Le Siège de Calais/Partie 2

Œuvres complètes de mesdames de La Fayette, de Tencin et de Fontaines, Texte établi par Louis-Simon AugerLepetitTome III (p. 121-161).


DEUXIÈME PARTIE.

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Monsieur de Canaple, en arrivant à Calais, apprit que M. du Boulai était celui contre qui M. de Châlons s’était battu ; qu’il était mort de ses blessures ; que madame de Mailly ne respirait que la vengeance. Ce temps était peu propre pour aller chez M. de Mailly ; mais un homme du mérite et du rang du comte de Canaple était au-dessus des règles ordinaires. Madame de Mailly, occupée de sa douleur, laissa à mademoiselle de Mailly le soin de faire les honneurs de sa maison : quoiqu’elle s’en acquittât avec beaucoup de politesse, elle ne pouvait cependant cacher son extrême mélancolie.

Si la mort de M. du Boulai, lui dit le comte de Canaple après quelques autres discours, cause la tristesse où je vous vois, je connais un malheureux mille fois plus malheureux encore qu’il ne croit l’être. Pardonnez-moi, mademoiselle, poursuivit-il, s’apercevant de la surprise et du trouble de mademoiselle de Mailly, d’être si bien instruit ; et pardonnez à mon ami de m’avoir confié ses peines, et de m’avoir chargé d’un éclaircissement, que, dans l’état où il est, il ne peut vous demander lui-même.

Quoi ! répondit-elle d’une voix basse et tremblante, il est donc blessé ? Oui, mademoiselle, répondit M. de Canaple, et, malgré tout ce qu’il souffre, il serait heureux s’il voyait ce que je vois. Ah ! dit-elle avec une inquiétude qu’elle ne put dissimuler, il est blessé dangereusement ?

Sa vie, répondit le comte de Canaple, dépend de ce que vous m’ordonnerez de lui dire. Mademoiselle de Mailly fut quelque temps dans une rêverie profonde ; et, sans lever les yeux, qu’elle avait toujours tenus baissés : Il vous a dit mes faiblesses, lui dit-elle ? Mais vous a-t-il confié que dans le temps que je résistais à la volonté d’un père pour me conserver à lui, il violait, pour me trahir, toutes les lois ? Vous a-t-il dit qu’il a enlevé mademoiselle de Liancourt, qu’il s’est battu avec son frère ? Que veut-il encore ? pourquoi affecter de passer des nuits sous mes fenêtres ? pourquoi chercher à troubler un repos que j’ai tant de peine à retrouver ? pourquoi attaquer M. du Boulai ? pourquoi le tuer ? pourquoi se faire des ennemis irréconciliables de tout ce qui me doit être le plus cher ? et pourquoi, enfin, suis-je assez misérable pour craindre, à l’égal de la mort, qu’il ne soit puni de ses crimes ? Oui, continua-t-elle, je frémis des liaisons que madame de Mailly prend avec M. de Liancourt, pour perdre ce malheureux. Qu’il s’éloigne ! qu’il se mette à couvert de la haine de ses ennemis ! Qu’il vive, et que je ne le voie jamais !

Cette dernière condition, répliqua le comte de Canaple, le met hors d’état de vous obéir. Donnez-moi le temps, mademoiselle, de lui parler ; je suis sûr qu’il ne saurait être coupable. Hélas ! que pourra-t-il vous dire, répartit-elle ? N’importe, parlez-lui ; aussi bien je vous ai trop montré ma faiblesse, pour vous dissimuler l’inquiétude et la crainte que son état me donne.

M. de Châlons attendait son ami avec une extrême impatience. Qu’allez-vous m’apprendre, lui dit-il d’une voix entrecoupée, aussitôt qu’il le vit approcher de son lit ? Que, si les soupçons que vous avez de la fidélité de mademoiselle de Mailly, répliqua M. de Canaple, n’ont pu éteindre votre amour, elle vous aime encore, quoique vous soyez aussi coupable à ses yeux, qu’elle l’est aux vôtres. Qu’est-ce que votre combat contre M. de Liancourt, et l’enlèvement de sa sœur, dont vous êtes accusé, et dont je n’ai pu vous justifier ? Ce que j’ai fait pour mademoiselle de Liancourt, reprit M. de Chalons, n’intéresse ni mon amour, ni ma fidélité. Je vous éclaircirai pleinement cette aventure ; mais, mon cher Canaple, dites-moi plus en détail tout ce qu’on vous a dit ; les moindres circonstances, le son de la voix, les gestes, tout est important.

Quoique M. de Canaple lui rendît le compte le plus exact de la conversation qu’il venait d’avoir, il ne se lassait point de lui faire de nouvelles questions ; il lui faisait répéter mille fois ce qu’il venait de lui entendre dire. Après toutes ces répétitions, il croyait encore n’avoir pas bien entendu. Vous avouerai-je ma peine, lui disait-il ? je ne puis me pardonner les soupçons que je vous ai laissé voir ; ils auront fait impression sur vous ; vous en estimerez moins mademoiselle de Mailly ; croyez, je vous en prie, qu’elle n’est point coupable : pour moi, je n’ai presque plus besoin de le penser ; je ne sais même si je ne sentirais point un certain plaisir d’avoir à lui pardonner.

Ce sentiment, qu’il eût été si nécessaire au comte de Canaple de trouver dans madame de Granson, le fit soupirer. Vous avez raison, lui dit-il, on pardonne tout quand on aime. Oui, répliqua M. de Châlons ; mais si j’aime assez pour tout pardonner, j’ai toujours trop parfaitement aimé pour avoir besoin d’indulgence. Vous vous souvenez qu’en vous contant les aventures de cette malheureuse nuit, je vous dis qu’un événement singulier m’avait obligé de sortir de Calais ; le voici :

M. de Clisson logeait dans la maison où j’étais ; comme il n’était jamais venu à la cour de France, et qu’il n’était pas à celle de Flandre lorsque j’y avais été, je n’avais pas craint d’en être connu. Nous nous étions parlé plusieurs fois, et nous avions conçu de l’estime l’un pour l’autre. Je viens, me dit-il en entrant dans ma chambre, et en m’abordant avec cette liberté qui règne parmi ceux qui font profession des armes, vous prier de me servir de second dans un combat que je dois faire ce matin. L’honneur ne me permettait pas de refuser, et la disposition où j’étais m’y faisait trouver du plaisir. Je haïssais tous les hommes ; il ne m’importait sur qui j’exercerais ma vengeance.

Je me hâtai de prendre mes armes. Nous allâmes au lieu de l’assignation ; nous avions été devancés par nos adversaires. Le combat commença, et, quoique ce fût avec beaucoup de chaleur, il finit presque aussitôt : nos deux ennemis furent blessés et désarmés : Je vous demande pardon, me dit Clisson, de vous avoir engagé à tirer l’épée contre un homme avec qui il y avait si peu de gloire à acquérir ; mais, si je n’ai pu fournir un assez noble exercice à votre courage, je puis, si vous voulez me suivre, donner à votre générosité un emploi digne d’elle. J’assurai Clisson qu’il pouvait compter sur moi.

Sans perdre un instant, nous nous éloignâmes du lieu du combat ; nous traversâmes la ville, et nous allâmes descendre dans une maison qui était à l’autre bout du faubourg. Deux femmes masquées nous y attendaient. Clisson en prit une, qu’il mit devant lui sur son cheval, et me pria de me charger de l’autre. Dans la disposition où j’étais, j’avoue que, si j’eusse cru qu’il eût été question d’enlever une femme, je ne me serais pas prêté avec tant de facilité à ce qu’on exigeait de moi ; mais il n’y avait plus moyen de reculer. Nous marchâmes avec le plus de vitesse qu’il nous fut possible : la lassitude de nos chevaux nous obligea de nous arrêter, sur la fin du jour, dans un village où, par bonheur, nous en trouvâmes d’autres qui nous menèrent à Ypres. Comme nous n’étions plus sur les terres de France, nos dames, qui avaient grand besoin de repos, y passèrent la nuit.

Ce ne fut que là où j’appris qu’elle était cette aventure, où vous voyez que j’avais cependant tant de part ; les miennes propres m’occupaient trop pour laisser place à la curiosité. Clisson m’apprit qu’à son retour d’Angleterre, où il avait passé avec la comtesse de Montfort, lui et M. de Mauny s’étaient arrêtés à Calais ; qu’ils étaient devenus amoureux, lui, de mademoiselle d’Auxi, et Mauny, de mademoiselle de Liancourt, toutes deux sous la puissance de leurs frères, qui avaient résolu de faire un double mariage, et, dans cette intention, les avaient fait élever ensemble, sous la conduite d’une vieille grand’mère de mademoiselle de Liancourt. L’une et l’autre, révoltées du joug qu’on voulait leur imposer, s’étaient affermies dans la résolution de n’épouser que quelqu’un qu’elles pussent aimer.

