Éditions de l’Épi (p. 227-238).

V

L’ASSASSINAT

 César, au sommet de la fortune et de ses espoirs, cultivait un rêve nouveau et magnifique ; absurde, au demeurant, à nos yeux et où il aurait probablement trouvé son Waterloo. Il voulait conquérir maintenant la Perse, réservoir inépuisable de richesses. Il réaliserait le grand rêve du plus puissant politique romain : Lucullus. Et cela lui permettrait en sus, imaginait-il, de cohérer le grand parti qu’il sentait nécessaire pour diriger la République et mener à bien les vastes réformes financières sans lesquelles la révolution viendrait bientôt. Pendant ce temps, les conjurés, tout en le montrant partout en train de prendre la couronne avec les prérogatives royales, ce qui lui aliénait lentement le peuple, réunissaient contre César un groupe plus énergique et décidé, moins sceptique surtout que ne l’étaient les amis du Dictateur, tous blasés et ironiques, élevés à la grecque et goûtant une sorte de joie dans l’universelle instabilité. Les agrariens, des généraux comme Caïus Trebonius, et Servius Galba, fort jaloux du conquérant des Gaules, des financiers et escompteurs de créances s’agrégeaient autour de Brutus et de Cassius.

L’année 709 arrivait. Le Sénat était convoqué pour le 14 mars à la Curie de Pompée. César devait quitter Rome pour l’Orient, le 19.

Alors, on résolut de le tuer au Sénat même ce 14 mars.

Décimus Brutus, gros marchand de gladiateurs, dont il possédait une école à Capoue, fit venir cent athlètes, des brutes parfaites qui tueraient sans choix sur un ordre.

Il les logea au Théâtre construit près de la Curie, dans le Vicus Cinetus. Ce serait, après le meurtre de César, la troupe de défense…

Le matin du jour fatal fut pluvieux, ce qui gêna les membres du complot. Pourtant, le soleil apparut vers neuf heures et on put tout préparer afin d’agir dès l’arrivée du « condamné ». On mit un groupe de gladiateurs dans un angle clos, entre le temple de Janus, la prison Mamertine et le temple de la Concorde, dont les jardins, en cas d’insuccès, permettraient une fuite rapide. Ces hommes devaient fermer, après le passage de César, la route vers la Curie. On fit de même au bas du Capitole et tout le monde se groupa au Portique de Pompée, d’où, sitôt averti que la litière du Dictateur était devant la Régia, on gagnerait le lieu du crime par petits paquets.

L’entrée de la Curie était de plain-pied. À droite une colonnade allait jusqu’au fond, et les scribes s’y réunissaient. Il y avait toutefois, avant d’arriver au siège des délibérations, deux portes séparées par un espace carré où se trouvaient deux autels.

Marcus Brutus était resté au Forum à écouter plaider une subtile affaire de captation d’héritage. Il guettait le venue de César, tournant nerveusement la tête à toute minutes, et palpant souvent sur ses fesses la lame dégainée d’un clunaculum.

La place était animée. Sortant de la basilique Æmilia, cinq banquiers discutaient un taux d’escompte, à grands gestes qui relevaient et faisaient flotter des toges aux ourlets versicolores. Deux courtisanes gauloises passèrent en litière ; leur blondeur semblait si dorée que tout le monde se retournait devant elles en prononçant des paroles émerveillées.

Des gens se hâtaient en groupes vers les jeux en admirant avec des rires bruyants les jetons d’entrée aux gravures phalliques.

Des centurions armés et casqués circulaient, la main à l’épée. Brutus, inquiet, se dirigea alors vers la Curie et il lui parut que certains passants le dévisageaient avec curiosité…

Un à un, les sénateurs descendus de leur litière gagnaient, une fois les paroles rituelles prononcées devant le flamine, le fond du monument où Marc-Antoine, gras et jovial, les interpellait.

 

César, pourtant, n’arrivait pas. La matinée s’avançait et les conjurés, nerveux, commençaient de perdre confiance. Six d’entre eux, debout, fort près de la statue de Pompée, bâtisseur de la Curie, songeaient même à rentrer chez eux.

Alors, Décimus Brutus, poussé par Cassius, décida brusquement d’aller lui-même chercher le Dictateur.

Il gagna la Régia, au bord de la voie Sacrée, où César demeurait comme Grand Pontife et y trouva sa prochaine victime fiévreuse et blême, qui lisait des rapports d’Asie.

Malgré une secrète émotion que César perçut, Brutus put dire que le Sénat attendait impatiemment son maître, dont la présence était nécessaire.

