudement sur les sectaires, il avait si bien montré dans son langage brutal, mais saisissant, tout le danger de ces doctrines de perdition, ou, pour emprunter ses expressions, il avait si bien mis en garde l’électeur, l’université, le peuple, contre les artifices et les illusions de Satan, que l’anabaptisme aurait peut-être succombé du coup, si le fondateur de la secte n’eût rencontré un disciple plus capable que lui de poursuivre l’œuvre commencée, plus fait par sa parole et sa résolution pour dominer les masses populaires. C’était Thomas Münzer.

Caractère entreprenant et ambitieux, mélange d’hypocrisie et de mysticisme, ce nouveau promoteur de l’anabaptisme s’était signalé de bonne heure par un esprit turbulent et inquiet. N’étant encore que simple étudiant à Halle, il avait ourdi une conspiration contre l’archevêque Ernest de Magdebourg, prince qui jouissait pourtant d’une grande popularité. La méditation assidue de l’Écriture sainte avait conduit Münzer à des idées analogues à celles dont Storch s’était infatué. Son but était l’établissement d’une théocratie qui devait assurer le règne de la justice et le bonheur des classes jusqu’alors déshéritées. Aussi s’adressait-il de préférence aux pauvres, aux ouvriers, aux paysans. Il prêcha d’abord avec succès à Stolberg dans le Harz, sa ville natale ; il passa ensuite dans le Brunswick, puis se rendit à Zwickau, où il trouva Storch, qui l’adopta comme son vicaire. Ils se partagèrent dès lors l’apostolat, et, tandis que le fondateur de l’anabaptisme partait pour Wittenberg, Münzer gagnait Prague. Les idées des hussites et des taborites y conservaient d’assez nombreux partisans. Münzer comptait donc trouver à Prague les esprits disposés à bien accueillir ses opinions, mais il vint se heurter contre les entraves que l’autorité mit à sa prédication, et, dans l’impossibilité d’y constituer une société telle qu’il la rêvait, il abandonna le pays. Les habitans d’Altsdädt le demandèrent pour pasteur à la fin de l’année 1522. Assuré de trouver en Thuringe une liberté qui lui faisait défaut ailleurs, Münzer se hâta de se rendre dans cette petite ville, où ses sermons exaltèrent les têtes, et où pendant deux années il réglait à sa guise tout ce qui tenait au culte et au gouvernement de la commune. Il se donna, comme Storch, pour inspiré. En même temps qu’il prêchait la réforme des mœurs, qu’il s’élevait avec force contre le meurtre, qui se déguisait alors sous la forme des combats singuliers, contre l’adultère et le blasphème, qu’il enseignait le châtiment de la chair, qu’il prescrivait de ne se vêtir que de vêtemens misérables et sordides, de prendre une mine triste et un air de deuil en signe de pénitence, il annonçait la suppression des dîmes, des cens, des redevances, l’abolition complète des servitudes réelles et personnelles, et poussait au renversement de l’autorité. Il se mit à la tête d’une association qui devait agir dans ce dessein, et qui s’intitulait les pieux el les saints. Continuant la campagne iconoclaste qu’avait ouverte Carlstadt, il conduisit aux environs d’Altsdädt plusieurs expéditions contre les crucifix et les images. Enfin il répandait contre Luther, qu’il ne détestait pas moins que les catholiques, les libelles les plus dégoûtans et les plus injurieux. La propagande anabaptiste. eut ainsi un centre, et elle pervertit une foule de gens simples et. ignorans. Luther, personnellement attaqué, prêcha la croisade contre ce qu’il appelait justement l’esprit de révolte ; mais sa position était fausse, car les sectaires ne manquaient pas de lui rappeler que le premier il avait fait appel au droit d’examen. Ils le traitaient d’hypocrite, de valet des princes, et opposaient ses principes à l’attitude qu’il prenait vis-à-vis des réclamations du peuple, dont Münzer se proclamait le défenseur.

L’alliance était donc conclue entre les radicaux en matière de réforme religieuse et les paysans, car les premiers avaient adopté une partie du programme des seconds. Luther ne pouvait plus songer à s’unir à des hommes qui ruinaient sa doctrine et qui repoussaient toute autorité ; aussi sépara-t-il de plus en plus sa cause de la leur. En mars 1522, il déclarait, dans l’écrit que l’électeur de Saxe présenta en son nom à la diète de Nuremberg, qu’il respectait l’autorité impériale, et cette même année il faisait imprimer son Véritable avertissement à tous les chrétiens pour les mettre en garde contre la rébellion et la révolte, où il s’efforçait de retenir les novateurs et les mécontens. Quand le mal eut fait des progrès alarmans, il appela sur les rebelles toutes les sévérités des magistrats ; les paysans lui apparaissaient alors comme une classe qu’il fallait tenir en bride, à laquelle il était dangereux de laisser prendre des libertés. « Si les paysans deviennent les maîtres, s’écriait-il, le diable deviendra abbé. » Loin de condamner les corvées, il en voulait le maintien, car il déclarait à Henri de Einsiedel que l’homme du peuple devait supporter des fardeaux, sinon il deviendrait trop mutin. Enfin, quand l’insurrection eut éclaté, il se montra sans pitié pour les rebelles. « On ne doit aux paysans, écrivit-il alors, ni indulgence ni pitié. Rien pour eux que la colère de Dieu et des hommes. Il faut les traiter comme des chiens enragés… Tuez, frappez, assommez ! » Mélanchthon, malgré sa douceur, tenait le même langage, et qualifiait les anabaptistes de secte diabolique qu’il fallait extirper. Et cependant ce peuple sur lequel le grand réformateur appelait la vengeance divine et humaine, c’était celui qui avait épousé sa révolte contre l’église, contre l’autorité ; c’est dans ses écrits qu’il avait trouvé les encouragemens à la résistance. Franz de Sickingen et les autres chevaliers qui prirent les armes contre l’empire en alléguant l’oppression des petits états étaient les amis et les complices de Luther. Les gens des campagnes n’avaient fait qu’imiter leur exemple. Voilà ce que répétaient les hommes plus prudens et plus impartiaux en entendant ces discours si différens de ceux qui étaient d’abord sortis de la bouche du bouillant moine d’Eisleben. Encore un pas, et Luther devenait un persécuteur presque aussi ardent qu’aurait pu l’être un inquisiteur. Les paysans, qui n’avaient guère applaudi à la réforme que dans l’espoir d’obtenir une condition meilleure, ne trouvaient plus en Luther le sauveur qu’ils s’étaient figuré, et Érasme, que le spectacle de l’anarchie avait ramené au principe d’autorité, lui écrivait : « Tu méconnais les insurgés, mais ils te reconnaissent, » et il ajoutait d’un ton sarcastique : « Je ne pense pas assez mal de toi pour supposer que tout cela n’était qu’une machination de ta part ; mais depuis longtemps, lorsque tu commenças à prendre le rôle d’un adversaire de l’église, j’avais prévu, à la violence de ta plume, que les choses en viendraient au point où elles sont en ce moment ! »

Cependant l’appel que le docteur de Wittenberg faisait à l’autorité contre les ultra-réformateurs et les anabaptistes fut entendu. D’ailleurs les prédications de Münzer portaient le trouble dans toute la contrée. Ce nouveau prophète fut mandé à Weimar pour rendre compte de sa conduite. Il s’enfuit d’Altstadt et alla s’établir à Nuremberg, où il monta une imprimerie, grâce à laquelle il inonda l’Allemagne de ses libelles et de ses diatribes contre Luther. Carlstadt de son côté avait reçu de l’électeur l’ordre de quitter Orlamünde.

A raison de son caractère démagogique, l’anabaptisme trouva facilement accès dans les pays où l’agitation populaire demeurait la plus profonde et la plus tenace. Il recruta d’assez nombreux prosélytes dans la Souabe, surtout dans les districts qui confinent à la Suisse, et où régnait un grand esprit d’insubordination dû en partie à l’influence qu’exerçait sur les paysans le spectacle de l’indépendance des cantons helvétiques. Dans la région occidentale de l’empire, les apôtres de la réforme inclinaient d’ailleurs à des idées bien plus hétérodoxes que celles de Luther, et prêchaient un radicalisme théologique qui prédisposait la population à se rallier à des projets de rénovation sociale. Un professeur d’Ingolstadt, Hubmaier, qui était venu se fixer à Waldshut, y enseignait la nécessité de rebaptiser ceux qui avaient reçu le baptême dans leur enfance, — ce que Hofmeister ne tarda pas à soutenir dans Schaffhouse. La Suisse était également travaillée par les doctrines radicales, qui s’y développèrent à la faveur de la réforme de Zwingli. Celui-ci, qui opérait à Zurich, sans presque attirer l’attention de Rome, une révolution religieuse bien plus hardie que celle dont Luther devenait le chef, avait banni du culte ce qui était de nature à lui donner un caractère mystique et surnaturel. Protégé par la constitution démocratique de son pays, il avait fait au clergé une guerre bien autrement acharnée que son émule de Wittenberg, en ameutant contre les curés et les moines les passions populaires. L’appui que Luther avait rencontré chez l’électeur de Saxe, Zwingli le trouva dans le conseil de la ville. En Suisse plus qu’ailleurs, l’hostilité contre l’église se confondait avec la lutte contre le régime féodal et les abus des privilèges, car les paysans des grands cantons n’étaient pas affranchis à beaucoup près, ceux des petits cantons seuls étaient émancipés. Aussi le protestantisme, dont cet affranchissement fut un des principaux véhicules, ne fit-il point de prosélytes chez ces derniers, qui demeurèrent attachés à la foi de leurs pères, tandis que la réforme de Zwingli prévalut dans la majorité des autres parties de la Suisse allemande, où les gens des campagnes aspiraient à la liberté que les villes avaient déjà presque toutes conquise.

Zurich était alors pour la Suisse ce que fut, au moment de la rupture de Luther avec l’église, Wittenberg pour l’Allemagne. Les prêtres et les moines des contrées voisines qui s’étaient déclarés pour les idées nouvelles et avaient adhéré au mouvement de la réforme vinrent chercher dans la ville suisse un asile contre la persécution, un champ libre pour la propagation de leurs doctrines. Ils y apportèrent de nouveaux germes de révolution religieuse, et y entretinrent l’esprit de révolte contre la tradition. Ils poussèrent les gens des campagnes et les artisans à revendiquer les droits qu’on leur déniait, à refuser le paiement des taxes et des dîmes, l’acquittement des corvées et des redevances féodales, à réclamer la confiscation des biens ecclésiastiques et la liberté d’exercer les métiers. Simon Stumpf, qui avait été forcé de s’exiler de Bâle, vint prêcher sur les bords de la Limmat l’abolition des dîmes et de l’intérêt de l’argent, comme choses contraires à la loi divine. Hans Brödli, originaire du pays des Grisons, quitta sa patrie pour exercer à sa guise le saint ministère à Zurich ; il y attaqua l’existence des biens du clergé, contestant au corps sacerdotal le droit de posséder, et, pour se conformer à ses propres principes, refusant de rien recevoir comme ministre de Dieu, vivant, comme il le disait, à l’exemple de saint Paul, du travail de ses mains. Hätzer, venu de Thurgovie, excita par sa propagande iconoclaste le fanatisme populaire contre tout ce qui présentait le caractère d’image et avait été jusqu’alors l’objet de la dévotion publique.