M. de Clisson et M. de Mauny leur inspirèrent les sentiments qu’elles voulaient avoir pour leurs maris. Il fut résolu entre eux qu’elles prendraient leur temps pour sortir de la maison de madame de Liancourt ; que leurs amants, après avoir reçu leur foi, les emmèneraient en Bretagne. Mauny fut obligé de passer en Angleterre ; il avait de fortes raisons pour ne pas déclarer son mariage, et Clisson fut chargé seul de l’exécution du projet. Les dames, après s’être sauvées la nuit, étaient venues se réfugier dans cette maison du faubourg, où elles étaient cachées depuis deux jours, lorsque Clisson et moi les allâmes chercher.

Les deux frères, avertis de leur fuite, ne doutèrent pas que Clisson n’en fût l’auteur ; aucun soupçon ne tomba sur M. de Mauny qui était absent depuis assez longtemps. M. d’Auxi et M. de Liancourt appelèrent M. de Clisson en duel, persuadés que celui qu’il choisirait pour second ne pourrait être que le ravisseur de mademoiselle de Liancourt. La crainte qu’on ne découvrît le lieu où ces dames étaient cachées obligea Clisson, après le combat, de me prier de l’aider à les en tirer. Je juge que M. de Mauny a fait passer sa femme en Angleterre, où peut-être n’a-t-il pas encore la liberté de déclarer son mariage.

Voilà, continua M. de Châlons, ce qui me donne l’air si coupable : il y va de tout mon bonheur que mademoiselle de Mailly en soit instruite ; tous les moments qui s’écouleront jusque-là sont perdus pour mon amour.

M. de Canaple ne tarda pas à satisfaire son ami : il vit mademoiselle de Mailly ; il lui apprit tout ce que M. de Châlons venait de lui apprendre. Elle écoutait avidement tout ce qui pouvait justifier M. de Châlons : Hélas ! disait-elle, s’il est innocent, je suis encore plus à plaindre ; mais ne songeons présentement qu’à le sauver. Je tremble qu’il ne soit découvert dans le lieu où il est ; il faut prendre des mesures auprès du roi. Votre ami est malheureux ; vous l’aimez ; puis-je ajouter à ces motifs l’intérêt d’une fille que vous ne connaissez que par ses faiblesses ? Ne donnez point ce nom, mademoiselle, répondit le comte de Canaple, à des sentiments que leur constance rend respectables.

L’intérêt de M. de Châlons demandait que M. de Vienne, gouverneur de Calais, fût instruit de ce qui s’était passé. M. de Canaple s’empressa de se charger d’un soin qui allait lui donner des liaisons nécessaires avec le père de madame de Granson. Il n’en avait rien appris depuis son départ de Bourgogne ; il espérait en savoir des nouvelles ; il en entendrait parler ; il en parlerait lui-même : tous ces petits biens deviennent considérables, surtout pour ceux qui n’osent s’en promettre de plus grands.

M. de Vienne vit avec plaisir le comte de Canaple : il connaissait aussi M. de Châlons ; la probité de l’un et de l’autre ne lui était point suspecte ; il ajouta une foi entière à ce que M. de Canaple lui dit de l’innocence de son ami. Il se chargea d’obtenir du roi les ordres nécessaires pour la sûreté de M. de Châlons.

Le comte de Canaple, toujours occupé de son amour, ne négligeait rien pour s’insinuer dans les bonnes grâces de M. de Vienne ; il lui rendait des soins, il voulait être aimé de ce que madame de Granson aimait ; et, quoiqu’il n’en dût attendre aucune reconnaissance, qu’elle pût même l’ignorer toujours, cette occupation satisfaisait la tendresse de son cœur. Il lui fallut plusieurs jours pour amener M. de Vienne à lui parler de ce qu’il désirait ; car, quoiqu’il se fût bien promis d’en parler lui-même, la timidité inséparable du véritable amour le retint longtemps.

M. de Vienne, un des plus fameux capitaines de son siècle, ne s’entretenait volontiers que de guerre. Il fallut essuyer le récit de bien des combats, avant d’avoir acquis le droit de faire des questions. Enfin, M. de Canaple, enhardi par la familiarité qu’il avait acquise, osa demander des nouvelles de madame de Granson. Elle est, répondit M. de Vienne, à la campagne depuis le départ de son mari. C’est sans doute à Vermanton, dit M. de Canaple ? Non, répliqua M. de Vienne, elle s’en est dégoûtée, et ne veut plus y aller ; elle veut même s’en défaire.

M. de Canaple, éclairé par son amour, sentit la cause de ce dégoût, et en fut vivement touché ; mais, comme ce lieu l’intéressait infiniment, même en l’affligeant, il voulut en être le maître. Un homme à lui fut envoyé en Bourgogne, avec ordre d’acheter Vermanton, à quelque prix qu’il fût. L’acquisition des meubles était surtout recommandée ; toutes les choses qui avaient appartenu à madame de Granson, et dont elle avait fait usage, étaient d’un prix infini pour le comte de Canaple ; ce lit où il avait été si heureux n’avait pas même de privilège. L’amour, quand il est extrême, n’admet point de préférence.

Les cœurs sensibles se devinent les uns les autres. Madame de Granson comprit ce qui obligeait le comte de Canaple à offrir un prix excessif de Vermanton ; elle crut même que ce lieu ne lui était cher que par la même raison qu’elle avait pour le trouver odieux, et mit obstacle à l’acquisition qu’il voulait en faire. Le comte de Canaple regarda ce refus comme une nouvelle marque de haine.

Ce que M. de Vienne lui contait de la retraite où sa fille vivait depuis l’absence de M. de Granson le confirmait dans cette opinion. Les malheureux tournent toujours leurs pensées du côté qui peut augmenter leurs peines. Il se persuada que madame de Granson aimait encore plus son mari qu’elle ne l’avait aimé. C’est moi, disait-il, qui lui ai appris à aimer ; son cœur a été instruit par le mien de toutes les délicatesses de l’amour ; ma passion lui sert de modèle ; elle fait pour son mari ce qu’elle sent bien que je ferais pour elle, et j’ai le malheur singulier que ce que l’amour m’a inspiré de plus tendre est au profit de mon rival.

Ces réflexions désespérantes jetaient le comte de Canaple dans une tristesse qui n’échappa pas à mademoiselle de Mailly. Elle connut qu’il était amoureux ; et, sans le lui dire, elle en fut plus disposée à prendre beaucoup d’amitié pour lui, et à lui donner sa confiance. C’était aussi pour M. de Canaple un soulagement de parler à quelqu’un dont l’âme était sensible, et qui aussi bien que lui éprouvait les malheurs de l’amour.

Cependant, M. de Châlons guérissait de ses blessures ; il avait quitté le lit ; il pressait son ami, toutes les fois qu’il le voyait, d’obtenir de mademoiselle de Mailly qu’il pût lui parler. Ce n’est que par elle, lui disait-il, que je veux démêler cette étrange aventure : je connais sa franchise et sa vérité ; puisqu’elle m’aime encore, il lui en coûtera moins de s’avouer coupable, qu’il ne lui en coûterait de me tromper.

Que me demandez-vous, dit mademoiselle de Mailly au comte de Canaple, quand il lui fit la prière dont il était chargé ? Puis-je voir un homme qui a rempli de deuil la maison de mon père ? Cet obstacle, qui n’est déjà que trop fort, n’est pas le seul qui nous sépare pour jamais. Je l’ai cru infidèle ; qu’il tâche de le devenir ; l’intérêt de son repos le demande ; et, de la façon dont j’ai le cœur fait, ce sera une espèce de consolation pour moi, de penser que du moins il ne sera pas malheureux. De quel ordre, répliqua M. de Canaple, me chargez-vous ? Songez que ce serait donner la mort à mon ami. Vous ne doutez pas que je ne sois aussi à plaindre, et peut-être plus à plaindre que lui, répliqua mademoiselle de Mailly ; dites, s’il le faut, que je ne mérite plus d’être aimée. Serait-il possible que ce fût une consolation pour lui ? Non, je ne le puis penser ; je sais, du moins, que mon cœur n’a jamais été plus cruellement déchiré, que lorsque je l’ai cru coupable. Mais, dit encore le comte de Canaple, ne m’expliquerez-vous point les motifs d’une conduite qu’il importe tant à M. de Châlons de savoir ? Il n’en serait pas moins malheureux, reprit-elle, et j’aurais dit ce que je ne dois point dire. Qu’il lui suffise que la fortune seule a causé ses malheurs et les miens ; que j’avais peine à cesser de l’aimer dans un temps où je croyais ne pouvoir plus l’estimer. Plût à Dieu, dit-elle, en poussant un profond soupir, avoir toujours cru en être aimée ! Si je puis encore lui demander quelque chose, je lui demande de s’éloigner d’un lieu où sa présence ne fait qu’augmenter mes maux.