César se leva alors, demanda sa litière basse et s’y étendit. Quatre esclaves gaulois la portaient. Elle était de bois rare, couleur de rose, incrustée d’ivoire et une grecque d’or en suivait les courbes.

Les porteurs de la litière se dirigèrent par le temple de Castor. César ne se faisait plus suivre par ses légionnaires espagnols comme jadis. Au début de sa dictature, il avait eu une garde de vingt vétérans, puis de cinq. Ensuite, il s’était contenté d’un chef de cohorte. Mais celui-ci était précisément, ce jour-là, parti porter un document confidentiel à Marc-Antoine.

César fut seul avec les quatre porteurs celtes. Ils lui étaient dévoués. Devant le temple de Castor, la litière tourna et passa le Vicus Tuscus. On frôla les échafaudages de la Basilique Julia, où l’on travaillait depuis dix-huit mois. Les colonnes de marbre rose et noir, avec des victoires dorées, étaient déjà levées devant la façade violette et les cintres pourprés des fenêtres. César songea que sous peu peut-être, on inaugurerait ce magnifique monument construit par lui et à son nom.

Il passa devant le temple de Saturne et tourna dans le Vicus Jugarius où les jardins voisins répandaient une forte odeur de buis.

Ensuite, ce fut le Capitole qu’il contourna et la roche Tarpéienne. Il apparut enfin sur le Champ de Mars, devant la Curie de Pompée. On l’arrêta alors pour lui remettre un écrit, l’homme, un Égyptien, avait été au service de Cléopâtre qui était toujours à Rome et espérait unir son sort à celui du Dictateur. César, les yeux demi-clos, fatigué et nerveux, ne lut pas le document et le mit avec un air agacé sur l’accoudoir de sa litière. C’était l’avertissement, pourtant une dénonciation nominale des conjurés, avec les plans et les buts du complot. Car déjà, la reine d’Égypte avait installé à Rome une police subtile, à la façon asiatique. Et elle savait tout…

César descendit enfin et fit le sacrifice rituel sur l’autel placé près du secretarium. Le camille présent voulut lui parler, mais se tut. Alors il entra. Un conjuré, Popilius Léna, le prit aussitôt par un pan de sa toge et lui parla. Tous les assassins étaient entrés maintenant dans la Curie et se groupaient à droite de la porte. Au fond, on entendait le murmure de deux cents sénateurs discutant sur la prochaine campagne de Perse.

Popilius Léna s’éloigna. Qu’avait-il dit au Dictateur ? Ce qui reste assuré, c’est que pas un muscle n’avait bougé sur le masque ravagé de César.

Il fit quelques pas encore. Un indifférent s’approcha pour présenter une requête touchant le déboisage de ses forêts. Il était, disent les historiens, l’heure cinquième, un peu avant midi.

Enfin César s’assit sur sa chaise aux marques souveraines. Cimber s’approcha avec une requête, puis d’autres…

Tous les membres du complot se trouvaient groupés maintenant autour de César. Étonné de se voir entouré ainsi, il leur dit de s’éloigner un peu.

Alors, ils se ruèrent sur lui. Casca leva son poignard, puis Cassius, puis Décimus Brutus, puis Marcus Brutus, puis Cimber lui-même.

Au premier geste, César avait pris, pour se défendre, son stylet à écrire, mais trente mains armées le frappaient aveuglément, quelques-unes se blessant elles-mêmes ou blessant leurs voisines, et leur acharnement féroce s’aggrava.

César, levé, traînait après lui cette meute silencieuse et exaspérée. Deux amis de César accoururent le défendre, mais déjà il roulait à terre, devant la statue même de Pompée, saignant d’innombrables blessures.

Les sénateurs s’enfuyaient maintenant dans un tumulte affolé. On entendait au loin, vers le Forum, des cris et des appels. Antoine lui-même avait disparu, lui qui tout à l’heure encore pérorait dans la Curie avec Trébonius.

Des femmes entrèrent, curieuses, qui se sauvèrent ensuite en criant. Décimus Brutus partit chercher ses gladiateurs.

 

Les esclaves gaulois, fidèles et impassibles, rapportèrent à la Régia le corps du Dictateur dans sa litière à grecque d’or. Rome tremblait de terreur. Les rues étaient vides, et sur le Forum, on revit l’Égyptien venu — en vain — apporter l’avertissement à César. Il s’enfuit à son tour. Des plaintes désespérées accueillirent le passage du corps. Calpurnia, avertie, suivie de trente esclaves, commençait de hurler son désespoir et on entendait non loin les lamentations des vestales.