Ces prédications portèrent leurs fruits. Zwingli, après avoir triomphé des catholiques et fait accepter par le sénat la confession de foi qu’il avait rédigée, ne tarda pas à se trouver en lutte avec un parti plus radical qui. rejetait toute espèce de dogmes et ne reconnaissait d’autre guide que la Bible ; chacun interprétant ce livre à sa façon, l’anarchie menaçait d’envahir le camp des réformés. Les zwingliens devenaient ainsi en fait une nouvelle catégorie d’orthodoxes que ne ménageaient pas les biblistes ou indépendans, décidés à pousser la réforme jusqu’à ses dernières conséquences. Ces radicaux s’adressaient de préférence aux classes pauvres, et avaient gagné leurs sympathies en demandant le partage des biens du clergé, la suppression des dîmes, des corvées et des redevances. Zwingli se voyait donc, ainsi que se vit Luther, dépassé. Comme lui, il se rejeta en arrière : afin de résister au torrent, il fit appel aux conservateurs ; il défendit résolument la propriété et les dîmes, et, devenu par l’adoption de sa confession de foi l’arbitre religieux de Zurich, il appliqua le principe qu’il avait combattu quand les catholiques exerçaient le pouvoir, celui de l’autorité en matière de dogmes. Disposant du sénat à son gré, il fit voter par cette assemblée les articles de foi, procédant à l’égard du culte comme on le faisait pour les lois purement civiles et les mesures d’administration ou de police. Son précédent radicalisme s’était singulièrement modéré. Il avait incliné tout d’abord à la doctrine de la rebaptisation ; il la repoussait maintenant ; il s’attachait à conserver dans la liturgie nombre d’observances traditionnelles qu’il semblait auparavant disposé à rejeter. Les biblistes lui opposèrent ses propres paroles. N’avait-il pas dit que la volonté de l’état ne pouvait prévaloir sur l’Évangile ? Et maintenant il prétendait imposer le suffrage de la majorité à ceux qui étaient forts des prescriptions contenues dans le livré divin.

A la tête de l’opposition contre le grand réformateur zurichois s’était placé un jeune homme qui avait d’abord été l’un de ses plus chauds partisans. C’était Conrad Grebel, une de ces individualités dont les révolutions abondent, un de ces déclassés ambitieux qui prennent leurs convoitises pour des convictions et n’aspirent à bouleverser l’état que parce qu’ils y voient le moyen d’arriver au pouvoir. Issu d’une bonne famille de Zurich, Grebel avait étudié avec succès les belles-lettres à Vienne et à Paris, et se destinait à l’enseignement ; mais, d’un caractère indocile et passionné, il s’était brouillé avec les siens, contre la volonté desquels il avait contracté un mariage où il ne consulta que son cœur. Il tomba dans la gêne, et, espérant s’y créer une position, il revint à Zurich, où il chercha l’occasion d’appeler sur lui l’attention. Le mouvement religieux la lui fournit. Il mit son savoir littéraire au service des doctrines nouvelles et seconda avec ardeur les projets de Zwingli, qui fondait sur lui les plus belles espérances et lui emprunta fréquemment son érudition classique. Toutefois Grebel n’avait rien de la modération et de la douceur de Mélanchthon, s’il en avait quelque peu la science, et, au lieu de se faire le prudent conseiller du Luther suisse, il préféra en devenir l’adversaire et jouer le rôle d’un second Carlstadt. La rupture entre les biblistes et les zwingliens était déjà complète vers la fin de l’année 1523. Tel avait été le résultat de la conférence publique instituée sur la question de la sainte cène. Grebel s’était prononcé en faveur de l’interprétation la plus rationaliste ; il fut appuyé par Stumpf et plusieurs des étrangers établis depuis peu à Zurich. Zwingli et ses adhérens l’emportèrent, et le sénat reconnut définitivement pour religion de l’état le christianisme réformé selon les vues de son grand docteur. Les biblistes protestèrent ; ils résolurent de se séparer de l’église proclamée nationale. Le schisme passa d’abord assez inaperçu, car les dissidens étaient clair-semés. Dans leurs assemblées, on discutait des points de doctrine, on y arrêtait les moyens d’assurer à la petite église plus d’action, car les biblistes continuaient leur propagande dans le peuple. Leur idéal était de revenir à la société chrétienne primitive ; ils se proposaient en conséquence pour modèles les premières communautés de fidèles telles qu’elles nous apparaissent dans le Nouveau-Testament. Tout ce qui avait été ajouté depuis à la religion n’était aux yeux de ces sectaires que superstitions et qu’erreurs. De là entre eux et les anabaptistes allemands une extrême affinité. Les uns et les autres voulaient l’abolition des servitudes, des dîmes, des redevances, de l’intérêt de l’argent, des bénéfices et de la propriété ecclésiastiques. Les uns et les autres substituaient à l’autorité impérieuse de la loi civile et politique les préceptes de l’Évangile. Les biblistes condamnaient la guerre, l’emploi des châtimens corporels, et n’admettaient d’autre pénalité que l’expulsion de la communauté. Quant au culte, ils rejetaient toute cérémonie, tout rite, toute manifestation extérieure ; ils se bornaient à prier, à lire la Bible en commun et à s’édifier mutuellement par de pieux entretiens.

Repoussés par la bourgeoisie zurichoise, les biblistes cherchèrent à l’extérieur un appui. Ils se tournèrent tout naturellement vers les apôtres de la réforme en Allemagne, dont les idées se rapprochaient des leurs, tels que Carlstadt, Strauss, Münzer, et adoptèrent définitivement la doctrine de la rebaptisation. Les anabaptistes de leur côté, en quête de prosélytes, leur tendirent la main. Carlstadt, après avoir quitté Orlamünde, s’était rendu en Suisse pour voir Zwingli, espérant qu’il s’entendrait mieux avec lui qu’il ne l’avait fait avec Luther. Il visita la petite communauté bibliste, dont il avait déjà reçu des lettres et à laquelle il avait adressé des paroles d’encouragement. Münzer, vers la même époque (octobre 1524), quitta Nuremberg et parcourut la Souabe méridionale en allant à Waldshut conférer avec Hubmaier. Les biblistes zurichois l’invitèrent à venir parmi eux, et il assista à quelques-unes de leurs réunions.

Tandis que les apôtres de l’anabaptisme et du radicalisme religieux travaillaient à répandre leurs idées et se mettaient en relation avec les hommes qui pouvaient leur servir d’auxiliaires, toute la contrée comprise entre le lac de Constance, le haut Danube et le Rhin était en proie à une extrême fermentation. La réforme avait réveillé chez les paysans l’esprit de révolte dont les symptômes dataient de plus d’un demi-siècle. Dans le Wurtemberg, les représentans de l’autorité autrichienne étaient devenus l’objet de l’animadversion populaire. A Memmingen, on refusait de payer la dîme ; ailleurs, les anciens griefs des gens de la campagne contre leurs seigneurs étaient reproduits avec persistance. Presque partout, la population des bourgeois et des paysans réclamait la destitution de leurs curés et demandait des apôtres de la réforme pour leur prêcher l’Évangile. Münzer, en parcourant plusieurs districts où se manifestait l’agitation, y encouragea la résistance et en profita pour inculquer aux plus fanatiques la doctrine qu’il avait prêchée à Altsdädt. Il se présentait comme l’avocat des opprimés, et, prédisant aux misérables le prochain avènement d’un ordre de choses conforme à la justice, ou, pour prendre ses expressions, « l’apparition d’une nouvelle aurore et le commencement de la Jérusalem céleste, » il trouvait facilement le chemin de la persuasion. Plus encore que les docteurs du luthéranisme, l’apôtre de l’anabaptisme avait le don de les convaincre, car le peuple croit facilement ce qu’il désire. Münzer n’était pas d’ailleurs le premier qui prêchât parmi eux une alliance de toutes les classes pauvres et souffrantes, contre les riches. Il avait eu tout récemment une sorte de précurseur à Waldshut dans un certain Hans Müller, de Bulgenbach, qui avait parcouru les campagnes suivi d’une troupe portant un étendard tricolore, noir, rouge et blanc, et annonçant la fraternité de tous les paysans, et leur émancipation. Quand Münzer eut achevé sa propagande, il retourna en Thuringe pour y raffermir dans la foi ceux de ses coreligionnaires qu’il y avait laissés, et pour y organiser une grande ligue destinée, disait-il, à combattre la tyrannie, mais dont le but était plutôt l’établissement du gouvernement théocratique, au sommet duquel il voulait être placé. Le plan était de déclarer une guerre d’extermination aux nobles, de ne laisser debout aucun château, de contraindre les seigneurs à congédier les chevaliers et les hommes d’armes qu’ils avaient à leur solde et dans leur domesticité, tout au moins de ne leur permettre que d’en conserver un petit nombre dont les paysans n’auraient rien à redouter.


II

La prédication des anabaptistes hâta vraisemblablement l’explosion ; dès le commencement de l’année 1525, la révolte éclatait dans une grande partie de l’Allemagne occidentale et méridionale. Le 1er janvier de cette année, les sujets de l’abbé de Kempten s’unirent aux bourgeois de la ville et se portèrent en armes au monastère. Tout fut pillé, et l’on commit d’incroyables désordres. L’abbé se vit obligé d’en passer par les conditions que lui imposaient les émeutiers. L’insurrection se propagea rapidement des bords du lac de Constance jusqu’au Rhin et au Weser. Tantôt c’était un soulèvement en masse des gens de la campagne, tantôt les bourgeois et les corporations d’artisans des villes soumises à des seigneurs ecclésiastiques tentaient par la sédition d’arracher une sorte de constitution qui dépouillât ces seigneurs d’une partie de leurs droits ou dépossédât le clergé de toutes ses prérogatives et de toute son autorité. Dans le Hégau et le Kletgau, une mauvaise récolte avait encore accru la misère des campagnards, qui s’armaient pour ne plus payer l’impôt. Au mois de février, les paysans de l’Allgau s’insurgèrent, sous la conduite d’un nommé Dietrich Hurlewagen, contre l’évêque d’Augsbourg, leur seigneur, et appelèrent à la révolte toutes les villages des bords du lac de Constance. Les tavernes étaient remplies de gens qui parlaient hautement contre les abus de la puissance ecclésiastique et seigneuriale. Des conciliabules se tenaient en plein air ou dans les hôtelleries. Les plus hardis forçaient les timides à marcher avec eux. Des bandes armées (Haufen) se montrèrent en différens lieux ; leur nombre alla en grossissant, et l’on y rencontrait de ces lansquenets que l’empereur et la ligue de Souabe avaient jadis enrôlés, et qui, revenus dans leurs foyers après le licenciement, enseignaient aux révoltés à manier le mousquet et à combattre d’une manière régulière. Plusieurs des hommes qui avaient pris part aux précédentes révoltes furent choisis pour chefs. C’étaient eux surtout qui s’étaient chargés de préparer l’insurrection et de réunir les munitions et les armes. Depuis deux années, l’association du Bundschuh se reformait dans le Hégau. Les meneurs, pour échapper aux poursuites de l’autorité, s’étaient transportés sur le territoire suisse en vue d’y organiser à l’abri de la liberté helvétique la ligue redoutable. On y arbora le vieil étendard, mais on ajouta au soulier symbolique, qui fut peint de couleur d’or, l’image d’un soleil dans tout l’éclat de ses rayons et près de laquelle étaient inscrits ces mots : Que celui qui veut être libre suive la clarté de ce soleil[1].