Malgré le respect de M. de Châlons pour mademoiselle de Mailly, il n’aurait pu se soumettre à ses ordres, si son honneur et son devoir ne l’avaient obligé d’obéir à ceux qu’il reçut du roi. M. de Canaple et lui furent mandés à Paris, pour délibérer sur la campagne prochaine.

Madame de Granson y était arrivée depuis quelques jours, pour secourir son mari, qui avait été dangereusement malade. Il l’aurait volontiers dispensée de tant de soin. Son cœur n’avait pu demeurer oisif au milieu d’une cour qui respirait la galanterie : les belles femmes qui la composaient avaient eu part tour à tour à ses hommages. Madame de Montmorency était la dernière à qui il s’était attaché, et sa passion pour elle durait encore, lorsqu’il tomba malade.

Madame de Granson ne s’aperçut pas d’abord de l’indifférence dont on payait ses soins ; ou, si elle s’en aperçut, elle l’attribua à l’état où était M. de Granson ; mais, comme cette indifférence augmentait, elle vit enfin ce qu’elle n’avait pas vu d’abord. Ce fut presque un soulagement pour elle ; il lui semblait qu’elle en était un peu moins coupable à son égard. Délivrée de la nécessité qu’elle s’imposait de l’aimer, elle agissait avec lui d’une manière plus libre et plus naturelle.

Elle ne s’était point précautionnée pour éviter le comte de Canaple, qu’elle croyait loin de Paris. Il la trouva dans la chambre de M. de Granson, lorsqu’il y vint. La surprise et l’embarras de l’un et de l’autre furent extrêmes. M. de Granson en avait aussi sa part ; c’était un caractère faible, toujours tel que les personnes avec qui il vivait voulaient qu’il fût. La présence du comte de Canaple, dont il connaissait la vertu, lui reprochait sa conduite ; il craignait sa sévérité : il eût cependant bien voulu continuer la sorte de vie qu’il menait alors.

Après quelques discours généraux, ces trois personnes, qui ne savaient que se dire, gardèrent le silence. Madame de Granson, avertie qu’elle devait fuir le comte de Canaple, par le peu de répugnance qu’elle avait de le voir, voulut sortir ; mais M. de Granson l’arrêta. Comme il était le plus libre des trois, il se mit à faire des questions à son ami, sur M. de Vienne. Quelque intéressée que fût madame de Granson à cette conversation, la crainte d’adresser la parole à M. de Canaple l’empêchait d’y prendre part. Mais M. de Vienne avait écrit à sa fille et à M. de Granson beaucoup de choses avantageuses du comte de Canaple ; M. de Granson s’empressa de les lui dire, et en prit sa femme à témoin. Il est vrai, dit-elle, en baissant les yeux.

À quelques moments de là, M. de Granson eut un ordre à donner à un de ses gens, et madame de Granson se vit obligée de dire quelques mots à M. de Canaple, pour ne pas même lui donner occasion de parler de M. de Vienne. Elle voulut lui faire parler des dames de Calais. Je n’ai rien vu, madame, lui dit-il d’un air timide et sans oser la regarder, que le père… Il voulait dire de madame de Granson ; mais il s’arrêta tout d’un coup, et se reprenant après quelques moments de silence, je n’ai rien vu que M. de Vienne.

Toutes ces marques de tendresse n’échappaient pas à madame de Granson ; malgré elle, le coupable disparaissait, et ne lui laissait voir qu’un homme aimable et amoureux. À mesure que cette impression devenait plus forte, elle le fuyait avec plus de soin ; mais la nécessité d’être dans la chambre de son mari, et le droit qu’avait M. de Canaple d’y venir à toute heure, lui en ôtaient la liberté. Il est vrai qu’il usait de ce privilège avec tant de ménagement, qu’insensiblement madame de Granson s’accoutuma à le voir.

L’insensibilité que son mari avait pour elle fit alors une impression bien différente sur son esprit ; elle ne pouvait s’empêcher, depuis que M. de Canaple en était témoin, de la sentir et d’en être blessée. Ce sentiment, dont elle ne tarda pas à démêler la cause, lui donnait de l’indignation contre elle-même ; mais, malgré toute la sévérité de ses réflexions, elle ne put, à quelques jours de là, être maîtresse de sa sensibilité.

M. de Granson, à son départ de Bourgogne, lui avait demandé, au défaut de son portrait qu’il n’avait pas eu le temps de faire faire, un bracelet de grand prix où était celui de feue madame de Vienne, à qui sa fille ressemblait si parfaitement que ce portrait paraissait être le sien. Elle s’en était détachée avec beaucoup de peine, et avait prié M. de Granson de le garder soigneusement. Comme la conversation était peu animée entre le mari et la femme, et que la présence de M. de Canaple y mettait encore plus de contrainte, madame de Granson, ne sachant que dire, s’avisa de redemander ce portrait à M. de Granson. Il fut si embarrassé de cette demande, et si peu maître de son embarras, que madame de Granson comprit qu’il ne l’avait plus. Elle ne se trouva nullement préparée à soutenir cette espèce de mépris. Quelques larmes coulèrent de ses yeux ; et, pour les cacher, elle sortit de la chambre ; mais ce soin était inutile, elles ne pouvaient échapper à l’attention du comte de Canaple ; et, quoique ce qu’il voyait dût encore fortifier sa jalousie, un attendrissement pour le malheur de ce qu’il aimait, l’indignation qu’il conçut contre M. de Granson, firent taire tout autre sentiment.

Puis-je croire ce que je vois, lui dit-il aussitôt qu’ils furent seuls ? Quoi ! vous êtes sans amour et même sans égard pour votre femme, pour cette femme qui mérite les respects et les adorations de toute la terre ? Elle verse des larmes ; vous la rendez malheureuse ; et où donc avez-vous trouvé des charmes assez puissants pour effacer l’impression que les siens avaient faite sur votre cœur ?

Que voulez-vous, répliqua M. de Granson ? ce n’est pas ma faute. Après tout, où prenez-vous qu’on doive toujours être amoureux de sa femme ? ce sentiment est si singulier, qu’il faudrait, si je l’avais, le cacher avec soin. Je vous l’avouerai encore, la passion de ma femme, dont je reçois tous les jours de nouvelles marques, m’embarrasse et ne me touche plus.

M. de Canaple, occupé si tendrement jusque-là des intérêts de madame de Granson, sentit à ce mot de passion réveiller toute sa jalousie. Le dépit dont il était animé lui faisait souhaiter que M. de Granson fût encore plus coupable. Il n’eut plus la force de désapprouver sa conduite, et il le quitta, plus fâché contre madame de Granson qu’il ne l’avait été contre lui.

Elle a donc de la passion, disait-il ! Si mon amour n’a pu la toucher, il aurait du moins dû lui apprendre le prix dont elle est, et la sauver de la faiblesse et de la honte d’aimer qui ne l’aime pas. Je lui pardonnerais, je l’admirerais même, si ses démarches n’étaient dictées que par le devoir ; mais elle aime, mais elle est jalouse ; et, tandis que je ne suis occupé que d’elle, elle n’est occupée que de la perte d’un cœur qui ne vaut pas le mien… Hélas ! sa vertu a fait naître sa tendresse ; elle est malheureuse aussi bien que moi ; avec cette différence, que je ne le suis que pour avoir donné entrée dans mon cœur à un amour que tant de raisons m’engageaient à combattre. Je ne puis être aimé ; il faut me faire une autre espèce de bonheur ; il faut parler à son mari ; il faut encore le ramener à elle ; il faut qu’elle me doive, s’il est possible, la douceur dont elle jouira.

Comme madame de Granson avait paru sensible à la perte du bracelet, M. de Canaple mit tout en usage pour le recouvrer, et y réussit. La ressemblance du portrait était une furieuse tentation de le garder ; mais ce plaisir n’eût pas été comparable à celui de donner à madame de Granson une preuve si sensible de ses soins, et une satisfaction qu’elle ne devrait qu’à lui. Il espérait même qu’elle démêlerait que c’était par respect qu’il n’avait osé garder ce qu’elle n’aurait pas voulu lui donner.

