Le Socialisme anglo-saxon et son nouveau prophète

Revue des Deux Mondes tome 74, 1886
Louis Wuarin

Le socialisme anglo-saxon et son nouveau prophète


LE
SOCIALISME ANGLO-SAXON
ET SON NOUVEAU PROPHETE

Il y a un peu plus de six ans que paraissait aux États-Unis un livre qui n’a pas tardé à avoir un grand retentissement, soit en Amérique, soit en Angleterre. C’est ce livre, dû à la plume d’un audacieux réformateur socialiste dont le nom n’est plus aujourd’hui absolument inconnu en France, qui fera, considéré en lui-même et dans le mouvement d’opinion qu’il a provoqué, l’objet de cette étude.

L’ouvrage dont nous parlons doit, sans aucun doute, une partie de sa fortune aux remarquables qualités d’écrivain de son auteur ; mais si le bruit qu’il a fait a pris les proportions d’un événement, s’il s’est imposé à l’examen, s’il a été discuté largement dans la presse et dans des réunions publiques, c’est pour un autre motif encore. Il abordait certaines questions qui, au moment de sa publication, s’agitaient avec violence. Il s’appliquait à résoudre des problèmes qui se posaient dans tous les esprits. Il se mêlait aux luttes de la politique, auxquelles il apportait un aliment nouveau. Il présentait à un haut degré l’attrait, toujours si vif et si séduisant, de l’actualité. Nous voyons, en effet, se refléter à toutes les pages de ce livre des préoccupations qui étaient intenses lorsqu’il fit son apparition, et qui le sont encore, à l’heure où nous sommes, sur la plus grande partie du vaste territoire où la langue anglaise est parlée. Les pays de race anglo-saxonne ont eu, pendant ces dernières années, les yeux fixés sur l’Irlande. Ils ont assisté à un véritable duel entre celle que l’on appelait jusqu’ici l’île-sœur et ses maîtres, ses anciens conquérans. La lutte a offert des péripéties variées et émouvantes. Mais, pour les esprits observateurs, il est devenu bien vite évident que le conflit était économique beaucoup plus que politique. Il s’agissait de savoir si les habitans de la verte Érin continueraient à n’être que les fermiers du sol qu’ils cultivent ou s’ils pouvaient espérer s’élever un jour à la dignité de propriétaires fonciers. Ce qu’il y a à la racine de toute guerre civile, remarquait le vieil historien Polybe, c’est un déplacement de fortune. Comment réussira-t-on à combler l’attente si vivement excitée du peuple irlandais ? Sera-t-il possible de lui accorder le déplacement de fortune qu’il souhaite ? C’est ce que l’avenir nous apprendra. Quoi qu’il en soit et en attendant mieux, le gouvernement anglais s’est déjà occupé de la révision des lois agraires, et l’on sait que le ministère Gladstone a pris l’initiative d’un ensemble de réformes désignées sous le nom de Land Art et qui, en tout autre temps, auraient été de nature à amener une détente sérieuse.

Se représente-t-on, dans ces conjonctures, un penseur ayant médité fortement sur ces questions, surgissant tout à coup comme le deus ex machina du drame, et apportant une nouvelle solution économique à des hommes qui se demandent, de part et d’autre, où l’on va et ce que l’on va faire ? Pour peu qu’il ait le don de se faire écouter, la parole entraînante, l’accent pathétique, on juge du silence qui va se faire autour de lui. On devine aussi que ce silence ne sera pas de longue durée et que bientôt il fera place aux acclamations des uns, aux huées des autres, se croisant comme les feux de deux années. Et il y aura bien là, en effet, deux grandes armées : d’un côté ceux qui se félicitent de la solution proposée, de l’autre ceux qui la trouvent irrationnelle, injuste, exécrable et, entre ces deux camps hostiles, quelques esprits indépendans, modérés, de ceux qui appliquent en chaque circonstance la maxime de saint Paul : « Éprouvez toute chose et retenez ce qui est bon, » mais ne formant qu’un petit groupe.

Autre question brûlante. L’Angleterre souffre et l’Amérique aussi, quoique à un degré beaucoup moindre, des inconvéniens de la grande propriété foncière. D’immenses domaines y sont réunis, soit par le fait de l’hérédité, soit par celui de la spéculation, entre les mains d’un petit nombre de personnes, et des multitudes, arrêtées par cet abus, se voient dans l’impossibilité de posséder jamais un arpent de terre. Qu’on imagine un publiciste recueillant les plaintes que soulève un pareil état de choses, recherchant avec patience les moyens de remédier à ce mal et arrivant un jour avec un projet de réforme qui va tout guérir, car il opère une révolution complète dans la façon dont la propriété foncière a été jusqu’ici acquise, possédée et exploitée. Il n’aura pas longtemps à chercher des partisans, des alliés, et, en tout cas, des auditeurs. Son public est prêt. Qui ne sera impatient de connaître le nouvel évangile qui doit ramener la paix dans les cœurs ?

Mais ce n’est pas tout encore et, à côté des préoccupations générales que nous venons d’indiquer, s’en placent d’autres qui ne sont, si l’on veut, que des accidens, mais de ces accidens que leur fréquence fait ressembler singulièrement à un mal chronique.

L’Angleterre et les États-Unis ont atteint un développement industriel prodigieux. On y produit trop vite. Les bras abondent et les machines, la vapeur, l’électricité font, de leur côté, la besogne de milliers, de millions de bras. Au bout d’un certain temps, l’atelier, l’usine, la mine, se trouvent arrêtés. On est encombré, les magasins regorgent, il y a pléthore et, comme il faut à tout prix écouler ce trop-plein, la direction de l’atelier, de l’usine, de la mine se voit obligée, pour arriver à ce résultat, ou de ralentir la production, ou de faire travailler à meilleur marché, en abaissant plus ou moins le taux des salaires. Il arrive ainsi que l’ouvrier mène une existence précaire et passe sa vie entre ces deux menaces : le chômage et la grève, — le chômage, contre lequel il ne peut rien ; la grève, qui lui est imposée par le comité de son trade-union et qu’il est presque également impuissant à conjurer. Voit-on d’ici un ami des classes laborieuses, ému des difficultés de leur position et venant dire à l’ouvrier : « Tu ne vis plus, tu ne t’appartiens plus. J’ai trouvé ce qu’il le faut. Je sais le secret de ton bonheur. Tu vas devenir ton maître. Tu n’auras plus à redouter les surprises du lendemain, tu seras assuré contre les caprices du sort. » Comment un tel libérateur ne serait-il pas acclamé par ceux auxquels il ferait de si belles promesses ?

Le réformateur dont nous parlons, ce penseur, ce publiciste, cet ami des classes laborieuses n’est pas, on l’a compris, un personnage fictif, inventé uniquement dans l’intérêt dramatique de notre récit. C’est l’auteur du livre retentissant dont nous parlions. Il s’appelle Henri George.

Nous venons d’indiquer les causes qui ont aidé au succès absolument extraordinaire de son livre. Faisons maintenant plus ample connaissance avec ce nouveau docteur et voyons ce qu’il enseigne.


I

M. Henri George appartient par la nationalité aux États-Unis et par ses origines à l’Angleterre : son grand-père du côté paternel, un marin, avait émigré dans le Nouveau-Monde, au commencement du siècle, après des revers de fortune dont sa famille ne parait pas s’être entièrement relevée dans la suite. Né à Philadelphie en 1839, il passa son enfance dans la ville de William Penn, la cité de l’amour fraternel. Il y suivit les écoles, où il se fit remarquer par sa facilité pour l’étude, et, devant songer de bonne heure à s’assurer un gagne-pain, car ses parens ne pouvaient l’aider beaucoup pour son avenir, il y commença un apprentissage de typographe. Tout jeune encore, ayant fait accepter ses services à bord d’un navire en échange du prix de son passage, il se rendit en Californie, où la fièvre de l’or n’épargnait personne. C’était l’époque où de riches placers venaient d’être découverts et où d’énormes fortunes se faisaient en quelques mois. Il courut, comme tant d’autres, après le précieux métal et, s’étant procuré de l’emploi dans une mine, il descendit au fond des noires galeries ; mais ce qu’il en retira n’était pas en rapport avec ce qu’il avait espéré. Il ne tarda pas à perdre ses illusions. Il revint alors se fixer à San-Francisco et travailla dans une imprimerie, tout en trouvant encore le temps de développer ses moyens naturels et d’augmenter ses connaissances par des lectures variées, poursuivies avec méthode pendant ses heures de loisir.

Quand on a tant d’énergie, qu’on sait ce qu’on veut et que l’on est, avec cela, heureusement doué, on fait assez vite son chemin, en Amérique surtout. Bientôt, le modeste ouvrier compositeur monta en grade et mit le pied dans le journalisme. Il collabora à plusieurs journaux, il en dirigea même un ou deux dont il se laissa déloger par des associés avides ou par des politiciens qui ne le trouvaient pas assez souple et qu’il dérangeait sans doute dans leurs plans de bataille. On lui faisait payer le prix de son indépendance ou de son indiscipline. La presse, fortement monopolisée sur les bords du Pacifique, pouvait alors se débarrasser assez facilement de ceux de ses membres, quel que fût d’ailleurs leur talent, dont les allures lui déplaisaient. M. George quitta, par la force des circonstances, une carrière où ses débuts avaient été exceptionnellement brillans. Il fut rejeté vers ses études personnelles. Le journaliste allait faire place au publiciste, au chef d’école, au réformateur social.

Si nous avons relaté ces détails biographiques, c’est qu’ils nous paraissent éclairer d’une lumière particulière la genèse des idées du futur réformateur. Il n’est personne qui ne doive à ses expériences propres, à ses luttes, à ses succès ou à ses déboires la moitié au moins des opinions qu’il professe. Raconter la vie d’un homme, c’est placer les idées qu’il représente dans leur cadre naturel.

En 1871, la réputation de M. George, pour bien établie qu’elle fût dans le milieu où il exerçait son activité, n’était guère sortie de ce cercle. On le connaissait à San-Francisco et dans les environs, mais il n’avait pas encore fait parler de lui ailleurs. Une brochure qu’il publia, à la date que nous venons d’indiquer, attira sur lui l’attention d’un public plus étendu. Si, à vrai dire, elle ne produisit pas une très vive impression, elle fut cependant remarquée, et les esprits pénétrans, habiles à démêler la valeur des hommes, purent se douter que ce nouveau-venu n’était pas le premier venu.

Cet opuscule avait pour titre : Our land and land policy, qui peut se traduire ainsi : la Terre et la constitution de la propriété foncière. Il lui avait été inspiré par le spectacle qu’il avait en sous les yeux en Californie.

L’auteur avait été frappé d’un fait qui lui semblait absolument anormal. Dans une contrée d’une richesse inouïe, d’une superficie immense, qui venait à peine de s’ouvrir au courant de l’immigration, dont la population ne montait encore qu’à 600,000 âmes, si même ce chiffre était atteint, il avait vu surgir une foule de malheureux, dénués de toute ressource, de vagabonds, donnant à la police toute sorte d’embarras ; cette constatation l’avait laissé ému et troublé. D’après lui, un tel phénomène ne pouvait s’expliquer que par l’existence d’un vice dans l’organisation sociale. Ce désordre économique, il s’était mis en devoir de le rechercher, et bientôt il avait cru le découvrir.