Vers le Bas-Rhin et en Westphalie, le mouvement eut bien plus le caractère d’une insurrection communale que celui d’une jacquerie, mais d’ordinaire les bourgeois et les artisans des villes firent cause commune avec les habitans des campagnes. Dans l’évêché de Minden, il régnait chez le peuple un tel esprit de révolte et d’insubordination contre le clergé et la noblesse, les actes de violence étaient si fréquens, que dès les premiers jours de 1525 les états du diocèse conclurent avec l’évêque une convention destinée à se garantir mutuellement l’exercice de leurs droits et la défense de leurs propriétés. Dans cette partie de l’Allemagne, des troupes de gens sans aveu parcouraient les campagnes, menaçant ceux qu’ils rencontraient, s’introduisant dans les monastères et les maisons religieuses et exigeant qu’on leur donnât à boire et à manger. On les avait surnommés les mangeurs de soupe (Suppenesser). Ils s’étaient surtout montrés dans l’évêché de Münster, et ils s’unirent à Cologne aux corporations d’artisans dans l’émeute qui éclata contre les couvens au printemps de 1525. Les ouvriers de cette ville se plaignaient surtout de la concurrence que leur faisaient les moines par certaines industries auxquelles ils se livraient. Ceux-ci fabriquaient en effet de la toile et du drap ; qu’ils pouvaient vendre à plus bas prix, n’ayant point à payer les impôts qui frappaient la classe ouvrière. Certaines maisons ecclésiastiques se livraient aussi à la vente du vin en détail, dont elles retiraient de gros bénéfices, nouveau grief du peuple contre le clergé. Les premières réclamations n’ayant point eu d’effet, les artisans se portèrent au lieu où délibérait le sénat, l’intimidèrent par leurs cris et leurs menaces, et lui dictèrent des conditions. Cette assemblée s’entendit avec le clergé, qui céda par peur ; les couvens livrèrent leurs métiers à tisser, les maisons ecclésiastiques fermèrent leurs débits de vin. Les bourgeois, qui prenaient part dans Cologne à l’administration de la ville et qui, souvent en lutte avec le clergé pour des questions d’intérêt local, étaient animés à son égard de sentimens peu fraternels, exigèrent qu’il renonçât à quelques-uns des privilèges dont l’exercice blessait le plus la population. A Münster, on n’eut pas si bon marché de l’émeute, qui prit les proportions d’une véritable révolution. Les gildes ou corporations d’artisans y manifestèrent cet esprit de révolte et ces tendances radicales qui devaient plus tard prêter à l’anabaptisme un si puissant appui. On pilla les couvens, on enleva de force les outils et les métiers qui servaient à l’industrie des maisons religieuses. A Francfort-sur-le-Mein, à Mayence, à Worms, à Spire, avaient éclaté des émeutes où la bourgeoisie et le peuple triomphèrent de l’autorité ecclésiastique et contraignirent le clergé d’accepter des articles qui consacraient sa dépossession. Ces articles étaient devenus comme une charte populaire que prenaient pour programme les corporations des villes, qui, imbues des idées de la réforme, stipulaient pour les artisans certaines franchises et limitaient les privilèges des prélats, des prêtres et des moines. Les émeutiers de Münster adoptèrent les articles en question ; ils exigèrent une participation pour les bourgeois à l’administration de l’évêché, voulant de plus qu’il fût défendu au clergé de faire concurrence par certaines industries aux gildes, réclamant enfin une foule de mesures qui dépouillaient l’église et tendaient à substituer la réforme à la religion catholique. C’est ainsi que leur programme portait que défense serait faite à l’évêque et au chapitre de lancer des excommunications. Les tribunaux ecclésiastiques devaient être abolis, la fondation de nouveaux couvens serait interdite, le nombre des religieux limité pour chaque monastère, l’administration des biens des maisons religieuses remise à des commissions laïques où les maîtres artisans seraient représentés, et qui, réservant le produit des biens aux pauvres, ne laisseraient aux moines et aux nonnes que le strict nécessaire. Chacun devait avoir la faculté de reprendre les immeubles qu’il avait aliénés aux maisons religieuses, sauf à en restituer le prix. Le chapitre de Münster souscrivit par peur à quelques-uns de ces articles, mais avec l’intention de ne rien tenir. A Osnabrück, les désordres furent plus graves. encore. L’évêque prit la fuite, et le conseil de la ville se trouva désarmé en face des corporations et de la populace, qui imposèrent leurs conditions.

A la fin de mars, le mouvement insurrectionnel avait pris un caractère singulièrement menaçant dans la Souabe et les contrées rhénanes. Hans Müller, de Bulgenbach, en était un des chefs les plus actifs. Vêtu d’un manteau rouge et coiffé d’un bonnet de la même couleur, il parcourait les villages, faisant appel à la révolte et suffi d’une nouvelle arche d’alliance, chariot entouré de feuillage et de banderoles sur lequel était placé l’étendard tricolore. Il colportait les douze articles, manifeste qu’avait adopté le peuple de cette partie de l’Allemagne, en faisait jurer l’exécution à ceux qu’il avait endoctrinés, organisant entre les diverses communes révoltées une ligue offensive et défensive qui devait, disait-il, imposer les douze articles par les moyens de la persuasion et sans tirer l’épée. Malgré ces assurances pacifiques, les actes de violence se multipliaient ; tout annonçait non une protestation, mais une lutte.

La situation de l’empire était alors des plus périlleuses. On craignait de ne point avoir des forces suffisantes à opposer à un soulèvement si général. La ligue de Souabe, qui avait déjà tant fait pour rétablir l’ordre matériel et mettre fin aux guerres privées, maîtresse de cette révolte de hobereaux des bords du Rhin et de la Franconie qu’on appela la guerre des nobles, avait congédié une bonne partie de ses troupes. Les armées impériales étaient retenues en Italie. de plus, le duc Ulrich de Wurtemberg, ce prince qui s’était montré si dur envers le pauvre peuple, songeait alors à faire alliance avec lui, afin de reconquérir les états dont l’empereur et la ligue l’avaient dépouillé ; il levait des mercenaires en Suisse, et, s’étant jeté par calcul du côté des réformés, il voyait maintenant venir à lui ceux qui naguère l’avaient expulsé. Les insurgés ne tardèrent pas à se grouper en trois corps principaux : le premier occupa l’Allgau, le second le bord du lac de Constance ; le troisième s’établit près de Leipheim, sur le Danube. Bien des princes et des seigneurs, en présence du grand nombre des révoltés, n’étaient pas éloignés de négocier. Ennemis du clergé et redoutant tout ce qui pouvait fortifier la puissance impériale, ils voyaient sans déplaisir les excès auxquels les paysans se livraient contre les prêtres et les couvens ; ils faisaient des vœux secrets pour qu’Ulrich rentrât dans ses états, dont la confiscation était venue accroître les domaines de la maison d’Autriche. Peut-être, si les insurgés eussent montré plus de modération, leur eût-on alors abandonné quelques concessions, heureux d’acheter la paix à ce prix ; mais les paysans ne voulaient rien retrancher de leurs prétentions, dont plusieurs étaient absolument inacceptables. La lutte dut donc se poursuivre. La ligue de Souabe réunit en toute hâte des soldats. Heureusement pour elle, les Suisses que le duc de Wurtemberg avait enrôlés refusèrent de marcher à l’instigation de leur gouvernement, qui craignait de se compromettre avec l’empire. Les insurgés étaient mal armés, mal commandés ; il ne régnait parmi eux aucune discipline. Attaqués près de Leipheim, le 4 avril 1525, les paysans furent complètement défaits, et le 14 suivant un autre corps de rebelles était taillé en pièces au sud d’Ulm, à Wurzach, après avoir opposé une vive résistance. L’honneur de cette victoire revint à George Truchsess de Waldburg, à qui la ligue de Souabe avait remis le commandement de sa petite armée. C’était un catholique fervent et un défenseur résolu des droits de l’empire ; il s’était déjà signalé en combattant la jacquerie qu’on appelait le Pauvre Conrad, et dans la guerre contre les nobles de la Franconie. Atteint lui-même dans ses propriétés par l’insurrection, il nourrissait contre les paysans un profond ressentiment ; aussi fut-il implacable pour les vaincus. Les chefs des rebelles tombés entre ses mains furent pendus. Les villes de Leipheim et de Günzburg, qui avaient prêté appui à la révolte, furent pillées par les troupes de la ligue.

Si c’était dans la Franconie et la Souabe que le gros des forces insurrectionnelles s’était réuni, les paysans des autres provinces n’étaient pas pour cela moins menaçans. Ceux de l’Odenwald avaient envahi les districts du Neckar et du Mein. La révolte s’étendit ensuite de la Franconie dans le Palatinat, les provinces du Bas-Rhin, la Hesse, l’Alsace ; elle gagnait là Bavière et l’Autriche ; il y eut même des rassemblemens tumultueux en diverses localités de la Suisse. Partout se formaient ce qu’on appelait les bandes blanches, les bandes claires (helle, leichte Haufen), parce que ceux qui les composaient avaient adopté pour signe distinctif une croix blanche, tandis que les soldats de la ligue de Souabe portaient la croix rouge. Le soulier symbolique reparut aussi ; il était associé comme emblème par les insurgés au soc de charrue, au fléau à battre le blé et à la fourche à trois dents. Les bourgeois et les artisans des différentes villes se joignirent à la révolte. Il était venu de Nuremberg et d’Ulm des encouragemens et des secours pour les rebelles. Les villes qui étaient gouvernées par des princes ecclésiastiques, Salzbourg, Wurzbourg, Mayence, Mergentheim, Fulda, se montraient les plus ardentes, et dans différentes cités de la Westphalie et des bords du Rhin éclataient ou se perpétuaient les troubles dont il a été question plus haut. On ne pouvait, avec le peu de troupes disponibles, songer à poursuivre les premiers avantages remportés sur les paysans. Truchsess jugea donc prudent de conclure un armistice avec ceux qu’il venait de vaincre ; il fut signé le 22 avril.