 

Le lendemain, les amis de César se reprirent. Les assassins, protégés par les gladiateurs, s’étaient réfugiés au Capitole d’où ils ne voulaient plus sortir, tant ils se croyaient en danger. La passion de l’or et la vanité avaient pu transformer ces hommes en héros républicains, mais, l’acte accompli, ils étaient redevenus de pauvres diables affolés. Il ne semble pas que Cassius, vrai soldat pourtant, ait été plus courageux que les autres.

 

On déposa le corps de César sur les Rostres dans un autel que le Dictateur lui-même avait dédié à Vénus, son aïeule. Il était couvert de pourpre, et sa face anémiée se détachait puissamment sur le fond.

La toge, trouée et sanglante, fut tendue sur deux éperons de galères grecques.

Marc-Antoine vint jurer fidélité au mort, et cent amis de César l’imitèrent.

Deux cohortes de vétérans veillaient sur les voies aboutissant au Forum et en signe de deuil, lorsque des lamentations étaient psalmodiées par la famille, ils frappaient leur bouclier avec la poignée de l’épée.

Cette mise en scène agit puissamment sur le peuple. D’abord hésitant, maintenant il criait vengeance.

Tandis que le soir tombait sur Rome horrifiée, dans le Capitole désert, grelottant de peur, les assassins comptaient les gladiateurs de Décimus, en se demandant s’ils pourraient résister aux soldats de Marc-Antoine.

 

On éleva un somptueux bûcher, le lendemain au centre du Champ de Mars.

Lorsque la victime fut déposée sur le haut édifice de fagots, fait exclusivement de branches coupées dans les jardins consacrés à Vénus, il y eut un immense cri de désespoir et la foule commença de s’agiter férocement.

Devant les craintes d’une émeute, le corps de César fut ramené à la Régia.

Là on improvisa un bûcher à l’entrée du Forum avec les clôtures, les sièges et les boiseries des monuments voisins. Enfin on y mit le feu. Le corps fut bientôt entouré de flammes.

Alors les auletrides et les esclaves psalmodiantes que la famille avait disposées autour de l’aire enflammée quittèrent leurs stolas rouges et les jetèrent dans le feu crépitant. Les vétérans des armées de César vinrent jeter aussi leurs couronnes et leurs casques à cornes, témoignages des gloires acquises sous le Proconsul. Des Romaines accoururent offrir leurs objets précieux, et la nuit tomba dans un concert de hurlements désespérés, tandis que des centaines de courtisanes ayant jeté sur le bûcher ce qui les vêtait, dansaient nues en signe de deuil autour du bûcher mourant où César, naguère maître du monde, n’était plus qu’une pincée de cendre.

Une magnifique débauche agita, cette nuit-là, la ville et les alentours du Forum. Toutes les émotions sont aphrodisiaques, et sans doute le désir est-il un dérivatif nécessaire des grandes secousses nerveuses, chez les êtres, par unité comme en groupes. On connaît la prodigieuse salacité du soldat en campagne… Éréthisé par les psalmodies de vocératrices, par l’incendie, la joie et la fureur, par le bouleversement d’une terreur panique et d’espoirs irraisonnés, le peuple romain se vautra donc dans la lubricité. Suburre fut partout. Aux Rostres même, venues des lupanars suburrans, des prostituées poussaient sans cesse des appels passionnés. On tua beaucoup aussi, après le plaisir, car la volupté aime à s’ensanglanter.

Le matin vit, aux carrefours, près des autels sacrés, bien des corps sacrifiés à quelque fureur intime, ou à la divinité naissante de celui qui venait de mourir. Sur le lieu où Caïus Julius César avait été exposé, entre la courbe rostrale et le temple de Janus, on découvrit même le corps d’une courtisane grecque que César avait aimée. Elle était morte, portant trente coups de poignards comme le Dictateur assassiné. On vit là une sorte de présage, une réalité divine, un de ces jeux d’événements qui marquent obscurément, mais avec force, le côté fatidique d’un grand fait.

Le soir de ce jour tragique, tandis que Rome encore angoissée cherchait à comprendre le sens religieux de cette mort et les circonstances qui la rendaient si étrange, un orage terrible et inattendu terrifia le peuple. Les boucliers sacrés tintèrent dans le temple de Saturne. La foudre tomba sur la basilique Julia et les vestales entendirent des voix surhumaines répéter le nom du divin Jules.  Alors, la foule affolée vint prier autour du temple de Vénus, la déesse aïeule du dictateur disparu, et les prêtres l’annoncèrent à grands cris : César était devenu dieu. 

FIN