C’était un mal déjà ancien dans le monde, et qui s’était introduit sur les côtes du Pacifique avec les premiers colons. En quelque temps, le meilleur des terres, tout ce qui était d’un accès facile, tout ce qui offrait un rapport assuré, avait été enlevé ; les capitalistes avaient fait leur razzia, et, à côté d’eux, le reste de la population se trouvait à l’étroit, ainsi qu’il pourrait arriver dans une contrée souffrant d’un encombrement séculaire. Tant pis pour ceux qui arrivaient trop tard, les bonnes places étaient prises ! La terre n’est-elle pas au premier occupant ? Voilà, suivant M. George, l’origine du désordre, voilà l’abus d’où dérivent des iniquités sans nombre, voilà la source première et profonde de ce précoce paupérisme qui fait tache au milieu des splendeurs d’un nouvel Éden. Et qu’on ne prétende pas que nous sommes ici en présence d’un mal nécessaire, inhérent à la nature des choses. Il ne saurait admettre, quant à lui, qu’un Dieu tout sage et tout bon ait voulu, préparé de loin et fait entrer dans ses plans ce contraste entre l’opulence superbe des uns et la misère repoussante des autres. Tout cela est à ses yeux l’œuvre mal faite de l’homme, et il la faut corriger. Mais comment ?

Rien de plus simple, répond le jeune publiciste. Nous allons tout d’abord imposer la terre, toute la terre, jusqu’à concurrence de son revenu. Il n’en faut pas davantage pour porter le coup de mort à la grande propriété foncière. Nous citons textuellement : « Si vous taxez les grands domaines jusqu’à absorption de leur rendement, il deviendra impossible aux grands propriétaires de retenir plus longtemps tous leurs biens ; ils se verront obligés de vendre. »

Ce premier pas fait, il en restera un second à accomplir. La loi devra interdire, pour l’avenir, la formation de propriétés d’une étendue trop considérable. Il faudra empocher le retour du fâcheux état de choses auquel on aura mis (in, au moins pour un temps. Le sol ne sera plus vendu que par lots de 40 ou de 80 acres (16 ou 32 hectares). C’est là une limite qui ne pourra être dépassée.

Nous connaissons maintenant, dans ce qu’il a d’essentiel, le catéchisme économique de M. George ; sa brochure de 1871 en renferme les élémens fondamentaux. Il renoncera, il est vrai, dans la suite, en présence surtout de difficultés d’application qui lui paraîtront insurmontables, à limiter l’étendue de terre que chacun aura le droit de posséder ; mais l’imposition du sol pour une somme égale à ce qu’il rapporte, autrement dit la confiscation du sol par l’état, qui en deviendra le seul maître et qui l’affermera ensuite dans les conditions les meilleures pour les divers intéressés, cette doctrine-là n’a pas été modifiée, et c’est aujourd’hui encore la clé de voûte du système social qui nous arrive des profondeurs du Far-West.

On a dit que le prophète de Californie (pour nous servir d’une périphrase fréquemment employée en Amérique et en Angleterre en parlant de M. George) était redevable à l’éminent penseur John Stuart Mill de l’idée de la suppression des propriétaires terriens, qui est à la base de tous ses plans de réforme. Il y a pourtant assez loin de l’économiste anglais au novateur américain. Reprenant une idée énoncée par son père dans un traité d’économie politique paru en 1821, Mill avait cherché à montrer que, si la terre est une propriété comme une autre, elle a pourtant ceci de particulier qu’elle acquiert, par le simple fait de l’accroissement de la prospérité générale, une plus-value souvent très importante. Cette hausse dans le prix des terres, à qui profite-t-elle ? A ceux qui en possèdent, et à eux seuls. Et pourtant elle n’est due à aucune initiative individuelle, mais à un ensemble de circonstances que tout le monde a contribué à amener, telles que l’accroissement de la population ou la proximité d’une ville. La plus-value dont nous parlons pourrait par conséquent être réclamée pour la collectivité, c’est-à-dire pour l’état. Mill aurait désiré que le gouvernement fit procéder, à un moment donné, à une estimation de toute la propriété foncière, et que la différence entre le prix des terres au moment de l’expertise officielle et celui qu’elles atteindraient dans la suite, fût déclarée appartenir au trésor public. M. George ne s’accommode pas de ce demi-socialisme, qui a le tort grave, selon lui, d’être trop compliqué et de manquer de netteté. Il ne s’en sert que pour s’élever plus haut ; il le développe, et il arrive à la découverte qui lui est propre et que nous connaissons déjà en gros.

La doctrine fondamentale sur laquelle il assied son système de réorganisation sociale est communément désignée, de l’autre côté de la Manche et de l’Atlantique, sous les noms de théorie de la suppression de la rente foncière (no rent theory) et de retour de la terre à la nation, ou « nationalisation » de la terre (nationalisation of land) ; elle a été exposée, avec une grande puissance de talent, dans un ouvrage paru huit ans après la brochure sur les affaires californiennes. Ce livre est intitulé : Progrès et Pauvreté (Progress and Poverty).

Si nous n’avions affaire qu’à un écrit composé d’une manière superficielle, sans connaissance des questions abordées, sans force d’observation, et n’offrant qu’une suite de brillantes déclamations rhétoriciennes, ce ne serait pas assez de la hardiesse des thèses socialistes qui y sont énoncées pour nous décider à nous y arrêter. Mais tel n’est pas le cas. Nous l’avons déjà dit, M. George a fait sensation ; il a été l’auteur d’un mouvement d’opinion plus étendu peut-être que profond, mais incontestablement considérable. Or, Progrès et Pauvreté est son ouvrage capital, celui qui résume le mieux l’ensemble de ses vues, et la vogue qu’il a obtenue au milieu des populations de langue anglaise, tant dans le nouveau que dans l’Ancien-Monde, ne permet pas de l’ignorer et de le tenir pour nul et non avenu. Il y a quelque temps déjà que l’on parlait de plus de cent éditions de tout format et de tout prix, écoulées aux États-Unis, et de la moitié environ de cette vente pour l’Angleterre seule. Il a été traduit dans la plupart des langues modernes de première importance (pas en français cependant).

M. Emile de Laveleye faisait, dans un ouvrage récent, cette remarque fort juste, que ce qui distingue les principaux avocats de la révolution sociale, à notre époque, de leurs aînés, c’est qu’ils se servent, pour combattre les théories des grands économistes, d’armes qu’ils ont été prendre dans l’arsenal même de leurs puissans adversaires. Ils savent d’avance les objections qu’on pourra leur faire, ils disent pourquoi ils se séparent de penseurs dont l’autorité a été généralement reconnue et avec lesquels c’est à peine si l’on a osé jusqu’ici discuter : un Adam Smith, un Jean-Baptiste Say, un Frédéric Bastiat ; ils ont tout prévu et ils ont réponse à tout. Sous ce rapport, Progrès et Pauvreté donne une idée particulièrement avantageuse de la nouvelle littérature socialiste. Les années qui s’intercalent entre le premier opuscule de M. George et son ouvrage capital n’avaient pas été pour lui du temps perdu. Il les avait mises à profit pour revoir les maîtres de la science économique, ceux de l’école anglaise surtout, dont il fait de fréquentes citations. Il avait tenu aussi à soumettre ses théories à un nouveau contrôle en les plaçant en regard des faits, et à noter avec soin les phénomènes sociaux dont il pouvait être témoin. Pour entreprendre une enquête de cette nature, le moment était bien choisi. La période qui précéda la publication de Progrès et Pauvreté, et pendant laquelle fut exécutée la plus grande partie du travail de composition de ce livre, était en effet d’un intérêt tout particulier pour un homme plutôt disposé à dire du mal de son siècle qu’à en rechercher les beaux côtés. Jamais, peut-être, les affaires n’avaient été plus languissantes, le travail plus rare, le prix des salaires plus bas. Nombre d’émigrans avaient repris le chemin de leur pays d’origine ; des grèves effroyables s’étaient déclarées. La situation était sombre. C’est de tout cela, de ces études, de ces méditations personnelles, du spectacle de tant de souffrances accumulées et pesant surtout sur la classe ouvrière, qu’est sorti le catéchisme de la nouvelle foi socialiste.

Le titre de l’ouvrage annonce déjà la thèse qui s’y déroule. Nous avons plein la bouche du mot de progrès : ce n’est pas sans raison. Notre époque est fertile en prodiges. Nous ne restons pas longtemps à la même place. Le monde marche, marche même très vite et dans toutes les directions. Mais, hélas ! fait observer tristement M. George, la pauvreté marche de conserve avec le progrès. Ils ne vont pas l’un sans l’autre, ils avancent d’une même vitesse ; la civilisation, dont nous sommes si fiers, se paie d’un accroissement de souffrances pour une partie de l’humanité. Et il en ira de même, — car il ne s’agit pas ici d’un accident, mais d’un fait général et permanent, — aussi longtemps que l’on n’aura pas consenti à ouvrir les yeux sur les causes profondes du mal. Or, la raison de cette anomalie doit être cherchée dans le fait que la terre a été accaparée par un petit nombre de privilégiés. Mais n’anticipons pas sur le contenu du livre ; donnons-en plutôt une analyse qui permette de s’en former une idée exacte. Pour aider à la clarté de cette exposition, nous résumerons Progrès et Pauvreté comme si nous en étions l’auteur. Nous donnerons donc, en quelque sorte, la parole à M. Henri George, et nous serons attentif à ne rien lui faire dire qui ne soit conforme à son enseignement.

L’essor prodigieux que l’industrie a pris à notre époque, sous la double impulsion du mouvement scientifique et de l’union de capitaux considérables, a-t-il contribué à améliorer le sort des classes laborieuses ? Nous savons que non, et que, bien au contraire, c’est au sein des sociétés qui, sous le rapport de la production industrielle, tiennent le premier rang, que la situation de l’ouvrier laisse le plus à désirer. Sans les pays nouvellement colonisés, dont la population n’a qu’une faible densité, la distance qui, plus tard, séparera les divers degrés de fortune est encore peu marquée. Là, les riches sont moins riches, les pauvres moins pauvres ; tout le monde travaille ; à peine sait-on ce que c’est que mendier. Mais que la locomotive arrive, que l’industrie emploie ses ressources, que la machine se substitue au travail des bras : c’en est fait de cet âge d’or. Aussitôt la misère apparaît. Au milieu des élégans magasins et des églises monumentales, on voit sortir de terre les établissemens d’assistance et les prisons. On ne saurait nier, en présence de ces témoins accusateurs, que la misère qui règne au bas de l’échelle soit imputable à la marche même du progrès et non à des circonstances locales.