Plus l’insurrection gagnait de terrain, plus elle s’éloignait du luthéranisme proprement dit pour faire alliance avec les partisans de la réforme avancée, dont les docteurs entretenaient par leurs discours l’agitation populaire. A Rothenbourg sur la Tauber, où la messe avait été abolie, les prêtres s’étaient vus chassés brutalement de l’autel : un crucifix avait été mutilé ; Drischel prêchait dans l’église métropolitaine contre l’empereur, les princes, les seigneurs, et proclamait une liberté qui n’était qu’une effroyable licence. Quelques prédicans se mirent ouvertement à la tête des paysans. De ce nombre étaient Schappler, ancien curé de Memmingen, Jean Eberlin, George Wicel. C’est au premier qu’on a même attribué la rédaction des douze articles, manifeste des paysans de la haute Souabe, qui fut certainement l’œuvre d’un des apôtres de la réforme. Toutefois les écrits que les prédicateurs évangéliques répandaient dans le peuple tendaient généralement à retenir les insurgés dans les bornes des réclamations raisonnables, Il y en eut pourtant qui firent des appels non déguisés à la guerre civile, et qui déclaraient que la croyance chrétienne ne reconnaît aucune autorité humaine. Si Carlstadt et Jacques Strauss, tout en soutenant les paysans, désapprouvèrent leurs excès, s’ils s’efforcèrent d’y mettre un terme, d’autres, qui se rapprochaient davantage des opinions de Münzer ou en avaient embrassé franchement la doctrine, poussaient à une lutte sauvage. Aussi le caractère que prit en diverses parties de l’Allemagne l’insurrection finit-il par offrir un triste contraste avec la modération apparente des douze articles.

Le pillage et la dévastation des couvens et des châteaux, par lesquels avait débuté la révolte, continuèrent sur une vaste échelle. On saccagea une foule de maisons ; on se rua sur les religieux, sur les nobles, qui s’étaient attiré davantage le ressentiment populaire ; on n’épargna ni les femmes, ni les enfans, ni les gens de service. Il n’était question que de meurtres, de viols et d’incendies, crimes commis le plus souvent sans préméditation, sans conscience de ce qu’on faisait, car, lorsque les paysans pénétraient dans une abbaye, une collégiale ou un manoir, leur première visite était pour la cave, où ils se gorgeaient du vin qu’ils y puisaient à pleins pots. A cette époque, les celliers des moines et des chanoines, aussi bien que ceux des seigneurs, étaient abondamment pourvus. Il y avait là d’énormes tonneaux, de ces foudres à larges panses dont le célèbre tonneau du château d’Heidelberg nous a conservé un curieux spécimen et où des armées entières eussent trouvé de quoi s’abreuver. Les paysans, la tête échauffée, se jetaient comme des bêtes féroces sur tout ce qui tombait sous leurs mains. A Eberbach, près des bords du Rhin, la populace resta quatre semaines à vider les riches caves du couvent. A Ochsenfurth, les mutins s’emparèrent de 500 foudres de vin que les chanoines de Wurzbourg avaient entassés pour leur usage, et s’en donnèrent à cœur joie. Aussi l’ivrognerie faisait-elle dans les rangs des révoltés de funestes progrès. Lors d’une réunion qui se tint à Wurzbourg et où les chefs devaient agiter de graves résolutions, il fut impossible de délibérer parce que tous les assistans étaient ivres. Une fois attablés pour boire le vin, les paysans n’écoutaient plus les ordres de leurs capitaines, qui, n’étant plus obéis et ayant souvent eux-mêmes pris leur part de l’orgie, ne savaient comment diriger les opérations. En divers endroits, les insurgés dressèrent des potences pour y attacher leurs seigneurs, ou, comme ils disaient, pour châtier le mal. La scélératesse fut portée si loin qu’on vit des infortunés mis à la broche et rôtis comme de la volaille ; on poussa le raffinement de cruauté jusqu’à obliger les épouses des victimes à tourner ces hideux rôtis. Ce fut surtout dans l’Odenwald, à Heilbronn, que se commirent de telles atrocités, et les femmes rivalisèrent de barbarie avec les hommes.

Un certain nombre de gens mal famés, perdus de dettes, appartenant à la bourgeoisie et même à la noblesse, d’ambitieux de bas étage, vinrent se joindre aux paysans ; supérieurs à eux par l’intelligence et l’instruction, ils leur fournirent des chefs, plus capables que les prédicans et les illuminés, qui ne savaient guère qu’exalter le fanatisme. L’un de ces chefs fut le fameux Jacklin Rohrbach, de Böckingen, près d’Heilbronn, impliqué dans une affaire d’escroquerie et l’un des complices du meurtre du bailli de sa ville natale. Doué d’une force herculéenne et ne reculant devant aucun forfait, il devint la terreur du pays. Un autre, d’une valeur militaire fort supérieure, nommé George Metzler, était un ancien tavernier des environs de Mayence, que le jeu et la débauche avaient ruiné. Une des bandes qu’on appelait noires, et qui était formée des gens du Schupferthal, le choisit pour son capitaine. Il acquit dans la contrée une grande influence et fit soulever les bourgeois et les paysans du comté de Hohenlohe. Plus tard, il prit dans la Franconie et les contrées rhénanes le commandement général des insurgés. Tandis que Metzler devenait le grand homme de guerre des paysans, un autre chef de bandes, Wendel Hippler, fut leur grand négociateur. C’était un ancien employé de la chancellerie du comté de Hohenlohe. L’ambition l’avait jeté dans le parti des rebelles ; mais d’un esprit fin et délié, il comprit bien vite que leur cause serait perdue, s’ils persévéraient dans leurs désordres. Il s’attacha donc à faire accepter aux autres chefs un programme qui pût servir de base à une transaction avec l’empereur et les princes. Son plan était d’opérer une étroite alliance entre les paysans, les bourgeois mécontens et la petite noblesse, non moins hostile que ceux-ci aux tendances absolutistes du gouvernement impérial, qui ne se servait de la ligue de Souabe que comme d’un instrument.

Les fauteurs des différens soulèvemens locaux avaient d’abord institué, pour mieux concerter leurs projets, une sorte de comité directeur, qui prit le nom de conseil des paysans (Bauernrath) et qui siégea en diverses villes de l’Allemagne occidentale. Plus tard, les députés des cités qui s’étaient jointes à l’insurrection, Heilbronn, Memmingen, Dünkenspiel, Wimpfen, Rothenbourg, s’y rendirent. Au lieu de servir de modérateur à l’insurrection, ce conseil, tout rempli d’hommes violens, poussa dans le principe à une guerre à outrance sans s’assurer des moyens d’y faire face. Les résolutions les plus sanguinaires y furent souvent approuvées. On en peut juger par le trait suivant. Lorsque les insurgés, qui étaient maîtres d’une partie du Wurtemberg, se furent emparés de la petite ville de Weinsberg, après avoir repoussé les troupes que l’Autriche envoyait contre eux, le comte Louis de Helfenstein, qui commandait ces dernières, tomba entre leurs mains. Sur l’ordre du conseil, le malheureux gentilhomme fut condamné à subir le sort d’une bête fauve et à être chassé à l’épieu comme un cerf ou un sanglier. Il fut percé de mille coups, et celui qui conduisait les bourreaux était l’un des anciens valets du comte, naguère attaché à son service en qualité de fifre (Pfeifer). Le monstre célébra dans une hideuse mascarade la mort de son ancien maître, en jouant à sa mémoire un air comico-funèbre. La comtesse, fille naturelle de l’empereur Maximilien, vit arracher de ses bras son jeune fils, qui eut en sa présence la tête écrasée par les forcenés, que les larmes de la malheureuse mère n’avaient pu toucher. Elle dut supporter les plus indignes traitemens et fut conduite à Heilbronn avec quelques femmes de sa suite dans un tombereau plein de fumier. Une mégère qui excitait la bande des cannibales plongea son couteau dans les entrailles du comte étendu sans vie à ses pieds, et graissa sa chaussure avec le sang et la matière qu’elle en retira. Cependant Wendel Hippler parvint à faire adopter par le conseil des paysans des plans plus sensés et des déterminations moins furieuses ; il lui persuada de choisir pour général des forces insurrectionnelles un homme de guerre expérimenté, et lui désigna le fameux Götz de Berlichingen, le chevalier à la main de fer, que le drame de Goethe a immortalisé.

Le château de ce seigneur se trouvait au cœur du pays insurgé ; Götz était un de ces hobereaux obstinément attachés au droit de guerre privée, au Faustrecht (droit du poing), qui entendaient rester maîtres d’exercer à leur profit le brigandage et de vexer à plaisir le vilain. Un jour, les bourgeois de Heilbronn, qu’il avait voulu molester, s’emparèrent de sa personne, l’enfermèrent dans un donjon, qui a gardé en mémoire de cet événement le nom de tour du larron (Diebsthurm), et lui firent payer une rançon de 2,000 florins. Götz traitait ses sujets avec une extrême dureté. Ce n’était donc rien moins qu’un homme populaire et un champion de la justice et de l’égalité ; mais il s’était fait un nom par la vigoureuse résistance qu’il avait opposée à la ligue de Souabe, en soutenant le duc Ulrich. Batailleur d’une audace et d’une énergie peu communes, il était très propre à diriger une révolte. Les insurgés lui envoyèrent demander de se mettre à leur tête. Il hésita quelque temps, car il avait si peu pensé à embrasser leur cause, qu’il était en pourparlers avec l’électeur palatin Louis pour réprimer de concert avec lui la sédition. Il céda enfin, mais fit ses conditions ; et, comme il ne tolérait pas chez autrui ce qu’il se permettait lui-même, il exigea que les paysans se soumissent à une discipline militaire et s’abstinssent de tout acte de destruction et de pillage. On promit, mais on ne tint pas. Götz, dégoûté, abandonna son commandement et se retira pour quelque temps dans son manoir, dont il ne sortit que sur les instances de Wendel Hippler. C’est alors que Metzler prit la direction de l’armée rebelle. Grâce à sa persévérance et à sa fermeté, un peu d’ordre et d’obéissance régna dans les corps placés sous ses ordres. Des proclamations fort sévères enjoignirent le respect des propriétés privées, l’observation des lois existantes, l’acquittement des dettes régulièrement contractées. Götz voulut bien alors reprendre son commandement. En certains districts, les rebelles se soumirent, à une organisation régulière, qui les rendit vraiment formidables. Dans l’évêché de Spire, où la population rurale et bourgeoise était depuis plusieurs années animée d’un esprit persistant de révolte, où les conspirations étaient devenues presque endémiques, deux chefs, Frédéric Wurm et Hans de Halle, qui avaient établi leur quartier-général à Bruchsal, tandis que l’évêque prenait la fuite, distribuèrent leurs hommes par régimens, dont les officiers furent élus. D’autres chefs faisaient des levées pour ainsi dire régulières. Stuttgart, qui résistait, fut contraint de fournir un nombre déterminé de soldats.