Malgré la liberté dont il jouissait chez M. de Granson, il y avait des heures, depuis sa maladie, où l’entrée de sa chambre n’était permise qu’à ses domestiques. M. de Canaple, pour avoir le prétexte d’aller dans l’appartement de madame de Granson, choisit une de ces heures. Rassuré par l’action qu’il allait faire, son air et sa contenance étaient moins timides. Madame de Granson en fut blessée, et jeta sur lui un regard qui lui apprit ce qui se passait en elle. C’est pour vous remettre, madame, lui dit-il, le portrait dont il m’a paru que la perte vous affligeait, que j’ai osé prendre la liberté d’entrer dans votre appartement. Je n’ai jamais compris, poursuivit-il en le lui présentant, comment il était possible que M. de Granson ait pu se dessaisir d’une chose qui lui devait être si précieuse ; et je le comprends encore moins dans ce moment.

Ces dernières paroles furent prononcées d’un ton bas et attendri. Madame de Granson, étonnée, attendrie elle-même du procédé de M. de Canaple, ne savait quel parti prendre. C’était lui faire une faveur, de recevoir cette marque de ses soins : et, en la lui refusant, elle lui laissait son portrait. Elle se détermina au parti le plus doux. Son cœur lui faisait cette espèce de trahison, sans qu’elle s’en aperçût. Cependant, toujours également occupée de remplir ses devoirs avec la plus grande exactitude : J’eusse souhaité, monsieur, lui dit-elle en prenant le portrait, que vous eussiez bien voulu le remettre à M. de Granson ; mais je ne lui laisserai pas ignorer cette nouvelle marque de votre amitié. Pour finir une conversation qui l’embarrassait, elle se leva dans le dessein de passer chez M. de Granson ; et M. de Canaple n’osa l’y suivre.

Madame de Granson entra dans la chambre de son mari pour lui apprendre ce qui venait de se passer ; mais, lorsqu’il fut question de parler, elle s’y trouva embarrassée. Il lui vint dans l’esprit que c’était tromper M. de Granson, et le tromper de la manière la plus indigne, que de l’engager à quelque reconnaissance pour M. de Canaple. Cette idée, si capable d’alarmer sa vertu, la détermina au silence.

À mesure que la santé de M. de Granson se rétablissait, ses amis se rassemblaient chez lui. Madame de Granson se montrait peu, et se montrait toujours négligée ; mais enfin elle se montrait : il n’était pas possible que sa beauté ne fît impression. M. de Châtillon, quoique engagé, par le caractère qu’il s’était donné dans le monde, de n’être point amoureux, ne put s’empêcher d’en être touché plus sérieusement qu’il n’eût fallu pour son repos. Sa présomption naturelle ne lui laissait pas prévoir de mauvais succès ; il n’avait besoin que d’une occasion de se déclarer : elle aurait été difficile à trouver, si M. de Granson, qui craignait surtout qu’on ne le soupçonnât d’être amoureux et jaloux de sa femme, ne l’avait obligée de demeurer auprès de lui dans le temps qu’il y avait le plus de monde.

Quoique la galanterie et surtout l’amour parussent aux jeunes gens de la cour une espèce de ridicule, la présence de madame de Granson donnait le ton galant à toutes les conversations. Elle n’y prenait nulle part. M. de Canaple se condamnait devant elle au même silence ; et, lorsqu’elle n’y était pas, la crainte d’être deviné l’engageait encore à beaucoup de ménagement. Mais toutes ces considérations l’abandonnèrent, dans la chaleur d’une dispute où il était question des plaisirs de la galanterie et de ceux de l’amour. Il ne put endurer qu’ils fussent comparés ; et, sans se souvenir qu’il jouait dans le monde le rôle d’indifférent, il se mit à faire la peinture la plus vive et la plus animée de deux personnes qui s’aiment, et finit par assurer avec force qu’il ne serait pas touché des faveurs de la plus belle femme du monde dont il ne posséderait pas le cœur.

Où sommes-nous, s’écria M. de Granson ? Depuis quand le comte de Canaple connaît-il toutes ces délicatesses ? Le croiriez-vous, madame, dit-il à madame de Granson qui entrait dans ce moment ? ce Canaple, si éloigné de l’amour, est devenu son plus zélé partisan. Il ne veut point de galanterie, il veut de belle et bonne passion ; et, de la façon dont il en parle, en vérité, je le crois amoureux.

La vue de madame de Granson imposa tout d’un coup silence au comte de Canaple ; et, loin de répondre, il se reprochait comme une indiscrétion ce qu’il venait de dire. Son embarras aurait été sans doute remarqué, si M. de Châlons, qui était aussi chez M. de Granson, n’eût pris la parole : Je pense, dit-il, comme M. de Canaple ; le plaisir d’aimer est le plus grand bonheur, et peut-être sentirait-on moins le malheur d’être trahi, sans la nécessité où l’on se trouve alors de renoncer à un état si doux. Mais, répliqua en riant M. de Montmorency, pourquoi vous faire cette violence ? Vous pouvez aimer tout à votre aise une maîtresse qui vous aura trompé ; personne n’y mettra obstacle, et j’ose vous assurer que votre félicité ne sera ni troublée ni enviée.

Vous en rirez tant qu’il vous plaira, dit M. de Châlons ; mais je pardonnerais volontiers, pourvu que je trouvasse, dans la sincérité du repentir et dans un aveu sans déguisement, de quoi me persuader que j’étais aimé, même dans le temps que j’étais trahi. Je sens qu’il y a une espèce de douceur à pardonner à ce qu’on aime ; c’est un nouveau droit qu’on acquiert d’être aimé ; et on en aime soi-même davantage.

Avec de pareilles maximes, vous n’avez garde d’être jaloux, dit M. de Granson. Du moins le suis-je très différemment de la plupart des hommes, répliqua-t-il, qui ne connaissent ce sentiment que par un amour-propre effréné. Le mien n’a rien à démêler avec les infidélités qu’on peut me faire ; elles n’affligent que mon cœur.

J’avoue, interrompit M. de Châtillon, qui n’avait point parlé jusque-là, que j’entends mal toutes ces distinctions de l’amour et de l’amour-propre ; je sais seulement que les femmes préféreront toujours un amant dont la jalousie sera pleine d’emportements, à tous vos égards et à toutes vos délicatesses.

Pourriez-vous pardonner, madame, dit-il à madame de Granson, en s’approchant de son oreille, à un homme qui craindrait de perdre votre cœur et qui conserverait encore quelque raison ? Personne, répondit-elle tout haut d’un ton fier et dédaigneux, ne sera à portée de faire une pareille perte : et, sans le regarder, sans lui donner le temps de répondre, elle se leva pour sortir.

Quoique M. de Canaple n’osât jeter les yeux sur elle, son attention et son application suppléaient à ses yeux. Il s’était aperçu de la passion de M. de Châtillon, presque aussitôt que lui-même. Un homme de ce caractère n’était pas un rival dangereux auprès de madame de Granson. Mais un rival, quelque peu redoutable qu’il puisse être, importune toujours. La réponse de madame de Granson, et le ton dont elle fut faite, le dédommagèrent de la peine qu’il avait eue de voir M. de Châtillon oser lui parler à l’oreille. Un amant, et surtout un amant malheureux, prend comme une faveur les rigueurs que l’on exerce contre ses rivaux.

M. de Châtillon n’était pas homme à se rebuter par celle qu’il venait d’essuyer. Il suivit madame de Granson, dans l’espérance de lui donner la main. M. de Canaple, qui n’avait plus rien qui l’arrêtât dans la chambre, sortit aussi. Ils se trouvèrent tous deux auprès du chariot de madame de Granson, lorsqu’elle voulut y monter. M. de Canaple n’osait cependant lui présenter la main ; mais M. de Châtillon ne garda pas tant de ménagement, et madame de Granson, irritée de sa hardiesse, occupée de la réprimer, prit celle de M. de Canaple, et ne s’aperçut combien la préférence qu’elle lui donnait était flatteuse, que parce qu’elle sentit que cette main était tremblante. Aussi se hâta-t-elle de la quitter et de monter dans son chariot.

Cet instant était le premier où M. de Canaple avait ressenti quelque douceur. Il eût bien voulu se trouver seul, et en jouir à loisir ; mais M. de Châlons, qui le joignit dans le moment, ne lui en donna pas la liberté. Que vous êtes heureux, lui dit-il ! car, malgré les soupçons que vous avez fait naître aujourd’hui, je suis persuadé que vous n’aimez rien. Pour moi, je suis la victime d’une passion qui ne me promet que des peines, et que je n’ai pas même la force de combattre.

