Éditions de l’Épi (p. 107-118).



V

LE DÉPART POUR LES GAULES

 César s’était puissamment enrichi durant sa campagne en Espagne et au Portugal.

Trente mille esclaves furent vendus à son seul bénéfice, et il acquitta toutes les vieilles dettes antérieures à Crassus. Pourtant il se retrouva ensuite, quoique Consul, dans cette tragique situation qui devait, jusqu’après Pharsale, empoisonner son destin. Il n’était pas aimé, malgré ses sacrifices à la multitude, parce qu’il n’était ni cordial, ni familier, ni sympathique. Le Sénat, obstinément conservateur, eût voulu rendre à la vie privée ce redoutable démagogue. Pour rester à Rome, désormais, un des maître du jour, il lui fallait par conséquent garder le prestige d’une puissance matérielle supérieure à l’opinion publique. Il ne pouvait plus, en effet, redevenir modestement César sans une irréparable déchéance. Or, il sentait la haine sournoise des amis de Pompée miner déjà son autorité consulaire. Il prévoyait donc, son consulat terminé, que, tel Sisyphe, il aurait inutilement travaillé.

Il lui fallait pourtant éviter de redevenir le simple particulier qui va au Sénat sans que personne s’intéresse à lui, tandis que des gens sans titres, comme Atticus, voyaient cent sénateurs lui demander chaque jour des conseils pour leurs votes. Constituer, dans les pays déjà exploités, une fortune immense, telle la fortune d’Atticus, ou celle de Crassus lui était impossible. Il faut y œuvrer quinze ou vingt ans et ne penser qu’à cela, comme un petit marchand d’olives. Conquerrait-il et épuiserait-il un pays nouveau que la réussite d’un Lucullus lui restait interdite. Il fallait redouter le sort de Verrès. D’ailleurs, l’Orient était épuisé et l’Occident misérable.

Évidemment, il était l’ami de Crassus, gros millionnaire utile. Il avait aussi des compagnons de lutte, aristocrates et plébéiens, qui ne constituaient point une phalange méprisable. Toutefois, cela ne pouvait servir qu’en temps d’élections, ou alors à la Dictature…

Le triomphe donnait à Rome un grand prestige, mais César avait dû y renoncer pour le Consulat. Maintenant il faudrait guerroyer, la magistrature terminée, pour se voir à nouveau en posture de triomphateur. Des soucis pressants le tenaient encore. Il dut bientôt huit cent mille sesterces à Crassus et il avait, comme second Consul, ce Bibulus qui lui manifestait une hostilité muette, mais profonde.

Cela le gênait dans toutes les propositions démagogiques. Alors César conçut de s’entendre avec les plus puissants Romains. Il imagina le triumvirat. C’était utiliser sa puissance actuelle au mieux, et, avec Crassus, son ami, limiter celle de Pompée. Après de longs pourparlers, il finit par réaliser cette ambition. Crassus, Pompée et César s’entendaient pour partager les joies, les avantages et les bénéfices du pouvoir. Aucune loi ne consolidait cette association des trois hommes ! Elle était extérieure aux formes constitutionnelles. Toutefois, les Romains l’admirent sans difficultés. Chaque parti crut limiter ainsi les autres. Les conservateurs savaient à quel point, malgré l’apparence, car il clamait son amour du peuple, Pompée leur était acquis. Ils pensaient donc que Pompée réduisait ainsi au minimum le danger d’une dictature de César. Pompéiens et Césariens étaient heureux que Crassus voulût servir leur favori, car Crassus s’était très habilement promis à tout le monde. César, lui, savait que son bénéfice en cette association était le plus grand. Pompée était déjà Proconsul de Dalmatie et Proconsul d’Ibérie, sans date prévue pour la fin de ces proconsulats. Crassus rêvait le proconsulat d’Égypte. On le lui donnerait. Alors, César, son consulat terminé, irait avec un commandement sans terme conquérir les Gaules, d’où il tirerait gloire, triomphe, richesse et une autorité immense, sans compter qu’un général, capable d’offrir à Rome une colonie de cette importance, acquerrait un droit illimité à la reconnaissance publique et effacerait la gloire de tous les Proconsuls du passé. Tandis que Pompée rêvassait et que Crassus cherchait à étendre l’influence de son or, César, tranquille sur l’avenir, proposa donc des lois agraires au bénéfice du peuple et voulut fonder des colonies pour les anciens soldats. Le Sénat s’y opposa, mais Pompée avait pris l’engagement de soutenir César en tout. Il ratifiait même plus directement sa promesse en épousant Julia, fille du Consul et de Cornélia, donc petite-fille de Cinna, ce qui le compromettait devant les derniers dévots de Sylla. César pour confirmer et compléter cette union par les femmes, prit à son tour comme femme Columnia, fille de Pison, ami intime de Pompée, et fit déclarer ce Pison consul pour l’année qui suivrait ! L’entente était bien scellée. Caton eut beau fulminer contre de telles alliances « d’affaires », personne ne broncha. Le vertueux usurier faillit même, pour ses insolences non mesurées envers un Consul en exercice, connaître la prison Mamertine, qui n’était rien moins qu’un palais…  Il s’agissait maintenant, pour César, devenu plus puissant, non seulement de se faire des amis, mais d’éliminer ses ennemis. Parmi ceux-ci était Marcus Tullius Cicéron, merveilleux écrivain, puissant orateur, mais vaniteux et maladroit politicien.  César n’était pas homme à attaquer droit l’avocat le plus illustre d’une ville d’avocats. Il lâcha sur lui Clodius, l’amant de sa femme précédente, qui figure la plus extraordinaire physionomie de ces temps agités.  Noble, intelligent, robuste et riche d’amitiés solides, Clodius avait encore un courage prodigieux et une audace que rien ne déconcertait. On l’a vu dans son aventure avec Pompéia. Il était lié à César, si l’on peut dire, par les femmes et de la main gauche… Le Consul fit alors en sorte que Clodius fût adopté par une famille d’affranchis. Devenu plébéien, cet aristocrate parvint donc à se faire élire tribun du peuple, ce qui est un des plus beaux tours politiques qu’on puisse imaginer. Il était désormais inviolable et pourvu du « veto ». Clodius devint aussitôt un ennemi terrible pour Cicéron, qui dut s’exiler sur ordre du Sénat, ordre obtenu par une éhontée pression, à propos des exécutions sans jugements d’amis de Catilina, advenues jadis.