Le rapprochement de la petite noblesse et des paysans grossit notablement les forces insurrectionnelles. D’importans seigneurs, tels que les comtes de Wertheim et de Rheineck, s’étaient joints aux paysans et leur avaient amené du monde. La petite noblesse espérait profiter de la révolte pour mettre la main sur les propriétés ecclésiastiques. Les vassaux des princes de l’ordre spirituel voulaient devenir possesseurs indépendans des terres qu’ils ne tenaient qu’en arrière-fiefs. Quelques nobles embrassèrent franchement le parti populaire, et l’on vit les deux comtes de Löwenstein affecter de prendre les manières et le costume des paysans, dans les rangs desquels ils vinrent combattre. Toutefois le plus grand nombre de ces seigneurs paraît avoir agi plus par peur que par entraînement. Ils voulaient sauver leurs biens exposés au pillage ; ils adhéraient aux douze articles pour qu’il ne leur arrivât pas pis.

Les révoltés trouvèrent ainsi des chefs habitués au métier de la guerre, des armes et des approvisionnemens qui avaient été tirés des châteaux, et, comme on ne leur opposa d’abord que des forces insuffisantes, dans l’évêché de Spire, dans le Palatinat, à Saverne en Alsace, dans le margraviat de Bade, ils eurent le dessus. On n’était pas d’ailleurs bien sûr des troupes que l’empereur et la ligue de Souabe faisaient marcher contre eux. Les lansquenets, presque tous levés dans les campagnes, témoignaient beaucoup de tiédeur à combattre ceux qu’ils regardaient comme leurs frères.

On a déjà vu que les bourgeois de certaines villes faisaient cause commune avec les paysans. En Souabe et dans le Palatinat, des faits de cette nature se multipliaient. Quand les insurgés surprirent la ville de Weinsberg et arrêtèrent les principaux gentilshommes des environs, les bourgeois, loin de repousser l’agression, déchargèrent en l’air leurs mousquets. A Bruchsal, la majeure partie des habitans, auxquels l’évêque de Spire avait fait prendre les armes pour sa défense, se débanda et alla se réunir aux mutins. Les seigneurs ecclésiastiques pouvaient moins que d’autres compter sur la fidélité de leurs sujets. A Bamberg, les bourgeois commirent, avec les paysans des domaines de l’évêque, mille excès. Treize châteaux furent incendiés ; le prélat en fut réduit à souscrire à toutes les conditions qu’on lui imposa, notamment à laisser prêcher dans son diocèse la doctrine évangélique. Il y avait à Wurzbourg un évêque plus impopulaire encore ; il s’appelait Conrad de Thungen. C’était un homme dur et peu charitable. Sachant trop les sentimens qu’il inspirait aux campagnards et aux bourgeois, il se hâta, aux premiers symptômes de l’insurrection, d’appeler autour de lui sa noblesse, qui comprenait quatre-vingt-dix familles de comtes et de seigneurs. Il voulait tenir un landtag où l’on discuterait les moyens de défense ; mais il était trop tard pour délibérer, les bourgeois de Wurzbourg avaient déjà fait contre l’évêque un véritable pronunciamento. Le prélat n’eut d’autre ressource que de se retirer dans son château de Liebfrauenberg, voisin de la ville. Il y fit transporter son trésor et ses archives. Tout son haut clergé vint l’y rejoindre avec sa noblesse, et l’on jura de se défendre jusqu’à la dernière extrémité ; mais la garnison, qui savait la haine des Wurzbourgeois pour Conrad et pensait que sa présence provoquerait une attaque de leur part, engagea l’évêque à fuir. Il écouta le conseil et gagna Heidelberg, où il se rendit près du comte palatin, qu’entourait déjà une foule de princes, de prélats et de seigneurs que la peur des insurgés avait fait émigrer de leurs domaines.

C’était le moment où Metzler et Wendel Hippler avaient ramené dans l’armée rebelle plus de discipline et d’ordre. Une fois maîtres d’eux-mêmes, les bourgeois de Wurzbourg ouvrirent les portes aux paysans et se réunirent à eux ; ils décidèrent qu’on attaquerait de concert le château de Liebfrauenberg. La direction de l’armée rebelle fut remise au conseil des paysans, où, à côté de Wendel Hippler, de Götz de Berlichingen et de Metzler, siégeaient différens chefs des bandes de la Franconie, et deux capitaines expérimentés, Jacob Köhl et Florian Geyer. Ce dernier, de race noble, était venu soutenir les insurgés à la tête d’un corps de 8,000 hommes. Ainsi composé, le conseil des paysans, qui tenait ses réunions dans la salle capitulaire de la cathédrale de Wurzbourg, s’efforça de centraliser enfin la direction des opérations militaires. On commença par sommer la garnison du château de se rendre. Celle-ci demanda le temps d’envoyer prendre les instructions de l’évêque. Plusieurs dans le conseil opinaient pour qu’on laissât la garnison épiscopale sortir librement du château, si elle consentait à jurer les douze articles ; mais ceux des bourgeois de Wurzbourg qui avaient voix dans le conseil furent d’un avis différent, car ils voulaient avant tout anéantir la puissance du prélat. Ils l’emportèrent, et, les paysans se trouvant au nombre de 20 à 30,000, le succès ne paraissait pas douteux. Les prédicans échauffaient d’ailleurs le zèle dans des discours dont l’effet ne fut que faiblement combattu par la lettre amicale et conciliante qu’adressa aux insurgés l’électeur palatin. Les exaltés du parti rebelle prétendaient que la lettre n’était qu’une ruse de leurs ennemis pour gagner du temps et permettre à de nouvelles troupes de venir délivrer la garnison. Le château fut donc attaqué ; on donna l’assaut, qui deux fois fut repoussé avec une telle perte du côté des assaillans, qu’ils furent contraints de demander une suspension d’armes afin d’enterrer leurs morts. Les chefs ne purent pousser leurs hommes à une troisième tentative qu’en leur promettant le pillage du trésor épiscopal et de toutes les richesses que le clergé et la noblesse avaient mises en sûreté à Liebfrauenberg. Cet assaut ne fut pas plus heureux que les précédens. Götz de Berlichingen ouvrit alors l’avis d’envoyer à la garnison des parlementaires pour proposer des conditions de capitulation. On l’accusa d’être d’intelligence avec l’ennemi. L’artillerie des assiégeans était insuffisante pour répondre au feu violent de la place. On fit venir un fondeur de Wurzbourg avec mission de fabriquer de nouveaux canons ; mais celui-ci ne s’était pas plus tôt mis à l’œuvre que parurent les troupes réunies de l’électeur palatin et de la ligue de Souabe.

Pendant le siège du château, le conseil des paysans siégeant à Wurzbourg s’était constitué en une sorte de convention. Il décida que des commissaires seraient envoyés aux différentes armées insurgées de la Souabe, du Rhin et de l’Alsace pour diriger les opérations, lui en rendre compte et hâter l’œuvre de la délivrance. Afin de faciliter l’action combinée des forces insurrectionnelles, le même conseil institua une conférence générale des paysans, qui se tint à Heilbronn et où fut député Wendel Hippler. C’est celui-ci qui fit adopter à Wurzbourg toute une série de résolutions destinées à la fois à servir de règlement à ces conférences, à maintenir l’étroite union des diverses populations révoltées et à fournir les bases de la constitution et des réformes qu’on demandait à l’empire. Ce programme, qui nous a été conservé et qui comprend de nombreux articles, dénote chez son auteur un remarquable esprit d’organisation et un sens pratique qui manquait à la plupart des membres du même conseil. Les changemens réclamés par Wendel Hippler étaient sans doute assez radicaux, mais ils n’impliquaient pas la destruction du régime politique de l’Allemagne, encore moins un bouleversement de la société. Il y eut même dans le conseil des paysans des propositions plus conciliantes à certains égards ; toutes tendaient pourtant à l’abolition des droits souverains de la noblesse et du clergé, et à l’allégement des charges qui pesaient sur la petite bourgeoisie et les gens des campagnes.

L’échec éprouvé par les insurgés devant le château de Liebfrauenberg arrêta le cours de leurs succès ; c’est à ce moment que Truchsess fit subir aux paysans leurs premières défaites, et qu’en Thuringe les anabaptistes étaient vaincus dans le combat dont je parlerai bientôt.

Si des hommes tels que Wendel Hippler et Götz de Berlichingen avaient gardé seuls la direction des forces insurrectionnelles, les événemens eussent eu selon toute apparence une autre issue. Afin de mettre un terme à une guerre qui menaçait d’être longue et meurtrière, les princes, l’empereur lui-même, auraient fait des concessions et accordé aux populations révoltées ce qu’il y avait de plus légitime dans leurs demandes ; mais, tandis qu’en Souabe, dans les provinces rhénanes et la Franconie, les insurgés se montraient alors disposés à suivre les conseils de la prudence et s’en tenaient aux idées du luthéranisme, dans la Hesse et la Thuringe l’insurrection avait à sa tête les représentans des doctrines les plus subversives et les plus exagérées. La prédication de Münzer y avait tourné les têtes. Le plus grand nombre des rebelles ne voulaient point entendre parler de transaction, souscrire à aucun article où seraient reconnus l’empereur et les anciens droits de souveraineté. Des bandes indisciplinées poursuivaient là l’œuvre de destruction, qui ne s’était pas au reste arrêtée dans la Souabe et dans les provinces rhénanes[2], et s’acharnaient contre les châteaux, les couvens et les églises. Plusieurs villes, Hersfeld, Fulda, Erfurt, étaient aux mains des insurgés, qui dictaient leurs conditions sans s’entendre avec le conseil-général de l’insurrection. A Hildburghausen, à Meiningen et dans quelques autres localités, il s’était formé des corps-francs qui se déclaraient prêts à tout faire pour assurer le triomphe du nouvel ordre de choses. Münzer se trouvait à Mühlhausen, ville libre impériale, où il avait été choisi par les habitans pour ministre de l’Évangile malgré l’opposition des principaux bourgeois. Soutenu par une populace qu’il avait fanatisée, il exerçait dans la ville une dictature plus absolue encore que celle qu’il s’était jadis arrogée à Altstadt. Il avait fait déposer les membres des états pour les remplacer par ses créatures ; il avait fait voter l’expulsion des magistrats et des moines, et, installé dans la maison des chevaliers de Saint-Jean-de-Jérusalem, il dictait de là ses ordres, donnés par lui comme des inspirations divines. Ses discours étaient empreints de la plus farouche exaltation. Il y continua, avec plus de fureur que jamais, ses attaques contre Luther, dont le grand crime était à ses yeux de soutenir qu’on ne devait recourir qu’à la persuasion pour défendre la vérité évangélique. Münzer voulait au contraire qu’on terrassât les infidèles, — et il qualifiait ainsi tous les adversaires de ses idées, — avec l’épée de Gédéon. « Avant que la moisson soit mûre, s’écriait-il, on doit arracher l’ivraie, » et il déclarait qu’on ne devait pas plus faire miséricorde aux ennemis de Dieu que Josué ne l’avait fait aux Chananéens.