M. de Canaple ne pouvait avouer qu’il était amoureux, et ne pouvait aussi se résoudre à le désavouer ; c’eût été blesser son amour ou sa discrétion. Ne parlons point de moi, répondit-il, je suis ce que je puis, et je ne conseillerais à personne d’envier ma fortune.

M. de Châlons, plein de ses sentiments, ne s’occupa pas à pénétrer ceux de son ami. Je suis plus agité aujourd’hui que je ne l’ai encore été, lui dit-il ; la peinture que je viens de faire de mes sentiments les a réveillés et gravés plus profondément dans mon cœur. Par grâce, écrivez à mademoiselle de Mailly ; c’est une liberté qui ne m’est pas permise ; mais ce sera presque recevoir une de mes lettres, que d’en recevoir une des vôtres. Je l’occuperai du moins quelques moments ; et quelle douceur n’est-ce pas pour moi !

Le comte de Canaple était dans les dispositions nécessaires pour bien exprimer les sentiments de son ami ; mais cet ami était trop amoureux pour être aisé à contenter. La lettre fut faite et refaite plus d’une fois, et remise enfin à un homme de M. de Canaple, avec ordre de la porter à Calais, et d’en rapporter la réponse.

Cependant le départ du roi était fixé, et tous ceux qui n’étaient point attachés particulièrement à sa personne voulurent le devancer, et se disposèrent à partir. M. de Canaple fut de ce nombre. La peine de s’éloigner de ce qu’on aime n’est pas, pour un amant malheureux, ce qu’elle est pour un amant aimé.

Lorsque la santé de M. de Granson lui permit de sortir de la chambre, il voulut que madame de Granson fût présentée au roi et aux reines. Sa beauté fut admirée de tout le monde. Les louanges qu’on lui prodigua augmentèrent les empressements de M. de Châtillon : il la suivait partout ; et, malgré la mode et le ton qu’il avait pris dans le monde, il lui rendait des soins assez à découvert. Madame de Granson, importunée de ses soins, de mauvaise humeur contre elle et contre l’amour, se vengeait par les rigueurs qu’elle exerçait sur lui, de ce qu’elle sentait pour son rival. Ce rival en était souvent témoin ; et, quoiqu’il fût traité lui-même avec encore plus de sévérité, elle n’était pas du moins accompagnée du dédain et du mépris dont on accablait M. de Châtillon. Madame de Granson ne put éviter les adieux de l’un et de l’autre. M. de Châtillon osa encore parler le même langage ; M. de Canaple, au contraire, ne prononça pas un seul mot.

Cette différence de conduite n’était que trop remarquée par madame de Granson. Les reproches qu’elle ne cessait de se faire tournaient au profit de ses devoirs ; elle croyait toujours ne pas les remplir assez bien. Loin d’être rebutée par le peu d’égards que M. de Granson lui marquait, elle redoublait de soin et d’attention.

Comme il suivait le roi, il ne partit pas sitôt que M. de Canaple. Madame de Granson s’aperçut que sa présence le contraignait. Sans lui faire de reproche, sans marquer le moindre mécontentement, elle se disposa à aller à Calais, pour être plus à portée des nouvelles de l’armée, et pour être avec un père qu’elle aimait, et dont elle était tendrement aimée. C’était, dans la disposition où son cœur était alors, une consolation et un besoin, de pouvoir se livrer aux sentiments d’une amitié permise.

M. de Vienne reçut sa fille avec joie : elle fut visitée de tout ce qu’il y avait dans la ville de gens considérables. Mademoiselle de Mailly ne fut pas des dernières à s’acquitter de cette espèce de devoir. Elles avaient l’une et l’autre les qualités qui préviennent si favorablement, et qui font naître l’inclination ; aussi, dès le premier moment de la connaissance, se trouvèrent-elles dans la même liberté que si elles s’étaient connues depuis longtemps. Madame de Granson, charmée des agréments et de l’esprit de mademoiselle de Mailly, en parlait souvent à M. de Vienne.

Je voudrais, lui disait-elle, passer mes jours avec une si aimable fille ; mais je meurs de peur qu’elle ne nous soit bientôt enlevée par quelque grand mariage. Ce mariage pourrait au contraire la rapprocher de vous, répondit M. de Vienne. Canaple, dans le séjour qu’il a fait ici, a paru fort attaché à elle ; il y est revenu sans autre besoin que celui de la voir ; et l’on m’amena, il y a quelques jours, un homme chargé d’une lettre pour elle, qui n’avait point d’abord voulu dire son nom, mais qui fut obligé de m’avouer qu’il appartenait au comte de Canaple. De l’humeur dont il est, une si grande assiduité prouve beaucoup. Madame de Granson sentit à ce discours un trouble et une émotion qu’elle n’avait jamais connus. Elle n’avait plus la force de continuer la conversation, lorsque mademoiselle de Mailly entra.

M. de Vienne, qui avait plus de franchise que de politesse, ne craignit pas de l’embarrasser en lui répétant ce qu’il venait de dire à sa fille. Mademoiselle de Mailly ne put entendre sans rougir un nom qui était lié dans son imagination à celui de son amant. Mais on ne se retient guère sur les choses qui intéressent le cœur, surtout lorsqu’on peut s’y livrer sans se faire des reproches. Mademoiselle de Mailly, après avoir dit légèrement que M. de Canaple n’était point amoureux d’elle, se fit un plaisir de le louer des qualités qui lui étaient communes avec M. de Châlons, et le loua avec vivacité.

Madame de Granson l’avait vu jusque-là des mêmes yeux et plus favorablement encore ; mais de ce qu’il paraissait tel à mademoiselle de Mailly, il cessa de lui paraître le même. Maîtrisée par un sentiment qu’elle ne connaissait pas, elle ne put s’empêcher de contredire. M. de Vienne, qui trouvait sa fille injuste, prit parti contre elle. Mademoiselle de Mailly, fortifiée par l’autorité de M. de Vienne, soutint d’abord son opinion avec une chaleur peu propre à ramener madame de Granson ; mais, comme elle avait l’esprit dans une situation plus tranquille, elle se hâta de finir la dispute.

Madame de Granson, restée seule, se trouva saisie d’une douleur inquiète et piquante, qu’elle n’avait point encore éprouvée. Les réflexions qu’elle faisait sur ce qui venait de se passer lui donnaient des soupçons, et même des certitudes, dont elle se sentait accablée. Je n’en saurais douter, disait-elle, il est amoureux, il est aimé : l’amour, et l’amour content, peut seul inspirer ce que je viens de voir.

Quoi ! tandis que j’avais besoin de ma vertu pour me souvenir de l’outrage qu’il m’a fait ; tandis que je ne le croyais occupé qu’à le réparer ; tandis que les apparences de son respect faisaient sur mon cœur une impression si honteuse, il aimait ailleurs ! Comment ai-je pu m’y tromper ? comment ai-je pu donner une interprétation si forcée à ses démarches ? comment ai-je pu croire qu’un homme amoureux fût toujours si maître de lui ? Non ! non ! il m’aurait parlé au risque de me déplaire. Elle se rappelait ensuite que, dans cette conversation où le comte de Canaple soutenait le parti de l’amour, il s’était tu dès qu’elle avait paru. Sa délicatesse aurait été blessée, disait-elle, de parler d’amour devant toute autre femme que devant sa maîtresse. Que sais-je s’il ne croyait pas avoir des ménagements à garder à mon égard ? Qui me dit qu’il n’a pas soupçonné ma faiblesse ? Cette pensée arracha des larmes à madame de Granson ; et, comme elle n’apercevait plus rien dans la conduite du comte de Canaple qui pût l’excuser, tout son ressentiment se réveilla. Il aurait eu peine à se conserver, au milieu des louanges qu’on donnait tous les jours à la valeur du comte de Canaple, et dans un temps où sa vie était exposée à tant de dangers ; mais mademoiselle de Mailly, qui voyait dans les périls de M. de Canaple ceux de M. de Châlons, y paraissait si sensible, que madame de Granson cessait de l’être.