Cependant, César s’efforçait par des libéralités croissantes de retrouver son renom dans la plèbe. Mais les Romains avaient tant été choyés par des ambitieux que les plus vastes sacrifices n’obtenaient qu’une courte gloire de popularité. Le respect allait toujours à Pompée, grand seigneur, et à Crassus, puissant manieur d’argent, car le citoyen romain aimait les supériorités de fait.

Les délibérations du Sénat sur les lois les plus démagogiques traînaient d’ailleurs sans aboutir, on les renvoyait toujours sous prétexte de mauvais auspices. César vit donc venir la fin de son consulat sans avoir acquis la situation prépondérante qu’il avait rêvée. Il eut beau créer un magnifique attentat contre lui-même, par la main d’un imbécile, Vetius, suggestionné et amené jusqu’au forum, où il prétendait avoir été envoyé par Cicéron et Caton, afin de poignarder César, l’affaire ne créa nul mouvement populaire.

Alors, comprenant qu’il lui fallait encore inonder Rome de richesses, noyer le peuple dans les distributions de pain, d’argent et de plaisirs, et qu’il lui était également indispensable d’avoir, comme Pompée, des soldats bien en main pour peser, si c’était nécessaire, sur les conseils du Sénat, il se fit octroyer le commandement de l’Illyrie, de la Gaule cisalpine et de la Gaule transalpine, avec quatre légions. Il avait fait nommer consuls son beau-père Pison et son ami Aulus Gabinius, célèbre danseur fort estimé des maisons de courtisanes, mais homme d’une intelligence supérieure et qui mériterait un livre à lui seul. Pour tenir en mains quelques consuls prochains, il leur fit signer, comme toujours on faisait à Rome, des reconnaissances (syngraphiæ) d’argent prêté. Tous les magistrats, préteurs, édiles, questeurs de l’année suivante, qu’il acheta ainsi et qui lui, appartinrent, durent passer par là. Ayant par ce moyen, assuré ses derrières, consolidé sa situation et acquis certitude que dans la ville même sa puissance ne décroîtrait pas en son absence, il se prépara à partir.

Son consulat avait été, en outre d’ailleurs une activité politique ardente, une année de joyeuses orgies. Il avait eu comme maîtresse la propre femme du sénateur richissime Servius Sulpicius. Cette Posthumia se promenait nue en litière et passait pour plus vicieuse que la salace Héraclée, dont parlent les vieux auteurs grecs. César posséda aussi Lollia, épouse de son ami Aulus, le Consul danseur, laquelle offrit pour lui ses formes à l’inspiration d’un sculpteur athénien qui en fit une Vénus callipyge. Tertullia, jeune épouse de Marcus Crassus lui-même, fut quelques jours sa favorite. César, ce qui exalta enfin le scandale, promenait dans sa litière Sempronia la poétesse, qu’il fit danser en public, revêtue seulement d’un masque priapique.

En sus, César connut la joie plus délicate de séduire Servilia, la propre sœur de Caton, son vieil ennemi.