Mühlhausen était depuis une année le centre d’une propagande active dont les effets se firent rapidement sentir. Les mendians, les gens sans aveu, y affluaient de tous côtés pour s’enrôler sous l’étendard de l’anabaptisme, car Münzer annonçait que les grands allaient être abaissés et les petits appelés au royaume des élus, royaume tout terrestre, bien entendu, où, suivant le nouveau prophète, les pauvres devaient être nourris par les riches, où les biens seraient mis en commun, afin d’être répartis suivant les besoins de chacun, et de revenir à la société chrétienne primitive. Pour mettre à exécution ces promesses, Münzer commença par distribuer à ses. prosélytes les biens des couvens confisqués ; il menaça de mort tous ceux qui tenteraient de résister à l’établissement de ce nouveau système. Un article de sa constitution portait que tout prince, tout comte, tout seigneur, qui refuserait de se soumettre serait exécuté par l’épée ou par la corde. Il donna lui-même l’exemple en faisant décapiter, avec cette cruauté que Mélanchthon qualifie de sauvage (scythica crudelitas), le comte Ernest de Mansfeld après la prise du château de Heldungen.

L’abominable dictateur de Mühlhausen s’était adjoint comme lieutenant un prémontré défroqué, qui se donnait aussi pour avoir des visions, et qui ne tarda pas à dépasser son maître en exagérations et en violences. Pfeiffer, tel était son nom, prêchait la guerre et le massacre, et échauffait par ses déclamations furibondes le zèle de la multitude. C’est à son instigation que se forma un chœur de jeunes garçons et de jeunes filles chargé d’aller chanter aux fils de Judas, comme s’appelaient les sectaires, les ordres de Jéhovah, toujours altéré, affirmaient ces sanguinaires apôtres, de nouvelles exécutions. « Demain vous sortirez, et le Seigneur sera avec vous, » disait incessamment cette troupe de fanatiques adolescens. Le moine apostat s’en fit un corps de séides, et, fort de leur dévoûment, il songeait à disputer à Münzer l’autorité suprême. La bande de Pfeiffer devint la terreur du pays. Dans le seul canton d’Eichsfeld, elle dévasta vingt-cinq monastères et plusieurs châteaux ; elle revint chargée de butin de cette expédition, qui fut le prélude de beaucoup d’autres. L’appât du pillage grossissait l’armée anabaptiste ; à Eisenach et à Nordhausen, à Erfurt, à Sangerhausen, dans les comtés de Stolberg et de Mansfeld, les bourgeois se mirent de la partie. On saccageait maisons religieuses et manoirs seigneuriaux, on n’épargnait même pas les bibliothèques et les archives. Au couvent de Walkenried, les paysans donnèrent les manuscrits pour litière à leurs chevaux. A Reinhardsbrunn, on détruisit la bibliothèque et les archives des anciens landgraves. A Frankenhausen, Münzer, à la tête d’une troupe de furieux, envahit le couvent, le château et l’hôtel de ville, déchira tous les livres, tous les papiers qui lui tombèrent sous la main ; des habitans ayant osé blâmer de tels actes de vandalisme, leurs maisons furent livrées au pillage. Les comtes de Mansfeld se mirent enfin en mesure de faire cesser un tel désordre. Ils convoquèrent leurs vassaux, et s’avancèrent vers Œsthausen, tandis que les sectaires, exaltés par leurs faciles succès, s’apprêtaient à résister. Le couvent des franciscains de Mühlhausen avait été transformé en arsenal, on y fondait des canons et des projectiles. Pour encourager ses partisans, Münzer ne se faisait pas faute d’annoncer de prétendues défaites de l’armée des princes et de la ligue, l’arrivée de secours envoyés aux anabaptistes par les paysans des diverses parties de l’Allemagne. Pfeifier exposait au peuple les songes prophétiques par lesquels Dieu lui promettait la victoire. Dans leur orgueil, les nouveaux prophètes défiaient insolemment l’ennemi qui allait les combattre. Déjà le 12 mai, Münzer avait adressé aux comtes Albert et Ernest de Mansfeld deux lettres empreintes de l’orgueil le plus insensé, et où l’injure descendait aux expressions les plus ignobles et les plus ordurières. Il y traitait ces seigneurs et Luther comme des infâmes et des scélérats, ne parlait que de destructions et de vengeance, citant le prophète Ézéchiel pour prouver que Dieu appelle tous les oiseaux du ciel à venir dévorer la chair des princes et les bêtes brutes à boire leur sang. Il s’y donnait comme un second Moïse qui allait frapper les nouveaux pharaons. Ces forfanteries furieuses n’empêchèrent pas Œsthausen de tomber au pouvoir des troupes des comtes de Mansfeld ; les insurgés qui occupaient la ville prirent la fuite après y avoir mis le feu, et gagnèrent Frankenhausen.

Tout était en combustion dans la Thuringe et la Hesse. Les paysans étaient excités au plus haut degré, et, comptant sur leurs forces, ne voulaient pas plus écouter leurs seigneurs que la diète de Nuremberg, qui avait pourtant engagé ceux-ci à user de modération et d’indulgence envers les sujets égarés ; mais cette assemblée leur disait de déposer les armes, de là leur colère. « La diète a plus besoin de nous que nous n’avons besoin d’elle ! s’écriaient-ils. Nous ne voulons plus des nobles, il n’y aura de paix en Allemagne que quand il n’y restera plus que des chaumières ! » Münzer redoublait d’activité ; il appelait à lui les mineurs du comté de Mansfeld, auxquels il écrivait de ne pas se laisser gagner par la pitié quand même Ésaü recourrait à de bonnes paroles. « Que votre épée, leur disait-il, soit toujours chaude de sang. » Il cherchait à s’entendre, pour continuer la guerre, avec les paysans des bords du Rhin, surtout avec ceux de la Souabe méridionale. Le landgrave Philippe de Hesse suivit l’exemple des comtes de Mansfeld. Il assembla tous ses vassaux et ses sujets fidèles en état de porter les armes, leur fit jurer solennellement obéissance, et marcha résolument contre la ville d’Hersfeld à la tête d’un corps de cavalerie. Les rebelles lâchèrent pied presque à la première attaque, et se dispersèrent. Hersfeld ouvrit ses portes au prince. Fulda se rendit ensuite après une courte défense, et en quelques jours la révolte était comprimée dans toute la Hesse. Le landgrave alors se porta au secours de ses voisins, les princes Jean et George de Saxe, le prince Henri de Brunsvick, le comte Albert de Mansfeld ; le comte Ernest avait été égorgé. Leurs états étaient menacés par les corps d’anabaptistes qui se concentraient à Frankenhausen et à Mühlhausen. Là étaient accourus la populace de Schwarzbourg et des bourgades environnantes, les sectaires de la Misnie et des divers cantons de la Thuringe. Münzer, présent au milieu d’eux, soutenait leur enthousiasme un peu défaillant à la nouvelle de l’approche des troupes. Les princes sommèrent les insurgés de mettre bas les armes et de livrer leurs chefs. Près de se voir abandonner, Münzer annonça une prochaine intervention céleste. Il persuada les uns, il retint par la crainte du châtiment les autres.

L’armée anabaptiste, forte d’environ 8,000 hommes, s’était postée sur une hauteur voisine de Frankenhausen, à laquelle on a imposé, en souvenir du combat dont elle fut le théâtre, le nom de Schlachtberg (la montagne du combat). L’armée des princes l’entoura ; c’était le 15 mai 1525. Elle était appuyée par une forte artillerie ; le landgrave la commandait. On renouvela aux insurgés la sommation de se rendre, et on leur promit le pardon, s’ils livraient leurs chefs. Les rebelles hésitaient. Münzer, par son éloquence, les détourna de toute pensée de capitulation. Il les assura que Dieu combattait avec eux, qu’un prodige allait bientôt l’attester, qu’ils n’avaient rien à redouter des boulets ennemis : par reflet d’un miracle, il les arrêterait au passage et les enfouirait dans sa manche. Un arc-en-ciel qui parut alors fut pris par les paysans pour le signe prédit et raffermit leur confiance. Cependant leur position était mal choisie ; le prophète avait plus étudié la Bible que l’art militaire. Les paysans étaient mal armés, les canons mal fondus ; les charges manquaient pour les canons ; nul dans le camp anabaptiste ne savait convenablement manœuvrer une pièce et la pointer. Münzer n’avait imaginé d’autre moyen pour retrancher sa petite armée que celui auquel recoururent les insurgés plusieurs fois pendant cette guerre, et dont avaient fait fréquemment usage en Bohême les taborites pendant la guerre des hussites : c’était d’élever ce qu’on appelait un wagenburg, autrement dit un rempart formé à l’aide des chariots sur lesquels étaient placés les bagages et qu’on fixait les uns aux autres par des chaînes ou par des cordes. Si les anabaptistes manœuvraient mal, en revanche ils chantaient beaucoup et célébraient dans leurs hymnes plus de victoires qu’ils n’en remportaient. Abusés par les mensongères prédictions de Münzer, ils attendirent l’ennemi de pied ferme en chantant à tue-tête : Venez, Esprit-Saint ! Philippe de Hesse n’eut pas grands efforts à faire pour forcer les lignes des insurgés. Les boulets allèrent toute part ailleurs que dans la manche de Münzer et firent d’effroyables ravages. Les barricades furent enfoncées, et les paysans qui demeuraient encore immobiles se virent en un clin d’œil poussés la lance dans les reins ; ils prirent la fuite. La cavalerie les poursuivit ; plus de 5,000 restèrent sur le carreau. L’armée des princes pénétra dans Frankenhausen, où eut lieu un affreux carnage. 300 des prisonniers jugés les plus coupables furent exécutés. Nicolas Storch lui-même, qui était venu rejoindre son ancien disciple, tomba aux mains du vainqueur. Jacques Strauss fut aussi, assure-t-on, du nombre des prisonniers, et dut plus tard à l’intervention de Luther son élargissement. Tandis qu’on saccageait la ville, on découvrit, caché dans la chambre basse d’une maison, Münzer, qui, placé dans un lit, feignait d’être un des locataires gravement malade. Il s’était enfui du champ de bataille dès qu’il avait vu la défaite inévitable. Ses subterfuges pour dissimuler son identité furent inutiles. Les papiers qu’il avait près de lui dans un petit sac le trahirent. On l’amena dans le camp de Mühlhausen, et on instruisit son procès en quelques heures. Soumis à la torturé, il montra une fermeté qui allait jusqu’à l’insolence, et ne fit pas de difficultés de reconnaître la stupidité de ceux qu’il avait abusés. Les bourgeois de Mühlhausen, qui se rendirent, en furent quittes pour une amende collective de 120,000 écus. Pfeiffer, dont la troupe avait été enveloppée dans Mühlhausen, où elle s’était établie, parvint à gagner Eisenach, mais on le rattrapa, et il fut condamné au supplice, ainsi que 24 des principaux anabaptistes. Les poursuites les plus rigoureuses furent alors dirigées contre les sectaires dans toute la Thuringe, la Misnie et les districts voisins. A Langensalza, 40 personnes furent mises à mort, 12 à Sangerhausen, 8 à Leipzig. Le landgrave se montra plus humain que le duc George de Saxe en ordonnant plus d’emprisonnemens que d’exécutions. La défaite des anabaptistes porta en Saxe un coup de mort à l’insurrection des paysans. Dès les premiers jours de juin, l’électeur Jean força un corps de 8,000 insurgés, qui de la Franconie s’étaient portés à Meiningen et n’avaient pas moins de 17 pièces d’artillerie, de mettre bas les armes. Hildburghausen fit également sa soumission. George Truchsess, qui après la convention conclue avec les insurgés s’était porté dans le Wurtemberg, avait fait éprouver aux paysans, près de Böblingen, un grave revers. Le principal bourreau de l’infortuné comte de Helfenstein, ce monstre qui avait accompagné des sons criards de son fifre la chasse féroce de Weinsberg, tomba entre les mains des soldats de la ligue de Souabe. Le châtiment qu’on lui infligea fut aussi barbare que le crime qu’on lui reprochait : on le brûla à petit feu. Les bandes claires du Nectar et de la Franconie furent ensuite dispersées. En Alsace, où la révolte des paysans avait pris de redoutables proportions et où les rustauds, comme on les appelait, s’étaient rendus coupables des mêmes excès et des mêmes violences, quoiqu’ils suivissent plutôt les douze articles que les doctrines de Münzer, le duc Antoine de Lorraine déploya non moins d’énergie que les princes allemands. La révolte avait été d’abord facilement pacifiée dans le Sundgau et la haute Alsace ; mais les rustauds s’étaient réunis en grand nombre dans la moyenne Alsace. Ils avaient mis à leur tête un bourgeois de Molsheim nommé Érasme Gerbert, et tenu une assemblée générale près de cette ville, dans la Haardt, vaste plaine qui s’étend au pied des Vosges. Les historiens ont accusé Antoine de cruauté ; mais le savant archiviste du département de la Meurthe, M. Henri Lepage[3], a lavé le prince lorrain de ce reproche et prouvé par des documens authentiques que, si le duc réprima des désordres attestés par tous les contemporains, il n’ordonna pas, à beaucoup près, autant d’exécutions qu’on l’avait avancé. Il résulte des mêmes pièces qu’en Lorraine et en Alsace, comme dans les principales parties de l’Allemagne où éclata la guerre des paysans, le fanatisme religieux, bien plus que les vexations exercées sur les gens de campagne par leurs seigneurs, poussa ceux-ci à la révolte. L’insurrection des rustauds, qui de l’Alsace avait gagné la Lorraine, ne semble pas au reste avoir entretenu d’intelligence avec le mouvement anabaptiste.