L’éloignement, le dégoût, avaient succédé dans son cœur à l’inclination qu’elle s’était d’abord sentie pour elle. Le hasard fit encore qu’elles se trouvèrent dans l’appartement de M. de Vienne quand on apprit que l’armée marchait aux ennemis, et que la troupe de M. de Canaple et celle de M. de Châlons devaient commencer l’attaque. Mademoiselle de Mailly, saisie à cette nouvelle, ne put cacher son trouble. Madame de Granson n’était pas dans un état plus tranquille. M. de Vienne attribuait le chagrin où il la voyait plongée à la crainte où elle était pour M. de Granson, et achevait de l’accabler par les soins qu’il prenait de la rassurer, et par les louanges qu’il ne cessait de donner à sa sensibilité. Que penserait mon père ? disait-elle ; que penserait tout ce qui m’environne, si le fond de mon cœur était connu, s’il savait que ces larmes dont il me loue ne prouvent que ma faiblesse ? Il faut du moins que la connaissance que j’en ai rappelle ma vertu, et que je me délivre de la peine cruelle d’être pour moi-même un objet de mépris.

La perte de la bataille de Creci qu’on apprit alors, et les blessures dangereuses que M. de Granson y avait reçues, donnèrent à la vertu de madame de Granson un nouvel exercice. Elle ne balança pas un moment sur le parti qu’elle avait à prendre ; et, sans être arrêtée par les prières de M. de Vienne, et par les dangers où elle s’exposait en traversant un pays plein de gens de guerre, elle partit sur-le-champ. Son père, n’ayant pu la retenir, lui donna une escorte nombreuse : ils furent attaqués à diverses reprises par des partis ennemis qu’ils repoussèrent avec succès. L’idée de M. de Canaple se présentait souvent pendant la route à madame de Granson : l’incertitude où elle était de son sort, dont elle avait eu le courage de ne point s’informer, diminuait sa colère, et la disposait à avoir plus de pitié que de ressentiment.

Le troisième jour de sa marche, sa petite troupe, qui s’était affaiblie par les combats précédents, fut attaquée par des gens d’armes anglais, très supérieurs en nombre. Madame de Granson allait tomber dans les mains des vainqueurs, si un chevalier qui allait à Calais, ne fût venu à son secours. Il vit de loin le combat ; et, quoiqu’il fût accompagné de très peu de monde, il ne balança pas à attaquer les Anglais. Les Français, qui avaient été mis en déroute, reprirent courage, se rallièrent à lui, et l’aidèrent à vaincre ceux qui s’étaient déjà saisis du char de madame de Granson.

Le trouble où elle était ne lui avait pas permis de distinguer ce qui se passait ; et, prenant son libérateur pour son ennemi, lorsqu’il vint à son chariot ; Si vous êtes généreux, lui dit-elle d’une voix que la crainte changeait presque entièrement, mais qui ne pouvait jamais être méconnaissable pour celui à qui elle parlait, vous me mettrez promptement à rançon. Quoi ! s’écria-t-il, sans lui donner le temps d’en dire davantage ; c’est madame de Granson ! et c’est elle qui me prend pour un ennemi ! non, madame, vous n’en avez point ici, lui dit-il : tout ce qui vous environne est prêt à sacrifier sa vie pour vous défendre, et pour vous obéir.

La fierté de madame de Granson, et une certaine hauteur de courage qui lui était naturelle, lui avaient donné des forces dans le commencement de cette aventure ; mais la voix de M. de Canaple la mit dans un état bien plus difficile à soutenir que celui dont elle venait de sortir. Mille pensées différentes se présentaient en foule a son esprit : cet homme, qui l’avait outragée, qu’il fallait haïr pour se sauver de la honte de l’aimer, venait d’exposer sa vie pour elle ; et ce même homme allait à Calais, sans doute pour voir mademoiselle de Mailly.

La reconnaissance du service ne pouvait subsister avec cette réflexion, et ne laissait dans l’âme de madame de Granson que le chagrin de l’avoir reçu. M. de Canaple attendait les ordres qu’elle voudrait lui donner, et les aurait attendus longtemps, si l’écuyer de M. de Vienne, qui conduisait l’escorte, n’était venu la presser de se déterminer. Elle voulait suivre son dessein ; mais elle ne voulait pas que M. de Canaple l’accompagnât. Le secret dépit dont elle était animée ne lui permettait pas de recevoir de lui un service, qu’elle ne pouvait plus mettre sur le compte du hasard.

Votre générosité en a assez fait, lui dit-elle, monsieur ; pressez-vous d’aller à Calais, où je juge que des raisons importantes vous appellent. Il est vrai, madame, dit le comte de Canaple, que j’ai ordre de me rendre à Calais ; mais, quelque précis qu’il soit, je ne puis l’exécuter que lorsque vous serez en lieu où vous n’aurez plus rien à craindre.

Madame de Granson, ne pouvant faire mieux, se laissa conduire. L’état fâcheux où elle trouva M. de Granson en arrivant à Amiens, la dispensa de faire des remerciements à M. de Canaple, qui repartit sur-le-champ pour Calais.

M. de Granson avait aimé passionnément sa femme ; ce qu’elle faisait pour lui dans un temps si voisin de celui où il lui avait manqué, la pensée que la mort les allait séparer, réveillèrent sa tendresse, et lui tendant la main aussitôt qu’il la vit : Je n’étais pas digne de vous, lui dit-il ; le ciel me punit de n’avoir pas connu le bien que je possédais. Je me reproche tous les torts que j’ai eus ; pardonnez-les-moi, et ne vous en souvenez qu’autant que ce souvenir sera nécessaire à votre consolation.

Madame de Granson arrosait de ses larmes la main que son mari lui avait présentée : le repentir qu’il lui marquait la pénétrait de honte et de douleur ; elle se trouvait la seule coupable ; elle se reprochait de n’avoir pas aimé M. de Granson ; et l’erreur où il était là-dessus lui paraissait une espèce de trahison. Je n’ai rien à vous pardonner, lui dit-elle en continuant de répandre un torrent de larmes, je donnerais ma vie pour conserver la vôtre. M. de Granson voulut répondre ; mais ses forces l’abandonnèrent ; il fut longtemps dans une espèce de faiblesse dont il revint sans reprendre connaissance, et il mourut deux jours après l’arrivée de madame de Granson.

Ce spectacle, toujours si touchant, l’était encore plus pour elle par les circonstances qui l’avaient accompagné. Comme on n’était point instruit du péril qui menaçait Calais, elle y retourna, persuadée que rien dans le monde ne pouvait l’intéresser que M. de Vienne.

M. de Canaple, en y arrivant, n’avait donné à M. de Vienne aucune espérance sur la vie de M. de Granson. La calamité publique, dit ce grand capitaine, ne me laisse pas sentir mes malheurs particuliers : mais comment est-il possible qu’une armée composée de toute la noblesse de France, c’est-à-dire de ce qu’il y a de plus brave dans l’univers, ait été battue !

Il fallait, pour vaincre, répondit M. de Canaple, plus de prudence et moins de valeur. Cette noblesse dont vous parlez en a trop cru son courage, et a méprisé les précautions. Le roi, après être parti d’Abbeville où il était campé, détacha quelques troupes sous la conduite de MM. des Noyers, de Beaujeu, d’Aubigny et de Drosmenil, pour aller reconnaître les Anglais. À leur retour, Drosmenil, enhardi par une réputation sans tache et par une intrépidité de courage dont il se rendait témoignage, eut seul la force de dire au roi qu’il ne fallait point attaquer les ennemis.

Quoique l’armée fût déjà en marche, le roi, convaincu par les raisons de ce vaillant homme, envoya ordre aux Génois, qui faisaient l’avant-garde, de s’arrêter. Soit qu’ils aient été gagnés, comme on le soupçonne, soit qu’ils aient craint de perdre leur rang, ils ont refusé d’obéir. La seconde colonne, qui a vu la première en marche, a continué de marcher. La bataille s’est trouvée engagée, et les généraux ont été obligés de suivre l’impétuosité des troupes.

Elles n’ont jamais montré plus d’ardeur ; mais nous avons combattu sans ordre, dans un terrain qui nous était désavantageux, et contre une armée plus nombreuse, où la discipline est observée. Malgré ces avantages, la troupe que je commandais a enveloppé le prince de Galles. Ce jeune prince à qui Édouard[1] a refusé le secours qu’il lui avait envoyé demander, ne trouvant plus de ressource que dans son courage, a fait des prodiges de valeur. Ses gens, animés par son exemple, ont redoublé leurs efforts, et il nous a échappé. Je me suis vu moi-même abandonné des miens ; et, si la nuit n’avait favorisé ma retraite, je serais mort, ou prisonnier. J’ai eu encore le bonheur de dégager le pauvre Granson d’une troupe de soldats dont il était environné. Je l’ai conduit à Amiens. Le roi, qui s’y est retiré, m’a donné l’ordre de venir ici pour voir l’état de la place, et pour consulter avec vous sur les moyens de la conserver.