Il est vrai pourtant que la richesse générale s’accroît à mesure que le flot de la civilisation s’étend. Mais à qui profite cette transformation ? A coup sûr, ce n’est pas à ceux dont l’existence est le plus dépouillée. L’eau va à la rivière et le bien-être à ceux qui le connaissent déjà. Le progrès peut être comparé à « un coin immense qui pénètre dans la société, non pas perpendiculairement, mais horizontalement et la divise en deux couches. Ceux qui se trouvent au-dessus de la ligne de démarcation sont élevés, ceux qui se trouvent au-dessous, écrasés. »

Pour expliquer ce douloureux phénomène, les économistes ont invoqué ce qu’ils appellent la loi du salaire. D’après eux, le nombre des travailleurs et le prix de la main-d’œuvre sont en raison inverse l’un de l’autre, car, à ce qu’ils assurent, le salaire se tire du capital et, dans tout partage, augmenter le nombre des ayants droit, c’est aussi diminuer ce qui leur revient.

Erreur ! Le salaire ne provient pas du capital, mais du travail, Comme le chasseur trouve son profit dans le gibier qu’il abat, ainsi l’ouvrier crée lui-même la richesse qui lui fournira la rémunération de ses peines. Nous ne nions point l’utilité du capital, mais nous soutenons qu’il n’a pas la fonction que l’on a prétendu. Sa mission est essentiellement de procurer les instrumens de travail à l’artisan et à l’ouvrier, les semences à l’agriculteur, les avances nécessaires au commerçant. Quand on s’adresse à lui pour lui demander le prix de la main-d’œuvre, c’est qu’alors nous n’avons plus affaire seulement à un producteur, mais à un négociant qui attend le moment favorable pour écouler ses produits.

Sur cette première erreur, la loi du salaire, les économistes en ont greffé une seconde : nous voulons parler de la célèbre théorie de Malthus relative à l’accroissement de la population. D’après le savant anglais, le mouvement de la population, partout où il n’est pas limité par l’exiguïté du territoire ou l’insuffisance des produits, suit la progression géométrique et double tous les vingts cinq ans, en sorte que, au bout d’un siècle, en s’en tenant aux moyennes, les étapes franchies sont représentées par les chiffres 1, 2, 4, 8. La production s’accroît bien aussi de son côté, mais beaucoup plus lentement, car au lieu de suivre la progression géométrique, elle obéit à la progression arithmétique : 1, 2, 3, 4. Dans l’espace d’un siècle, la population grandit jusqu’à former huit fois ce qu’elle était au point de départ, pendant que les subsistances ne font que quadrupler. L’équilibre est ainsi rompu. Mais c’est uniquement la faute de l’homme, qui, méconnaissant le vœu de la nature et manquant à toute prévoyance, croit et multiplie avec une rapidité absolument anormale, surtout au sein des classes pauvres, qui se chargent de familles qu’elles sont souvent incapables d’élever.

Ainsi raisonnait Malthus, aux grands applaudissemens des classes aisées, tout heureuses de pouvoir jouir de leur bien-être en bonne conscience et sans avoir trop de reproches à se faire. Mais Malthus ne voyait pas juste, car la production s’accroît plus vite qu’il ne le pensait. Un homme qui arrive dans le monde est, en effet, un producteur, plus encore qu’un consommateur. Pour une bouche à nourrir, n’apporte-t-il pas deux bras pour travailler ?

Voici quelle est notre explication du problème. L’ensemble de la production dépend de trois facteurs : la terre, le travail et le capital. Au premier va la rente foncière, au second le salaire, au troisième l’intérêt. Que l’un de ces associés élève ses prétentions et réussisse à augmenter ses avantages, ce ne peut être qu’au détriment des deux autres. Or, que se passe-t-il à mesure qu’une contrée entre dans le mouvement de la civilisation ? Au début, l’argent porte un gros intérêt, et le travail obtient un fort salaire. Puis, insensiblement, l’intérêt et le salaire baissent, mais, en revanche, la terre renchérit à mesure que son rendement s’élève.

Le progrès a donc pour résultat final de faire monter le prix du sol. C’est-là la vraie explication du problème. L’antagonisme n’est pas entre le travail et le capital, ainsi qu’on l’a cru souvent, mais entre le travail et la terre.

Mais à cela que faire ? Nous répondons sans hésiter : détruire l’obstacle qui s’oppose à une juste répartition de la richesse. Le moyen est héroïque, il faut bien le reconnaître ; il change toutes nos habitudes et bouleverse toutes nos idées : ce n’est rien moins qu’une révolution à accomplir. Aussi, avant d’en venir là, nous avons dû naturellement nous demander si l’on ne pourrait pas, par une autre voie, arriver au résultat désiré : mais nous avons reconnu que non. Simplifier notre ménage politique qui est trop coûteux ; élever le niveau général des esprits ; montrer aux ouvriers le parti qu’ils peuvent tirer de l’association pour mieux soutenir le taux des salaires ; organiser le travail dans le sens de la coopération ; invoquer l’aide de l’état pour la défense des faibles et des petits ; favoriser, par des lois intelligentes, le morcellement de la propriété,.. autant d’idées qui se présentent naturellement à l’esprit, qu’il ne faut pas négliger, mais dont on ne peut attendre l’impossible.

La seule manière efficace de détruire le mal, c’est d’aller droit à sa cause, c’est de l’atteindre à sa racine même. De ce que la terre, au sein de notre civilisation du XIXe siècle, est accaparée par un petit nombre de privilégiés, il s’ensuit que la masse souffre. Eh bien ! que l’on s’arme de courage et que l’on supprime la propriété foncière individuelle pour lui substituer la propriété foncière collective. En dehors de cette grande mesure il n’existe que des palliatifs.

Mais quoi ? On dépouillerait les détenteurs actuels da sol ? En a-t-on le droit ? N’y aurait-il pas injustice à le faire ? — Pour dissiper ces scrupules, il suffit de montrer, ce qui n’est pas malaisé, que le seul bien qui appartienne à l’homme, c’est ce qu’il gagne par son travail. Or, la terre n’est pas une conquête de ce genre : c’est un don de la nature au même titre que l’air ou que l’eau. Il est vrai que l’appropriation du sol s’appuie sur des titres, sur des lois et des traditions. Mais qu’est-ce que cela prouve ? Rien ne saurait légitimer ce qui est contraire à l’équité, ni consacrer une spoliation manifeste. Lorsque l’on voit, par exemple, à l’heure qu’il est, en Angleterre, le peuple des campagnes payer des sommes énormes à une poignée de propriétaires qui dépensent loin de leurs fermes l’argent gagné pour eux au prix de tant de sueurs, que dire d’un tel spectacle, et ne froisse-t-il pas bien autrement le sentiment de la justice que ne pourrait le taire la prise de possession de la terre par l’état ?

Ce n’est pas une institution défendable que celle qui a pour résultat de transformer les cultivateurs du sol en un troupeau d’esclaves dépendans, écrasés, avilis, courbés devant le maître qui les fait vivre, et les classes laborieuses en général en des martyrs. Les travailleurs sont aujourd’hui dans la situation de gens qui seraient broyés entre deux meules, dont l’une s’appelle progrès matériel et l’autre propriété individuelle du sol.

Nous avons donc le droit de reprendre la terre à ses détenteurs actuels, et nous ajoutons, nous séparant ici d’un certain nombre de penseurs qui ont médité sur ces sujets, sans qu’il y ait lieu de leur offrir en retour un dédommagement quelconque. On nous fera observer que, si la terre a été usurpée à l’origine, ceux qui aujourd’hui possèdent un champ ou un domaine ne sont pas nécessairement les héritiers des premiers voleurs, liais que l’on ne perde pas de vue la nature du délit qui a été commis. Ce n’est pas un fait ancien seulement, c’est encore un fait présent, dont les effets sont sensibles à toute heure. Aujourd’hui même, est-ce que le propriétaire du sol ne prive pas l’enfant du pauvre qui vient de naître de son droit à posséder un morceau de cette terre qui est le patrimoine de tous ? Plutôt que de lui offrir une compensation, on aurait donc le droit de lui en demander une pour le tort causé à la société.

Lorsqu’il commença à être question aux États-Unis d’affranchir les esclaves, on parla d’abord de les racheter aux frais du trésor public. Quelques années plus tard, l’émancipation des noirs était consommée et personne n’avait été indemnisé de la perte de ces hommes, de ces femmes, de ces enfans, qui étaient hier encore une marchandise vénale.

Ce qui effraie, c’est la pensée de toucher à un état de choses consacré déjà par une longue suite de siècles. Ce qui est ancien impose le respect. Mais on aurait tort de supposer que ce qui existe a toujours existé : le sol cultivable, la matière terrestre d’où l’homme tire sa subsistance et qui lui a été donnée à cet effet, a commencé par appartenir à tous : l’allmend suisse, le mark danois, le mit russe, restent comme des témoins de cette ère malheureusement close.

Quel livre on écrirait si l’on voulait raconter tout le mal qui est résulté de l’accaparement du sol par quelques individus ! Cette spoliation a été la cause de guerres sans nombre dans le passé ; elle produit des souffrances de toute sorte dans le présent. Il est vrai que, dans certains pays, comme les États-Unis, les inconvéniens de ce système ont été jusqu’ici moins sensibles que dans d’autres, à raison de l’immense étendue de leur territoire en égard à la population qui s’y trouve. Et pourtant, même aux États-Unis, la situation est telle qu’il y a urgence à revenir le plus tôt possible aux premiers principes et à ôter la terre à quelques-uns pour la rendre à tous.

Mais, se demandera-t-on peut-être, est-ce que la destruction de la propriété individuelle, en ce qui concerne la terre, ne portera pas un coup fatal à l’exploitation agricole, à l’esprit de travail, aux habitudes d’ordre, à la civilisation en un mot ? Nous n’en croyons rien ; car pour conjurer une pareille calamité, il n’est besoin que d’une chose : assurer celui qui se livre au travail des champs qu’il continuera à recueillir le fruit de ses peines, de son initiative, de son intelligence, de son économie. Or, ce résultat sera aisément et sûrement atteint si, au lieu de confisquer la terre elle-même, on se contente d’en saisir la rente, ce qui reviendra, en pratique, à absorber la rente par l’impôt.

Voici comment les choses se passeront. Il sera édicté une loi portant suppression de tous les impôts existans et décrétant à leur place un impôt unique. Cet impôt pèsera sur la terre, qui se trouvera ainsi supporter à elle seule la totalité des charges publiques. Il ne sera pas calculé de manière à balancer les dépenses, il sera l’équivalent pur et simple de la rente du sol. La rente foncière, c’est ce qui reste disponible du rendement de la terre lorsque celui qui l’exploite a prélevé sur les récoltes la rémunération de ses peines, et qu’il s’est défrayé des sacrifices divers exigés par sa culture. C’est la somme qu’un propriétaire obtient aujourd’hui de son fermier. Il n’y aura plus qu’un seul propriétaire foncier, l’état, dont tous ceux qui travailleront le sol seront les concessionnaires. Il ne faut pas longtemps pour se rendre compte des avantages considérables d’une telle transformation.