La jonction de l’armée des princes, avec celle de la ligue de Souabe, qui avait soumis le Wurtemberg, acheva d’écraser la rébellion. Le 28 mai, l’électeur palatin et celui de Trêves, qui avaient enlevé la ville de Bruchsal aux paysans, étaient venus se réunir à Truchsess. Ils se portèrent tous trois de concert vers la Franconie pour débloquer le château de Liebfrauenberg. Après avoir battu la bande de l’Odenwald, qui tentait, quoique fort inférieure en nombre, de lui barrer le passage, l’armée coalisée arriva le 7 juin devant Wurzbourg, qui dût se rendre à merci, payer une énorme contribution de guerre et rétablir dans ses murs l’exercice exclusif du culte catholique. Jacob Köhl et Florian Geyer furent exécutés sans forme de procès avec soixante des habitans les plus compromis. On n’apporta pas moins de rigueur à punir dans tout le territoire de l’évêché ceux qui avaient pris part à la révolte. Le margrave Casimir de Brandebourg soumit le reste de la Franconie. Bamberg, Schweinfurt, Rothembourg, ouvrirent leurs portes au vainqueur sans tenter de résistance. En même temps, les villes fortes du Neckar étaient contraintes de capituler. Le conseil des paysans, qui se tenait alors à Heilbronn, dut se disperser. Le corps de George Metzler, où se trouvaient Wandel Hippler et Götz de Berlichingen, arriva trop tard pour arrêter la marche triomphante de Truchsess. Le chevalier à la main de fer abandonna le 28 mai la cause qu’il avait servie un peu malgré lui. Quelques bandes dans cette partie de l’Allemagne essayèrent encore de prolonger la résistance. Retranchée dans un château qui dominait Ingolstadt, la bande noire (schwarze Haufen), qui ne comptait plus que 250 hommes fit une défense héroïque ; ils périrent jusqu’au dernier. Leur courage ne pouvait sauver une cause irrévocablement perdue.

Il restait à terrasser l’insurrection dans la région du Rhin proprement dite, où elle était encore maîtresse, où les paysans s’étaient récemment livrés à de sanglantes saturnales. Le bailli et quatorze personnes avaient été égorgés au château de Dermstein. Dans celui de Westerburg, la comtesse avait subi les plus indignes traitemens, et les rebelles l’avaient ensuite obligée à cuire leur repas. L’armée de l’électeur palatin et de l’archevêque de Trêves, ayant évacué la Franconie, s’avança dans le Palatinat. Le corps de paysans qu’elle rencontra près de Pfeddersheim, à l’ouest de Worms, fut taillé en pièces. On ne fit merci à aucun prisonnier, et dans cette tuerie le belliqueux prélat se signala par son sanguinaire acharnement. La soumission de tous les cantons environnans fut la conséquence de cette défaite. Les gens du Rheingau livrèrent leurs armes et payèrent une contribution de guerre. Mayence, Worms, Spire, Francfort ouvrirent leurs portes, durent se soumettre à des conditions analogues et renoncer aux libertés qu’elles avaient récemment arrachées. Trêves s’estima heureux de n’avoir point pris part au mouvement.

La résistance fut plus opiniâtre dans la région du Haut-Rhin, car c’était là le vrai berceau de la révolte. La haine des prêtres et des nobles y était portée jusqu’au fanatisme. Dans les rangs des paysans se trouvaient une foule de transfuges de l’armée de la ligue, qui, sachant qu’on ne leur ferait pas merci, poussaient à une résistance désespérée. Truchsess dut, pour vaincre ces derniers défenseurs de la rébellion, faire un vigoureux effort, surtout près de Kenipten, où deux anciens capitaines des troupes impériales, Walter Bach et Gaspar Schnaiter, commandaient les insurgés. Il fallut incendier les villages qui leur servaient de refuge pour les réduire à mettre bas les armes. La puissante artillerie de l’armée de la ligue eut partout raison de la bravoure obstinée des paysans, que Truchsess ne ménageait guère. Pour mieux inspirer l’épouvante, ce capitaine tolérait tous les excès de la soldatesque. Le conseil de la ligue de Souabe, alors réuni à Ulm, s’émut des actes de barbarie commis par son armée ; il le pria de ne point mettre le pays à feu et à sang ; mais le brutal Truchsess se souciait peu de telles injonctions. « Messieurs du conseil, dit-il pour toute réponse, veulent m’en remontrer en fait de guerre ; qu’ils viennent alors se battre ici, et j’irai dans leur lit prendre leur place. » Bientôt un renfort amené par George de Frundsberg permit aux troupes de la ligue d’en finir plus vite avec la révolte. Ce guerrier intrépide, qui avait été le héros de Pavie, et s’était fait un nom si glorieux sur tant de champs de bataille, prit le commandement en chef à la place de Truchsess, et sous sa direction la guerre épargna aux campagnards quelques-unes de ses horreurs. Il était toutefois difficile d’empêcher les seigneurs de se venger sur les révoltés abattus des tribulations et des misères que ceux-ci leur avaient causées. Quelques-uns se signalèrent par des traits d’une abominable cruauté. Le margrave Casimir de Brandebourg fit arracher les yeux et couper les doigts à des prisonniers. Les principaux meneurs de la révolte furent mis à la torture ; on punit aussi sans miséricorde les prédicans dont les sermons exaltés avaient déterminé en bien des lieux la rébellion, et plus d’un ministre évangélique qui s’était borné à prêcher les principes de Luther périt alors victime du ressentiment de quelque prélat ou de quelque ecclésiastique orthodoxe. Des tribunaux inquisitoriaux furent institués pour rechercher les coupables ; les échafauds se dressèrent. Carlstadt échappa, grâce à l’intervention magnanime de Luther. Götz de Berlichingen eh fut quitte pour un internement de deux années dans son château. D’autres seigneurs, tels que le comte de Wertheim, ne furent pas inquiétés pour la part qu’ils avaient prise a la révolte, soit qu’on jugeât qu’ils n’avaient fait que céder à l’intimidation, soit plutôt qu’on redoutât la puissance qu’ils gardaient dans leurs propres domaines. Au bout d’une année entière de répression et de recherches des gens compromis, une amnistie fut rendue le 23 septembre 1526, qui mit fin aux rigueurs et aux violences exercées par l’autorité. Après une telle défaite, aucun soulèvement ne paraissait plus à redouter du côté des paysans. On ne se préoccupa guère d’alléger leur condition et de tenir compte de leurs griefs. Dans les pays où la rébellion avait été la plus décidée et la plus tenace, si l’on en excepte toutefois le Palatinat, il semble même que la situation des gens de la campagne se soit à divers égards empirée aussi par le fait des dévastations commises par les soldats de la ligue et des princes. Ce qui est hors de doute, c’est que les dîmes, les corvées, les redevances, les péages, les tailles et les servitudes continuèrent comme par le passé. Non-seulement les paysans furent partout désarmés, mais ils perdirent en une foule de lieux le droit de réunion, dont ils étaient en possession depuis des siècles. La liberté religieuse qu’ils réclamaient leur fut refusée. Les seigneurs ecclésiastiques reprirent avec leurs domaines la jouissance de tous leurs droits. Bien préférable fut à coup sûr le sort des diverses populations qui, tout en réclamant une diminution des charges dont elles étaient accablées, ne participèrent point à l’insurrection, ou tout au moins s’abstinrent des violences commises ailleurs. A Sulz, le comte fit un accord avec ses sujets, en réglant à l’amiable les réclamations de ceux-ci. Dans le Brisgau, l’archiduc Ferdinand enjoignit aux autorités de faire droit aux plaintes des habitans. Les états de la Haute-Autriche s’opposèrent à ce qu’aucune contribution de guerre fût imposée aux paysans qui avaient émis les mêmes vœux que les rebelles. Dans le Tyrol, les gens des campagnes obtinrent davantage. Un code nouveau fut rédigé qui abrogeait la petite dîme et diverses prestations introduites abusivement, accordait une certaine part à la jouissance de la pêche et de la chasse, et supprimait les redevances qui ne reposaient pas sur des titres, anciens et réguliers. L’archiduc Ferdinand fit aussi quelques concessions en matière religieuse : les villes et les tribunaux eurent le droit de présenter des candidats aux fonctions ecclésiastiques, et l’on promit, comme le réclamait l’un des douze articles, que les pasteurs prêcheraient le pur Évangile. Les sujets de l’archevêque de Salzbourg, qui s’étaient pourtant mutinés contre le gouvernement despotique et intolérant de ce prélat, et avaient résisté aux troupes que l’archiduc lui prêta pour triompher de la révolte, obtinrent finalement des conditions tolérables.