Un homme envoyé par mademoiselle de Mailly à M. de Canaple, pour le prier qu’elle pût le voir un moment, ne donna pas le temps à M. de Vienne de lui répondre. Il suivit l’homme qui lui avait été envoyé, et promit à M. de Vienne qu’il serait bientôt de retour.

Mademoiselle de Mailly, aussitôt qu’elle l’avait entendu, s’était levée avec promptitude pour aller au-devant de lui ; mais son trouble et son agitation étaient si grands, qu’il ne lui fut pas possible de faire un pas ; et, se laissant aller sur sa chaise : Ah ! monsieur, s’écria-t-elle aussitôt qu’elle vit le comte de Canaple, ne me dites rien ; je mourrai de mon incertitude, mais je n’ai pas la force d’en sortir. Je vous assure, lui dit-il, que je n’ai rien de si terrible à vous apprendre. Serait-il possible, s’écria-t-elle encore avec une espèce de transport, que je fusse si heureuse ! Quoi ! il serait sauvé ? Et où est-il ? N’est-il point blessé ? Je ne puis vous répondre positivement, répliqua M. de Canaple, je sais qu’il ne s’est point trouvé dans le nombre des morts, et qu’il est tout au plus prisonnier. Ah ! dit-elle, il ne se sera rendu qu’à l’extrémité ; s’il est prisonnier, je le vois couvert de blessures. Hélas ! c’est moi qui ai ajouté le désespoir à sa bravoure naturelle : il s’est peu soucié de ménager une vie que j’ai rendue si malheureuse.

L’abondance des larmes qu’elle répandait, les sanglots redoublés qui lui coupaient la parole, arrêtèrent ses plaintes, et donnèrent au comte de Canaple le temps de la rassurer un peu. Il lui promit, en la quittant, d’envoyer au camp des Anglais, pour s’informer si M. de Châlons était prisonnier, et pour demander qu’il fût mis à rançon.

Un écuyer annonça le lendemain à M. de Vienne l’arrivée de madame de Granson, et lui apprit la mort de son maître. M. de Vienne, qui y était préparé, et qui d’ailleurs mettait au rang des premiers devoirs celui de citoyen, ne laissa pas d’achever de régler avec M. de Canaple ce qui était nécessaire pour la défense de Calais. Comme le temps pressait, M. de Canaple partit sans avoir tenté de faire une visite à madame de Granson, qu’il ne lui était pas permis de voir dans la circonstance présente. La perte de son mari l’avait plus touchée qu’elle n’aurait dû l’être naturellement ; mais les reproches qu’elle se faisait de ne l’avoir jamais aimé, et d’avoir été sensible pour un autre, effaçaient les mauvais procédés qu’il avait eus pour elle ; elle sentait d’ailleurs que, pour résister à sa faiblesse, les chaînes du devoir lui étaient utiles. Cette liberté, dont elle ne pouvait faire usage, devenait un poids difficile à porter.

M. de Vienne lui conta que M. de Canaple, dans le peu de séjour qu’il avait fait à Calais, avait vu mademoiselle de Mailly. Les périls du siège le font frémir, lui dit-il ; il m’a conseillé de faire sortir de la ville toutes les femmes de considération ; et, pour être en droit de me presser sur mademoiselle de Mailly, il m’a beaucoup pressé sur votre compte. Vous me donneriez effectivement beaucoup de tranquillité, poursuivit M. de Vienne, si vous vouliez vous retirer dans mes terres de Bourgogne.

Madame de Granson était dans cet état de tristesse et d’accablement où, à force de malheurs, on n’en craint plus aucun. Ne me privez pas de la seule consolation qui me reste, dit-elle à M. de Vienne : je saurai périr avec vous, s’il le faut ; toute femme que je suis, vous n’avez rien à craindre de ma timidité ; mais contentez M. de Canaple, et engagez mademoiselle de Mailly à sortir de Calais. M. de Vienne lui promit d’y travailler.

Le départ de mademoiselle de Mailly eût été une consolation pour madame de Granson ; elle n’eût pas même voulu avoir un malheur commun avec elle ; mais la fortune lui refusa cette faible consolation. Madame de Mailly, dont les passions étaient violentes, avait conçu tant de chagrin de ne pouvoir satisfaire sa haine et sa vengeance, qu’elle en était tombée malade. Mademoiselle de Mailly ne pouvait se séparer de sa belle-mère, encore moins abandonner un père dans un temps si malheureux. M. de Vienne, qui avait pour M. de Mailly les égards dus à sa naissance, le laissa le maître de son sort, dès qu’il fut instruit de ses raisons, et n’obligea personne de sa maison de subir l’ordonnance qu’il fit publier, que tous ceux qui étaient inutiles à la défense de la place, eussent à en sortir.

Édouard ne tarda pas à venir reconnaître Calais ; et, persuadé qu’il ne pouvait l’emporter par la force, il résolut de l’affamer. Dans ce dessein, on établit entre la rivière de Haule et la mer, un camp qui prit la forme d’une nouvelle ville. Philippe, à qui la perte de la bataille de Creci n’avait rien fait perdre de son courage, se préparait à tout mettre en usage pour sauver une place si importante. M. de Canaple l’avait assuré, à son retour, que M. de Vienne se défendrait jusqu’à la dernière extrémité, et donnerait le temps d’assembler une nouvelle armée. Philippe, pour être plus à portée de faire des recrues, quitta la Picardie, et laissa, pour la défendre, mille hommes d’armes, sous la conduite de M. de Canaple.

Les soins qu’il s’était donnés pour être instruit du sort de M. de Châlons, avaient été inutiles ; mais, pour ne pas désespérer mademoiselle de Mailly, il lui avait laissé des espérances qu’il n’avait pas lui-même.

Il était vrai cependant que M. de Châlons était prisonnier ; il avait été trouvé, après la bataille, sous un monceau de morts, ayant à peine quelque reste de vie. Milord d’Arondel, qui était alors sur le champ de bataille occupé à faire donner du secours à ceux qui pouvaient encore en recevoir, jugeant, par les armes de M. de Chalons, que c’était un homme de considération, ordonna qu’il fût mis dans une tente particulière. Quelques papiers qui furent trouvés dans ses habits, et portés à milord d’Arondel, lui apprirent le nom du prisonnier, et redoublèrent son attention pour lui. Il imagina qu’il pourrait en tirer quelque service qui importait à son repos ; mais, comme Édouard ne voulait point permettre le renvoi des prisonniers, tant que la guerre durerait, milord d’Arondel prit des précautions pour être maître du sien. Il chargea un homme sage et attaché à lui, de le garder et de le faire servir avec toutes sortes de soins.

Il ne fut de longtemps en état de reconnaître ni même de sentir les bons traitements qu’il recevait ; ses blessures étaient si grandes, qu’on désespéra plus d’une fois de sa vie. Lorsqu’il fut mieux, il voulut savoir à qui le sort des armes l’avait donné ; mais ceux qui étaient auprès de lui ne purent l’en instruire. Milord d’Arondel, dans la crainte de le découvrir, s’était contenté d’apprendre de ses nouvelles, et avait remis à le voir, quand il serait en état de recevoir sa visite. Il l’avait fait transporter dans une maison de paysan, qu’on avait rendue le plus commode qu’il avait été possible, et où il était plus aisé de le cacher, que dans le camp.

Milord d’Arondel s’y rendit sans suite, aussitôt que son prisonnier fut en état de le recevoir. Je vois avec plaisir, lui dit-il, en s’asseyant auprès de son lit, que les soins que nous avons pris, pour conserver la vie d’un si brave homme, n’ont pas été inutiles. Ce que vous avez fait pour me sauver la vie, répliqua M. de Châlons, ne satisferait pas pleinement votre générosité, si vous ne tâchiez encore de diminuer la honte de ma défaite, par les éloges que vous donnez à une bravoure qui m’a si mal servi. Je ne sais, cependant, si je puis me plaindre d’un malheur qui m’a mis à portée de connaître un ennemi si généreux.

Ne me donnez point ce nom, répliqua milord d’Arondel ; nos rois se font la guerre, l’honneur nous attache à leur suite ; mais, lorsque nous n’avons plus les armes à la main, l’humanité reprend ses droits, et la valeur que nous avons employée les uns contre les autres, dans la chaleur du combat, devient un nouveau motif d’estime, lorsqu’il est fini. Celle que j’ai pour vous, n’a pas attendu pour naître, que je vous visse les armes à la main ; votre mérite m’est connu depuis longtemps ; j’ai souhaité cent fois d’avoir un ami tel que vous, et la fortune ne pouvait me servir mieux, que de me donner quelque droit à une amitié dont je connais d’avance tout le prix.