Avantages économiques d’abord. L’impôt unique sur la terre se traduira par un accroissement de la production agricole et industrielle. La terre, en effet, ne sera plus détenue que par des personnes désireuses de se livrer à la culture ; et, de son côté, le capital, dégagé de ses anciennes entraves, n’ayant plus rien à démêler avec le fisc, se portera spontanément au-devant de toutes les entreprises, prêt à seconder toute idée heureuse, qu’il s’agisse de commerce, d’industrie ou d’agriculture.

Avantages administratifs ensuite. Au point de vue de sa perception, un impôt unique sur la terre présente une supériorité qui se discerne au premier coup d’œil. Il est facile à établir et à lever. Un système d’une telle simplicité ne favorise guère non plus les desseins coupables et des employés de la recette qui voudraient pratiquer des détournemens et des contribuables qui voudraient tromper l’état, — deux petites opérations qui ne sont pas rares aujourd’hui. Et, en fin de compte, on ne saurait concevoir un impôt portant d’une manière plus égale sur l’ensemble de la population. Du reste, les avantages que nous signalons en ce moment ont été entrevus depuis longtemps. Le père du grand Mirabeau parlait avec un tel enthousiasme de l’idée émise par Quesnay d’un impôt unique sur la rente, qu’il regardait cette découverte comme égale en importance à l’invention de l’écriture, et à l’introduction de la monnaie comme moyen d’échange. Mais nous ne sommes pas encore au bout de nos constatations. L’impôt unique sur la terre, disions-nous tout à l’heure, c’est la richesse multipliée. Ce sera aussi la richesse plus également distribuée. En effet, de la richesse créée il sera formé deux parts, dont l’une ira au travail et au capital, tandis que l’autre arrivera à l’état, qui s’en servira dans l’intérêt de tout le monde. On verra ainsi disparaître, avec les trop grandes inégalités de fortune, la misère qui en est la triste et inévitable conséquence. Et qu’on réfléchisse aussi à ce point que ce ne sont pas seulement les victimes de l’ordre de choses actuel qui seront avantagées par la nouvelle organisation sociale : il n’est personne à qui ce changement ne doive profiter. Même les propriétaires fonciers actuels, bien loin d’en pâtir, seront les premiers à y gagner. Oui, même dépouillés de la propriété de la terre qu’ils ont jusqu’ici cultivée, ou fait cultiver par d’autres, ils resteront, s’ils le désirent, au lendemain de la grande révolution économique, dans une situation éminemment enviable. Ils ne seront pas expropriés. Il ne sera touché ni à leurs bâtimens, ni à leur chédal, ni à leur cheptel, ni à leur mobilier ; tout cela est à eux au même titre que leur capital argent, tout cela leur restera, à moins qu’ils ne préfèrent s’en défaire et quitter la place. S’ils le veulent, ils continueront donc à travailler leur ancien fonds, et ils se consoleront bien vite d’en avoir été dépossédés lorsqu’ils se verront dans un milieu social renouvelé, paisible, prospère, embelli de toute manière et devenant pour eux la source de jouissances encore inconnues.

Aux avantages économiques il faut joindre encore les avantages politiques et sociaux. On parle beaucoup de diminuer les compétences du gouvernement et de le ramener, si possible, à n’être plus qu’une sorte de comité directeur à la tête d’une vaste société coopérative. C’est la thèse soutenue par les individualistes et à laquelle M. Herbert Spencer a donné un éclat nouveau. Mais comment, sous le régime agraire actuel, opérer les réformes dont on parle ? La mission de l’état est aujourd’hui illimitée. Rien que pour rendre la justice, rien que pour assurer la sécurité des biens et des personnes, que de mal il doit se donner ! Sous le nouveau régime, les innombrables querelles auxquelles donnent lieu le partage du sol, les contestations de limites, d’achat et de vente cesseront de se produire. Les classes déshéritées, qui fournissent à cette heure le gros contingent des malfaiteurs, ayant retrouvé leur place au généreux banquet préparé par la nature, ne songeront plus à violer le code. Partout l’homme, affranchi des soucis envahissans de la vie matérielle, cessant d’être hanté par le cauchemar de la misère ou oppressé par le besoin, se portera avec calme vers les objets les plus dignes d’occuper sa pensée ! Quel ennoblissement de toutes ses facultés et de toute son activité ! Que de tentations qui aujourd’hui l’assiègent et qu’il ne connaîtra plus ! Que de forces acquises qui pourront être appliquées à la poursuite des buts les plus élevés ! C’est une ère nouvelle qui commencera pour l’humanité.

Pour tout dire, le transfert de la propriété foncière des mains de ceux qui l’ont usurpée à ses possesseurs naturels, c’est le progrès, le vrai, celui qui est conforme à la loi morale, rendu possible ; c’est la ruine du progrès factice, fondé sur la ruse, la violence, l’égoïsme, dépouillant les uns pour enrichir les autres, renouvelant avec une constance désespérante la clientèle des pénitenciers et des bagnes. C’est la vraie civilisation, succédant à la civilisation mensongère et trompeuse des temps passés, qui sème d’une main cruelle le désappointement et la souffrance sur ses pas et qui menace de nous ramener à une nouvelle barbarie. C’est le règne de l’égalité, si conforme à nos instincts les plus profonds, proclamée dans nos constitutions et dans nos lois, et dont nous parlons si souvent tout en la connaissant si mal.

Ici s’arrête le livre de M. George ; — encore une fois, que l’on nous comprenne bien, c’est lui qui a parlé et non pas nous. Nous avons cherché à résumer à grands traits le programme de réforme sociale qui y est développé et dont l’exposition ne tient pas moins de quatre cents fortes pages. Nous regrettons seulement de n’avoir pu en reproduire que les idées, car Progrès et Pauvreté fait impression par la beauté du langage, par le souffle qui y circule et qui en anime toutes les pages autant pour le moins que par la hardiesse des doctrines.

Ce n’est pas aux romanciers seulement qu’il arrive de refaire plusieurs fois, sous différens noms, le livre qui leur a le mieux réussi. Quiconque travaille à répandre des idées, quiconque veut agir sur les esprits se répète, et, nous dirons plus, doit se répéter. M. George n’a pas échappé à ce genre de nécessité. Il est revenu dernièrement sur les idées consignées dans Progrès et Pauvreté et il a écrit un nouveau livre appelé : Problèmes sociaux, dont une traduction en allemand nous a appris l’existence avant que l’original anglais nous fût connu. C’est dire que ce volume n’a pas passé inaperçu et qu’on s’en est occupé en certains milieux, dans le pays où il a paru et plus loin. Les seules modifications que M. George, dans ses Problèmes sociaux, apporte aux doctrines contenues dans le grand ouvrage qui l’avait précédé et qui reste son manifeste principal, ne touchent guère au fond de sa pensée. Elles consistent dans l’introduction de développemens encore inédits et dans une extension plus grande donnée à sa thèse fondamentale. C’est ainsi qu’après avoir supprimé la propriété foncière individuelle, sans tenir compte des droits que les possesseurs du sol pourraient faire valoir à l’encontre de cette mesure, il en vient à préconiser aussi la répudiation des dettes publiques, en se fondant toujours sur ce même principe que ce qui île une génération n’enchaîne pas celles qui la suivent, et que les titres les plus sacrés peuvent être déchirés à un moment donné, lorsque le vent de l’opinion a tourné, que les idées se sont transformées et que des besoins nouveaux se sont fait sentir.

Nous trouvons aussi dans les Problèmes sociaux un vigoureux et brillant plaidoyer, — car en prenant des années, l’auteur de Progrès et Pauvreté n’a rien perdu de sa virtuosité d’écrivain, — en faveur de la reconnaissance des droits politiques de la femme. Il voit dans cette moitié de l’humanité qu’on a appelée le sexe faible et qui, jusqu’ici, a été tenue en tutelle et gouvernée par l’autre moitié, une armée de futurs électeurs qui ne manqueraient pas de jeter leurs suffrages du bon côté dans la lutte entreprise pour la réorganisation de ce vieux monde chancelant et caduc. Mais ce qui n’est pas moins intéressant, et ce qui, selon nous, est plus important encore que ces diverses adjonctions aux théories précédemment énoncées dans Progrès et Pauvreté, ce sont les critiques, parfois très fondées, que l’auteur des Problèmes sociaux fait de certains abus, tels que la monopolisation des chemins de fer par un petit groupe de princes de la finance, dont il a vu de près, dans son pays surtout, les graves inconvéniens[1].

Après avoir entendu le chef du nouveau socialisme anglo-saxon et fait suffisamment connaissance avec ses doctrines, voyons maintenant quel accueil lui était réservé, quelle influence il a exercée, de quel crédit il jouit au milieu des populations qu’il avait spécialement en vue en prenant la plume.


II

Nous sommes ici en présence d’une manifestation qu’on peut hardiment qualifier d’exceptionnelle, — nous l’avons déjà dit. — Un publiciste bien renseigné en parlait en ces termes dans un écrit récent : « L’ouvrage de M. George : Progrès et Pauvreté a vu le jour en 1879. En 1885, à six ans de distance, on peut affirmer sans hésiter que l’apparition de ce livre forme à elle seule une date importante dans l’histoire de la pensée économique tant en Angleterre qu’en Amérique[2]. » Mais il importe d’entrer dans quelques détails. Nous commencerons notre enquête par les États-Unis.

M. George ne pouvait espérer de la bourgeoisie de son pays un accueil empressé. Ce n’est pas dans ses rangs qu’il avait chance d’être reçu à bras ouverts et d’opérer bien des conversions. Un de ses biographes signale, il est vrai, le cas d’un homme possédant de grandes terres et qui fut si enchanté de la manière dont Progrès et Pauvreté disait leur fait aux propriétaires fonciers, qu’il s’empressa d’acheter vingt exemplaires de cet ouvrage pour les distribuer à ses domestiques et à ses employés. Mais de tels succès ont dû être rares.

Le réformateur californien a pu toutefois s’estimer heureux de l’attention qui lui a été accordée par ses adversaires. Il n’a pas eu à souffrir de la conspiration du silence. Ses doctrines ont été discutées dans d’innombrables articles de journaux et de revues, dans des études spéciales, dans des conférences. On a même vu un important périodique qui se publie à New-York, le Harrper’s Weekly, donner en primeur à ses abonnés, au risque de s’attirer bien des réclamations, qui, en effet, ne lui ont pas manqué, un des livres de M. George, les Problèmes sociaux, du premier au dernier chapitre.