III

Quoiqu’elle ait été de fort courte durée, la guerre des paysans laissa en Allemagne des traces profondes ; elle amena bien des souffrances, amoncela bien des ruines et versa des flots de sang. Elle vint s’ajouter aux maux qu’avait déjà causés la guerre des nobles, elle ouvrit l’ère des guerres religieuses, qui devait en apporter de plus grands encore ; elle contribua par son issue à fortifier la puissance des princes de l’empire et à raffermir l’aristocratie, quelque peu ébranlée par les tendances démocratiques qui se mêlaient à la réforme.

En s’abandonnant à la démagogie et se livrant aux chefs anabaptistes, les paysans compromirent leur cause et hâtèrent leur défaite. Le coup qui frappait à la fois le parti de la réforme radicale et la secte de Storch, son expression la plus exagérée, ne les écrasa pourtant pas complètement, mais il les mit pour longtemps dans l’impossibilité de se relever. L’union des princes qui combattaient l’omnipotence impériale et des luthériens, consommée par l’adoption de la confession d’Augsbourg et par la conclusion de la ligue de Schmalkalde, empêcha les débris dispersés de l’anabaptisme de rallumer de sitôt la révolte. Les paysans reprenaient sans doute avec tristesse le joug qu’ils avaient voulu secouer, mais ils étaient trop découragés et trop affaiblis pour penser à une revanche. Dix ans s’écoulèrent sans que le radicalisme religieux tentât un nouvel effort. L’étroite alliance des princes protestans contre l’empire et les états catholiques de l’Allemagne fit non-seulement leur force dans la lutte qu’ils soutinrent pour la défense de la réforme, elle arrêta de plus le développement de l’action révolutionnaire que celle-ci avait suscitée. Au lieu de suivre chacun un programme politique et religieux conforme à ses vues personnelles, à ses sympathies particulières, à ses intérêts égoïstes, les princes protestans travaillèrent en commun à faire triompher un ordre de choses qui, sans rompre brusquement avec le passé, introduisait les changemens le plus vivement réclamés par la majorité de la nation allemande. Certes cette union ne s’accomplit pas sans efforts et sans tiraillemens. Lors de la conclusion de la ligue de Schmalkalde, certains états regardaient à s’engager dans une voie de réforme religieuse qui paraissait s’écarter du culte traditionnel ; il y en avait d’autres qui montraient une extrême répugnance à s’allier avec les villes de la haute Allemagne où s’était implantée la doctrine de Zwingli ; mais l’intelligence de leurs intérêts communs fit taire ces divers scrupules. On vit des princes catholiques adhérer à la ligue pour mieux combattre les projets de l’empereur, surtout ceux de son frère Ferdinand, qui, en se faisant élire roi des Romains, prenait de fait la couronne impériale sur laquelle les prétentions de la maison d’Autriche allaient se confondre avec les droits de l’empire. La prudence que montrèrent les chefs du parti réformé consolida leurs conquêtes. En engageant l’électeur de Saxe à souscrire aux conditions de paix de l’empereur, conditions qui resserraient pourtant davantage le cercle déjà si étroit dans lequel pouvait se mouvoir l’indépendance religieuse, puisqu’elles liaient les mains à ses coreligionnaires jusqu’au prochain concile et excluaient les zwingliens du bénéfice de cette trêve, Luther fit preuve d’un esprit politique qui lui avait d’abord manqué. C’est que l’expérience avait mûri le grand docteur de Wittenberg ; il sut résister aux protestans plus ardens qui, comme le landgrave Philippe de Hesse, refusaient de si dures conditions. Il imposa silence aux récriminations des prédicateurs les plus exaltés. La paix signée à Nuremberg en 1532, par laquelle Charles-Quint reconnut en réalité l’église réformée, fit succéder dans les provinces protestantes un régime légal à l’état de révolte. Tout temporaire qu’ait été cet arrangement, il jeta les fondemens d’un droit public dont l’introduction ramena dans les esprits des notions de justice et de légalité qui tendaient à s’effacer, des habitudes d’obéissance et de discipline que la révolte religieuse avait fait disparaître. L’Allemagne, menacée par les Turcs, put alors opposer à ces barbares le puissant faisceau de ses forces, et en attendant le concile général, que le pape différait toujours, le provisoire se consolida. Les populations s’habituèrent au nouveau culte, l’ardeur de controverse théologique se calma si bien que, quelques années après, on réussit à opérer entre les luthériens et les sacramentaires un rapprochement qui avait d’abord paru impossible.

Les choses se seraient-elles ainsi passées, si les partisans d’une réforme radicale avaient eu le dessus, si les sectaires, qui voulaient ruiner de fond en comble l’édifice que des siècles avaient élevé, fussent demeurés vainqueurs ? Assurément non. Les radicaux n’eussent amené dans l’ordre spirituel qu’une désorganisation dont n’aurait pas tardé à se ressentir l’ordre moral. Leur triomphe ne pouvait produire dans l’ordre politique qu’une catastrophe à la suite de laquelle la population épouvantée se fût rejetée tout entière dans les bras de l’église romaine. Si l’insurrection des paysans eut pour effet de retarder de près de deux siècles leur émancipation dans les provinces de l’Allemagne où elle avait éclaté avec le plus de violence, combien cette émancipation n’eût-elle pas été reculée par la prolongation d’une licence religieuse et d’une anarchie sociale qui faisaient les affaires des partisans de l’intolérance et des défenseurs de l’orthodoxie la plus étroite ? Il serait advenu ce qui s’est produit partout ; les excès de la liberté auraient enfanté un despotisme d’autant plus fort que le désordre qui l’avait appelé eût été plus effroyable.

C’est parce que, dans les états de l’Allemagne qui embrassèrent le protestantisme, les conquêtes de la liberté de conscience s’opérèrent graduellement qu’elles ont résisté aux dangers qui les environnaient. Dans la guerre de trente ans, les réformés allemands n’eussent pas rencontré l’appui d’un Gustave-Adolphe et d’un Richelieu, si au lieu de représenter une société religieuse régulière, fidèle sur les points les plus essentiels à l’ancienne tradition chrétienne, respectant les principes de la société politique telle qu’elle était alors constituée, ils n’eussent offert qu’un assemblage incohérent de fanatiques et de niveleurs. Loin de se sentir assez forts pour recourir à l’étranger sans crainte de perdre leur nationalité et leur autonomie, ils eussent trouvé non des alliés, mais des maîtres, et le traité de Westphalie, au lieu de consacrer définitivement les conquêtes de la réforme en Allemagne, n’aurait été que le démembrement de l’empire au profit de la France, du Danemark et de la Suède.

En restant dans les bornes d’une simple réforme religieuse, les états protestans échappèrent au péril qu’ils s’étaient eux-mêmes en partie créé. Ils unirent étroitement la cause de la doctrine évangélique à celle de l’indépendance territoriale. Les apôtres du mouvement religieux, ramené à une épuration ou, si l’on veut, à une simplification du culte, à un schisme avec Rome, eurent ainsi des protecteurs naturels dans les princes et les villes, intéressés à soutenir le principe de l’indépendance territoriale, qui les mettait à l’abri d’une complète sujétion à l’empereur. Dans la ligue contre l’édit de Worms, édit qui menaçait d’étouffer à sa naissance le mouvement de la réforme, les princes allemands défendaient surtout leur droit de souveraineté, car la question politique qui se débattait en cette circonstance, c’était de savoir si chaque prince avait dans ses domaines le droit de régler ce qui touchait aux rapports de l’église et de l’état. En protestant contre le vote de la diète qui, conformément à la décision impériale de Spire, revenait sur la résolution antérieure où était implicitement reconnue la liberté pour chaque prince de condamner ou d’admettre la doctrine de Luther, ils ne firent que consacrer plus solennellement un droit qui leur avait été temporairement laissé. Ce droit, que l’empereur voulait leur dénier, ils en obtinrent l’exercice provisoire, et la garantie qu’ils avaient arrachée par les armes devint définitive. Ainsi fut enfin assurée, jusqu’à la nouvelle lutte qui devait éclater un siècle plus tard, l’existence de la religion évangélique. Le luthéranisme, entré désormais dans l’ordre politique et régulier, amena des changemens qu’on avait tout d’abord vainement réclamés, et par le développement naturel des idées issues de cette révolution religieuse commença pour les paysans et les classes pauvres un état meilleur. Si la réforme ne fut pas arrêtée dès son premier essor, elle le doit donc à la conduite de ses chefs et de ses plus intelligens adhérons. Le luthéranisme réussit à se faire accepter de ses adversaires, sinon comme une transformation bienfaisante dans l’ordre religieux, du moins comme un fait acquis, et cela, répétons-le, parce qu’il rompit avec le radicalisme théologique, avec l’anabaptisme, avec la démagogie, qui l’eussent précipité dans l’abîme où avaient péri tant d’autres hérésies, qui lui auraient aliéné la faveur des princes allemands, que leur opposition contre le pape et l’empereur disposa dès l’origine à lui prêter secours.

La théocratie des anabaptistes et l’anarchie doctrinale des radicaux en matière de réforme religieuse ont donc été au XVIe siècle un des plus grands périls que l’Allemagne ait traversés ; elles faillirent causer la dissolution soudaine de la société sans apporter aucun des élémens propres à la reconstituer ; elles suscitèrent la révolte contre les principes fondamentaux du christianisme tel qu’il était compris à cette époque ; elles armèrent le vilain contre le noble, le sujet contre son seigneur, le pauvre contre le propriétaire, la raison individuelle contre l’autorité dogmatique incarnée dans l’église ou reposant sur la tradition de l’enseignement théologique. Elles laissèrent la libre carrière aux théories les plus imprudentes et aux rêveries les plus folles ; elles relâchèrent les liens qui assurent l’ordre, la paix et la félicité des états, et, aux maux déjà si nombreux qu’avaient produits les déchiremens intérieurs de l’Allemagne, la lutte des grands, celle de la papauté et de l’empire, elles en ajoutèrent de plus menaçans encore, ceux qu’engendrent la guerre des classes sociales et l’anéantissement des croyances les plus étroitement unies à la moralité publique.

Cependant le péril, s’il était surmonté, n’était pas définitivement écarté. Les germes de l’insurrection religieuse et sociale, victorieusement réprimée en 1525, subsistèrent longtemps, et environ dix années après ils donnèrent naissance à une sédition nouvelle, où reparurent tous les élémens de désordre et toute l’anarchie des idées qui avaient marqué la guerre des paysans. Heureusement cette seconde révolte trouva pour la combattre une Allemagne moins divisée, une société plus raffermie dans sa foi et dans ses principes. Nous voulons parler de la guerre des anabaptistes de Münster, qui éclata en 1534 et 1535, et dont nous retracerons les principales phases.


ALFRED MAURY.

  1. Wer frei will sein,
    Der folge diesem Sonnenschein.
  2. Dans le seul duché de Wurtemberg, on avait saccagé et pillé six monastères.
  3. Documens inédits sur la guerre des rustauds, Nancy 1861.