Si je suis digne d’être votre ami, répondit M. de Chalons, si vous avez quelque estime pour moi, vous ne douterez pas que la vie, que vous m’avez conservée avec tant de générosité, ne soit à vous : oui, je suis prêt de la sacrifier à votre service, et ce sera moins pour m’acquitter envers vous, que pour satisfaire à l’inclination et à l’admiration que m’inspire la noblesse de votre procédé. Ne me laissez pas ignorer plus longtemps le nom de mon bienfaiteur. Apprenez-moi, de grâce, comment je vous suis connu, et par quel bonheur vous avez pris de moi une idée si avantageuse.

Mon nom est d’Arondel, reprit-il ; à l’égard de ce que vous désirez apprendre de plus, je ne puis vous satisfaire qu’en vous faisant l’histoire d’une partie de ma vie. Vous verrez, par le secours que je vous demanderai, et par l’importance des choses que j’ai à vous dire, que ma confiance n’a pas besoin d’être appuyée sur une connaissance plus particulière. Mais ce récit, poursuivit-il, en se levant pour sortir, demande plus de temps que je n’en ai présentement ; je craindrais, d’ailleurs, de vous fatiguer par une trop longue attention.

Milord d’Arondel avait raison de penser que son prisonnier n’était pas en état de l’entendre ; il n’avait pas plutôt entendu prononcer son nom, qu’il avait été saisi d’un tremblement universel et si grand, que les gens chargés de le servir, s’en étant aperçus, vinrent à lui pour le secourir ; mais leurs soins, qu’il ne devait qu’à une main odieuse, furent rejetés avec une espèce d’emportement : il ordonna d’un ton si ferme qu’on le laissât en repos, qu’il fallut lui obéir.

Dans quel abîme de maux se trouvait-il plongé ! Cet homme qui avait détruit toute sa félicité, cet homme pour qui il avait une haine si légitime, était le même qui lui avait sauvé la vie, et qui achevait de l’accabler par la générosité et la franchise de ses procédés. Il me demande mon secours, disait-il, apparemment pour achever de m’arracher le cœur ; car quel autre besoin pourrait-il avoir de moi que celui de le servir dans son amour ?

Quoi ! j’ai été si parfaitement oublié qu’il n’a jamais entendu prononcer mon nom ! il n’a point eu à me combattre dans ce cœur qu’il m’a enlevé ! et il jouit de la douceur de croire qu’il a été le seul aimé ! Ah ! je la lui ferai perdre cette douceur ; il saura que j’ai été son rival, et il le saura aux dépens de sa vie !

Ces projets de vengeance, si peu conformes à la probité de M. de Châlons, ne pouvaient être de longue durée. Il fallait s’acquitter des obligations qu’il avait à milord d’Arondel, avant que d’agir en ennemi. La guerre pouvait peut-être lui en fournir les moyens ; mais il n’était pas libre, et il ne voulait pas devoir sa liberté à son ennemi : il pouvait lui offrir la plus forte rançon ; serait-elle acceptée ? et au cas qu’elle ne le fût pas, quel parti devait-il prendre ? L’honneur lui permettait-il encore d’écouter les secrets qu’on voulait lui confier ? Il est vrai qu’il aurait par-là des éclaircissements qui importaient à son repos.

Je saurai, disait-il, ce que j’aurais tant d’intérêt de savoir ; je saurai pourquoi l’on m’a trahi. Hélas ! reprenait-il, qu’ai-je besoin d’en chercher d’autres causes, que l’inconstance naturelle des femmes ! milord d’Arondel n’a que trop de quoi la justifier. Il était présent, j’étais absent ; il a été aimé, et j’ai été oublié.

Tout le cœur de M. de Châlons se révoltait contre cette idée, et lui reprochait qu’il faisait une injure mortelle à mademoiselle de Mailly. Puis-je la reconnaître à cette faiblesse, disait-il ? Est-ce elle que je dois soupçonner de s’être laissé séduire par les avantages de la figure ? Ne sais-je pas que c’est à quelque vertu qu’elle a cru reconnaître en moi que j’ai dû le bonheur de lui plaire ?

L’agitation, le trouble, et les sentiments différents dont M. de Châlons était rempli, ne lui permirent de longtemps de se déterminer sur ce qu’il devait faire. La nuit entière et une partie de la journée suivante furent employées à déplorer le malheur de sa condition. Il se résolut enfin à savoir ce que milord d’Arondel avait à lui dire, à régler sur cela ses démarches ; bien résolu, quoi qu’il pût apprendre, de cacher avec soin qu’il avait été aimé. La tendresse qu’elle a eue pour moi, disait-il, est un secret qu’elle m’a confié, et qu’aucune raison ne m’autorisera jamais à violer : et il ne se rappelait qu’avec honte, qu’il avait pensé différemment dans les premiers moments de sa surprise et de sa douleur.

Le trouble où il était augmenta encore. On vint lui dire qu’une femme, conduite par un des gens de milord d’Arondel, demandait à lui parler ; elle ne fut pas plutôt introduite dans la chambre, qu’elle se jeta à genoux à côté du lit de M. de Châlons en lui présentant, de la manière la plus touchante, un enfant qu’elle tenait entre ses bras. J’ai tout perdu, lui dit-elle en répandant beaucoup de larmes ; je suis chassée de ma patrie ; j’ai laissé dans Calais mes frères, mon mari, mon père, exposés à toutes les horreurs de la guerre et de la famine ; je n’ai d’espérance que dans votre secours ; je viens vous le demander au nom de cet enfant que je vous ai conservé au milieu de tant de périls.

Les passions violentes, que les réflexions venaient en quelque façon de calmer, se réveillèrent avec un nouvel emportement dans l’âme de M. de Châlons, à cette vue : Retirez-vous, dit-il, d’un ton où la colère et la douleur se faisaient sentir ; ôtez de devant mes yeux cette misérable créature, fruit de la trahison la plus insigne. La femme, effrayée de ce qu’elle entendait, demeurait immobile, et ce malheureux enfant étendait ses petits bras pour embrasser M. de Châlons, et lui donnait le nom de père.

Ce nom augmentait encore le sentiment de douleur dont il était déjà pénétré. Le bonheur de celui à qui appartenait légitimement un nom si doux se peignait plus vivement à son imagination ; et, ne pouvant soutenir des idées aussi déchirantes, il repoussa cette innocente créature ; et, s’adressant à la femme qui était toujours à genoux : Encore une fois, lui dit-il, retirez-vous ; que je ne vous voie jamais ; et, faisant signe aux gens qui le servaient qu’on la fît sortir, il se tourna de l’autre côté, le cœur plein de douleur, de colère et de vengeance.

Ce qui venait de se passer n’aurait dû apporter aucun changement à sa situation ; il était instruit depuis longtemps de ce qui faisait le sujet de son désespoir, mais le temps avait affaibli ces idées. La connaissance de milord d’Arondel ne les avait déjà que trop douloureusement retracées à son souvenir ; elles venaient de se réveiller d’une manière encore plus violente.

Après bien des incertitudes, le fond de son caractère plein de douceur prévalut enfin. L’amour extrême qu’il avait pour mademoiselle de Mailly lui inspirait aussi quelque compassion pour son enfant. Un sentiment de justice se joignait à cette compassion. Pourquoi satisfaire sa vengeance aux dépens de ce petit infortuné ? est-il coupable de sa naissance ? il ne la connaît seulement pas. De quel droit l’enlever à ses parents ? ne valait-il pas mieux le rendre à celui qu’il en jugeait le père ; il s’acquittait par-là de la reconnaissance qu’il lui devait, de cette reconnaissance qui n’était pas le moins sensible de ses maux. Il fallait, avant toutes choses, écouter le récit que milord d’Arondel devait lui faire ; mais comment soutenir cette affreuse confidence ? serait-il maître de lui et de son transport ? pourrait-il entendre des choses dont la seule idée le faisait frissonner ? qu’importe après tout, disait-il ! je ne puis que mourir, et la mort est préférable au trouble où je suis.

M. de Châlons, en conséquence de ses résolutions, donna les ordres nécessaires, et se disposa à recevoir milord d’Arondel.



  1. Le roi d’Angleterre, quand on lui demanda un renfort pour le prince de Galles, répondit : Il faut que l’enfant gagne ses éperons.