Cette Servilia était blanche de chair, brune de poil et bleue de regard. Miraculeusement lubrique, elle voulut que sa propre fille Tertia vînt partager les plaisirs que César lui dispensait. Ainsi passaient-ils tous trois des nuits charmantes dont le souvenir nous a été transmis. La jeune Tertia — son nom était admirablement choisi — en vint même, par ses appétits et sa passion, à lasser César. C’est qu’il n’était déjà plus un jeune homme, puisque sa quarante-troisième année commençait de courir. Tertia fut plus tard la maîtresse de Marc-Antoine, puis, devenue saphiste, « épousa » une hétaïre grecque, Cithéride, et finit ses jours à Corcyre, dans une débauche dont on parla jusque chez les Scythes.

Un jour que César et Caton, durant les tout derniers jours du Consulat, discutaient âprement dans la Curie, on apporta au Consul un billet. C’était peu après l’attentat de Vetius, et Caton venait justement de dire que César s’occupait de préparer sa dictature. Le billet remis à son ennemi sembla au rude manieur d’or quelque avertissement de conjurés. Il insista donc pour que son contenu fût lu en public. Les sénateurs s’amoncelèrent autour de César souriant, qui refusait le billet et ne consentit à s’en dessaisir que si Caton voulait ensuite en lire lui-même le texte et la signature. Caton lut et rendit tout à César en disant : « Tiens, cochon ! » C’était un rendez-vous à César, en termes lubriques, de Servilia, sœur dudit Caton… Elle était d’ailleurs aussi la mère de Brutus…

Le Consulat finit. César dut quitter Rome. Durant sa magistrature, il avait connu une constante fièvre d’intrigues politiques et de plaisirs. Aussi, n’avait-il point eu le loisir d’étudier le pays qu’il allait avoir à gouverner — peut-être — mais surtout à conquérir.

On était toutefois assez bien renseigné à Rome sur la Gaule méditerranéenne. Déjà, tout le littoral était de fait romain. De là, des marchands remontaient donc sans cesse trafiquer vers le nord. Par eux, par des voyageurs, et par des soldats, César aurait pu dresser un plan de conquête, ou tout au moins d’exploration. Mais c’était un homme de premier jet. Tout ce qu’il tenta, durant sa vie, par des travaux à longue échéance échoua ou ne réussit qu’à demi. Il se méfiait des calculs…

Plus tard, il se décida en une heure à passer le Rubicon, et partit ainsi de Brindes pour la côte grecque, où il devait vaincre Pompée dans des conditions plus déraisonnables encore, sans approvisionnement et sans sûretés. Pharsale reste même une bataille incompréhensible, tant le primesaut des mesures prises par César paraît, de loin, attentatoire au bon sens. Mais l’homme avait un merveilleux ressort, une intelligence rapide, une volonté indéfectible et des dévouements aveugles autour de lui. Ce fut, durant toute sa vie, avec ces armes-là que César agit. S’il frôla cent fois le désastre, il sut toujours, sauf aux Ides de mars, l’éviter à point. Il n’aurait jamais, comme Crassus, été se faire égorger en Arménie, pour montrer simplement qu’il n’avait pas peur. L’idée ne lui serait vraiment pas venue non plus de fuir, même vaincu, à la façon de Pompée, se faire couper la tête par des eunuques d’Égypte. Il avait ces qualités rares de premier jet défini et sage qui permirent aux Doges de créer la force vénitienne ; et dont manqua ce César sans génie : César Borgia.

César avait confiance en soi. L’amour du plaisir, et du plus absorbant : le plaisir sexuel, ne diminua jamais la merveilleuse tension de ce magnifique organisme. Il savait comment Lucullus, qu’il aimait admirer, avait étendu la puissance romaine en s’enrichissant fabuleusement. Il suivrait cette voie-là. Le triumvirat lui assurait l’approbation du Sénat. Quand aux contingences, il verrait sur place !

Il est possible que s’il eût connu la population gauloise, son énergie et sa combativité, les difficultés du pays, les ressources qu’il dérobait à l’envahisseur, enfin l’importance réelle de la population, César ne se fût point risqué, avec un total d’hommes qui ne dépassa jamais quarante mille, dans un grand pays de vingt-cinq millions d’habitants. On ne sait…

Fin mars 697, César, Proconsul, était en Narbonnaise avec une légion. C’est alors qu’il apprit l’invasion de la Gaule par les habitants de l’Helvétie. Cette nouvelle, fausse d’ailleurs, car les Helvètes étaient pacifiques, le décida à entrer en campagne. Il fit venir ses trois légions d’Aquilée, en Gaule cisalpine et se précipita à marches forcées vers Genève où il arriva vers le 7 avril.

La campagne des Gaules commençait. Elle devait durer neuf ans.