Mais voici, entre tous les encouragemens que le fondateur du nouveau socialisme agraire a rencontrés dans le camp de ses opposans, celui qui l’aura, croyons-nous, le plus touché. S’il n’a pas opéré, à proprement parler, de révolution au sein de la classe aisée et cultivée, c’est pourtant un fait indéniable que son influence est sensible dans un petit nombre de publications qui ont vu le jour pendant ces dernières années et qui sortent de ce milieu-là. Sans remonter bien haut, nous citerons un livre paru il y a quelques mois seulement de l’autre côté de l’Atlantique. Il a pour auteur M. Charles-A. Washburn, frère de l’ancien ministre des États-Unis à Paris et qui a lui-même représenté son gouvernement dans le Paraguay, d’où il a rapporté un volume de voyages et de souvenirs auquel on accorde du mérite. M. Washburn, qui vit en ce moment dans une jolie campagne, située dans le New-Jersey, à quelques heures de New-York, a voulu étudier ce qu’il appelle l’évolution politique[3] : : c’est le titre de son livre. Or, en fait d’évolution, voici la théorie qu’il préconise : un impôt unique sur la terre, fortement progressif, presque nominal pour les très petites propriétés, mais s’accroissant, passé une certaine limite, avec une telle rapidité que force serait aux grands propriétaires ruraux de se dessaisir le plus tôt possible d’une partie de leurs biens pour ne pas succomber sous les charges du fisc. C’est là, d’après lui, le seul moyen d’arriver à replacer entre toutes les mains le sol qui a fini par se concentrer dans quelques-unes, par devenir l’apanage d’une caste de privilégiés, et de le faire servir, selon le vœu de la nature, à « l’entretien du genre humain. » Nous n’avons pas, pour le moment, à apprécier ces doctrines. Nous ferons seulement remarquer combien elles se rapprochent de celles dont M. George s’est constitué l’avocat.

Si, comme on vient de le voir, le prophète de San-Francisco n’a pas en trop à se plaindre de la bourgeoisie des États-Unis, cependant son vrai triomphe ne pouvait être là et il l’a trouvé au milieu des ouvriers. Il ne s’était malheureusement pas trompé en affirmant qu’il se cache de grandes et sombres infortunes dans les brillantes métropoles du Nouveau-Monde, ainsi que dans les agglomérations industrielles, si nombreuses, si entassées et si exposées à des crises redoutables. On en savait certes quelque chose au moment où Progrès et Pauvreté fit son apparition.

On n’a pas oublié les mémorables grèves des employés de chemins de fer, qui, au mois de juillet 1877, éclatèrent dans la région la plus riche et la plus populeuse des États-Unis et répandirent l’émeute comme une traînée de poudre à Baltimore, à Pittsburg, dans l’Ohio, à Chicago, à New-York. On sait que le sang coula, que des dégâts qui se chiffrent par des sommes énormes furent commis, que le trafic demeura interrompu pendant plusieurs jours sur les principaux réseaux de voies ferrées. C’est alors que le général Sherman, mandé à Washington par le chef du pouvoir, crut devoir recommander une augmentation considérable de l’effectif de l’armée, comme le seul moyen de conjurer le retour de semblables calamités. La grande masse des ouvriers avait été entraînée à prendre parti dans cette guerre d’intérêts qui se termina, on s’en souvient peut-être, au profit des patrons. Or, c’est à deux ans de là que M. George fit entendre sa voix et lança le catéchisme du nouveau socialisme agraire.

Un tel livre, venant à un tel moment, était de nature à produire une vive commotion dans des esprits qui n’avaient pas tout oublié et qui n’étaient qu’à moitié rassurés sur l’avenir. Il ne faudrait pas cependant exagérer les choses. Les ouvriers américains éprouvaient sans doute une satisfaction marquée en voyant un écrivain en vue prendre leur défense et dresser contre les riches, les heureux de ce monde, les hommes qui leur commandent et qui bénéficient de leur travail, un vigoureux et saisissant réquisitoire. Mais quant à accepter sa solution du problème de la misère, quant à croire que tout le mal venait du rôle que la terre distribuée entre les particuliers a jusqu’ici joué et qu’on allait bouleverser toutes les doctrines courantes sur la propriété pour redresser leurs griefs, c’était une autre affaire. Le travailleur ne se passionne que médiocrement, au pays de Washington et de Franklin, pour les idées théoriques ; il ne fait pas beaucoup de politique intransigeante ; il est peu porté à admettre que la société puisse se renouveler à coups de décrets et qu’on la modèle à volonté comme le sculpteur qui donne à la glaise qu’il pétrit dans ses mains toutes les formes que lui suggère sa fantaisie. Son éducation en a fait un homme pratique plutôt qu’un idéologue. Son ambition ne va guère au-delà du désir d’améliorer sa situation sans tenter l’impossible et tout simplement en tirant parti des cartes qu’il a.

On a donc beaucoup applaudi M. George dans le camp ouvrier ; on l’a lu avec le plus vif intérêt ; on a relevé dans son livre une quantité d’observations prises sur le vif, de critiques pleinement justifiées. Et pourtant l’apôtre du nouveau socialisme n’a pas été jusqu’à entraîner dans son orbite la masse proprement dite de ceux pour qui la vie est dure, et qui est plus prudente, plus conservatrice d’instinct que l’on ne serait porté à le supposer.

Mais il est, au milieu de ces hommes, des groupes plus avancés et aussi plus inflammables que le gros monceau ; c’est là que l’influence de M. George devait surtout se faire sentir. Elle a été pendant quelque temps prépondérante au sein des associations que l’Internationale avait précédemment enrôlées sous son drapeau, et auxquelles les idées de révolution ne sont point étrangères.

On sait que l’accord ne règne pas toujours dans cette avant-garde de l’armée des travailleurs. On put croire un moment que Progrès et Pauvreté allait sceller entre ses différentes fractions un traité de paix perpétuelle et offrir le terrain commun sur lequel elles uniraient dorénavant leurs efforts. Un rapprochement se produisit, mais il ne dura pas. L’arrivée du célèbre Most aux États-Unis, en 1882, vint tout gâter. Les élémens disparates qui avaient cherché à fusionner se sont de nouveau désassociés, et l’on a vu se reformer deux camps distincts, avec lesquels il y a pour nous quelque intérêt à faire au moins une rapide connaissance. Nous y serons aidés par une récente étude, — déjà citée, — faite sur les lieux et publiée à Baltimore[4].

Les deux écoles qui se trouvent aujourd’hui en présence sont : d’un côté, les socialistes révolutionnaires purs, les internationalistes ou les rouges, comme on les désigne communément ; de l’autre les socialistes modérés et pacifiques, les bleus. Chaque groupe a son organisation particulière, sa méthode de propagande, ses journaux, — en tout quatre cents environ (nous disons bien : quatre cents), — dont plusieurs et d’entre les plus importuns se publient en allemand. C’est le cas, en particulier, pour la Freiheit, qui a Most pour rédacteur et dont nous entendons quelquefois parler.

Le programme des rouges se résume dans ces deux articles : au point de vue politique, l’anarchie, et pour atteindre ce but : la révolution. Au point de vue économique : l’organisation du travail d’après le principe de la coopération, et l’échange direct des produits, de manière à supprimer à la fois et le capital et le commerce, — le capital qui demande sa rémunération aux sueurs des ouvriers et qui prélève son lourd intérêt sur leur salaire ; le commerce, qui joue entre le producteur et le consommateur le rôle d’un intermédiaire inutile et coûteux.

Quant aux bleus, ils combattent à outrance, sur le terrain politique, les doctrines de l’anarchie, mais ils ne se montrent pas moins hostiles à l’individualisme des sociétés actuelles, au sein desquelles, selon eux, chacun peut s’enfermer dans la recherche de son intérêt personnel et laisser mourir son prochain, s’il lui en coûte de se déranger pour lui. Sur le terrain économique, ils tendent aussi, comme les rouges, à la coopération tant des forces productives que des forces distributrices, et, pour en arriver là, ils font appel aux mêmes moyens que l’association rivale. Voici, du reste, comment ils se sont expliqués à ce sujet dans une de leurs assemblées générales tenue à Baltimore en décembre 1883 : « Le sol, les instrumens de production, de transport et d’échange redeviendront aussitôt que faire se pourra la propriété de tous. »

Telle est la situation, qui peut se résumer de la manière suivante : si on laisse de côté le point de vue politique, sur lequel elles diffèrent assez profondément, pour ne considérer que le côté économique, les deux écoles se donnent la main. Un des organes de la fraction internationaliste, le Truth de Chicago, publiait, il n’y a pas bien longtemps, dans ses colonnes, cette prophétie comminatoire : « Gare à vous propriétaires, attention ! Il y a des brisans au large. C’est la nouvelle loi qui régit le prix de la terre, à la ville comme à la campagne. Le prix de la terre est déterminé par la vente de Progrès et Pauvreté d’Henry George ; il baisse quand la vente de cet ouvrage monte, il monte quand elle baisse. Ce livre vient de dépasser sa centième édition, et il marche d’un pas plus rapide que jamais. Dans dix ans d’ici, les lots de terrain aux abords des villes ne vaudront plus que les impôts dont ils seront frappés. » Les socialistes modérés vont peut-être moins vite en besogne ; ils ne se croient pas si près de toucher le but, mais ils se nourrissent des mêmes doctrines et se bercent des mêmes espérances. M. Henry George est resté leur prophète, et c’est là un fait dont la portée n’échappera à personne.

Encore un coup, nous savons et nous n’avons garde d’oublier que la grande masse des ouvriers américains n’est pas gagnée au socialisme agraire. Mais la minorité qui est dans ces idées est un état-major et lorsque ; d’après les estimations de la North American Review, un organe digne de toute confiance, cet état-major s’élève, pour les rouges à quelque 50,000 hommes, et pour les bleus à environ la moitié de ce chiffre, il faut décidément en tenir compte.

Nous ne sommes pas en présence d’un facteur négligeable, mais d’une force. Qu’arriverait-il le jour où viendrait à se produire une crise industrielle intense, pendant laquelle l’ouvrage manquerait et le pain aussi ? Le désespoir et les privations ont toujours pour effet de porter ceux qui souffrent aux résolutions extrêmes. Dans ces momens-là, ce sont les violens qui entraînent les autres ; eux du moins ont un programme d’action, et ceux qui jusqu’alors s’étaient montrés indécis suivent leur impulsion. Les timides mêmes sont jetés dans le courant, parce qu’ils ne trouvent pas en eux la volonté nécessaire pour résister aux conseils qu’on leur donne, leur parussent-ils mauvais, et pour se dégager de la pression qu’on exerce sur eux. Dans l’hypothèse que nous venons d’émettre, si une crise devait éclater et arrêter un grand nombre de bras, il est assez naturel de penser que la doctrine de la « nationalisation » du sol, commune aux deux écoles qui aspirent à prendre la direction du mouvement ouvrier, servirait de centre de ralliement à la plupart des mécontens, qui viendraient alors se jeter dans des organisations toutes prêtes à les recevoir. Il n’y a pas lieu de se montrer pessimiste, mais on ne saurait disconvenir qu’il y ait, dans l’éventualité que nous signalons, une menace pour l’ordre de choses actuel.

