Le Siècle de Louis XIV/Édition Garnier/Chapitre 08

Le Siècle de Louis XIV
Œuvres complètes de VoltaireGarniertome 14, Histoire (4) (p. 233-238).
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CHAPITRE VIII.

CONQUÊTE DE LA FLANDRE.


L’occasion se présenta bientôt à un roi qui la cherchait. Philippe IV, son beau-père, mourut (1665) : il avait eu de sa première femme, sœur de Louis XIII, cette princesse Marie-Thérèse, mariée à son cousin Louis XIV, mariage par lequel la monarchie espagnole est enfin tombée dans la maison de Bourbon, si longtemps son ennemie. De son second mariage avec Marie-Anne d’Autriche était né Charles II, enfant faible et malsain, héritier de sa couronne, et seul reste de trois enfants mâles, dont deux étaient morts en bas âge. Louis XIV prétendit que la Flandre, le Brabant et la Franche-Comté, provinces du royaume d’Espagne, devaient, selon la jurisprudence de ces provinces, revenir à sa femme, malgré sa renonciation. Si les causes des rois pouvaient se juger par les lois des nations à un tribunal désintéressé, l’affaire eût été un peu douteuse.

Louis fit examiner ses droits par son conseil, et par les théologiens, qui les jugèrent incontestables ; mais le conseil et le confesseur de la veuve de Philippe IV les trouvaient bien mauvais. Elle avait pour elle une puissante raison, la loi expresse de Charles-Quint ; mais les lois de Charles-Quint n’étaient guère suivies par la cour de France.

Un des prétextes que prenait le conseil du roi était que les cinq cent mille écus donnés en dot à sa femme n’avaient point été payés ; mais on oubliait que la dot de la fille de Henri IV ne l’avait pas été davantage. La France et l’Espagne combattirent d’abord par des écrits, où l’on étala des calculs de banquier et des raisons d’avocat ; mais la seule raison d’État était écoutée. Cette raison d’État fut bien extraordinaire. Louis XIV allait attaquer un enfant dont il devait être naturellement le protecteur, puisqu’il avait épousé la sœur de cet enfant. Comment pouvait-il croire que l’empereur Léopold, regardé comme le chef de la maison d’Autriche, le laisserait opprimer cette maison, et s’agrandir dans la Flandre ? Qui croirait que l’empereur et le roi de France eussent déjà partagé en idée les dépouilles du jeune Charles d’Autriche, roi d’Espagne ? On trouve quelques traces de cette triste vérité dans les Mémoires du marquis de Torcy[1] ; mais elles sont peu démêlées. Le temps a enfin dévoilé ce mystère, qui prouve qu’entre les rois la convenance et le droit du plus fort tiennent lieu de justice, surtout quand cette justice semble douteuse.

Tous les frères de Charles II, roi d’Espagne, étaient morts. Charles était d’une complexion faible et malsaine. Louis XIV et Léopold firent, dans son enfance, à peu près le même traité de partage qu’ils entamèrent depuis à sa mort. Par ce traité, qui est actuellement dans le dépôt du Louvre, Léopold devait laisser Louis XIV se mettre déjà en possession de la Flandre, à condition qu’à la mort de Charles l’Espagne passerait sous la domination de l’empereur. Il n’est pas dit s’il en coûta de l’argent pour cette étrange négociation. D’ordinaire ce principal article de tant de traités demeure secret.

Léopold n’eut pas sitôt signé l’acte qu’il s’en repentit ; il exigea au moins qu’aucune cour n’en eût connaissance ; qu’on n’en fît point une double copie selon l’usage ; et que le seul instrument qui devait subsister fût enfermé dans une cassette de métal, dont l’empereur aurait une clef et le roi de France l’autre. Cette cassette dut être déposée entre les mains du grand-duc de Florence. L’empereur la remit pour cet effet entre les mains de l’ambassadeur de France à Vienne, et le roi envoya seize de ses gardes du corps aux portes de Vienne pour accompagner le courrier, de peur que l’empereur ne changeât d’avis et ne fît enlever la cassette sur la route. Elle fut portée à Versailles, et non à Florence ; ce qui laisse soupçonner que Léopold avait reçu de l’argent, puisqu’il n’osa se plaindre.

Voilà comment l’empereur laissa dépouiller le roi d’Espagne.

Le roi, comptant encore plus sur ses forces que sur ses raisons, marcha en Flandre à des conquêtes assurées. (1667) Il était à la tête de trente-cinq mille honmies ; un autre corps de huit mille fut envoyé vers Dunkerque ; un de quatre mille vers Luxembourg. Turenne était sous lui le général de cette armée. Colbert avait multiplié les ressources de l’État pour fournir à ces dépenses. Louvois, nouveau ministre de la guerre, avait fait des préparatifs immenses pour la campagne. Des magasins de toute espèce étaient distribués sur la frontière. Il introduisit le premier cette méthode avantageuse, que la faiblesse du gouvernement avait jusqu’alors rendue impraticable, de faire subsister les armées par magasins ; quelque siège que le roi voulût faire, de quelque côté qu’il tournât ses armes, les secours en tout genre étaient prêts, les logements des troupes marqués, leurs marches réglées. La discipline, rendue plus sévère de jour en jour par l’austérité inflexible du ministre, enchaînait tous les officiers à leur devoir. La présence d’un jeune roi, l’idole de son armée, leur rendait la dureté de ce devoir aisée et chère. Le grade militaire commença dès lors à être un droit beaucoup au-dessus de celui de la naissance. Les services et non les aïeux furent comptés, ce qui ne s’était guère vu encore : par là l’officier de la plus médiocre naissance fut encouragé, sans que ceux de la plus haute eussent à se plaindre. L’infanterie, sur qui tombait tout le poids de la guerre, depuis l’inutilité reconnue des lances, partagea les récompenses dont la cavalerie était en possession. Les maximes nouvelles dans le gouvernement inspiraient un nouveau courage.

