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Le SigneLéon Vanier, éditeur des Décadents (p. 18-21).

AB IMO


Là-Las dans l’inconnu si vaste, tu m’attires
 Avec tes yeux noirs toujours grands ouverts,
À travers toute fièvre, ô douleur, à travers
 La faute et le blasphème et les délires.

Là-bas, tu ris, ciel bleu d’où tombe la langueur,
 D’où pleut la paresse à l’âme sonore,
Air tiède et parfume d’encens, où veut éclore
 Toute floraison vive de mon cœur.

Je vous rêve en ses bras, là-bas, longues étreintes,
 Langoureux élans jamais apaisés,
Seins moites et bleuis d’amour, où les baisers
 Ont laissé leur âme en lourdes empreintes.

C’est la que je voudrais un soir avec honneur
 Aller, suspendant mon âme à tes lèvres,
Vierge, par qui mon cœur jeune est gonflé de fièvres,
 Noyer mon désir au sein du bonheur.


Mais accumulant, comme à plaisir, les lieues
 Entre toi si haute et puis moi si bas,
Tu recules toujours en me tendant les bras,
 Plus loin dans le bleu des régions bleues.

Si tu n’es qu’un bonheur menti du ciel, pourquoi
 Ces efforts de mon être et ces coups d’aile,
Ces pleurs coulant vers toi dans la nuit solennelle
 Femme, et tout l’élan de mon cœur vers toi ?

Si tu vis, n’es-tu pas des filles de ma terre
 Que je ne puis jamais l’atteindre ? Oh ! j’ai,
Tant nos âmes sont sœurs, le cœur tout affligé
 De traîner sans toi mon deuil solitaire.

Parfois dans un soupir, dans un regard, dans un
 Sourire, ici j’ai cru te reconnaître ;
Des femmes ont passé qui m’offraient de ton être
 La grâce apparente, un troublant parfum.

Mais de toutes, suivant ma route triste, aucune
 Ne m’a répondu quand j’ai dit ton nom,
Leur beauté n’était qu’une amère trahison
 Dont mon âme au ciel a gardé rancune.


Et malgré les serments qu’à d’autres yeux j’ai faits
 Tous mes souvenirs te restent fidèles,
Ces femmes, c’était toi que je cherchais en elles
 Sans que mon désir t’y trouvât jamais !

Pourtant je veux ton cœur, ta chair, je te veux toute !
 Pas d’autres, c’est toi seule que je veux,
Avec l’odeur sensuelle de tes cheveux,
 Et pour t’avoir enfin coûte que coûte,

Va, j’userai ma vie à toutes voluptés
 Te cherchant dans la débauche farouche.
Roulant, attiré par l’éclair blanc de ta bouche
 Dans le gouffre noir des perversités !

Mais à te suivre ainsi, fantôme vain, mon être
 S’épuise d’heure, en heure et penser que demain
Sans t’avoir rencontrée au bord de mon chemin
 Hélas ! il me faudra mourir peut-être.

Penser que je me tue à vivre dans l’émoi
 Et dans la cohue énorme des villes,
Tandis que loin du gaz et des boutiques viles
 J’aurais vécu ! chaste et bon près de toi !


Qui me pardonnera de l’aller chercher même
Dans l’écœurement des bouges mauvais ?
Encor si j’avais pu l’oublier, si j’avais
Pu rêver d’une autre, ô seule que j’aime.

Mais non, tu prends, sans me les rendre, mes élans
 Ta froideur cruelle est, de plus, jalouse,
Et tu ne permets pas même qu’une autre épouse
Referme la plaie ouverte à mes flancs !

Ah ! vraie ou fausse, image ou femme pressentie
Plus forte encor par mes désirs géants,
Toi qui règles, comme un astre les océans,
Tous les mouvements secrets de ma vie.

Si tu n’es pas qu’un songe illusoire du cœur,
Accours l’offrir nue à ma lèvre ardente,
Ou disparais de mon cerveau, folle obsédante,
Et laisse moi vivre enfin sans douleur !