Laissons maintenant l’Amérique et passons en Angleterre. Voici en quels termes la Quarterly Review rendait compte de l’action exercée dans les Iles-Britanniques par les idées écloses sur les bords de l’Océan-Pacifique : « Les éditeurs londoniens de M. George, écrivait la grave revue que nous citons, viennent de republier son livre (Progrès et Pauvreté) en un volume ultra-populaire. En ce moment-ci, il s’écoule par milliers d’exemplaires dans les ruelles et dans les quartiers les plus reculés des villes d’Angleterre, où on l’accueille comme le glorieux évangile de la justice. Cela seul suffirait à lui donner une importance considérable, mais nous n’avons pas encore tout dit. Ce ne sont pas seulement les pauvres et les violens qui ont été influencés par les doctrines de M. George. Elles ont reçu un accueil qui est encore plus étrange au sein de certains groupes appartenant aux classes réellement cultivées. Elles ont été l’objet d’un sérieux examen de la part d’un conclave de clergymen anglais. En Écosse, des pasteurs et des professeurs de l’église libre ont fait plus que de les examiner : ils les ont ostensiblement approuvées ; ils ont même tenu des meetings et fait des conférences pour les propager. Enfin, des économistes, des penseurs, — ou des hommes à qui l’on a fait cette réputation dans l’une au moins de nos universités, — ont soutenu, à ce que l’on assure, qu’ils ne voyaient pas comment il serait possible de les réfuter, et qu’elles marquaient, selon toute apparence, l’aurore d’une nouvelle ère économique. »

Ce mouvement, déjà très décisif, en faveur des tendances et des doctrines qui se révèlent dans Progrès et Pauvreté, M. George devait l’accentuer encore par son influence personnelle et par son éloquence pendant une tournée qu’il fit dans les différentes parties de l’Angleterre, au commencement de l’année 1884. Il y vint sur l’invitation d’une société pour la réforme agraire (Land Reform Union) qui s’était constituée quelques mois auparavant en vue de créer une agitation dans le sens de la restitution de la terre au peuple. M. George fut présenté au public anglais dans un grand meeting tenu à Saint-James Hall, le 9 janvier 1884, sous la présidence de M. Labouchère, membre du parlement. Dès cette première entrevue, il put se convaincre que, s’il comptait en Angleterre, — et comment en aurait-il été autrement ? — de nombreux et puissans adversaires, il y possédait aussi de chauds amis.

On voit que le missionnaire venu de si loin trouvait une terre bien préparée et que les classes qui ont en partage l’aisance et la culture se montraient relativement accessibles à son enseignement. Il n’avait pas trouvé en Amérique un chemin si facile auprès de la bourgeoisie, ce qui prouve, une fois de plus, la vérité de cette observation déjà ancienne que nul n’est prophète chez soi. Cette sympathie, non pas générale, — car il ne s’agissait de rien moins que d’un enthousiasme universel, — mais très réelle chez un petit nombre de personnes, ce qui était déjà beaucoup, il n’avait pas été seul à l’éveiller. L’influence exercée par ses propres écrits avait été secondée par celle de quelques penseurs plus ou moins avancés.

Arrêtons-nous au plus marquant d’entre eux. Coïncidence piquante ! presque au moment où paraissait Progrès et Pauvreté, un peu après cependant, un savant anglais, bien connu comme naturaliste et explorateur, M. Alfred Russell Wallace, publiait un livre roulant sur les mêmes questions et qu’il intitulait : Land Nationalisation, — its necessity and its aims (La terre rendue à la nation ou, si l’on nous passe encore une fois ce néologisme : La nationalisation de la terre : nécessité et but de cette réforme), dans lequel, par un travail de réflexion absolument indépendant, il arrivait à peu près aux mêmes conclusions pratiques que M. George. L’auteur y considérait successivement la grande propriété terrienne en Angleterre, en Irlande et en Écosse, puis la petite propriété telle qu’elle existe dans la plupart des autres contrées de l’Europe, et il montrait que le morcellement du sol ne résout pas la question sociale, n’empêche pas la persistance de la misère ; après quoi il écrivait deux longs chapitres sous les rubriques suivantes assez claires par elles-mêmes pour que nous n’ayons pas à entrer dans plus de détails : « Baisse des salaires et paupérisme, conséquence directe de l’appropriation du sol. » — « Restitution de la terre à la nation, seule manière de résoudre complètement la question agraire. »

On le voit, sans s’être concerté avec le publiciste américain, le savant anglais se rencontrait avec lui ; avant de terminer son livre, il put encore prendre connaissance de Progrès et Pauvreté et saluer son auteur comme son chef de file. Toutefois M. Wallace se séparait de M. George sur un point important. Il n’admettait pas qu’on pût confisquer le sol sans en indemniser convenablement les propriétaires, et il leur assurait une compensation raisonnable pour l’abandon de leurs droits, au moyen d’une rente annuelle sur l’état, réversible à leurs héritiers pendant un certain nombre de générations, qui devrait être fixée par une loi. Il ne pourrait selon lui être question d’une rente perpétuelle, car ce serait alors reconnaître implicitement que l’appropriation de la terre est légitime. Les « tenans » qui cultivent aujourd’hui la terre des autres deviendraient ainsi les fermiers de l’état, et n’auraient plus à craindre « d’éviction ; » personne ne pourrait affermer de la terre que pour la travailler, et sans possibilité de la sous-louer à d’autres.

Mais revenons à M. George et à sa tournée de propagande en Angleterre. Disons en passant qu’il n’y était pas connu seulement par ses ouvrages, mais que deux ans auparavant il avait pris en Irlande une part directe à la campagne entreprise en vue d’amener une réforme de la législation agraire, et fait à cette occasion plusieurs conférences qui avaient en un certain retentissement. C’en était assez pour que tous les Irlandais lancés dans ce mouvement l’acclamassent et acclamassent avec lui ses doctrines. C’était déjà un noyau. Nous avons dit qu’une invitation à franchir une deuxième fois l’Océan Atlantique lui avait été adressée par l’Union pour la réforme agraire. Ce n’était pas, on Angleterre, la seule association qui poursuivit un but analogue au sien ; il en rencontra encore d’autres, et en particulier la ligue écossaise pour la restitution du sol (Scotch Land Restauration League). Il y trouva aussi des journaux voués à la défense d’un socialisme qui n’était pourtant pas toujours le sien, entre autres le Socialiste chrétien (Christian Socialist) qui aspire à diriger les forces souvent aveugles des masses poussées par le désir bien compréhensible d’améliorer leur condition[5]. Le Socialiste chrétien donna un compte rendu détaillé du premier meeting tenu à Londres pour souhaiter la bienvenue au conférencier américain.

M. George ne fit, dans les nombreux discours qu’il fut appelé à prononcer, que reprendre et expliquer ses doctrines bien connues, mais dans plusieurs occasions il termina ses conférences en invitant ses auditeurs à acclamer le principe de la confiscation pure et simple du sol, sans indemnisation. Il s’occupa aussi d’étendre partout où il y avait quelque chose à faire sous ce rapport le réseau des associations pour la réforme agraire. Il se fit entendre, entre autres villes, à Plymouth, à Cardiff, à Birmingham, à Liverpool ; ensuite, passant la frontière de l’Ecosse, à Glasgow, à Edimbourg, à Aberdeen ; après quoi rentrant de nouveau en Angleterre, à Cambridge, la célèbre ville universitaire, où son éloquence fut plus goûtée que ses idées, à Hull, la patrie de William Wilberforce, le grand philanthrope, le grand avocat de l’affranchissement des esclaves, dont la statue excita fort son admiration, car c’était, dit-il, le premier monument à lui connu dans le Royaume-Uni qui n’ait pas été élevé à un tueur d’hommes. Londres eut encore une seconde fois sa visite. En repartant pour sa patrie, M. George fit une dernière conférence à Dublin.

Cette campagne fut fructueuse pour le recrutement des associations socialistes. C’est ainsi qu’à Glasgow, dix-huit cents personnes, au dire des amis de M. George[6] s’enrôlèrent, à son passage et sous son influence, dans la ligue écossaise pour la restitution du sol. Partout l’orateur défendit sa thèse avec une incontestable habileté, mais, comme il pouvait bien s’y attendre, ses adversaires ne restèrent pas inactifs. Si, dans certains endroits, on lui faisait une véritable ovation qui se continuait après ses conférences dans des agapes fraternelles organisées en son honneur, dans d’autres, au contraire, on l’attendait pour ainsi dire l’arme au bras. Parfois les opposans avaient la salle pour eux, et, en plusieurs occasions, on les vit même soumettre aux assistans une série de résolutions condamnant le système de réforme sociale qui venait d’être exposé par le nouveau Gracchus, et qu’ils faisaient ratifier par la fraction de l’assemblée hostile à ses vues. L’orateur ne trouvait pas toujours des locaux pour tenir ses réunions, et, quand il ne réussissait pas à s’en assurer, il en était réduit à parler en plein air, ce qui du reste n’est pas en pays anglais une chose bien extraordinaire. Enfin, il y a socialiste et socialiste, et bien des hommes qui, d’une manière générale, sympathisaient avec lui, ne pouvaient cependant le suivre jusqu’au bout de ses déductions, les regardant ou comme trop radicales ou comme peu propres à conduire au résultat désiré. C’est ainsi que M. Wallace, dont nous parlions il y a un moment, s’est séparé de M. George, parce qu’il ne pouvait pour sa part conseiller la spoliation des propriétaires fonciers actuels, et a même déclaré qu’en rejetant toute combinaison tendant à indemniser les détenteurs du sol de la perte de leurs biens, l’auteur de Progrès et Pauvreté avait indiscutablement retardé, et peut-être pour plusieurs générations, l’avènement du socialisme agraire.

Nous aurions un certain intérêt à savoir quel est, à l’heure où nous écrivons, l’effectif de l’armée de mécontens qui, dans le royaume-uni, ont suivi jusqu’aux dernières conséquences de son système le novateur californien, mais il est assez malaisé d’arriver sur ce point à une appréciation précise. Nous ne sommes pas en présence d’un parti unique. Un grand nombre de personnes, sans aucun doute, appellent de leurs vœux des changemens dans la manière dont la propriété agraire est aujourd’hui répartie, mais outre qu’elles sont divisées entre elles quant à l’objet de leurs désirs, elles ne s’entendent pas non plus sur le choix des moyens. Le débat se complique encore par le fait de la diversité des intérêts régionaux et des antagonismes politiques qui s’y rattachent. Un socialiste irlandais, par exemple, nourrit des espérances concernant le degré d’autonomie qu’il conviendrait selon lui d’accorder à son pays, auxquelles des hommes qui lui tendraient sans arrière-pensée la main sur le terrain purement économique ne peuvent s’associer.

Mais tout au moins pouvons-nous affirmer ceci : c’est que l’influence de M. George a certainement contribué à accroître au milieu des trois royaumes réunis sous la couronne de la reine Victoria les partisans du socialisme agraire, et à fortifier dans leurs esprits cette opinion qu’il y a une immense révolution à accomplir, en dehors de laquelle tout progrès sérieux est impossible. Un membre du parlement, le professeur Thorold Rogers, écrivait il y a quelques mois dans un article publié par la Contemporary Review que les personnes qui, dans son pays, regardent la possession individuelle du sol comme la source de tous ou presque tous les maux dont souffre la civilisation moderne commencent à compter et sont manifestement en croissance.