Le roi, entre un chef et un ministre également habiles, tous deux jaloux l’un de l’autre, et cependant ne l’en servant que mieux, suivi des meilleures troupes de l’Europe, enfin ligué de nouveau avec le Portugal, attaquait avec tous ses avantages une province mal défendue d’un royaume ruiné et déchiré. Il n’avait à faire qu’à sa belle-mère, femme faible, gouvernée par un jésuite[2], dont l’administration méprisée et malheureuse laissait la monarchie espagnole sans défense. Le roi de France avait tout ce qui manquait à l’Espagne.

L’art d’attaquer les places n’était pas encore perfectionné comme aujourd’hui, parce que celui de les bien fortifier et de les bien défendre était plus ignoré. Les frontières de la Flandre espagnole étaient presque sans fortifications et sans garnisons.

Louis n’eut qu’à se présenter devant elles. (Juin 1667) Il entra dans Charleroi comme dans Paris ; Ath, Tournai furent prises en deux jours ; Furnes, Armentières, Courtrai, ne tinrent pas davantage. Il descendit dans la tranchée devant Douai, qui se rendit le lendemain (6 juillet). Lille, la plus florissante ville de ces pays, la seule bien fortifiée, et qui avait une garnison de six mille hommes, capitula (27 août) après neuf jours de siège. Les Espagnols n’avaient que huit mille hommes à opposer à l’armée victorieuse ; encore l’arrière-garde de cette petite armée fut-elle taillée en pièces (31 août) par le marquis depuis maréchal de Créquy. Le reste se cacha sous Bruxelles et sous Mons, laissant le roi vaincre sans combattre.

Cette campagne, faite au milieu de la plus grande abondance, parmi des succès si faciles, parut le voyage d’une cour. La bonne chère, le luxe, et les plaisirs, s’introduisirent alors dans les armées, dans le temps même que la discipline s’affermissait. Les officiers faisaient le devoir militaire beaucoup plus exactement, mais avec des commodités plus recherchées. Le maréchal de Turenne n’avait eu longtemps que des assiettes de fer en campagne. Le marquis d’Humières fut le premier, au siège d’Arras[3], en 1658, qui se fit servir en vaisselle d’argent à la tranchée, et qui y fit manger des ragoûts et des entremets. Mais dans cette campagne de 1667, où un jeune roi, aimant la magnificence, étalait celle de sa cour dans les fatigues de la guerre, tout le monde se piqua de somptuosité et de goût dans la bonne chère, dans les habits, dans les équipages. Ce luxe, la marque certaine de la richesse d’un grand État, et souvent la cause de la décadence d’un petit, était cependant encore très-peu de chose auprès de celui qu’on a vu depuis. Le roi, ses généraux, et ses ministres, allaient au rendez-vous de l’armée à cheval ; au lieu qu’aujourd’hui il n’y a point de capitaine de cavalerie, ni de secrétaire d’un officier général qui ne fasse ce voyage en chaise de poste avec des glaces et des ressorts, plus commodément et plus tranquillement qu’on ne faisait alors une visite dans Paris d’un quartier à un autre.

La délicatesse des officiers ne les empêchait point alors d’aller à la tranchée avec le pot en tête et la cuirasse sur le dos. Le roi en donnait l’exemple : il alla ainsi à la tranchée devant Douai et devant Lille. Cette conduite sage conserva plus d’un grand homme. Elle a été trop négligée depuis par des jeunes gens peu robustes, pleins de valeur, mais de mollesse, et qui semblent plus craindre la fatigue que le danger.

La rapidité de ces conquêtes remplit d’alarmes Bruxelles ; les citoyens transportaient déjà leurs effets dans Anvers. La conquête de la Flandre entière pouvait être l’ouvrage d’une campagne. Il ne manquait au roi que des troupes assez nombreuses pour garder les places, prêtes à s’ouvrir à ses armes. Louvois lui conseilla de mettre de grosses garnisons dans les villes prises, et de les fortifier. Vauban, l’un de ces grands hommes et de ces génies qui parurent dans ce siècle pour le service de Louis XIV, fut chargé de ces fortifications. Il les fit suivant sa nouvelle méthode, devenue aujourd’hui la règle de tous les bons ingénieurs. On fut étonné de ne plus voir les places revêtues que d’ouvrages presque au niveau de la campagne. Les fortifications hautes et menaçantes n’en étaient que plus exposées à être foudroyées par l’artillerie : plus il les rendit rasantes, moins elles étaient en prise. Il construisit la citadelle de Lille sur ces principes (1668). On n’avait point encore en France détaché le gouvernement d’une ville de celui de la forteresse. L’exemple commença en faveur de Vauban ; il fut le premier gouverneur d’une citadelle. On peut encore observer que le premier de ces plans en relief qu’on voit dans la galerie du Louvre[4] fut celui des fortifications de Lille.

Le roi se hâta de venir jouir des acclamations des peuples, des adorations de ses courtisans et de ses maîtresses, et des fêtes qu’il donna à sa cour.


  1. Tome Ier, page 16, édition supposée de la Haye. (Note de Voltaire.)
  2. Nithard.
  3. Louis de Crévant, marquis puis duc d’Humières, nommé maréchal en 1668, n’assiégea jamais Arras, qui appartenait aux Français depuis 1640 ; mais, en 1676, il assiégea Aire, dont il se rendit maître le 31 juillet.
  4. Ces plans ont été depuis transportés aux Invalides. (K.)