Parmi ces mécontens se rencontrent des modérés et des intransigeans. Les modérés comprennent des groupes qui répondent en gros à ce qu’on appelle en Allemagne les socialistes de la chaire et les socialistes chrétiens. Les tendances de l’extrême gauche ont leur centre et leur foyer dans un certain nombre de sociétés ouvrières, plus ou moins activement mêlées à la politique et chez lesquelles l’action exercée par M. George se discerne à première vue.

L’une des plus importantes de ces organisations de travailleurs est la Fédération démocratique. Un publiciste, M. W.-H. Mallock, qui s’est appliqué à réfuter les vues de M. George dans un livre qu’il a appelé Propriété et Progrès, nous apprend qu’elle embrasse dans ses cadres des dizaines de milliers d’adhérens. Or, voici un passage tiré de l’un de ses récens manifestes qui montre clairement à quelle école elle a fait son éducation : « Toute richesse est due au travail ; par conséquent, toute richesse est due au travailleur. Mais nous sommes des étrangers dans notre propre patrie. Trente mille personnes possèdent la terre de la Grande-Bretagne, en présence de trente millions d’individus auxquels on veut bien permettre d’y vivre. Une série de vols et de confiscations nous a privés du sol qui devrait nous appartenir. La force brutale organisée de quelques-uns a depuis des générations dépouillé et tyrannisé la force brutale inorganisée de la masse. A présent, nous réclamons la « nationalisation » du sol. Nous demandons que la terre dans les campagnes et la terre dans les villes, les mines, avec les parcs, les montagnes, les landes, revienne au peuple, qu’elle serve au peuple, qu’elle soit occupée, employée, bâtie, cultivée aux conditions que le peuple lui-même voudra spécifier. La poignée de maraudeurs qui la possède en ce moment n’a sur elle aucun droit ; ce n’est que par la force brutale qu’elle tient en échec des dizaines de millions de lésés. »

Sur les bords de la Tamise, les forces du socialisme agraire sont donc conduites par des états-majors analogues à ceux qu’elles possèdent dans la grande république d’outre-mer. A la vérité, ici encore, nous avons une armée et plusieurs drapeaux, mais tous les adhérens de cette grande ligue reconnaissent un ennemi commun : la propriété foncière sous sa forme actuelle. Or, même avec des élémens disparates, c’est assez d’un Delenda est Carthago sortant de toutes les bouches pour constituer, au moins pour un temps, un parti qui a son importance.

Dans cette rapide revue du mouvement socialiste, dont les idées représentées et patronnées surtout par M. George ont été le point de départ, nous n’avons guère envisagé encore qu’un côté de la question. Nous nous sommes presque exclusivement borné jusqu’ici à enregistrer les sympathies, les adhésions au principe du collectivisme agraire, les enrôlemens dans des sociétés décidées à en poursuivre l’application. Il nous reste à parler des résistances que cette propagande a rencontrées, de l’opposition qu’elle a provoquée.

Dans la masse du public, si l’on excepte toutefois les groupes d’ouvriers avancés, le nouvel évangile n’a été reçu qu’avec incrédulité. Dans la plupart des cas, on s’est contenté de hausser les épaules. L’idée que l’état pourrait dépouiller les propriétaires fonciers, grands et petits, sans avoir à les indemniser ni même à s’excuser de la liberté décidément bien grande dont il userait à leur égard, n’entrait pas dans les esprits. On ne discutait pas : on tenait une pareille inspiration pour un rêve insensé ou criminel.

Il y a eu pourtant, au milieu de cette résistance sommaire, une autre sorte de réponse à M. George et à ses amis. On leur a fait l’honneur de les combattre avec les armes de la discussion, et l’on ne pouvait faire moins. Laisser dire sans répliquer autrement que par un dédain transcendant ne réussit pas toujours. Il y a des personnes intéressées à interpréter ce silence dans le sens d’un aveu d’impuissance. Il convenait donc de disséquer l’argumentation des socialistes agraires et, pour diminuer la prise qu’elle peut avoir sur certains esprits, d’en montrer la valeur exacte. Elle a des points faibles et qui ne supportent pas l’examen, soit ; mais quels sont-ils ? Et, d’autre part, dans ce tissu d’exagérations et d’utopies, ne trouverait-on pas peut-être quelques idées justes, l’indication de quelques abus réels qu’il faut combattre, de quelques réformes pratiques qu’il faut effectuer ? Voilà ce qu’il y avait lieu de rechercher.

C’est ce qui a été fait par toute une armée de conférenciers et de publicistes et souvent d’une manière extrêmement complète et dans le meilleur esprit.

Nous avons devant nous quelques-unes des études critiques dont les doctrines préconisées par M. George et son école ont été l’objet. Nous aimerions nous y arrêter un peu longuement, car elles constituent une lecture des plus instructives, mais on comprendra que nous ne puissions songer à en donner une idée détaillée. Ce serait un livre à écrire sur la matière. Qu’il nous suffise d’indiquer les points qui, dans cette discussion, ont été le mieux mis en lumière. Ils se ramènent à six.

Premier point. — Le problème a été mal posé. Il n’y avait pas lieu de se demander pourquoi la pauvreté s’aggrave à mesure que le progrès poursuit ses conquêtes, parce que cela n’est pas. On n’est pas en droit de dire que la civilisation dessine surtout sa marche par les malheureux qu’elle laisse sur son chemin. Le parallélisme que l’on cherche à établir est absolument contraire aux faits. Quand on compare la situation des classes laborieuses d’aujourd’hui avec celle des ouvriers d’il y a deux cents, cent ou seulement cinquante ans, il est impossible de ne pas reconnaître qu’elle s’est améliorée. Elles possèdent plus de bien-être. Elles fournissent à la charité publique et particulière un nombre d’assistés qui va en diminuant. La moyenne de la durée de la vie humaine s’est élevée dans leurs rangs aussi bien que dans le reste de la population.

Deuxième point. — Proposer de dépouiller les propriétaires fonciers de la terre qu’ils possèdent d’une manière régulière et légale, c’est tout simplement conseiller la violation du huitième commandement de la loi de Moïse : « Tu ne déroberas point, » dont jamais les honnêtes gens ne se sont avisés de discuter un instant la conformité avec la loi morale. Les biens immobiliers sont des richesses tout aussi légitimes que les biens mobiliers. Ils représentent, en thèse générale, du travail, de l’économie, de l’ordre, de l’intelligence, capitalisés pendant une ou plusieurs générations. Le sol a été jusqu’ici acquis et conservé dans la certitude que c’était un titre des plus sûrs, et s’en emparer sans en rembourser la valeur ne serait pas seulement une spoliation, ce serait encore un ébranlement profond donné à cette base même de l’ordre social, la sécurité, hors de laquelle l’effort sérieux et l’épargne deviennent impossibles.

Troisième point. — Si l’appropriation du sol est un fait relativement récent dans l’histoire des sociétés, cependant il est démontré que la substitution de la propriété foncière individuelle à la possession collective marque une étape importante dans la voie du progrès.

Quatrième point. — La terre est mieux cultivée dans l’état actuel qu’elle ne le serait après une confiscation générale, car, pour se livrer à un travail persévérant et intelligent, il faut être stimulé par l’assurance que l’on profitera directement des sacrifices accomplis, et détruire le ressort de l’intérêt personnel, c’est du même coup diminuer considérablement la production.

Cinquième point. — On nous dit qu’il faut simplifier les jonctions du gouvernement et les réduire à leur minimum. Nous l’admettons volontiers, mais c’est pour cela précisément que nous n’ajouterons pas aux charges de nos hommes d’état le soin de gérer toute la propriété foncière aujourd’hui entre les mains des particuliers. Nous nous plaignons que la politique ne distingue pas toujours suffisamment entre l’intérêt public et l’intérêt privé, qu’elle excite des convoitises et des ambitions qui n’ont rien de commun avec le bien général. Que serait-ce si nos magistrats avaient encore des campagnes à louer, à surveiller, à faire exploiter ? Quelles tentations ne verraient-ils pas se dresser devant eux ! C’est bien alors qu’ils devraient s’écrier : O ciel ! préserve-moi de mes amis ! car les amis voudraient avoir les meilleures terres et au meilleur prix. Autant vaudrait décréter tout de suite que l’état sera chargé de gérer la fortune entière des citoyens.

Sixième point. — Sans aller jusqu’à confisquer la terre, les pouvoirs publics peuvent de plusieurs manières, par une sage initiative, diminuer les obstacles qui s’opposent au morcellement des grandes propriétés actuelles. Ils peuvent et doivent s’occuper avec sollicitude des faibles et des petits et leur procurer le moyen de s’élever intellectuellement, moralement, socialement. Ils perfectionneront les écoles. Ils diminueront les charges qui pèsent sur les classes laborieuses auxquelles on a trop souvent demandé, comme dans le service militaire, — des sacrifices de temps et d’argent absolument excessifs. Ils chercheront à réagir par les moyens qui s’offriront à eux, non pas certes contre la civilisation elle-même, mais contre l’agglomération qu’elle produit de populations considérables qui vont s’entasser dans les villes et les centres ouvriers, car c’est bien là qu’est le danger, — et, dans tous ces efforts, bien loin de décourager le zèle des particuliers, ils seront heureux, au contraire, d’obtenir leur concours, et ils y feront appel.

Septième et dernier point. — L’initiative privée n’a pas montré encore tout ce dont elle est capable. L’association et la coopération, sous leurs formes variées, sont des forces encore mal connues et dont la mission, au milieu de ceux pour qui la lutte pour l’existence est le plus rude, est fort loin d’avoir été remplie.

Telles sont les principales considérations qui ont été développées par les adversaires de la propriété foncière collective. Mais encore ici, comme tout à l’heure en exposant les théories de M. George, nous ne pouvons qu’indiquer les grandes lignes du débat.


III

Lorsque dans l’été de 1864 le célèbre apôtre du socialisme, Ferdinand Lassalle, arrivait à Genève pour y rencontrer sur le terrain un rival d’amour, et que, deux jours après, il succombait aux suites du coup de feu essuyé dans ce lugubre rendez-vous, on s’émut au-delà du Rhin. La presse allemande, qui avait en si souvent à s’occuper du jeune publiciste et orateur, assiégeait les bureaux de rédaction de la presse genevoise pour obtenir des renseignemens sur cette affaire. Lassalle ? Qui pouvait bien être ce monsieur ? Un Français, à en juger par son nom ; mais d’où venait que l’on s’occupait ainsi de lui en Allemagne ? Les habitans des bords du lac Léman étaient pris par surprise, et l’on peut dire qu’au moment où Lassalle expirait, presque tout le monde, parmi ceux qui assistaient à ce drame, sans excepter même les journalistes qui pourtant sont censés tout savoir, ignorait l’histoire de cet étranger.

Le nom de M. Henri George était-il plus connu de nos lecteurs que celui de Ferdinand Lassalle ne l’était des témoins de son duel et de son agonie ? C’est possible, mais pour la plupart d’entre eux cependant nous n’oserions le jurer.

De telles ignorances s’expliquent, et nous en avons montré la raison au début de cette étude. Un réformateur social est, par excellence, le produit d’un certain milieu et d’une époque particulière. Très populaire, très discuté dans le petit coin de terre qu’il a spécialement en vue et auquel il s’adresse, il pourra demeurer longtemps un inconnu pour le reste du monde, à moins toutefois qu’il ne se trouve mêlé à des événemens considérables qui tiennent quelque place dans les colonnes des journaux.

Nous estimons pourtant que c’est une chose bonne d’être renseigné sur les manifestations économiques qui se produisent au-delà de la frontière. Et voici pourquoi. C’est que, malgré les diversités de race, de latitude, de nationalité, de situation, de langue, les hommes se ressemblent. Les expériences que ceux-ci font aujourd’hui, ceux-là ont toute chance de les répéter un jour ou l’autre. N’ont-ils pas partout les mêmes besoins, les mêmes désirs, les mêmes intérêts, et ne tendent-ils pas par mille chemins à un même but : l’accroissement de leur bonheur ? Comment dès lors ne se rencontreraient-ils pas quelquefois dans le choix des moyens qu’ils emploient pour augmenter leur somme de bien-être ?

Cela étant, il ne peut nous être que profitable d’étudier ce qui se passe autour de nous. A suivre l’évolution des idées, les mouvemens de l’opinion chez nos voisins, à entendre leurs novateurs, à voir la manière dont ils sont accueillis, à nous mêler à la lutte qui se livre autour de leurs doctrines, nous faisons notre éducation économique. Nous nous préparons à affronter les problèmes de l’avenir. Nous réfléchissons d’avance aux questions qui pourront, un peu plus tôt ou un peu plus tard, se poser dans notre pays. Et quand une idée fait son apparition, ce n’est plus alors à l’improviste ; nous l’avons vue venir, nous l’avons déjà passée au crible de l’examen, réduite à sa juste valeur. Si l’on recommande les voyages comme propres à former l’esprit et à en étendre horizon, à plus forte raison doit-on conseiller des explorations dans le champ de la pensée contemporaine, car ce que nous avons le plus d’intérêt à connaître, ce sont les hommes.

Voyez plutôt. Nous venons de nous occuper du système de M. Henri George. Il ne s’agissait que de nous renseigner. C’était un phénomène dont nous désirions nous rendre compte, une pure satisfaction donnée à notre besoin de connaître et de savoir, à la légitime curiosité qui est un des traits de notre nature. Mais comme tout cela nous semblait éloigné, étranger à nos circonstances particulières et d’un intérêt purement spéculatif !

Eh bien ! non. Voilà qu’à nos portes mêmes, tout près de nous, chez nos voisins les plus proches, le socialisme agraire a des avocats, des admirateurs, un petit parti qui travaille à l’implanter, et qu’en France même il a fait son apparition.

Pour nous en tenir aux noms les plus marquans de notre temps, nous voyons qu’en Allemagne ce n’est pas seulement Ferdinand Lassalle, dont nous parlions plus haut, et M. Karl Marx, le promoteur et l’âme de l’Internationale, qui font le procès de la propriété foncière individuelle, puisqu’ils veulent, comme on sait, restituer la terre à la collectivité, en même temps que le capital et les autres richesses. C’est encore à cette heure même un homme considérable, un penseur, que la sociologie, le jour où elle sera parvenue à se constituer, réclamera comme l’un de ses précurseurs, un politique, un ancien ministre du cabinet autrichien, dans lequel il a tenu le portefeuille de l’agriculture et du commerce, M. A.-E. Schaeffle. Le public français peut lire de lui une substantielle brochure : la Quintessence du socialisme, tirée d’un de ses grands ouvrages et traduite par M. B. Malon, un ancien membre de la Commune, pour la Bibliothèque socialiste qui se publie à Paris.

La Belgique a été, de son côté, un des berceaux du socialisme agraire. C’est elle qui a envoyé à la France le baron Colins, qui, malgré ses titres de noblesse, a montré, dans la collectivité du sol, le grand remède aux misères de notre temps. Voici encore Huet, qui déclarait que la qualité d’homme entraine un droit à la terre, et son éminent disciple, M. Émile de Laveleye, qui, tout en critiquant avec une grande pénétration les systèmes socialistes, a fait pourtant des concessions très importantes aux opinions sur lesquelles ils se fondent, témoin ces doux passages empruntés à son livre : De la propriété et de ses formes primitives, paru en 1877.

« La propriété, considérée comme un droit naturel appartenant à tous, est seule conforme aux sentimens d’égalité et de charité que le christianisme fait naître dans les âmes et aux réformes des lois civiles que le développement de l’organisation industrielle paraît commander.

« La connaissance des formes primitives de la propriété peut présenter un intérêt immédiat aux colonies nouvelles qui disposent d’immenses territoires, comme l’Australie et les États-Unis, car elle pourrait y être introduite de préférence à la propriété quiritaire… Citoyens de l’Amérique et de l’Australie, n’adoptez pas le droit étroit et dur que nous avons emprunté à Rome et qui nous conduit à la guerre sociale. »

Mais le socialisme agraire n’est pas seulement autour de la place ; il est dans la place même, il a en France des représentans, peu nombreux il est vrai, mais très authentiques et convaincus, dans le monde des savans comme dans les rangs du peuple.

L’autre jour, l’Académie des sciences morales et politiques avait à examiner, dans un de ses concours, un livre d’un professeur de l’Université que son talent recommandait à l’attention, mais dont elle s’est refusée à « encourager les doctrines en les couvrant de l’autorité qui s’attache au titre de lauréat. » Et qu’y avait-il donc de répréhensible dans cet ouvrage ? « On ne suit pas assurément la meilleure voie, écrivait M. Levasseur, chargé du rapport sur le concours, en signalant la propriété foncière comme « un véritable privilège, » et on n’inculque pas dans les esprits une juste notion d’économie politique lorsqu’on laisse penser que la suppression de la propriété immobilière pourrait, dans les sociétés modernes, constituer un progrès social[7]. »

C’est l’autre jour aussi qu’un philosophe et publiciste bien connu, M. Alfred Fouillée, cherchait, fidèle à sa tendance ordinaire, à concilier dans une synthèse supérieure les économistes de la vieille école et les socialistes. Il suffirait pour cela, d’après lui, de constituer à côté de la propriété privée, à laquelle il ne serait pas touché, une propriété collective que le temps se chargerait d’augmenter, et qui aurait pour effet de contre-balancer les effets fâcheux du régime individualiste sous lequel nous vivons, en diminuant les inégalités sociales[8].

Si M. George occupe une place à part à côté des divers réformateurs socialistes que nous venons de nommer, cependant il a avec eux plus d’un point de contact. M. Paul Leroy-Beaulieu a déjà signalé ses ressemblances avec Colins, et n’a vu dans son système qu’une variété américaine du collectivisme franco-belge.

Voilà pour les théoriciens de cabinet. Mais, à côté d’eux, il y a les théoriciens des réunions populaires, des meetings ouvriers, parmi lesquels le socialisme agraire trouve plus d’un partisan. C’est ce dont on a pu se rendre compte en suivant de près les manifestations des groupes socialistes avancés qui se sont produites ces dernières années à Paris, et Paris n’est plus aujourd’hui seulement une capitale politique, c’est encore la capitale du parti des travailleurs en France. Nous avons vu souvent au cœur même de la nation française la thèse de la confiscation du sol au profit de la collectivité inscrite en tête des programmes de réforme sociale. Tout le monde n’entend pas, il est vrai, effectuer de la même manière cette révolution que l’on annonce. A qui serait remise la terre ? A l’état ! répondent les collectivistes. Non, pas à l’état ! s’écrient de leur côté les anarchistes, mais à la commune agricole[9]. Mais ces divergences ont peu d’importance en regard de l’entente qui règne sur le but à atteindre.

Voilà où nous en sommes. S’il y a de bonnes raisons de croire que la question de la propriété foncière ne tiendra jamais de ce côté-ci de la Manche et de l’Atlantique la place qu’elle occupe dans le mouvement socialiste en Angleterre et aux États-Unis, on ne pourrait cependant se flatter qu’elle n’y jouera pas aussi son petit rôle.

En présence des éventualités de l’avenir, la science économique nous parait avoir sa mission et une haute mission à remplir. Peut-être s’est-elle trop renfermée jusqu’ici dans son rôle pédagogique, et cantonnée dans la forteresse des doctrines classiques pour en défendre les abords. Qu’elle ne craigne pas, chaque fois qu’il en vaut la peine, de se porter au-devant des idées nouvelles et de les étudier[10]. A elle de rechercher la part de vérité qui peut s’y trouver mêlée à l’erreur, de séparer l’or pur du plomb vil, ce qui est solide de ce qui n’est que clinquant, et, cela fait, mais en toute bonne foi, avec l’impartialité d’un juge intègre, de dissiper aussi les rêves mauvais, malsains, décevans qui détournent des réformes utiles. A elle d’éclairer l’opinion, de la diriger, de montrer où est le progrès véritable, et de se mettre au travers de ces entreprises stériles qui coûtent cher à tout le monde sans que l’on puisse dire à qui elles profitent réellement.


Louis WUARIN.


  1. Cet article était écrit lorsque l’Examiner de San-Francisco nous a apporté les premières pages d’un nouveau livre de M. George qui est à la veille de paraître et que ce journal réimprimes sur les bonnes feuilles, au prix, nous dit-il, de grands sacrifices et avec privilège exclusif pour toute la côte du Pacifique. Cet ouvrage a pour titre : Protection ou Libre-Échange ? (Protection or Free Trade ? )
  2. Recent American Socialism, by Richard F. Ely ; Baltimore, april 1885, p. 16.
  3. Political Evolution, by Charles A. Washburn ; Philadelphia, Lippincott.
  4. Recent American Socialism, by Richard F. Ely.
  5. Les rédacteurs de ce journal se rattachent à un mouvement auquel ont donné le branle deux ecclésiastiques d’une haute valeur intellectuelle et morale : Kingsley et Maurice, morts depuis quelques années. En se considérant comme des socialistes, ces deux nobles esprits désiraient protester contre les tendances d’un individualisme menant tout droit à l’isolement, et qui leur paraissait peu d’accord avec l’esprit humanitaire de la religion chrétienne. D’ailleurs, l’adjectif chrétien, ajouté au terme de socialiste, indiquait nettement la position qu’ils prenaient.
  6. Voir, en particulier, sur ce point et pour d’autres détails, Henry George, a biographical, anecdotal and critical Sketch, by Henry Rose ; London, William Reeves.
  7. Séances et travaux de l’Académie des sciences morales et politiques, 1885, 10e livraison, p. 553.
  8. Voir la Propriété sociale et la Démocratie. Paris, 1885 ; Hachette.
  9. Voir, en particulier, le Journal des Économistes, 11, p. 405.
  10. Dans son beau livre sur le Collectivisme, M. Paul Leroy-Beaulieu entrait dernièrement dans cette voie.